Clinique psychanalytique de l’exclusion - Sous la direction d’Olivier Douville - Paris Dunod 2012

Par Robert Samacher

Olivier Douville reprend dans ce livre les thèmes de l’exil et de l’exclusion déjà au travail dans le n° 3 « Les sites de l’exil » et le n° 4 « L’exil intérieur » de la nouvelle série de la revue Psychologie Clinique sous la direction d’Olivier Douville et de Michèle Huguet, respectivement au printemps 1997 et automne 1997.

D’après les auteurs, ce livre collectif serait le premier à explorer les différentes facettes des effets subjectifs des exclusions et des précarisations à tous les âges de la vie. Son intérêt est de mettre l’accent sur les réponses institutionnelles et leurs possibles impasses dans la prise en charge des personnes exclues, exilées, en situation de précarité.. Les différents auteurs cliniciens face à la précarisation des rapports sociaux et familiaux exposent ici des pratiques de soin marquées par le souci de se laisser guider par autrui. Les auteurs traitent des atteintes et des destructions provoquées au niveau du corps du fait de la rupture du lien social qui atteint aussi le langage. Ils sont impliqués dans des formes de réseaux ou d’institutions de soin où s’entremêlent puis se spécifient progressivement des niveaux d’accueil individuels et relationnels, d’une part, collectifs et institutionnels d’autre part. Douville précise le projet de ce livre : s’il traite d’une clinique de l’exclusion, il n’a pas pour projet de « récupérer » les souffrances occasionnées par les injustices économiques, il ne les traite comme des troubles psychiques. Les auteurs reconnaissent qu’il existe une réelle douleur d’exister chez les personnes en grande précarité, mais leur projet est dépasser les frontières entre le social et le sanitaire.

Dans la première partie : « Incidences subjectives de l’exclusion et de la précarisation », Douville traite de « De l’exil à l’exil intérieur » : Il reprend la notion d’ « Exil », « questions anthropologiques et cliniques au vif de la pratique » et il pose la question de la place donnée à la théorie du lien social. Il se réfère surtout à une anthropologie psychanalytique prenant appui sur la conceptualisation freudienne et lacanienne.

De son point de vue, « l’objet princeps d’une anthropologie psychanalytique est l’étude des processus d’humanisation et d’institution du sujet. Ce n’est pas l’opposition entre sujet et collectif qui retient l’attention du psychanalyste. La dimension symptomatique du lien social réside en ce que l’accroche au semblable met à mal le narcissisme du sujet. S’il y a appel au prochain, peut-il être entendu quand on est un exilé ? Dans de tels contextes, comment être sujet et s’inscrire dans une société avec des possibilités de transmission, d’héritages et de pertes?

Au plan des recherches, l’auteur se réfère à la sociologie avec l’Ecole de Chicago et l’anthropologie du contemporain qui, avec et après G. Balandier, se sont intéressés à la structure négative de la société : l’exclusion. L’accroissement des contradictions sociales à partir des systèmes d’exclusion, amène à considérer la catégorie des exclus pour elle-même, et l’auteur s’y emploie rompant ainsi avec les recherches sociologiques de R. Linton, voire avec G. Devereux.

Dans son projet, Douville tente d’ouvrir à une compréhension d’une phénoménologie et d’une métapsychologie des effets psychiques de ces exils au risque du non-lieu, ce qu’il nomme « exil fractal ». Il postule que c’est « autour des nouages entre langue, demeure, nom et mort qu’une telle approche peut s’ouvrir et qu’elle accueillera de plus en plus la dimension des effets de génération dans l’exil (et donc d’exil dans la génération).

Dans de tels contextes, l’offre des psychanalystes, compte tenu des « modalités subjectives » rencontrées, imposent des pratiques originales…elles apparaissent bien plus comme des temps inaboutis d’orientation par le fantasme, défaut d’inscription du sujet, défaut de nouage entre moi et corps, entre parole et langue. Des signifiants gelés ou des transmissions qui se coagulent dans des corps illettrés, aphasiques, « possédés », donnés pour figés ou accidentés, dans une éternisation de plainte sans conviction…C’est-à-dire l’art de recueillir les affects du forfait, de la misère, de l’angoisse, qui suppose un parti pris sur le destin de la trace dans sa transmission.

Douville traite ensuite Des transmissions en impasse au risque de la dilapidation symbolique où il est question de « la catastrophe subjective qui risque de survenir quand la violence reste sans récit. Des pères en exil qui sont des pères en éclipse, en exil avec les conséquences qui en découlent dans les désorganisations familiales et la coupure entre générations. Les conséquences se traduisent par l’exil, la mélancolisation qui provoque l’incapacité à « nouer le moi au corps » avec meurtre du nom mis à la casse et qui ne transmet plus. Dans de tels contextes le corps subit une ségrégation, Douville souligne le tour féroce pris par les entreprises politiques pour fabriquer du corps de migrant produisant la pétrification de la langue. L’auteur propose également une lecture clinique et anthropologique du travail avec les adolescents issus de la migration pour apporter une précision à l’étude des processus de subjectivation à l’adolescence.

Douville termine ce chapitre par un certain nombre de propositions : Face à ces modifications brutales des montages et des fractures des liens entre identité et altérité, « le clinicien pourrait alors se situer comme un témoin permettant la construction de ce qui n’a pas été réduit à rien dans les cassures généalogiques, les ruptures, un ferment de nouvelles alliances et de nouveaux sites du sujet. » L’exilé dérange nos habitudes de clinicien et de ce fait, il nous incite à penser autrement la clinique, « il révèle ce qu’a fatalement de précaire et de plaqué, de fragile, enfin, la fabrique normative de nos idées. » Les auteurs qui suivent vont affirmer le bien-fondé d’une clinique des effets de l’exil.

Dans le chapitre 2, « Corps exilé et somatisations », Marie Cousein, appréhende l’incidence de l’exil sur le rapport d’un sujet à deux vecteurs de son identité : soit son rapport au corps et à la langue, en posant la question de l’enjeu de la douleur à convertir en matériel psychique s’inscrivant dans un discours et en prenant appui sur un exemple clinique, elle montre comment peut s’élaborer la souffrance psychique. L’auteure invite le clinicien à porter son attention à la dimension corporelle de la psyché et à la douleur ; ainsi, dans sa conclusion, elle considère que toute souffrance narcissique réclame d’être soignée par l’individu mais aussi par le collectif. Le clinicien peut ainsi saisir le reste de relationnel en attente d’une adresse et gardé en vie pour aider le sujet à renouer avec ses capacités subjectives et langagières, c’est-à-dire avec renouer avec soi et avec l’Autre grâce au transfert, dans un discours que le sujet peut s’approprier.

Le chapitre 3 est consacré aux « Bébés précaires. Comment les accueillir ? » écrit par Claude Boukobza, Béatrice Bernard, Malika Mansouri, Laure Quantin, membres de l’équipe d’Accueil Mère-Enfants de l’Hôpital de Saint-Denis qui reçoit des mères et des bébés en situation d’exclusion et de grande précarité. Compte-tenu de l’inadéquation des dispositifs de soin traditionnels, les pratiques de soin dans ce lieu connaissent une inflexion significative. Les soignants sont eux-mêmes amenés à inventer de nouveaux types de rencontre clinique, à l’image de ceux déployés progressivement à l’Unité d’accueil. L’institution joue auprès de ces mères une fonction de tiers que ni le social, ni la famille n’assument. Cette clinique appelée ici psycho-sociale se déroule souvent dans les interstices, les espaces intermédiaires, avec une temporalité spécifique et nécessite un dispositif d’accueil marginal, hybride, « bricolé ». Pour ces cliniciennes, la question qui demeure de façon aiguë est celle du devenir de ces enfants.

Dans le chapitre 4 « Représentation de l’espace urbain et structuration psychique des jeunes en situation de précarité et de violence », Marie-Claude Fourment-Aptekman explore la structuration de l’espace psychique chez des adolescents et adolescentes vivant dans un climat de violence depuis de nombreuses années par l’intermédiaire du dessin. L’auteure constate que la représentation psychique de l’espace ne correspond pas à sa maîtrise pratique, mais aux difficultés du lien à l’autre que ces jeunes connaissent sans doute depuis leur prime enfance. D’après elle, on peut difficilement considérer que l’espace urbain joue un rôle comme contenant psychique, néanmoins les différents contextes (discontinuité relationnelle, ruptures intergénérationnelles, précarité) exercent une influence.

Le chapitre 5 « Quelle vie psychique se fige et se reprend dans l’errance adolescente ? » par Olivier Douville et Virginie Degorge traite de l’errance, celle qui touche certains adolescents rencontrés dans les barres de cités, au sein de divers dispositifs d’aide d’urgence, celle des mineurs en danger dans les rues des mégalopoles africaines et sud-américaines (Mali, Burkina Faso, République du Congo etc.) Les auteurs sont amenés à parler d’une clinique de l’abandon à articuler avec une clinique de la dignité, ces jeunes étant entendus comme des sujets en devenir avec laquelle on travaille l’altérité « à vivre son désir et sa peur de l’altérité, à prendre soin de ce qui est discontinu. Comme la parole humaine, comme la voix humaine, comme la présence, l’absence, etc. » Les auteurs proposent de tenir trois paris ensemble : « celui d’une logique de l’habitat respectée ; celui qu’il existe des fonctions psychiques de cette errance ; celui qui considère des fonctions exploratoires, de domiciliation et de réparation et non seulement des fonctions conservatrices dans l’errance. » Paradigmes à conserver quelles que soient les situations afin d’éviter de s’enfermer dans une clinique déficitaire plaquée ne donnant pas accès à un transfert humain sexué et mortel.

La partie 2 du livre est consacrée aux « Réponses institutionnelles et leurs impasses ».

Le chapitre 6 « Vivre est plus difficile que survivre ? » par Michèle Benhaïm est consacré au clinicien face aux impasses de l’insertion sociale et rend compte de sa tâche dans des contextes extrêmes. Confronté à ‘insupportable de la détresse, pour tenter d’y répondre, l’auteure prend appui sur les trois temps logiques : « le premier recouvre la déambulation du clinicien à la rencontre de l’autre et sa participation à sa mise à l’abri. Le deuxième temps, celui du soin et de la « réanimation » suppose de devoir se confronter à un moment d’affolement d’un sujet soudain « déplacé » géographiquement, socialement et surtout psychiquement. Si l’équipe supporte, contient, étaye, encourage les « ailleurs » et les aller-retour, le temps s’ordonne, l’espace s’ouvre, le sujet s’apaise. Le troisième temps voit émerger des demandes de psychothérapie pour certains « je veux comprendre » comprendre sa propre rencontre avec la « souffrance ». Mais dans le contexte politique actuel, « comment pouvoir inventer et réinventer notre éthique clinique », demande l’auteure. L’urgent est de rétablir un fil unissant la pensée, le corps et l’acte mais cela est d’autant plus compliqué, difficile dans un temps où les lieux d’adresse se réifient du fait de la « désertification du champ de l’Autre et de l’altérité. »

Jusqu’à quand ce meurtre social va-t-il perdurer car pour penser, il faut du temps, réintroduire de l’historicité, être courageux et déterminé. Le clinicien n’en régule pas les besoins, ne formate pas la demande, il ne protège pas l’ordre social …Il bricole, il invente il crée. Il travaille avec et dans le transfert au sein d’un espace d’attente sans objet, ainsi, ne peut-il se situer qu’à rebours des discours dominants…Dans ce lien pacifié qu’il cherche à établir avec des sujets pris dans des situations dites « extrêmes », le clinicien ne peut qu’accueillir la violence du réel, la violence faite au corps, la violence faite à l’autre… « Derrière la violence, ce que le clinicien peut rencontrer, c’est un appel silencieux, ce qui suppose la mise en place d’un cadre sans murs ou d’un trottoir sans divan dans lesquels pourra s’introduire, sous transfert, une face commune entre le sujet et le clinicien en lieu et place du mur qui s’est élevé entre le sujet et le monde. »

Le chapitre 7 est consacré aux « Grandes exclusions et corps extrêmes : de la fabrique du paria » par Olivier Douville, l’auteur tente de dessiner une ligne de partage entre exclusion et précarité, il évoque les solidarités minimales qui existent dans certains lieux : quartiers de banlieue en situation économique précaire, réseaux de solidarité économique, parfois fondés sur le troc, économies marginales ou peu légales. A côté et à l’inverse de ces réseaux, il existe des bribes de social qui ne font pas lien, les exclus se situent dans des « no man’s land », « exilés de l’intérieur », « enfermés dehors ». Pour Douville, « l’exclu n’est alors plus seulement celui qui habite dans des lieux où règnent la misère et le chômage massif, il est celui qui a franchi une ligne, un seuil…il est celui qui a effectué où il s’absente au lien social et à la fraternité du discours ». L’auteur propose pour ces populations le terme de « a-cité ». Les cliniciens sont donc confrontés à ces populations et à ces états nouveaux de dénouage entre l’économie narcissique du sujet et les topos sociaux.

Dans ce chapitre Douville s’intéresse plus particulièrement à ces populations dont il analyse les caractéristiques et les réponses sociales qui leur sont données. De son point de vue, il conviendrait d’accueillir la temporalité psychique particulière de ces sujets, temporalité à raccrocher à des espaces ou l’affect peut être accueilli permettant au sujet de repérer des espaces avec des contenants et des seuils. « Le clinicien doit être en mesure d’offrir une écoute aux formes cliniques et sociales de la mort dans le langage, offrir un effort de rassemblement critique des savoirs pulvérisés sur l’humain, proposer une investigation des formes de la mort sociale ne sont pas d’après l’auteur, des démarches étrangères et antagonistes. »

Toutes ces questions de prise en charge des exclus renvoient à l’organisation institutionnelle et au politique à repenser qui accepte le dénuement de la vie humaine.

Dans le chapitre 8 « Remarques d’une psychiatre-psychanalyste sur les défis que pose la grande exclusion », l’auteure Sylvie Quesemand-Zucca propose de débattre de l’usage répandu du terme de « souffrance psychique » accompagné par une psychologisation des réalités subjectives et collectives. Elle étend son propos aux errances à travers le monde que connaissent aujourd’hui des millions de personnes en perte d’identité et qui s’aggravent sous nos yeux d’observateurs confrontés au devenir à long terme de ces hommes sans papiers, dès lors qu’aucune réaffiliation n’est pas possible pour eux. A quelles maladies psychiques amenés ces sujets en l’absence de toute nomination ? « Questions complexes » écrit l’auteure, car ces errants peuvent également rencontrer les réseaux de criminalisation et de prostitution mondiales. Les usurpations, falsifications et vols d’identités sont devenus une des plus grandes préoccupations mondiales en matière de sécurité. Qu’en est-il en particulier des jeunes pris dans un processus de désaffiliation, de déconstruction psychique et de déshumanisation contemporaine…Qu’est ce qui peut faire loi pour qui n’est pas nommé ? La perversion est éventuellement l’une des réponses, puisque ces sujets sont mis en place d’objet de jouissance passant toutes les frontières. « Quelles instances politiques internationales sauront les nommer et leur donner une adresse autre qu’une poste restante itinérante ou qu’une incarcération pour illégalité d’exister sans nom fixe ? »

Le chapitre 9 « Soumissions marginales : A la recherche d’un temps perdu ou encore quelle clinique des addictions ? » Jean-Paul Mouras rend compte de la relation du toxicomane avec la drogue. Pour l’auteur la toxicomanie est le paradigme d’un grand nombre de discours issus de perspectives diverses, il s’agit d’un milieu complexe qui nécessite une action d’équipe dans une perspective pluridisciplinaire, ce qui exige une communication accrue entre les différents professionnels. Les discours tenus ne s’accordent pas forcément entre eux, Mouras reprend le point de vue psychanalytique afin de préciser les motivations inconscientes qui peuvent pousser un sujet à entrer dans cette trajectoire fréquemment qualifiée de « déviante, ou considérée comme délinquante. » Il évoque les différentes formes psychopathologiques et les réponses sociales données sans oublier de décrire le vécu phénoménologique et les états par lesquels passent ces sujets.

L’auteur pense que le toxicomane peut s’inscrire dans un transfert devenant un lieu « symboligène » et de passage entre « l’inconscient et la culture, lieu de passage entre le singulier et le collectif ». De son point de vue, « le cadre analytique est un espace, où, dans la relation transférentielle, va pouvoir se construire un rêve identaire. Ce rêve prend forme dans la mesure où l’analyste permet un travail de désillusion et de limite, envers du voyage idéal et dramatique de la drogue. » Dans cette même orientation, Mouras développe sa propre conception de la conduite de la cure avec ce type de patient, ce qui suppose une révision de la cure à reconnaître comme une variation de la cure type. Son point de vue est intéressant mais il se discute car on ne peut négliger les difficultés rencontrées pour établir un transfert analytique avec ce type de patient.

Toutes les questions portant sur l’exclusion et les propositions faites dans ce livre me paraissent essentielles. Ce livre dépasse le champ de la psychanalyse et n’est pas sans liens avec la science politique dans la mesure où il s’attaque directement à ce que produit la société capitaliste. La production et la consommation sans limite produit beaucoup de déchet humain, qu’elle n’est pas en mesure de recycler puisqu’elle ne retient que le profit dont elle jouit. Ce déchet qui échappe au discours de la science fait écho aux impasses, à la barbarie et à la non reconnaissance de l’humain dans nos sociétés dîtes modernes et avancées qui bannie ce qui fait l’homme : l’éthique.

Robert Samacher