La célibataire. Revue de psychanalyse. Lacan a-t-il fait acte ?

La célibataire. Revue de psychanalyse. Lacan a-t-il fait acte ?

Automne-hiver 2000, EDK, Paris

Par Olivier Douville

La parution fin 2000 de la revue de psychanalyse La Célibataire, dirigée par Ch. Melman, reprend des communications qui sont, dans leur ensemble, traversées par la question de savoir ce qui, de l’enseignement de Lacan, fait aujourd’hui transmission.

Cette question peut apparaître incongrue au profane, voire désuète. En effet, en dehors de quelques réserves universitaires retranchées où l’on se harnache encore et non sans dépit impuissant de fureurs anti-lacaniennes, de nombreux points des théories lacaniennes semblent assez galvaudés, sinon reçus. Toujours les mêmes points, toutefois. Qui ne parle aujourd’hui de Réel, de Symbolique ou d’Imaginaire ? Qui ne se branche pas sur les bouquets renversés et leurs miroirs ? La récupération psychologisante marche fort bien, comme d’habitude. Est-ce à dire que les avancées lacaniennes aient été admises au point d’être digérées ? En aucun cas. Et c’est bien aujourd’hui en revenant aux thèses de Lacan et de quelques autres qui inventaient avec lui où à côté de lui que va s’ouvrir une clinique de la psychose (représenté ici, comme il se doit par G. Michaud), de l’adolescence, de la psychosomatique. Mais de telles avancées, qui sont risquées, ne sauraient se confondre avec des effets de mode.

Les livres ou les articles qui exposent et expliquent Lacan ne manquent plus. Qui s’en plaindrait ? La pente hagiographique est encore là, et, de même, la perspective de narration historique s’est fait jour. On s’est, en revanche, moins penché sur les conditions actuelles de la réception de Lacan en France. Il est vrai que Lacan ne s’est pas toujours encombré du projet d’expliquer Lacan. Il avait sans doute autre chose à faire. Après tout expliquer Lacan, raconter Lacan, c’est bien, mais ce n’est pas toujours très passionnant. Idem pour Freud. C’est pourquoi l’histoire de la psychanalyse doit être modeste, et l’épistémologie exigeante. L’important est ailleurs. Il est dans ce qui pose question aux psychanalystes par rapport à la façon dont ils dirigent leur cures. Et cerner cette exigence ne peut que nous faire revenir aux étapes et aux questions par lesquelles Lacan se propose de fixer les repères de ce que serait un Acte analytique. Ce qui implique qu’il ait et que nous ayons accepté et situé l’objet de la psychanalyse, sans en faire la source d’une métaphysique du désêtre ou le moteur d’une fascination esthétique. Lacan ne reconduit pas Schopenhauer, il ne balbutie pas Bataille. La psychanalyse se situe là au niveau d’un certain matérialisme.

Se pose alors la nécessité théorique et didactique d’une monstration et d’une saisie de cet objet en dehors des systèmes narcissiques communs de la démonstration et de la narration, alors même que seules les sensibilités philosophiques, littéraires et esthétiques avaient su préparer puis accueillir Lacan Au tout début des années trente, dès sa thèse Lacan faisait passer le sujet psychologique à un sujet déterminé par des complexes, c’est-à-dire par des jeux de relations. L’apsychologisme de Lacan n’était pas une argumentation polémique, quand bien même il lui fallût user des ressources de la polémique pour la défendre. J. Bergès montre comment la théorie lacanienne permet aux psychanalystes d’enfants de se déprendre de leurs représentations imaginaires. L’espace topologique du corps, le trajet de la pulsion, seraient alors des points de doctrines essentiels à des nouvelles propositions concernant l’autisme (ce qui est ici développé par M.-C. Laznik, et fut récemment proposé aussi par J.-C. Maleval).

Ce refus du psychologisme valait comme passage, plus exactement, comme condition du passage : passage du sujet “ tragique ” au sujet structurel, passage du sujet structurel au sujet topologique. Remarquons alors qu’il y a bien deux faussetés de l’être du sujet : celle qui gonflée, soufflée par l’imaginaire, celle qui provient de la méconnaissance, du ne pas penser. Le vide du sujet se conjoint au vidage de l’objet. La supposition se conjoint au nominalisme exsangue qui caractérise l’objet comme substance puis comme découpe. Le terme de l’analyse ne s’opère que dans l’acte qui fait se déconsister le sujet supposé savoir. C’est bien de cette invention que dépend la condition d’une transmission d’une topologie étrangère aux inerties narcissiques. Sur quoi nous n’avons pas fini de buter.

Comment écrire cette épure, dès que les discursivités métaphysiques ne suffisent plus. Et pourquoi ne suffisent-elles plus ? C’est parce que l’expérience analytique n’a rien à voir avec la reconduction des théologies négatives ou des initiations ésotériques. Il n’y a rien à espérer de ce côté-ci.

Il y a de façon nette une incompatibilité entre les termes mêmes de mathèmes lacaniens et la présentation dramatique, et pleine de sens commun, qui peut en être faite. J.-T. Dessanti fait valoir ainsi que la catégorie de l’Autre chez Lacan, ne peut se réduire à une figure transcendantale de l’altérité.

Ce numéro de La Célibataire se distribue autour d’une interrogation : Comment l’acte qu’aurait pu faire Lacan intéresse-t-il l’acte du psychanalyst ?. Cette interrogation est concrète. L’acte institue le commencement de la cure : trois vecteurs temporels, non successifs s’y donnent cours et ils se surdéterminent et se réinterprètent. Ces opérations, l’opération aliénation, l’opération vérité et l’opération transfert. Or ces trois opérations rattachent le sujet au plan de la perte. Le terme de la cure étant alors de pouvoir traverser les liens au sujet supposé savoir. L’acte lacanien est bien de déjouer le tragique d’un tel processus en l’inscrivant dans des coordonnées de la topologie lesquelles ont au moins le bénéfice de situer la compréhension du manque, de la perte, de la vérité et de l’acte au-delà de l’espace du tragique dans lesquelles on les conçoit usuellement.

L’objet de substance mais sans essence est alors au principe d’un nouage pour lequel il n’y a pas de prééminence ou de suprématie à accorder au registre du Réel sur celui du Symbolique et sur celui de l’Imaginaire, et inversement.

Pour ma part, je considère qu'il y a déjà en ce volume de quoi réfléchir à un problème qui commence à être perdu de vue et qui relie la dimension de l’acte à la catégorie de la coupure et du lien. Je parle ici de la si difficile transmission de la topologie, dans les cénacles et lieux de rencontres des psychanalystes. Est-ce parce que le lien entre vouloir institutionnel et évènement doctrinal est copieusement ignoré ou refoulé ? ou, tout crûment parce que "toucher le réel" ne s'apprend ni ne se transmet doctrinalement. Il est tout de même remarquable que la plupart des récréation topologiques déplient les nœuds comme on le ferait des mathèmes, et c'est sans doute, point qui m'est apparu à la lecture de Milner, quand bien même il ne l'énonce pas ainsi, parce que l'usage de la topologie aussi était double. D'une part l'invitation à l'exercice, à l'éprouvé désubjectivant qu'il y a à se coltiner cette porte vers le Réel ; d'autre part la vignette, l'emblème topologique, c'est-à-dire le dogmatisme de la graphie érigée en schéma auto-validant des processus institutionnels (le plus un, la passe ...). D'où l'idée aussi qu'une éthique psychanalytique ne se joint pas qu'au champ philosophique et qu'elle suppose de frayer avec le réel sur un registre non dogmatique et non esthétique. Serait-ce ouvrir les portes d'une autre transmission, voire d'une autre épistémologie radicalement non poppérienne ? La question peut en tout cas insister.

On saluera in fine la façon subtile dont l’argument lacanien par excellence, la topologie permet d’ouvrir à une clinique de la modernité (Cesbron Lavau), clinique qui reconsidérant les termes se sujet et de particulier, nous rappelle l’imposant et long dialogue de Lacan avec la logique aristotélicienne, commentée et subvertie par les mathèmes de la sexuation.

S’il fallait encore répondre à Sokal et à Bricmont, nous aurions encore en ce volume de quoi plaider en faveur de la créativité lacanienne, qui discute avec les sciences plus ou moins proches de la psychanalyse (et non les sciences humaines uniquement, nous le savons) en exportant des modèles, et en contribuant à une ouverture heuristique singulière et féconde. La logique, la linguistique et la mathématique utilisées pas Lacan sont exposées dans le moment de leur nécessité et dans les phases de leurs empans, avec sérieux, respect, et solidité épistémique par Dessanti, Veken, Cathelinau,

Si quelques témoignages et documents d’époque complètent le dossier, c’est bien à la dimension d’un héritage de l’acte de Lacan que nous sommes ici invités à réfléchir. Aujourd’hui encore, et grâce à des psychanalystes qui ne sont pas tous membres de la même institution, la psychanalyse s’invente avec Lacan.

Olivier Douville