Kolokélen. Théâtre et folie

Textes d'Adama Bagayoko, Introduction de M. Valmer, Commentaires de Dominique Paquet, Françoise Thyrion, Baba Koumaré et Daniel Raichvarg. Z' Editions. 1996, 95 pages.

Par Olivier Douville

Cet excellent ouvrage se présente comme un dossier organisé autour de l'utilisation thérapeutique au sein du département psychiatrique "point G" de l'Hôpital de Bamako (Mali) d'une forme de théâtre traditionnel et populaire en ce pays : Le Kotéba. Le Kotéba est, à l'origine, un théâtre qui aime à raconter les histoires quotidiennes tout en faisant preuve de talent et de goût pour la caricature des travers sociaux des personnages et des conséquences, fâcheuses ou bouffonnes qu'engendrent ces travers .

Adama Bagayoko est un homme de théâtre passionné par les franchissements d'espace et par les passages. Il exerce aujourd'hui une activité d'intervenant artistique avec la compagnie théâtrale "Groupe Psy", dont il est directeur artistique. Il est l'auteur des principales production de ce groupe dont le répertoire s'inspire des contes bambaras, de la vie quotidienne et des histoires de réinsertion difficiles que connaissent des patients. La troupe joue au sein de l'hôpital, à jour fixes, et elle incite les spectateurs à participer et improviser. La façon dont ces pièces sont construites et mises en scènes est directement issue de la tradition Kotéba, tandis que le contenu et les soucis que ses pièces mettent en scène renvoient très souvent aux effets et aux enjeux qu'a la modernité sur les phénomènes médico-sociaux.

Aussi est-il possible de distinguer trois grands Kotéba thérapeutiques, en fonction des préoccupations qui s'y expriment et des publics auxquels les représentations sont destinés.

-Soit d'abord les pièces qui tendent à un effet de prévention (par exemple Jama Jigi, farce sur le Sida en six tableaux et plusieurs chansons d'Adama Bagayoko, contenue dans ce livre). Sorcellerie, Sida, questions de mutilations rituelles peuvent être abordées dans tout le pays, la troupe se déplaçant dans les régions rurales également, et la télévision faisant à son tour relai en diffusant des séances filmées.

-Ensuite, celles qui relatent une histoire de patients, et font intervenir dans la tension dramatique différents rôle (le soignant moderne, le chef de village, les villageois et la famille, l'Imam, le guérisseur ou le tradipraticien ...). Elles visent à redonner un sens social et groupal, plus qu'exotérique ou magique, à l'histoire d'une maladie et à inviter les familles et les entourages des patients à une plus grande solidarité.

-Soit enfin, une procédure d'accompagnement thérapeutique, sur laquelle ce livre est trop discret, forme de théâtrothérapie alliée à une musicothérapie, où, lors de séances fermées à la différence des autres Kotéba, des malades en régression ou dans le refus du lien sont incités à l'expression.

Voilà donc comment, à partir d'un art théâtral ancien qui s'est toujours voulu utile et thérapeutique (sinon psychothérapeutique), Adama Bagayoko, avec une générosité qu'aide un profond pragmatisme - haute vertu bambara-, a inventé et fait admettre une activité qui a pu aider les patients et les soignants de cet hôpital à nous autres si lointain.

L'erreur d'un lecteur occidental serait double : n'y voir qu'exotisme ou réduire l'originalité de la démarche sous le flot des approximations et des assimilations impatiemment compréhensives. Le Kotéba n'est pas du psychodrame, ni même du sociodrame. A chaque fois, ce que ce théâtre célèbre et retient tourne autour d'une question qui vaut pour tous : comment la dimension de la folie rappelle chacun non tant à son savoir qu'à sa responsabilité. S'y croisent des thèmes : les malédictions familiales, les errances, les dettes impossibles, les stérilité imprévues et opiniâtres, les sages aveuglés par leurs appétits, les tenants lieux de référence religieuse pris dans la tourmente de leurs propres arbitraires, les peurs qui poussent à l'acte ou à l'exclusion. Et ces thèmes peuvent laisser se dire et se figurer le conflit qui affecte.

Dans la pièce éponyme Kolokélen, relatant le sort d'un homme que sa psychose pousse à l'acte et qui se retrouvera longtemps la proie de la plus funeste des errances, sans point d'accueil qui à nouveau se déciderait et s'engagerait pour lui jusqu'à ce que ..., le clinicien pourra lire l'histoire d'une mélancolie délirante qui reprend goût à l'invention de la chair, du langage et d'autrui. Celui que questionnent les dynamismes institutionnels, sera sensible à ce que toute réinsertion ne peut reposer uniquement sur des sentiments- fussent-ils les meilleurs du monde- mais aussi sur une saisie de l'échange, de la dette et du don, de la politique donc en son sens le plus large. Quant à l'homme de théâtre... Je ne suis pas tant qualifié pour en parler, mais j'eus la chance d'être invité à Angers par M. Valmer, metteur en scène en correspondances avec le Kotéba, pour animer un débat après une représentation de Kotéba par la troupe Psy.

De ce que l'histoire d'une folie engage ce qu'on peut dire et entendre d'elle, de ce que enfermer la psychose dans la marche solitaire de ces symptômes est une perversité, de ce qu'enfin tout sinthôme suppose qu'autrui ne disparaisse pas, que l'Autre ne serait-ce que par un trait tienne le coup, ce sont là ces vérités simples que j'entendis ce soir là, vérités à chaque fois singulières, qui interdisent tout abord définissant la folie par le déficit. Que la folie -y compris quant elle est psychose- impose un surcroît de vérité anthropologique, par et sur ceux qui l'accueillent et par et sur ces lieux qui la cadrent, est un enseignement partout valable. A ce titre le Kotéba -et aussi parce qu'il éloigne des fidélités automatiques à la tradition- est une bonne école. Ce petit livre, enrichi de solides réflexions de spécialistes du théâtre et de l'histoire des sciences en constitue une très riche et vivante introduction.

Olivier Douville