Singin' The Blues

Frank Trumbauer

Par Olivier Douville

Trumbauer "Tram" Trumbauer - (1901-1956) - 78t - New York, 1927-02-04, OKEH

Orchestre : Frank Trumbauer and his orchestra : Frank Trumbauer (C mélody sax, leader) ; Bix Beiderbecke (cornet) ; Jimmy Dorsey (clarinette et saxophone alto) ; Miff Mole (trombone) ; Paul Mertz (piano) ; Eddie Lang (guitare) ; Chauncey Morehouse (batterie)

Trumbauer est, à jamais, le grand commensal de Bix Beiderbecke avec qui il joue chez Goldkette (alors qu’il en dirige l’orchestre), Rollini et Whiteman, et qu’il accueille dans son propre groupe.

Elevé à Saint Louis il débute très tôt l’étude de la musique en essayant son talent bourgeonnant sur des instruments divers. .Il opte pour une bizarrerie instrumentale, un objet hybride et dont il fera le meilleur usage : le C melody sax (cf. Photo n° 3) . On pourrait traduite saxophone en ut, mais la chose n’a pas tout à fait son rang dans la famille des saxophones, il s’agit plus d’un objet musical flottant, imaginé par les marchands de musique au début du XX° siècle et dont la raison de son succès était de permettre aux très nombreux saxophonistes amateurs de jouer directement sur les partitions écrites en ut (celles écites donc pour le piano, la voix ou le violon). Il se rapproche de la catégorie des bois, non transpositeur (puisque fixé en ut), et dont la tessiture pour celui joué par Trumbaueur comme pour la plupart des instruments de cet ordre le situe entre les saxophones ténor et alto ; fabriqué essentiellement aux U.S.A., mais n'a pas survécu à la crise de 1929.

Le C-melody, en ut, joue une octave en dessous des notes écrites (comme le chanteur ténor) ; il permet de jouer, sur les modèles anciens, depuis le si grave jusqu’au fa aigu; sa sonorité est d’une rondeur agréable.

Par la suite, Trambauer s’illustre au cornet et joue de divers bois (hautbois et basson). En 1925, il est directeur musical d’un groupe patronné l’impresario et chef d’orchestre Jean Goldkette. C’est à l’ »Arcadia Balrroom » de Saint Louis qu’il fait la rencontre décisive de Bix Beiderbekce. Ils ne se quitteront plus. Si ses premières influences stylistiques furent celles des saxophonistes rococo et virtuose il a pris, comme tant d’autres à son époque la voie royale qui mène au jazz et qui est celle de l’écoute attentive des cornettistes et trompettistes. King Oliver, certes, mais aussi et surtout Louis Armstrong puis Bix Beiderbecke.

L’influence qu’il eut en retour sur Bix ne fut pas mince, elle non plus. Il l’aida à construire des solos et à son contact Bix prit plus soin encore de sa sonorité. Le jeu de « Tram » était d’une grande douceur, d’une belle logique et sa sonorité limpide et tendre a sans doute été entendue par nombre de jeunes jazzmen blancs ou noirs. Lester Young s’est, par exemple, toujours montré très déférent vis-à-vis de lui, le citait à plus d’une reprise comme son unique source d’inspiration.

Le thème « Singin’ the Blues » est signé de C. Conrad et du pianiste de l’ "O.D.J.B.", J. Russel Robinson. Le déjà antique "O.D.J.B." avait gravé ce titre en 1920, et, la même année, deux stars du music hall américain l’avaient gravé elles aussi, Nora Bayes et Alleen Stanley. Bix et Tram connaissent bien ce morceau qu’ils ont pris l’habitude de jouer ensemble depuis un an, environ. Ils renouvellent du tout au tout le cadre d’interprétation conventionnelle d’un tel air. Par le choix d’un tempo assez lent, et, surtout par l’ordre d’introduction des solos. Il s’agit sans doute d’une des toutes premières, sinon la première, interprétation d’une ballade qui en passe par une construction en harmonique très différente de celle d’un blues traditionnel. À cette époque tout ce qui était une ballade prise sur un tempo lent risquait de se retrouver immédiatement nappé d’une épaisse sauce de violonistiques guimauves. Cette face est un long duo entre Bix et Tram. S’ils jouent chacun trente-deux mesure, Tram ouvrant le bal, on saisit bien que chacune de ces deux parties sous entend ce qui va se produire ou s’est passée dans l’autre. La présence d’un tiers qui accompagne à la perfection le saxophoniste et le cornettiste fait un lien supplémentaire. C’est le guitariste Eddie Lang, sans doute le seul de tous les musiciens de l’orchestre capable de se situer au niveau d’audace et d’invention des deux souffleurs et qui leur offre des contrepoints d’une beauté et d’une limpidité telle qu’on dirait qu’ils surgissent pour se fondre au sein de chacun de ses deux solos, et non pas tant pour ne leur servir que de toile de fond ou même de réplique.

Les solos de Tram et de Bix ont tant été copiés qu’il est certain que ce disque a marqué un tournant dans l’histoire du jazz en émancipant la fonction soliste, en dévoilant et assummant son risque, sa solitude, en se faisant le manifeste de la a recherche d’un dialogue, dans ce qui est le premier manifeste « cool ». Mais nul cornettiste ou trompettiste que ce soient les excellents Bobby Hackett ou Rex Stewart n’ont pu atteindre le site d’où Bix nous parle tout au long de son solo. Nul n’a pu éclairer ses notes de cette touche de lueur ouatée, lunaire, nul n’a su égaler son art fait de détente et de mélancolie. Une splendide insomnie qui guide vers la rêverie de tout le jazz, une rêverie qui éveille la conscience de cette musique.

Olivier Douville