Henri Michaux ou le corps halluciné

Anne Brun, Henri Michaux ou le corps halluciné.

Paris, Institut d'édition Sanofi-Synthélabo, collection <<Les empêcheurs de penser en rond>>, 1999

Par Olivier Douville

Ce livre a pour objectif d'interroger l'expérience hallucinogène d'Henri Michaux, expérience sur laquelle bien des textes ont déjà été commis. A. Brun, avertie de l'imposante bibliographie disponible -et dont elle informe généreusement le lecteur- décide de centrer son propos sur l'expérience du corps hallucinogène qui a le mérite d'échapper aux divers discours qu'elle suscite : compte rendu d'expérience scientifique, autobiographie, texte poétique, discours mystique, savoir psychiatrique, explications psychologiques, etc. Sa recherche se situe au point de convergences de différents champs de savoir dont, au premier plan, la littérature, la psychiatrie et la psychanalyse. Convaincue semble-t-il des mérites de la transdisciplinarité, l'auteur ne se contente pas d'additionner ces savoirs: elle tente parfois de mettre en avant leur complémentarité (soit le moment de non-pertinence de chacun de ces discours à saisir une expérience esthétique et anthropologique aussi d'écriture de soi). Elle aurait pu formaliser de façon plus extensive l'epistémologie minimale auquelle sa démarche ne peut que donner naissance.

Le parti-pris annoncé comme programme - et il n'est, heureusement, pas possible d'affronter le corps d'une œuvre sans parti-pris- contraint alors A. Brun à inventer que la scène de l'œuvre mescalinienne soit une scène épique: celle d'un véritable combat pour la création. Elle organise fort honnêtement la compréhension de ces scènes avec et à travers des concepts issus des doxa psychanalytiques. Le thème du double, évoqué par et pour Michaux, comme présence au moyen du toxique est un de ces points du travail interprétatif d'A. Brun. Motif de la scène mescalinienne. Ce thème spéculaire permet aussi, assez commodément, il est vrai, de parler de psychanalyse. On se réjouit alors qu'A. Brun n'ait pas gauchi son essai en lui donnant l'aspect d'un compendium et d'un pensum sur tout ce que l'imaginaire du double procure comme frissons imaginaires à une psychanalyse réduite au romanesque de ses balbutiements. La métamorphose qui compte et insiste, et qui, de l'expérience mescalinienne, fait mise en mémoire de traces, est bien celle qui renvoie l'infini corporel au réel de la Lettre et de ses kinesthésies. L'expérience littéraire est pensée, à juste titre, comme ce qui donne corps et consistance (énigmatique sans doute) au trauma mescalinien. On le constate avec Michaux, comme avec d'autre -je pense ici à Artaud et au travail qu'y consacra R. Leparoux - la littérature n'offre pas à la clinique un champ d'application ou une surface interprétative, elle est solidaire de la clinique. Voilà ce qu'il convient d'affirmer et de défendre après et avec le repérage épistémologique édifié par J. Bellemin-Noël. Allons plus loin, plus net encore. La littérature met en jeu quelque chose du rapport du sujet à l'écriture et à lettre, dont il y a lieu de dire qu'elle appelle et traduit une forme de métapsychologie. Or de cette métapsychologie, une clinique essentiellement préoccupée de nosologie ou d'appareillage thérapeutique risque d'être l'oubli, voire la négation. Résister à une main mise de l'inculture scientiste sur la clinique est tout l'enjeu de ce livre dont le moins que je puisse en dire est qu'il ne démérite pas à avoir essayé de mettre en jeu cette métapsychologie clinique de l'écriture.

Parce que la littérature de Michaux n'ignore pas davantage ce qui fait capture et rupture dans le discours psychanalytique, que bien des psychanalystes ou des psychiatres, l'approche du texte doit se faire du dedans. Il y a dans la littérature de Michaux un excès auquel elle ne serait renoncer sans renoncer à elle-même. Excès de sens et de non-sens, excès de corps, excès de traces, excès de tourbillons, excès d'appels, excès de chorégraphies de la lettre. Il serait alors stupide de procéder à une psychanalyse appliquée. C'est bien la pertinence des corpus théoriques qui sera mis à l'épreuve, tant il est vrai que la clinique, tant qu'elle reste conséquente avec ce qui fait en elle force de recherche, attend un peu de savoir qui lui viendrait de ce qui n'est pas elle, et donc de la littérature, de la poésie et … de la musique.

A. Brun a sans doute réussit son pari. Elle s'est dotée d'un corpus solide, intelligemment utilisé. Une écriture vivante, nullement empesée, guide le lecteur tout au long de ces 321 pages, avec ce qu'il faut de précision et d'humilité pour donner, sans relâche, l'envie de revenir aux textes mêmes de Michaux et à son travail graphique.

Si on peut, en revanche, se montrer moins convaincu par sa tentative de renouveler l'approche des schizophrénies (il faudrait ici polémiquer encore avec cette notion fourre-tout), on doit reconnaître la qualité et la cohérence du développement concernant la pulsion scopique. Une de mes rares réticences porte sur l'usage un brin trop facile de la notion d'originaire, ici peu mise en rapport -et c'est une surprise, presque une déception- avec ces éclats, ces échecs presque, de la construction du fantasme <<On bat un enfant>> chez H. Michaux comme en témoigne, tout au long de ces écrits ces thèmes de l'enfant pétri, agglutiné au corps maternel et manipulé par ce dernier. On aurait pu trouver là une source de réponse aux questions que ne manque pas de rencontrer A. Brun et qui concernent la dimension d'un au-delà du plaisir pulsionnel et dans le psychogenèse de l'auteur et dans l'expérience toxique.

Il n'en reste pas moins que nous avons affaire à un beau livre, très bien présenté, riche d'une iconographie soigneusement reproduite. À la différence de bien des nanars publié avec constance par cet éditeur, Henri Michaux ou le corps halluciné t ranche sur les facilités contemporaines. On ne le sait que trop, ces dernières tendent soit à annexer l'écriture et l'œuvre comme une champ de récréation, soit à oublier que la clinique (qui est clinique de l'espace, du sexe, de la mort et de l'acte) repose sur une triple articulation où se conjoignent -et non se confondent le champ de l'œuvre et son extension anthropologique, le psychopathologique, le thérapeutique. Ne conserver que ces deux derniers domaines, les réduit, au prix de cette élision, à de consternantes peaux de chagrin.

Pour en revenir au travail d'A. Brun, je pus constater que, s'il apportait beaucoup à qui croit déjà bien connaître H. Michaux, il constitue surtout une très plaisante introduction à la connaissance de cet auteur, quand bien même le volume des Cahiers de l'Herne qui lui était consacré -réédité il y a cinq ans dans Le livre de poche- reste une référence indépassable.

Chaudement recommandé

Olivier Douville