Too Much Mustard

"Jim" Europe - Lt. James Reese

Par Olivier Douville

Too Much Mustard - "Jim" Europe - Lt. James Reese (1881-1919) - 78t - New York, 1913-12-29, Victor talking Machine - Orchestre : Jim Europe (chef d’orchestre) ; Cricket Smith (trompette) ; non identifé (trombone) ; Edgard Campbell (clarinette) ; Fred Covite (flute ) ; George De Leon (basson) ; Tacry Cooper, George Smith, Waltker Scott (violons) ; Leonard Smith, Ford T. Dabney (pianos) ; cinq banjoïstes et joueurs de mandolines non identifiés ; Charles « Buddy » Gilmore (batterie)

Dans la mesure où le métier des armes était réservé aux gens de "bonne extraction", on ne comptait pas beaucoup de noirs avant l'Emancipation qui étaient familiarisés avec le maniement des armes militaires et des instruments de musique militaire, dont, en premeir lieu les cuivres.

En dépit de l'absence de tout régiment noir régulier, quelqus fanfares noires eurent leur heure de gloire au XIX° siècle. La plus célèbre fut celle du chef d'orchestre, virtuose de l'ancêtre du cornet à piston : le cornet à clef, compositeur et arrangeur, Frank Johnson, en provenance de la Martinique qui la dirigea de 1839 à 1846, environ. Cet ensemble où jouèrent William Appo, Aaron J. R. Connor et Edward Roland fit des tournées en Grande-Bretagne, son chef ramena de Londres quelques valses de J. Strauss et son chef reçut des mains de la Reine Victoria une trompette tout en argent. L'orchestre, dirigé ensuite par Joe Anderson, se divisa en deux phalanges : L'"Excelsior Band" et le "Frank Jone's Orchestra". Selon divers témoignages de l'époque, la musique de ces fanfares étaient brillante et académique et elle reposait sur un répertoire très hétérogène où, à côté des hymnes et des marches, se trouvaient des pages de compositeurs "classiques" simplifiées et faiblement syncopées. Un autre jalon entre musique européenne et américaines est dû à un étudiant en musique noir, Harry T. Burleigh qui fit découvrir des airs du folklore noir américain à son professeur Anton Dvorak lorsque ce dernier pris en 1892 la direction du conservatoire national de New York. La symphonie du nouveau monde est riche de références à ce folklore.

Cette dilection que marquaient les chefs d'orchestre noirs pour ce répertoire mélangé et "convenable" traduisait les idéaux d'intégration et d'assimilation de la classe montante noire, idéaux qu'on pouvait tout à fait reconnaître dans les thèses de Booker T. Washington.

Cette façon de blanchiement à laquelle les orchestres de Noble Sissle ou de Fate Marable restèrent fidèles, n'était pas encore le signe d'une esthétisation imposée à la musique des noirs d'Amérique par les idéaux de la commercialisation et du show-bizzness propre à l'industrie américaine du spectacle, c'était la marque d'un syncrétisme dû à une volonté d'acculturation. Les orchestres new-yorkais du début du XX° siècle, dont celui de Jim Europe, sont les héritiers de ces fanfares du XIX°siècle.

Doté d’une bonne éducation musicale, Jim Europe, violoniste, pianiste, chef d’orchestre et compositeur né en 1880, devient en 1904 directeur de l’US Marine Band. Il fonde des centres de musique et de danse à New York dont, surtout, en 1906, le « Clef Club », qui compte près de cent musiciens et est riche de 10 pianos. Cette organisation qui tient de la loge maçonnique et du centre culturel pour artistes noirs fait aussi bien des promotions pour des spectacles. Europe dirige le gigantesque Clef Club Symphony Orchestra à trois reprise à Carnegie Hall, ce sera le premier concert « noir » aux U.S.A. Il est pour beaucoup dans le développement d’une musique noire pour orchestre étoffé, creuset dont seront issues des phalanges importantes dont celle de Fletcher Henderson.

En 1910 Europe fonde son « Europe’s Society Orchestra » qui sert d’écrin aux prestations du couple de danseurs Vernon et Irène Castle (cf la photo ci-dessous et les film "The Story of Vernon and Irene Castle" de H.C. Potter, 1939, avec le couple Fred Astaire et Ginger Rogers et Sonny Lamont). Il compose la fameuse danse « Cakewalk » qui lance la mode du fox-trot dans les salles de danse les plus huppées. En 1913-1914, il enregistre pour Victor les premiers disques de jazz d’un ensemble entièrement noir. La confirmation de sa gloire renvoie à un événement extraordinairement spectaculaire.Sur la scène du Carnegie Hall Europe dirige une formation à l’effectif énorme qui donne le premier concert « noir » aux U.S.A..

1917 : les U.S.A. entrent en guerre. Europe qui, entre temps a quitté le "Clef Club" pour fonder le "Tempo Club" dont il devient rapidement président, s’enrôle avec Noble Sissle l’armée américaine ; il dirige la musique du 15° régiment de mitrailleurs du corps expéditionnaire qui, en France, devient le 369° régiment d’infanterie (Les « Hellfighters »), Noble Sissle au violon, Russel Smith à la trompette, et le tromboniste Herb Fleming s’y illustrent abondamment. Les musiciens qui font des tournées à l’arrière pour remonter le moral des blessés, donnent aussi une série de concerts. Il en est ainsi de l'orchestre du "Lieut. Jim Europe (himself) and his famous 369th US Infantry Jazz Band, Direct from the Fighting fronts in France" (sic), dont le chef qui a subi une ataque au gaz en juin 1917 est hospitalisé puis retenu à Paris. L’orchestre s’illustre dans les casernes, et les hôpitaux et s’illustre au Théâtre des Champs Elysées le 18 août 1918 en clôture de la conférence de la paix interalliée, puis au Jardin des Tuileries une semaine plus tard.

Lors de la guerre, sur les quatre millions d’engagés américains, à peu près 13 % du contingent est constitué de Noirs américains,et parmi eux, beaucoup ont en charge l'intendance mais d'autres e retrouvent dans plusieurs orchestres chargés de distraire les troupes. En l’absence de toute promotion et de diffusion de disques, ces formations ont eu un impact restreint, limité au seul public ayant eu la chance de les écouter. Parmi ces musiciens, le bluesman Lonnie Johnson séjourne plusieurs mois à Londres en 1917. En 1918 les Seven Black Devils, dirigés par Tym et rattachés au 350e régiment d’artillerie, sillonnent la France. On mentionnera également les Black Devils dont le tambour major n’est autre que Willie Wmith, le futur pianiste stride Willie Smith surnommé « The Lion » en raison de sa vaillance aux combats, Will Wodery qui épaulera le jeune Duke Ellington dans ses premières orchestrations, ou encore le jazz band blanc du Scrapp Iraon Jazz Band qui se produira lui lors de la Conférence de la Paix à Versailles.

Ce morceau est enregistré avant la carrière militaire de Jim Europe. Très sautillant, il dégage une énergie torride à la hauteur de son titre. Le jeu du batteur Buddie Gilmore -estimé comme étant, historiquement, le premier batteur de jazz- est à souligner tant il fait la part belle aux accessoires.Ce musicien restera fidèle à Paris et se produira au dancing "Le Clover" en 1919, la même année, on pourra l'entendre, du 9 au 17 juillet, au Palais du Trocadéro au sein du "Negro Syncopated orchestra". Il se produira avec sa grosse caisse, sa caisse claire et tout un assemblage de cymbales et d'accessoires de percussion. Darius Milhaud transposera ce que lui apprit Gilmore, dont le jeu l'impressionna tant, dans une pièce comme "Concerto pour batterie et petit orchestre" écrite à la fin des années 1920. On entend également Gilmore à son avantage dans une autre face gravée avec Europe "Castle Hosue Rag", en 1914, dans lequel il prend, chose inouïe à l'époque, un solo de seize mesures à la caisse claire construisant son discours par pièces de quatre mesures au sein desquels on discerne des audaces (succession de triolets, séquence croche pointée-double croche !)

Europe trouvera la mort à Boston, en 1919, tué d’un coup de couteau au terme d’une violente dispute par son batteur du moment Herbert Wright.

Si on crédite généralement Joe Oliver d’avoir avec son « Creole Jazz Band » donné au jazz ses premiers titres de références en 1923, il ne faudrait point méconnaître les œuvres gravées bien plus tôt par des musiciens qui ont pu, sans trahir les racines du folklore noir, donner au jazz naissant ses premiers arrangements. Jim Europe, avant tout mais aussi les new-yorkais Will Vodery et Hugie Woolford.

Le trompettiste Crickett Smith séjournera à Paris ; le 2 décembre 1929, il figurera dans l'orchestre "jazz" du pianiste Dan Parrish qui assiste Jean Cocteau lors de l'enregistrement de deux pièces de son recueil "Opéra" ("La Toison d'or" et "Les voleurs d'enfants")

Bien des décennies après le fin de l'ère "Europe", le "Paragon Ragtime Orchestra" qui fut fondé en 1985 et dirigé par Rick Benjamin, par ailleurs piansite et tubiste, s'est donné pour mission de recréer les partitions orchestrales des premiers compositeurs de ragtime. Un enregistrement gravé en 2003 fait revivre les musiques pour scène de James Resse Europe, Will Marion Cook, et de quelques autres membres éminents du "Clef Club": il s'agit de "Black Manhattant" (New World Record).

Olivier Douville