Bessie Smith (1894-1937), Saint Louis Blues

Par Olivier Douville

Bessie Smith - Saint Louis Blues - 78t - New York , 1925-01-14, Columbia Orchestre : Bessie Smith (vocal) ; Louis Armstrong (cornet) ; Fred Longshaw (harmonium)

1925 ou l’ « année Bessie Smith »… Les ventes de ces disques de 1924 crèvent le plafond. Et, partout où elle chante, les salles, toujours bondées, lui font un triomphe. Quant à la publicité de Columbia, parue dans le "Chicago Defender" à la fin de l’ année 1924, elle a beau être tirée vers le dithyrambe, elle semble presque fade et conventionnelle : « Quand vous entendrez les nouveaux blues interprétés par Bessie, vous tomberez d’accord avec tout le monde qu’elle s’améliore toujours de blues en blues. Pas étonnant qu’il n’y ait que des places "debout" dans chaque salle où elle passe ».

Que manquait-il à Bessie ? Peut-être d’enregistrer, elle que l’on nommait l’ « Impératrice du Blues », avec le musicien de jazz le plus en vogue, celui qui impressionnait et influençait à peu près tous les musiciens de New York ou de Chicago, Louis Armstrong. Il était alors vedette de la phalange hendersonienne. Louis, Bessie l’avait déjà entendu à Chicago. C’est peu dire que c’est le musicien que tout son art réclamait. La rencontre dans les studio Columbia a lieu au tout début de l’année 1925 et elle donne naissance à une série de réussites décisives : « Reckless Blues », « Cold in Hand Blues », « You’ve Been a Good Ole Wagon ». Les deux musiciens se retrouveront en mai, toujours avec le directeur musical de Bessie, Fred Longshaw et cette fois-là en compagnie du trombone Charlie Green, star du Fletcher Henderson Orchestra, lui aussi, et fidèle de Bessie- sans doute un des plus émouvants musiciens de cette époque, fortement enraciné dans le blues. Cette seconde session donne un merveilleux « Careless Love ».

On voit dans cette version du thème fétiche de W.C. Handy le « Saint Louis Blues », la face majeure gravée lors de ces deux sessions, et partant de là, un des disques les plus beaux et les plus nécessaires de toute l’histoire du jazz.

Armstrong qui lors de son apprentissage à la Nouvelle-Orléans avait joué d’abondance dans les salons où il accompagnait des chanteuses de blues, renoue ici avec son passé récent, comme il le fait avec Clara Smith, Hociel Thomas, « Ma » Rainey et quelques autres des grands chanteuses de blues urbain des années 20.

Le « Saint Louis Blues » est une composition à l’architecture plus complexe que ne l’est celle de beaucoup de blues chantés par Bessie Smith. La partition fait intervenir deux thèmes de blues que relie un passage en mineur long de seize mesures, le tout répété plusieurs fois. La tonalité choisie ici est le ré, dans laquelle il n’est pas si aisé de produire des variations harmonique. En revanche, c’est une tonalité idéale pour créer un climat sombre et un peu inquiétant. Longshaw, à l’harmonium, crée une atmosphère assez pesante et « sacré ». La puissance vocale de Bessie Smith est sidérante, elle sculpte de toute la densité tragique de sa voix des notes bleues qui donnent un poids et une présence inouïe jusqu’alors à son phrasé.

Louis Armstrong ne fait pas qu’accompagner, il dialogue avec la chanteuse, utilisant une sourdine sèche, sans doute le même modèle que celui dont il fera usage pour son solo dans "Sugar Foot Stomp" ("Dippermouth Blues"), gravé avec l’orchestre d’Henderson, quatre mois après. A la fin du premier chorus, Armstrong fait preuve d’une intelligence musicale superlative. Jouant une figure chromatique assez simple et ordinaire, il se rend compte, très vite, que Longshaw opte pour une autre formule composée d’accords dégressifs, c'est là un cliché musical peu en phase avec la construction de ce blues. De nombreux musiciens auraient échoués à continuer à jouer ensemble et se seraient contentés d’un dialogue de sourd. Armstrong, non. Il adapte tout de suite sa partie à cette incongruité que produit l’harmonium et réussit un changement d’accord, sans émettre à aucun moment une note fausse ou, seulement, approximative. Le disque sera un triomphe de plus,des années durant, au point que, en 1929, Kenneth J. Adams et W.C. Handy écrivent un scénario de court métrage : « Le Saint Louis Blues ». Bessie y joue le rôle d’une femme maltraitée puis délaissée par son homme. Ce film fut tourné en juin 1929, et constitue la seule apparition de Bessie Smith à l’écran. De grands musiciens de jazz sont au rendez-vous : Thomas Morris et Joe Smithaux cornets, James P. Johnson au piano

Olivier Douville