Danielle Milhaud-Cappe, Freud et le mouvement de pédagogie psychanalytique 1908-1937

Par Olivier Douville

L’auteure, docteur en philosophie, enseigne à l’Université Paris1-Tolbiac en philosophie morale et politique. Membre de l’Association Internationale d’Histoire de la psychanalyse, elle collabore au comité d’éthique de l’hôpital Cochin. Son livre brosse un panorama documenté d’un élan important inspiré par les thèses freudiennes, celui d’une pédagogie proche de la psychanalyse et la vulgarisant auprès des éducateurs. Cet intérêt fut marqué dans plusieurs pays européens par quelques éducateurs pour la psychanalyse ; certains parmi eux furent des compagnons de route de la révolution freudienne, pour un temps plus ou moins long et avec des inclinaisons qui varièrent du flirt à la fidélité indéfectible. Divers courants de psychopédagogie psychanalytiques naquirent avant la première guerre et tous fleurirent immédiatement après. Ils furent longuement encouragés par Freud qui ne manqua d’encourager ou de féliciter Zulliger, Pfister ou Aichorn et se montra ultérieurement séduit par les liens que sa fille entretint brièvement avec M. Montessori, laquelle fut invitée à donner une conférence devant la Société Psychanalytique de Vienne en 1931, avec la participation enthousiaste d’Anna.

S’il nous semble que c’est un peu forcer le trait que d’unifier sous le mot de « mouvement » ces divers moments de rencontre entre les souhaits et les soucis des pédagogues et les thèses freudiennes, il est clair, en revanche, que tous les principaux réformateurs freudiens de la pédagogie dont Danielle Milhaud-Cappe brosse des portraits nuancés, justes et documentés, tentèrent de renouveler les méthodes pédagogiques à la lumière de trois points cruciaux des théories freudiennes liées à la première topique, soit ce qu’enseignait la psychanalyse du développement de l’enfant, les des théories du transfert et celles du symptôme.

Le lecteur français, pas toujours averti de la diversité et de l’importance politique de la psychanalyse en extension du temps de la vie de Freud pourra se trouver étonné par l’ampleur et la diversité de ces initiatives qui voulurent appliquer certaines des thèses freudiennes à l’exercice de la pédagogie et risque de mal situer, du coup, l’attrait que ces tentatives exercèrent sur la plupart des psychanalystes proches de Freud, et sur le maître lui-même.

C’est sans doute que nous avons perdu de vue de larges pans de l’histoire de la psychanalyse en extension, et que nous sommes souvent pue ou mal avertis de ce qu’a été cette politique de la psychanalyse voulue par un Freud lequel a souvent réservé à la psychanalyse un rôle social de prévention, dès 1918.

Au nombre des raisons qui rendirent l’espace social curieux et parfois avide de cette ouverture de la pédagogie à la psychologie des éduquables et des éducateurs, s’impose la formidable poussée des mouvements de jeunesse et des incidences qui en résultèrent sur la perception des générations qui arrivaient sur la scène sociale. Le jeune a alors, bien davantage qu’avant, droit à son identité et à son histoire. Il se voit crédité d’une densité psychologique qu’on ne lui aurait pas conféré auparavant. Bref, la jeunesse quitte les scénographies familiales et se propulse, avec flamme, sur la scène sociale, culturelle et historique.

En Europe germanophone, des mouvements de jeunes actifs prônent, dès la veille de la première guerre mondiale l’émancipation et l’autonomie de la jeunesse par elle-même et pour elle-même. On trouve de tout dans de tels mouvements. Des passions nationalistes et réactionnaires qu’exacerberont par la suite la défaite militaire et l’humiliation diplomatique. Des utopies socialistes aussi, souvent sionistes et féministes, des convictions pacifistes. L’ombre et la lumière. Mais que ce soit ombre ou que ce soit lumière, c’est de toute part que gronde puis s’affirme une vigoureuse remise en cause de l’ordre familial et social. En même temps, et en fonction de ces idéologies des plus diverses, on assiste à un ébranlement des structures traditionnelles dogmatiques qui conjuguent la tâche éducative avec l’exercice de la répression. L’émergence de cette jeunesse composite et complexe, à la fois perdue et pionnière, accouchera de tropismes et de convictions opposées, nettement. Certains allumeront la mèche des émeutes et des révolutions, alors que déjà, on en voit d’autres s’organiser comme les prémices des mouvements nazis. Toutefois, l’impétuosité même de ses mouvements de jeunesses, leur succès exponentiel, va permettre la réception de la psychanalyse, en particulier dans le milieu des enseignants et des éducateurs — milieu auquel, de nombreux psychanalyses (de Ferenczi à A. Freud) et d’amis de la psychanalyse (dont Pfister) ne manquèrent pas de s’adresser.

Au sein de ces mouvements, l’un prit une importance croissante , celui que l’on appelait le Mouvement de la Jeunesse, de loi, le plus nombreux et le plus influent d’entre eux. Son théoricien n’était autre que Siegfried Bernfeld. Romantique et éperdu de sincérité et de philia, ce mouvement campait une double opposition résolue à ce qui lui paraissait, d’une part, comme d’odieux vestiges d’une injustice où l’autoritarisme « adulte » faisait le lit des hypocrisies sociales et à ce qui, dans de la civilisation urbaine, virait à l’imposition d’un monde technique déshumanisée. Un tel mouvement prit l’ampleur incandescente d’un soulèvement apolitique d’une classe d’âge. Bien des étudiants, déjà eux, toujours eux, sont passés par ce mouvement tels des aquillons avant-coureurs remuants et lucides, ils étaient les héritiers des frondeurs de la Sorbonne, on pourrait voir en eux les enfants ou les frères des Marius ou d’autres héros des barricades des révolutions françaises du XIX° siècle. Plus tard on retrouvera certains d’entre eux, actifs et pionniers dans le monde de l’assistance sociale, de l’éducation et de la médecine, toute disciplines en contact avec la psychanalyse, ce au point que parmi ce bataillon d’avant-garde peuplé de réformateurs et de soignants se détachent apparaître qui, des amis de la psychanalyse, qui des psychanalystes à part entière.

Le théoricien du Mouvement de la Jeunesse n’était autre que Siegfried Bernfeld. Personnage charismatique et brillant, séduisant, Bernfeld est un socialiste, sioniste, qui s’est très tôt intéressé à la psychanalyse. Dès 1913, il participe aux réunions de la Société de Vienne. En 1918, il organise un gigantesque Rassemblement de la jeunesse sioniste à Vienne, où Martin Buber prononce un discours qui a un très grand retentissement : « Sion et la jeunesse ». Martin Freud appartient au milieu sioniste de Vienne et Ernst à celui de Berlin. Même si elle n’en a pas directement fait partie, Anna a donc baigné dans cette ambiance « militante ».

Bernfeld se rallie au Mouvement Culturel de la Jeunesse, fraction gauche du Mouvement de la Jeunesse : la jeunesse, selon lui, doit jouer un rôle dans une école qui soit vraiment un lieu de vie. Il appelle à la création de « communautés éducatives dans lesquelles chacun est vis-à-vis des autres à la fois éducateur et élève. » Bernfeld espère trouver des alliés chez les femmes pour créer ces nouveaux lieux de vie pour les adolescents. En effet, il relève des analogies entre les femmes et les jeunes qui ont commencé à lutter pour leurs droits respectifs et leur émancipation. En 1919, il publie La nouvelle jeunesse et les femmes, livre très progressiste qui minimise la nécessité d’une éducation uniquement assurée par le foyer parental une fois la petite enfance passée et plaide pour la création et l’extension des communautés scolaires. Il écrit ainsi : « « L’idée de la communauté scolaire, en tant que principe éducatif général, permet aux femmes de mener une existence adéquate car elle les délivre du mensonge social qu’est l’obligation d’élever les jeunes. Celle qui est vraiment éducatrice pourra travailler dans ces communautés où elle aura bien plus de possibilités d’intervention que dans le cercle étroit de ses propres enfants. C’est ainsi que se rencontrent et se conditionnent les idées de la nouvelle Jeunesse et celles des femmes modernes. » Autour de Bernfeld se regroupent des psychanalystes et certains simples auditeurs assidus de la société de Vienne et les idées rencontrent un écho favorable autant chez Reich ou Fenichel que chez Willi Hoffer, Heinz Hartmann, Robert Waelder, Richard Sterba ou René Spitz.

Préciser un tel contexte permet de mieux situer ces portraits exacts et documentés que l’auteure brosse, avec une réelle élégance de style, de Aichorn, Zulliger et Pfister. Nous ne les résumerons pas, laissant au lecteur le plaisir de la découverte. Filons plutôt la piste des lignes de convergences et de divergences, des alliances nécessaires et des malentendus féconds. Une des premières impressions qui se précise au lecteur tout du long de ce beau livre est que les rapports entre le freudisme (entendu à la fois comme théorie et comme politique de la psychanalyse) sont un excellent instrument de mesure des liens entre la politique et la cité.

L’application de la psychanalyse prend alors la valeur d’une translation. S’il ne s’agit pas d’exporter tel qu’il est le modèle de la cure dans le traitement des souffrances psychiques que le social origine et/ou révèle, il est bien, sur un autre plan, question de préconiser un usage social du savoir freudien. Dans les années 20 du siècle passé, il a pu être attendu de cette application qu’elle produise, en retour, un corpus de connaissance sur l’acte pédagogique ; on ne saurait toutefois conclure, à lire ce livre, qu’une telle production ait vu le jour. Et l’impossible du métier de l’enseignant reste encore à théoriser, même si la prise en compte de l’inconscient a pu permettre de situer clairement des liens que le clinicien consate autant que le fait l’éducateur entre le fait d’être soumis à l’obligation d’apprendre et l’apparition subite de certaines inhibitions ou angoisses.

Freud a soutenu Pfister qui s’alarmait des risques de suicides et de l’existence d’idées délirantes chez les écoliers, il approuvait et estimait les essais de compréhension par Zulliger des inhibitions scolaires et de quelques manifestations de cruauté chez le jeune, symptômes qui selon le pédagogue et psychologue suisse pouvaient se trouver modifiés et même supprimés par ce qu’il nommait des « petites psychothérapies psychanalytiques » faisant large place aux entretiens, à la créations de récits et au jeu. Le compagnonnage avec Aichorn est chose connue, il nous est extrêmement bien narré dans ce livre.

Le temps des noces heureuses ne dura pas aussi longtemps que ne l’avaient désiré, chacun à leur façon ces trois pionniers : Zulliger, Pfister et Aichorn. Non qu’il y ait eut crise, rupture ou désavœu. Et jamais Freud n’empêcha sa fille de se passionner pour ce qui restait de ce mouvement, comme nous l’avons vu à propos de M. Montessori.

Mais la théorisation freudienne et de même, rajouterais-je la structuration même de l’appareil politique de la psychanalyse, ne prédisposait pas tant que ça la psychanalyse à un usage social tout de prévention démocratique. L’évolution historique et politique tout autant. L’heureux temps de Vienne la rouge et de Budapest l’insurgée avait été dévoré par l’histoire. En Russie également, la psychanalyse encore tolérée au début du bolchevisme était devenue objet d’anathèmes – elle sera interdite par Staline en 1936- et les jardins d’enfants qui prolongeaient dans ce lointain pays les principes de la pédagogie psychanalytique furent sommés de fermer leurs portes.

Freud lui aussi, solitaire bien qu’entouré et courtisé, s’il se montre des plus favorables à ce que les principes de l’éducation soient civilisés par la reconnaissance de la sexualité infantile et des mécanismes de l’inconscient, exprime dès 1927, dans l’Avenir d’une Illusion, à quel point l’éducation à la réalité se doit d’autoriser et de ménager au cœur du sujet une capacité de « désillusion ». En 1933 il met encore en garde, au début de ce que nous classons maintenant comme sa XXXIV° Conférence, les éducateurs, et sans doute l’ensemble de ses lecteurs, contre les excès menaçant de l’éducation.

Si certains de nos contemporains ont pris appui sur ces notations freudiennes pour imposer l’icône d’une Freud anti-pédagogue, nous ne trouverons pas en ce livre de quoi se précipiter dans de telles assertions, qui nous semblent par trop expéditives. Pédagogie et Psychanalyse, une distinction s’impose, non une opposition tranchée. Et des questions alors peuvent voire le jour : si on peut aider l’enfant par une bonne pratique pédagogique aidée par la psychanalyse, il ne saurait être question de penser qu’on puisse éduquer le plus indestructible du désir. Le coup de frein imposé par Freud provient aussi de la modification qu’il infligea à ce qu’avait de trop solaire ou univoque sa théorie de la sublimation. Et sa méfiance tardive contre ce que serait une vie entièrement vouée aux abstractions sublimatoires et aux idéaux.

Refermant ce livre je me suis surpris à penser que cette jolie tranche d’histoire qu’il nous offre n’était pas sans prolongements, loin d’en faut ; ces courants de Pédagogie Psychanalytique ne se sont-ils pas prolongés, dans l’œuvre de F. Dolto ou de M. Mannoni ? Dans certaines inventions institutionnelles aussi. Et continuant à songer de la sorte, il me vint que Freud et le mouvement de Pédagogie psychanalytique était un livre de combats possibles à l’heure où les R.A.S.E.D. et de façon plus globale l’abord clinique de l’élève sont mis cruellement à la casse dans nos institutions d’enseignement.

Olivier Douville