L’en-je lacanien, revue de psychanalyse, 6 « Avec ou sans le Père », 168 pages.

Par Olivier Douville

Comme arraché des pages du cahier d’un écolier brouillon un « Bonne fête Papa », gauchement tracé, orne la couverture de ce numéro. C’est significatif.

Alors Papa, comment te faire ta fête ? Si ce n’est en te faisant passer à la moulinette de l’alternative de l’ « avec » ou le « sans »… le père. Avec ou sans le père, voilà ce que Didier Castanet propose comme ligne éditoriale à l’ensemble du numéro, et cet éditorial annonce et résume bien l’ensemble des contributions qui vont suivre. Au risque de les enclore dans une problématique similaire pour laquelle la même chanson sera chaque fois reprise sur un autre ton. Et cet éditorial d’en repasser alors par les grandes haltes de l’Odysée du père dans la théorie freudienne, puis dans la reprise qu’en fit Lacan. Soit le père séducteur, puis le père de la horde primitive, enfin le père du fantasme. Voilà pour le parcours freudien, et déjà pour le lecteur surgit une question qui lui semble escamotée : y’avait-il un père avant le meurtre du père? Ou encore l’invention d’un Père coincé entre son exaltation totémique et sa partition en tabou n’est-elle pas opérateur de refoulement d’une jouissance archaïque supposée au meneur de la horde mis à mort et dévoré ? Car pour nous psychanalystes la question est-elle tant de savoir pourquoi nous avons tué le père et l’avons dévoré que de constater à quel point nous l‘avons mal digéré. Dans cette présentation, vient ensuite et inévitablement Lacan avec les étapes de l’invention du Nom-du-Père qui, faisant du père un référent du discours analytique, n’en fait alors pas forcément un objet de ce discours. En ce sens la question initiale « avec ou sans le père » se décentre d’un cadrage sociologique très en vogue depuis… Durkheim et s’en va trouver son statut logique. Si le père est référent, alors il n’est pas sûr, souligne Castanet en reprenant Lacan , qu’on interprète, en tant que psychanalyste, le père en tant que tel. On interprète une forme de relation avec le père.

Il est heureux que ce soit sur la mise en place de cette discussion logique de l’alternative « avec ou sans » que s’ouvre ce numéro, tant nous sommes interpellés, pour ne pas dire envahis par toute une littérature sur le déclin de la fonction paternelle saluée comme un drame (les temps anciens se perdent) ou comme une cause de réjouissance (les temps nouveaux sont là, rutilants de postmodernités jouissives), mais rarement interrogée en tant que construction idéologique.

Marc Strauss cite Lacan de mémoire sur un énoncé selon quoi on peut se passer du père à condition de s’en servir. Nous avions plus en tête qu’il s’agissait du Nom-du-Père dont on pouvait se passer de la sorte (« L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père, certes, c’est Dieu. C’est en cela que la psychanalyse, de réussir, prouve que le Nom-du-Père, on peut aussi bien s’en passer. On peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir. » -J. Lacan – avril 1976. Séminaire XXIII, Le sinthome). Le reste de l’article de Strauss, solidement adossé à une relation des moments logiques d’une cure, et assorti d’un clin d’œil futé à la fable de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants, insiste sur les paradoxes de la transmission entre père et fils. Selon l’auteur, le fil freudo-lacanien est ici la référence à un aspect de la fonction paternelle qui n’est pas tant de constituer des modèles d’identifications solides que d’orienter l’enfant vers un au-delà des semblants par lesquels son désir semble primitivement se satisfaire. Voilà bien, se dira le lecteur les arguments qui exposent la solidarité entre promesse et duperie nécessaire : promettre à ses enfants un destin sans jamais le cloisonner dans un programme, laissant vide un point d’indétermination. De là une série de distinctions qui rendent compte du passage du père comme fonction au père comme référence. Distinctions entre le fait que le sujet est toujours soumis à ce qui se joue au lieu de l’Autre et le fait qu’il n’est pas entièrement déterminé par ce que lui signifie l’Autre. Ainsi le désir peut-il se lire comme désir du signifiant tout puissant de la demande, mais, sur un registre plus fondamental, est-il à lire comme l’identification à l’objet de la demande d’amour, autrement dit à l’objet de la pulsion. Mais avec l’introduction, dans sa théorie, du mathème de l’Autre barré, Lacan nous mène vers une troisième voie. Celle où se met en fonction un point de vide, de discontinuité, là où les significations du désir ne sont pas livrées par l’Autre, ni en termes de phallus, ni en termes d’objets substantiels de la pulsion. Strauss situe en ce point de vide le Père mort freudien et la fonction de nomination lacanienne. Il est à regretter que la démonstration s’accélère ici de sorte que l’on lit une suite d’assertions assez abruptes qui marchent toutes très pieusement.

Sidi Askofaré sait, avec beaucoup de rigueur et de pondération, montrer comment une lecture sociologique des thèses lacaniennes sur les Noms-du-Père frise l’absurdité. Une fois dégagée la fonction structurale du Nom-du-Père (ce qu’a tenté aussi Strauss) en tant que fonction de nomination et de nouage, il est impossible d’historiser cette fonction de distinction ou de la déterminer par une quelconque particularité socio-anthropologique laquelle lui demeure toujours contingente. Rappel salutaire qui nous divertit et nous change de tout ce fatras de pauvres polémiques qui perchées sur la branche d’un esprit critique ivre de fiel reprochent à Lacan d’avoir œuvré à une religiosité du père.

On retrouve un peu de cette solide, clair et nécessaire dépouissiérage sous la plume élégante de Albert Nguyen. Une fois passée une légère sensation de redite, on créditera cet auteur de fort précisément éclairer, pour le profane, la raison du déplacement conceptuel du père du signifiant qui le représente à l’objet cause enserré par la solution névrotique donnée par le nouage et la suppléance sinthomale. Une juste lecture d’Enfance de Nathalie Sarraute, éclaire la dimension du Père donneur de Noms.

Les articles de Christian Demoulin et de Claude Mazzone, exposent, un peu sur le même plan, et avec des arguments assez semblables ces thèses lacaniennes sur le père. La composition de la revue unifie au risque de les rendre par trop homogènes l’ensemble des articles qui apparaissent chacun comme des variations plus ou moins inspirées et toujours solidement travaillées sur le même canevas argumentaire. Ce qui n’enlève rien aux qualités intrinsèques de chacun des échantillons détachés, mais les redites lassent si fort qu’on a le sentiment que chacun récite sa leçon. Il est à cela une raison qui tient au projet d’ensemble et sur laquelle nous reviendrons.

Michel Bousseyroux prend un peu plus le large. Son ambition est vaste : retracer comment l’invention de la psychanalyse a changé ce que la philosophie occidentale nomme raison. Raison de l’inconscient puis raison du sinthome, pour un Joyce « désabonné » de l’inconscient, il faut se faire une raison : la raison n’est plus ce qu’elle était depuis Aristote. Elle se trouve exilée de son empire où c’était toujours grâce à un terme médian et moyen que l’on pouvait raisonner sur tout. Et étendre au plus possible le champ du représentable. Bref, entre un sujet et un autre il y a toujours de la représentation, selon Aristote relu et commenté à coups de serpe par l’auteur, et c’est ce primat accordé à la représentation que relativisera grandement la thèse lacanienne de l’objet a qui ne peut que se présenter et non se représenter. Dans une façon d’histoire des idées à rebours et quasiment téléologique, la lente édification de la raison occidentale accouchant de la psychanalyse qui la déconstruit radicalement, l’auteur passe en revue les thèses hégéliennes de la ruse de la raison, et du savoir absolu. Afin de nous y rendre sensible, il propose de traduire en termes lacaniens les concepts cruciaux de l’hégélianisme, appelant savoir la raison hégélienne, et nommant jouissance ce que le philosophe distinguait sous les rubriques de la passion, de la déraison et de l’intérêt. C’est rapide, très et trop rapide, et cela permet de réduire à peu de frais l’ampleur de la pensée hégélienne. On peut ne pas se montrer friand de ce genre d’escamotage, mais convenons qu’il est moins destiné ici à nous faire saisir la complexité de la pensée hégélienne qu’à exposer quelques arcanes de la théorie de Lacan. Et nous nous retrouvons alors devant la nécessité d’expliquer, à nouveau, cette fameuse assertion selon quoi il est possible d’user du Nom-du-Père comme d’un symptôme. Lacan découvre avec Joyce une autre raison que celle que Freud a mis en valeur autour du Père mort. Une raison qui gouverne le discours sans la nomination par le père, portant l’écriture à une puissance de littéralité et d’énigme qui interdit l’équivoque.

Il convient sans doute de situer pourquoi la collection de tous ces articles donne cette impression un peu lourde de répétition, déjà soulignée dans cette critique. Il serait aisé mais futile d’y voir une maladresse ou un manque d’originalité, nous faisons le pari que cette redondance parfois éprouvante n’est rien d’autre que le signe de la très riche et précisément logique schématisation du concept de Père par Lacan. De sorte que vouloir indiquer les logiques des diverses occurrences de ce mot revient à se mettre en devoir (et en mesure) d’exposer rien de moins que les deniers développements de la théorie de Lacan : invention du Nom-du-Père, pluriellisation des noms-du-Père, trouvaille de la solution par le sinthome qui permet et d’user du Nom-du-Père et de s’en passer. Il n’est pas possible de s’atteler à la tâche de produire un énoncé sur le « Père chez Lacan » sans reprendre méthodiquement et quasi intégralement l’ensemble de ces étapes. Voilà sans doute pourquoi chaque article ressemble-t-il à un petit exposé, dense, trop dense, de plus de dix années de travaux et séminaires de Lacan. Voilà enfin la raison de l’aspect extrêmement sérieux, condensé, lapidaire des textes présentés. Mais qui ont tous de quoi nous mettre au travail au-delà de leur habileté à dissiper les mirages moralistes des lectures sociologiques sur le père et sa fonction en psychanalyse.

Ce numéro se prolonge par le texte d’une pièce assez cocasse d’Antonio Quinet, mettant en scène sans légèreté Charcot, Freud, Babinsky, Sarah Bernhardt, Maupassant et quelques autres. On rit parfois comme à guignol.

Olivier Douville