Strange Fruit "Lady Day" Holiday - Eleanora Billie (1915-1959) - 78t - New York, 1939-04-20
Commodore Orchestre : Billie Holiday and her Orchestra : Billie Holiday (vocal) ; Frankie Newton (trompette) ; Tab Smith (saxophone alto, saxxophone soprano) ; Kenneth Holton Stanley Payne (saxophone ténor) ; Sonny Whithe (piano) ; Jimmy Mc Lin (guitare) ; Eddie Dougherty (batteire)
Telles sont les paroles dues à un enseignant blanc et juif, Abel Meeropol, plus connu sous son nom de plume Lewis Allan, que Bille Holiday s’aventure à chanter un soir, au « Café Society » de New York . Nous sommes au début de l’année 1939. Quant elle achève de chanter cette chanson –avec la peur au ventre de quitter un répertoire de midinette pour s’attaquer si frontalement à la haine raciale- il se fait un silence de mort. Puis quelqu’un se met à frapper dans ses mains avec ce qu’il faut de maladresse empressée et de nervosité pour que la salle, entière, rejoigne ses clappements de mains et applaudisse, touot à la fois émue reconnaissante et sidérée, durant un très long moment.
Le « Cafe Society » est un endroit très inhabituel refusant toute ségrégation. Des gauchistes, sans doute, ses jeunes propriétaires qui décrétent que leur club était définitivement « le mauvais choix pour des gens de droite ». Sarah Vaughan, Charlie Chaplin, Errol Flynn, Lauren Bacall, Teddy Wilson et Zero Mostel s’y sentent fort bien, eux, et ils s’y produisent. Des grandes fresques ornent les murs et un Hitler caricatural et simiesque est pendu au plafond, non loin des vestiaires.
Il n’y a sans doute que dans un tel endroit, intelligent, généreux, crépitant d'humour et accueillant que Billie peut créer sa chanson « Srange Fruit ».
La chanteuse, sans rien revendiquer, rentre dans l’histoire de la chanson politique, et au-delà, elle s’inscrit dans la lutte pour la survie (puis pour les droits civiques) du peuple afro-américain ; selon le producteur légendaire et avisé Ahmet Ertegun (qui fonde la marque « Atlantic » en 1947) c’était « une déclaration de guerre ". Angela Davis, à son tour, reconnaît que « Strange Fruit » « a replacé la protestation et la résistance au centre de la culture musicale noire contemporaine ».
À l’époque où Billie accepte cette chanson qu’elle adoptera très vite, il y a moins de lynchage reconnus ou revendiqués qu'au début du siècle ou qu'après la première guerre mondiale. Cette odieuse pratique du meurtre raciste qui fit quelques 3800 victimes de 1899 à 1940 continue néanmoins mais elle se fait un peu honteuse, on lynche en douce mais une chape de silenciation ne recouvre pas totalement de tels crimes de son vernis glacé la multiplication des moyens de communication, leurs avancées technologiques ainsi que l'émergence d'une presse plus engagée ou à sensation, rendent plus lisibles l'horreur de ces actes.,. Chanter « Strange Fruit » comme le fait Billie, puis peu après Josh White, n’est certes pas un combat d’arrière-garde. Œuvre de mémoire ce « song » et son interprétation sont plus encore des traces indélébiles qui, s’ils ne peuvent éviter la perpétuation des meurtres, combattent, du moins, l’effacement de leurs traces. Billie se souvient aussi de la mort de son père, Clarence, qui jouait de la guitare et à l'occasion du banjo dans l'orchestre de Fletcher Henderson puis dans la phalange dirigée par Don Redman. Clarence était de santé fragile, ayant inhalé des gaz toxiques lorsqu'il était en France soldat de l'armée américaine en 1917.En mars 1937, alors qu'il était en tournée avec l'orchestre de ce dernier il contacta une bronchite qui s'aggrave et ne peut recevoir, ils étaient au Texas, le moindre soin hospitalier en raison de la ségrégation en vigueur dans les lieux de soin. Le temps qu'ils rejoignent Dallas, la maladie avait fait son œuvre et il décéda dans une aile réservée aux noirs d'un hôpital militaire.
Chanter et adopter "strange fruit" c’est déjà heurter bien des résistances. On se souvient ici que ce titre sera banni des ondes de la radio sud-africaine tout le temps que dura l’apartheid. Sidney Bechet joue avec lyrisme la mélodie de cette chanson et l’enregistre pour Victor, le 13 septembre 1941, en compagnie du pianiste Willie Smith « the Lion » et du merveilleux guitariste Everett Barksdale (le partenaire idéal de A. Tatum; un peu oublié aujourd'hui, on ne sait trop pourquoi). Même s’il n’y figure pas les paroles, la compagnie va geler de longues années les sorties de ce disque. « Commodore », firme plus militante, créée par Milt Gabler afin de n’enregistrer que du jazz, et le plus novateur et authentique qui soit, fait preuve d’un courage certain.
Il fut écrit bien des choses expéditives sur une supposée indifférence ou incompréhension qu'aurait manifesté Billie devant les paroles de cette chanson et leur charge métaphorique. Nous retrouvons trace de cette fable d'une Billie illettrée perplexe devant son texte dans la dernière biographie de la chanteuse, écrite p r Donald Clarke... Ce n'est pas ce que dit la chanteuse : " j'ai créé la chanson qui allait devenir mon cri de révolte, Srange Fruit. Le point de départ était un poème de Lewis Allen que j'avais connu au Cafe Society ; dès qu'il me l'a montré, j'ai été bouleversée".
Le seul critère esthétique qui tienne le coup devant cette œuvre intimidante et poignante est bien celui qui rend hommage au talent de diseuse de la chanteuse à sa sobriété, son respect du texte, son mépris du pathos. Par ces vertus qu’elle porte à une fort haute expression, Billie touche la mémoire et le cœur de chacun. Sa diction est splendide, âpre et lisse, avec une pointe d’accent du sud. On notera aussi que les producteurs inquiets à l’idée que le disque, compte tenu de l’aspect ramassé des paroles, ne puisse durer tout le temps d’une face de 78 tours, ont demandé au pianiste de développer une longue introduction.
Sonny White, qui fut longtemps le pianiste de Sidney Bechet, joue ici en si bémol des mesures préliminaires qui ont la beauté et la pudeur des préludes de Chopin.
Il a fallu quatre heures d’enregistrement et de travail du son en studio, pour réaliser cette version. Au verso du 78 tours, se trouve le très émouvant « Fine and Mellow », le thème fétiche de Billie, la même séance ayant aussi donnée un merveilleux « Yesterdays » ou le saxophone ténor Kenneth Holton montre qu’il a tout compris des leçons de Lester Young, et un entraînant mais moins original « I Got a Right to Sing the Blues »
Billie a enregistré « Strange Fruit » à nouveau pour Commodore et lors du concert « Jazz at the Philarmonic » (1945). Il existe également une version effectuée en 1951 dans le club de George Wein le « Storyville », une version de studio en 1956, enfin, une émission de télévision tournée à Londres en février 1959. Si elles sont toutes bouleversantes, aucune ne possède la directe simplicité et le cristal de la version originale.
Olivier Douville