Louis Armstrong West End Blues

Louis Armstrong, "Satchmo" (1901-1971)

Par Olivier Douville

"Satchmo" "Pops" Louis Armstrong (1901-1971) - West End Blues - 78t - Chicago, 1928-07-28, OKEH

Orchestre : Louis Armstrong and his Hot Five : Louis Armstrong (trompette) ; Fed Robinson (trombone) ; Jimmy Strong (clarinette) ; Earl Hines (piano) ; Mancy Cara banjo) ; Zutty Singleton (batterie)

En 1926, le pianiste Earl Hines et Louis Armstrong jouent ensemble dans l’orchestre du « Sunset Cafe » du violoniste approximatif Carrol Dickerson. C’est là que le trompettiste s’accorde une liberté et une manœuvre d’expression qu’il ne connut jamais auparavant. Soutenu par des musiciens dont la culture musicale allait bien au-delà du strict paysage orléanais, il s’est voulu ce qu’il ne cessera plus d’être tout au long de sa vie : musicien, chanteur et amuseur. Au « Sunset » on doit savoir déchiffrer la musique, et rapidement, car l’orchestre a pour mission d’accompagner de grands spectacles, le plus souvent produits par Percy Venable bonhomme exigeant et picaresque qui aime la diversité, les girls et les jazzmen dotés d'une forte personnalité musicale. Situé en plein quartier noir, le Sunset attire une foule dense et composite. Armstrong en est un important pôle d’attraction.

Les amateurs et aussi les musiciens blancs dégagés des modèles un peu lourds et déjà obsolètes de l'art dePaul Mares ou de Nick la Rocca se pressent pour écouter le nouveau phénomène du jazz. C’est aussi bien Benny Goodman que Jess Stacy ou Bix Beiderbecke qui passent leurs nuits là-bas, les oreilles ouvertes et les yeux écarquillés dans l’espoir de ne pas perdre une miette de ce que produit la conjonction du jeu de Louis d’avec celui d’Earl.

Carrol Dickerson est un musicien incertain doublé d’un solide buveur. La direction de l'établissement, rapidement, se passe de ses services limités et confie la responsabilité de la phalange à Louis Armstrong et la direction musicale à Earl Hines, lequel prend goût à faire jouer de grandes formations. De ces moments « Sunset », avant qu’Armstrong ne se produise au « Vendome » puis au « Metropolitain Theater » sous la direction de Clarence Jones, est née la complicité entre le pianiste et le trompettiste. La liberté rythmique d’Armstrong et sa brillance de soliste ont influencé Hines qui pense sa main droite comme un cuivre caracolant, se jouant avec brio des escarpements qu’elle dessine. Hines a, pour sa part, réduit à peu ce qui restait de stricte fidélité orléanaise chez Armstrong tant il se propose pour un partenaire à part entière expérimentant des formules ryhtmiques inédites.

La complicité entre ces deux musiciens sera captée sur le vif dans les enregistrements de studio de ce second Hot Five. Une des faces les plus célèbres de cet orchestre de studio est ce « West End Blues » (un quartier excentré de la Nouvelle-Orléans cf photo n° 2). Réalisé en juin, cette gravure débute par une introduction complexe, une « cadenza », faite de quatre notes noires très clairement émises, qui introduisent en leur mouvement descendant à la tonalité du morceau. Armstrong ne limite pas son exposé à une note tenue et, à cette solution trop conventionnelle, il préfère substituer une série de notes jouées en cascade dans ces contrastes de mouvements ascendants et descendants qu’il affectionne particulièrement et qui greffe sur une séquence de triolets.

Et là Armstrong accélère le tempo, puisque chaque note de ces triolets possède la même durée que les croches de la mesure précédente. Louis ne s’arrête pas là et la seconde partie de l’introduction, qui est une longue phrase descendante et ornée de courtes boucles ascendantes, place chaque note un peu en décalage du tempo, en un très peu perceptible retard qui crée un sentiment suramplifié de tragique. Jouée en mi bémol avec des passages dans la mineure correspondante (soit le do mineur), émaillée de tierce et septième diminuée d’un temi-ton ècette diminution de la tierce ou de la septième n’est rien d’autre que ce qu’on appelle poétiquement et de façon vague la note bleue), cette introduction qui se clôt sur le septième de dominante est ce qui a été enregistré de plus complexe, de plus audacieux et de plus équilibré à la trompette à cette époque.

La musique de jazz en sortira changée. Etre soliste ne sera plus une coquetterie mais une aventure responsable et risquée. Red Allen, Jabbo Smith, et plus tard, les grands du swing peuvent maintenant venir qu’ils soient trompettistes ou saxophonistes. Ils sont tous à l’école d’Arsmtrong, maintenant . De plus ce disque est riche d’un solo inspiré et flamboyant de Hines, tout aussi capricant et moderne que l’est Armstrong, mais pas encore au niveau de la logique de construction et de la force émotionnelle du trompettiste. Les autres solistes mélodiques sont ici en totale perdition. On ne leur en veut tant ils savent se faire discrets, humblement effacés. Le médiocre et court solo de Robinson (mais Ory aurait été tonitruant) joue la fonction d’une pause avant un beau vocal d’Armstrong. Le denier passage de trompette qui s’ouvre sur un si bémol joué à l’octave supérieure est tout en tension de la note tenue sur quatre mesure. Ce qui suit est d’une beauté et d’une complexité rythmique et harmonique à couper le souffle. Bien évidemment nul ne pourrait porter au seul crédit des vertus de l’improvisation et du génie spontanné du moment une telle réussite. Cette version du beau thème classique de King Oliver est un manifeste avant-gardiste.

Louis Armstrong y a condensé et magnifié des trouvailles et des formules qu’il a patiemment mises au poin,au moins, une année durant. La synthèse géniale qu’il en opère ici fait de ce « West End Blues » un disque phare de toute la musique du XX° siècle. L’architecte Le Corbusier qui savait ce qu’être bâtisseur veut dire parlait à son propos d’ « élan gothique ».

Olivier Douville