« Imre Hermann et la théorie de l’agrippement »

Le Coq Héron, 188, 2007 Erès, 142 pages

Par Olivier Douville

Comme elle le fait souvent, la revue Le Coq Héron livre un dossier dévolu à un psychanalyste des temps héroïques. C’est ici Imre Hermann qui fait l’objet de onze articles, l’ensemble étant organisé par Juliette Dupont.

Trois axes d’importance du travail théorique d’Hermann font de lui un défricheur, peut-être pas toujours un pionnier. Sa théorie psychanalytique de l’antisémitisme, une des premières tentatives de cet ordre, puis sa volonté de modéliser mathématiquement la vie psychique, sa conception de l’agrippement, préforme des théories ultérieures de l’attachement, enfin.

Hermann qui est né à Budapest en 1899, où il est mort en 1984, est médecin et neurologie de formation. Il a connu les persécutions antisémites, les bombardements de la guerre, puis la chape de plomb du stalinisme. Souvent confiné dans un isolement étouffant que brisait à peine la consolation que lui apportait la fréquentation de ses élèves ou la compagnie de ses livres, il du à sa longévité d’avoir vu refleurir quelques espoirs pour la psychanalyse dans les pays dits de l’ « Est ».

Il était encore étudiant lorsque Ferenczi qui enseignait à l’Université le convia à rejoindre la Société hongroise de psychanalyse. Agé à peine de 20 ans, il en vint à exercer comme psychanalyste. Cette discipline était à l’époque aussi un sport de jeune. Ces temps nous semblent loin !

Freud, nous apprend André Haynal, aimait surnommer Hermann « notre petit philosophe ». Ce n’était pas strictement l’accabler de compliments quand on sait toute l’ambivalence que nourrissait le père de la psychanalyse vis-à-vis de la démarche philosophique. Il est vrai qu’Imre Hermann manifesta, toute sa vie durant, et dans une pétillance de pensée que l’âge n’entama point, une curiosité des plus vives et des plus résolues alliée à une dilection particulière pour la remise en question des dogmes. Et il déploya cette gourmandise de réflexion dans maints essais qui prirent comme objets la vie mentale et les formes et directions de la pensée.Il montra réserve et respect .

Une recherche des fondements de la pensée analogique et un goût minutieux pour les hypothèses développementales lui donnent une grande latitude pour configurer autrement que ne le fit Freud les deux principes de la vie mentale : les processus primaires et secondaires. Disons le assez net, et prenant alors une distance par rapport au ton constamment hagiographique de cette tomaison du Coq-Héron, Hermann fera surtout œuvre de psychologue et ne prendra pas la mesure de la hardiesse des théories psychanalytiques sur le dualisme pulsionnel et le clivage. Comme est étrange cette mode d’aujourd’hui qui fait passer pour des dissidents novateurs quelques psychanalystes du temps de Freud qui, souvent, se situèrent en deçà de l’exigence décapante de la révolution freudienne !

Hermann propose une conception pyramidale de la vie de l’esprit, où la pensée métaphorique, va, par paliers, s’organiser et se déplier selon une logique de plus en plus pure, conforme aux exigences de la raison. C’est d’une certaine façon reconsidérer toute la théorie des pulsions sous un angle psychologique et même moral qui fait de la vie de l’esprit, une orbe où le psychisme devenant mature progresse des confusions instinctuelles jusqu’au clair soleil de la raison. Une telle épopée reconduit le mirage du sujet transparent à lui-même. C’est toutefois en raison de son excès de linéarité que le travail d’Hermann intéresse encore tant nous y trouvons toute la source, encore fraîche, bouillonnante presque, de ce qui fut au principe des études de John Bowlby et de son élève Mary Ainsworth sur l’attachement. Durant les années 1920, Hermann s’intéresse au comportement des primates et met en lumière un montage instinctif d’agrippement des petits anthropoïdes cramponnés à la fourrure de leur mère. Il y voit un l’instinct primordial de l’espèce humaine, thèse qu’il développera à loisir dans son livre Les instincts primordiaux de l’homme (1943).

Jean-Claude Sempé dans son article « Singe, mon prochain, mon miroir, mon double, mon cousin » (on ajouterait volontiers « mon frère » à ce titre pour faire rase mesure) évoque un parallèle fort intéressant entre le corpus d’Hermann et celui de Nicolas Abraham. « L’agrippement », « l’unité duelle (mère-enfant) », l’ « instinct chercheur » sont comme des ponts entre ces deux pensées de l’archaïque et des subjectivations précoces.

Serait-ce faire preuve d’une ironie par trop déplacée que de se demander, à la suite de l’article de Georges Gachnochi et Ouriel Rosenblum « Hermann nous aide à penser à Clotilde », si Hermann observateur n’est pas, in fine, un meilleur guide pour la compréhension des troubles précoces de la subjectivité que le théoricien trop systématique dont les textes précédents ont brossé et lustré le portrait ? Car enfin, ce psychanalyste ne manque ni d’intuitions ni de faconde métaphorique. Et ce qu’il avance quant à la construction du visage humain mérite d’être lu et médité. Le visage est le lieu de toutes les méditations pour Hermann, mais de ces méditations qui tout en s’écrivant laissent un sentiment de présence, de compagnonnage d’exception d’avec les enfants les plus égarés dans la quête de leur premier miroir. Il reste alors dans l’écriture d’Hermann un ton pathique d’une véracité poignante et qui aide à ressentir, puis penser la clinique. Lorsqu’il souligne, en 1943 la prégnance d’une unité « bouche-mains-yeux » dans la construction d’un soi, qu’il indique également comment la composante agressive de l’agrippement tend à réduire l’autre à une stricte bi-dimensionnalité, il ouvre bien à une topologie essentielle pour saisir les embarras du lien à l’altérité dans la psychose symbiotique et situer les confusions des orificialités pulsionnelles qui s’y observent. D’autres articles, moins incisifs, car enfin ce numéro est loin d’être exempt de redondances, pourraient nous amener à rouvrir les textes d’Hermann dans ce sens de l’observation clinique (Anna Vincze, Livia Nemes).

En ce sens, ce dossier est fort bien venu.

Là où, en revanche, il déçoit, c’est que nous manquons d’un article didactique d’ensemble, comme c’est souvent le cas avec ce genre de bouquet garni qui oscille entre la succession d’hommages et le franc exposé critique des idées de l’auteur retenu, qui fonctionne plus à coups d’encensoirs que de réelles dispositions à l’épistémologie.

Nous devons alors souligner la belle qualité du travail de Ferenc Eros : « L’antisémitisme selon la conception de Hermann et la psychologie sociale ». La première parution de La psychologie de l’antisémitisme date de 1945, année de la libération de la Hongrie et, en même temps, début de la longue période de bannissement de la psychanalyse de la vie intellectuelle de ce pays, comme de bien autres Etats voisins. Le livre d’Hermann, fort documenté sur la littérature antisémite des premiers siècles chrétiens jusqu’au début du XX° siècle laisse un sentiment de malaise tant il ne dit presque rien de la seconde guerre mondiale et de l’antisémitisme nazi. Hermann cherche la clef de l’antisémitisme dans la psychologie de la haine, de la projection, des formes d’identification à l’agresseur. Le siècle agissait autre chose.

Un autre aspect de la pensée d’Hermann est négligé par les auteurs et qui est sa volonté de rendre lisible par les mathématiques sa théorie de la psychogenèse. C’est pourtant là que résident et l’os de sa méthode et le plus original de ses apports. Situé en dehors de cet axe, Hermann s’effiloche, son importance s’évanouit, son influence devient improbable. Nous ne pouvons que regretter la portion congrue réservée à ce domaine que le bon travail de Sara Klaniczay : « Espace et psyché » ne suffit pas à arpenter.

Le lecteur désireux de mieux connaître les théories mathématiques d’Hermann se reportera au livre essentiel de son auteur, Parralléismes[1], qu’éclaire le passage que lui consacre Marc Darmon dans ses Essais sur la topologie lacanienne [2] et qu’expose l’article formidablement documenté mais partial de Nathalie Charraud « Les pathographies mathématiques d’Imre Hermann »[3]. L’idée centrale d’Hermann consiste à faire correspondre des géométries à des tableaux cliniques. La géométrie euclidienne serait celle de la normalité, la géométrie sphérique (ou elliptique) coïnciderait avec la mélancolie, alors que l’hyperbolie serait typique de la manie, la schizophrénie étant, elle, le résultat d’une spatialité où la courbure positive, deviendrait catastrophiquement négative à certains endroits. Si l’analogie semble plaquée, la référence à la géométrie intrinsèque des surfaces a depuis fait, avec Lacan, un bon bout de chemin.

Ce numéro du Coq Héron séduit, vaut donc pour une introduction parcellaire et sympathique à la personne et à la pensée d’un psychanalyste créatif, mais pas toujours aussi novateur qu’il nous est présenté en ces pages.

Olivier Douville

[1] Parallélisme, Paris Denoël, 1980

[2] Ed de l’Association Lacanienne Internationale, 2004, pages 227 à 230

[3] in Psychologie Clinique, n°13, « Recherches cliniques en psychanalyse », Paris, L’Harmattan, 2002 pages 123 à 141