David F. Allen

Critique de la raison psychiatrique. Éléments pour une histoire raisonnée de la schizophrénie.

Toulouse, Érès, 1999

Par Olivier Douville

David F. Allen fait ici un travail d'historien qui n'est pas vain, dans la mesure où sa méthode est solidement adossée à un véritable projet épistémologique, projet qui fait parfois défaut dans de nombreux travaux portant sur la schizophrénie. Il s'agit bien sûr d'un travail de déconstruction, mais on trouve dans ce livre sans doute plus encore que l'édification d'un mode de connaissance critique d'une des notions phares de la psychiatrie.

David F. Allen sait exposer les incidences des positions subjectives sur la pratique et sur sa théorisation. En ce sens la consistance de la psychiatrie se trouve explorée, dans ses modes de construction dogmatique et par rapport aux modalités d'engagement de chacun dans la rencontre avec le patient. Nous ne saurions alors tenir pour naturelles les diverses modalités d'évolution et de maniement des conceptions nosologiques.

David F. Allen, jouant d'une érudition peu commune (qui vaut ici, fort heureusement, présence d'argument et non administration de preuve) démontre en quoi la cristallisation de la nosologie qui a donné longue durée à la notion de schizophrénie participe le plus souvent d'une attitude peu rigoureuse et peu critiquée. Cette attitude consiste à affirmer a priori le caractère pathologique de tel ou tel trait, de tel ou tel phénomène, repéré en fonction d'une adhésion plus ou moins floue à des conceptions éparses et pré établies des supposées césures entre normal et pathologique. L'auteur repère avec précision et bonheur en quoi la volonté de réduire au morbide des sujets en exclusion ou en déstructuration des rapports sociaux et / ou de parenté, vient superposer de façon abusive la variété des modes de situations de l'individu dans le social et l'économique à du tableau clinique. Il n'en fallait pas moins pour permettre à l'auteur de s'insurger, avec une plume prompte à batailler avec style -grand style, parfois !- contre la réduction idéologique de la psychiatrie. À entendre sans doute l'idéologie au sens que lui donne K. Marx dans L'Idéologie allemande : prendre un état de fait pour un état de droit.

Retraçant une << Petite archéologie d'un trou épistémologique >>, l'auteur interroge les modes de contournement des problématiques inhérentes à la construction d'un objet clinique et psychopathologique, repérant, comme il se doit quelques continuités dans les modes de succession et de répétition des impasses heuristiques et herméneutiques, souvent recouvertes par des certitudes dogmatiques. En ce sens il lui fallait encore mettre en lumière le tour de passe-passe qui consiste à faire de la chronologie à rebours, et qui a voulu légitimer une catégorie de la nosologie en la faisant fonctionner sur un personnage littéraire. Ce grand << seigneur latent >> (Mallarmé) qu'est Hamlet s'est proposé à de nombreux essais psychopathologiques et diagnostics des personnages littéraires. Stern et Whiles ne se privent pas de le réduire à un cas princeps de schizophrénie. Lisant sur ce dernier point de démonstration de David F. Allen, je n'ai pu manquer de rencontrer ici deux auteurs, peut-être ignoré de lui, P. Bayard d'une part, qui à partir d'une très vaste recension des études psychopathologiques et psychanalytique (de Jones à Green) sur le héros shakespearien, a su montrer comment il servait de caution transhistorique, d'autre part C. Wacjman qui, dans son érudit et désopilant Fous de Rousseau, informe le lecteur des broderies psychobiographiques les plus effarantes à propos de Jean-Jacques. D. F. Allen n'oublie pas que ce qui fait la consistance d'un personnage et revient à démontrer alors, en incidente très justifiées, en quoi c'est le travail de l'écriture - et non une psychologie du héros - qui dévoile les modes de nouage et de dénouage des dialectiques du désir, voire de la fixité du fantasme.

Ce livre qui donne donc beaucoup a presque contre lui la qualité et la particularité de son écriture qui trahit un goût parfois immodéré de l'auteur pour le bon mot, la flèche qui tombe juste, la bataille de plume. Tout cela s'appelle du style et nous voilà changé bien agréablement des modes si raisonnablement fades et académiques sous lesquels on écrit aujourd'hui, alors que les débats à mener s'annoncent rudes. Mais, si le ton polémique séduit et l'érudition impressionne, le lecteur aurait tort de rester sur ce genre de sentiment devant une telle somme. J'aimerai en quelques lignes esquisser les raisons qui permettent de compter ce texte au nombre des rares éléments actuels dans le débat psychiatrie / psychanalyse. Il va de soi que son titre << Critique de la raison psychiatrique >> ne s'atteint et ne se dévoile qu'en raison du sous-titre << Éléments pour une histoire raisonnée de la schizophrénie >>. Ou, plus exactement s'il semble qu'il y ait un pont difficilement franchissable du sous-titre au titre, dans la mesure où il n'y a pas à parier que l'existence d'une seule << raison psychiatrique >>, il n'en reste pas moins que le projet de ce livre ne peut que se prolonger chez chaque lecteur attentif par une réflexion sur l'actuel de la psychiatrie. Les fautes cliniques et épistémologiques qui conduisirent à cet usage facile, factice et totalitaire du mot de schizophrénie, ne signalent pas un moment d'accident de la théorisation psychopathologique. Si la "fétichisation" de la marchandise conceptuelle de cette notion amphibologique de schizophrénie devait être démontrée et démontée c'est aussi, et surtout, parce qu'aujourd'hui, l'incurie scientiste venant promouvoir et imposer un mode de diagnostic standard en faisant l'impasse sur la réflexion et le discussion (plus de disputatio clinique !) régnera plus encore si est admise, sans qu'il y ait à s'opposer et à répliquer, la pensée unique des DSM III et IV.

Le projet de retracer l'histoire d'une notion trouve ici sa pleine légitimité, nous éclairant sur nos propres fortunes et infortunes de conceptualisation du réel clinique et du fait psychopathologique, aujourd'hui. Ce livre a bien pour lui des vertus de cohérence et un retentissement actuel.

Olivier Douville