Jean-Jacques Moscovitz - Hypothèse Amour

Calmann-Lévy, 2001, 208 pages

Par Olivier Douville

10 ans après D’où viennent les parents, Jean-Jacques Moscovitz propose avec Hypothèse Amour de considérer l’actuel du travail du psychanalyste, dans notre époque dite de post-modernité. Le psychanalyste est alors aussi celui qui peut penser le lien qui existe entre les modifications du lien social et l’enveloppe formelle du symptôme.

Il y a une tradition clinique qui, depuis Burton, souligne le lien entre les aléas de la vie amoureuse et les troubles que la modernité installent au sein du corps social. Dans la période post-Renaissance, ces troubles étaient dus à la présence des guerres et au triomphe du discours scientifique.

Jean-Jacques Moscovitz est en partie un héritier de cette tradition. Mais en partie seulement, puisque son livre tente d’écrire sison une somme, du moins un point de vue sur un sans précédent qui a eu lieu dans l’Histoire Mondiale, universelle : La Shoah.

Attaque des effets de nouage du nom et attaque des pouvoirs de la parole. Le psychanalyste ne peut pas alors ne pas rencontrer la question suivante : “ peut-on avec le langage réparer quelque chose lorsque le stock des Noms a été attaqué ”. Le Nom se transmet comme manque mais comment alors s’il y a eu meurtre du Nom, transmettre l’absence de manque ?

Il y a eu une fracture du Néant.à partir de quoi la mort comme signifiant serait devenue l’objet, l’objet consommable. Il n’y aurait à ce prix, que du discours, mais sans qu’aucun ne tienne.

Par là, on voit qu'à partir d'un intérêt souverainement freudien pour la dimension psychique de la parole (sa source, ses trajets, ses pouvoirs et ses conditions de réception), les questions actuelles que ce livre nous expose situent l'enjeu psychanalytique dans la culture (le lien social dans son ampleur et sa fragilité modernes). Le point de vue de l'auteur, parce qu'il traduit une inquiétude contemporaine, convient bien à situer la place du discours et de la rationalité psychanalytique dans l'épistémé actuelle. C'est ainsi qu'il apporte du neuf à la question de savoir comment la psychanalyse, comme méthode et comme épistémé se tient en retrait de toute démarche qui objective la cause où qui ne la maintient que par le truchement de l'hypothèse.

Le psychanalyste a affaire à de la rencontre. Une parole nouée au corps, témoigne de l’actuel. Les névroses viennent-elles au monde aujourd’hui comme hier ? L’auteur a déjà répondu à ses questions, dans des articles dont certains furent publiés dans la revue Cliniques Méditerranéennes. Si l’Histoire parce que rompue fait rupture, comment les effets de cette rupture se mettent-ils en forme et en acte dans l’Actuel ? L’auteur invite alors à un questionnement sur la dimension et le limite des fantasmes originaires. C’est un travail sur le Réel de la chose produite. On sait que, dans des champs connexes, des auteurs proche de la psychanalyse, dont P. Legendre surtout, ont mis en avant l’hypothèse selon laquelle la Shoah avait attaqué radicalement les montages mythologiques qui donnaient efficacité symbolique aux dispositifs de mise en scène généalogique, la conception bouchère de la filiation ayant contredit, radicalement, frontalement, les montages juridico-fictionnels caractéristiques de la pensée occidentale de la généalogie.

Le neuf qui mobilise l’écriture de l’auteur et la porte à une qualité formelle peu commune consiste dans l’architecture du livre. Les esprits rassurés par des constructions linéaires, contentés par le charme sans risque de la dissertation universitaire pourraient s’en trouver assez mal à l’aise. Le livre ici chroniqué, est touffu, il ruisselle d’hypothèses, qu’il semble lâcher dans la nature avant de les reprendre de surprenante façon. Écriture libre, inventive, comme improvisée, comme une façon jazz de broder des variations autour de quelques centralités thématiques. Un livre construit autrement, et peut-être voulu autrement. Le lisant, j’eus l’idée que ce livre qui peut apparaître comme peu organisé sur un mode linéaire est, en revanche, un objet topologique cohérent, conséquent, abouti. Ce parti-pris, que je vais tenter de démontrer, peut, il est vrai mener à penser ce que peut être aussi un livre de psychanalyste, qui n’a pas loin s’en faut à se plier toujours à la férule d’une démonstration linéaire.

Aussi verrais-je ce livre recroiser comme en une bande moebienne deux triades : celle de la découverte freudienne et celle de l’hypothèse amour. On entendra dans découverte freudienne, non un temps passé de l’histoire, mais un opérateur logique à chaque cure.

Les 3 temps de la découverte sont ceux

-du Transfert

- de la découverte de la sexualité infantile

- du passage à l’invention freudienne de l’Inconscient (temps de la découverte)

D’un autre bord, les trois temps de la rencontre sont ceux du

- Signifiant

- Du symptôme

- De la nomination (temps de la rencontre.

Ces deux fois trois temps repliés ensemble, lus dans leur entrecroisement questionnent l’actuel du transfert sur le Nom comme signifiant, de ce que le symptôme dit du remaniement de la sexualité infantile par l’atteinte actuelle portée à la dimension de l’Originaire, des conditions précises de la nomination des formations de l’inconscient (soit de la mise en place possible de la troisième personne)

Nous savons, en tant que psychanalyste, que des hommes et des femmes vont faire rencontre avec un psychanalyste, pour mettre en place un efficace symbolique de leur rapport au corps. Le corps dans l’actuel est lieu d’une tentative de massification qui le réduit à se trouver dépris de sa troisième dimension signifiante. Être défait comme une image le fait crier depuis l’actuel.

De cette nouvelle forme du cri, qui réclame son point d’accueil, de creusement, de mise en profondeur, bien plus que son interprétation, surgirait la faconde possible de la demande d’amour. Un savoir est là , dans le symptôme, dans le féminin baillonné, qui dit le mauvais nouage du symbolique et du Réel.

Qu’est alors l’ “ hypothèse amour ” ?

L’hypothèse amour serait ce qui entrave l’assignation historique. Elle concerne ce qui dans les ruptures permet encore de vivre avec l’autre : pouvoir entendre un troisième terme possible que cette mise en miroir spéculaire qui refoule un temps la haine propre à la connaissance paranoïaque. Que le Réel soit aussi du nouveau et non seulement du traumatique, et il importe alors que le sujet “ passe ” et invente. Qu’il passe de la surface à la profondeur : il lui faut traverser des couches, historiser les couches du trauma, s’inventer comme un héritier inédit.

Ce qui tresse le don de parole au don du féminin.

Ce livre a pour lui d’avoir une forme, d’inventer un style d’écriture et de tenir à un hypothèse. Son titre lui sert comme son mode d’emploi. Sans hypothèse amour, sans cette hypothèse que le don du féminin permet un refleurissement d’un imaginaire non narcissiquement voué à la célébration traumatique, nous ne pouvons véritablement nous laisser saisir par le texte de Jean-Jacques Moscovitz. Et ce serait dommage…

Olivier Douville