La blue note, passé, réminiscence et mémoire pour un monde futur.[1]


Par Olivier Douville [2]

Texte dédié à Bessie Smith

Mots clés : blues, jazz, blue note, voix, histoire, silence, appel, infini, fini, mythe, lutte.

Résumé : La torsion de la voix est liée au jazz dès ses débuts, reprenant entre autre le scat des bluesmen chantant en onomatopées distordues, sorte de « lalangue » scandée et dansante. Elle surgit comme une victoire sur une quête terrible du silence. Entre l’infini du blues de la campagne américaine et la finitude du jazz des cités bondées, ces musiques entretiennent des histoires de mémoires et des histoires de temporalité, d’espaces et d’urbanisme. Le blues renoue avec un rapport interdit entre le silence, la musique et la mort. Le jazz, lui, fait naître des ancêtres …musique pour le mythe, musique pour la lutte, il invente ses cosmogonies et sa modernité. En même temps, le jazz invente son hors-monde déchirant : il se révolte contre les berceuses des groupes sociétaux dominants.

Keywords: blues, jazz, voice, blue note, history, silence, call, infinity, finiteness, myth, fight.

Abstract: From its early development until the present day, Jazz has integrated from Blues rough distorted voices. It has assimilated also from Blues the scat singing, a vocal improvisation with meaningless sounds. Those voice works arise as a victory over a terrible quest for silence. In between the Blues (born in the infinite of American countryside) and the jazz (from the finiteness of crowded cities) those musics create histories of memories and histories of temporality, space and city planning. Blues comes back to a prohibited link between silence, music and death. Jazz, music for the myth, music for the struggle, invents ancestors, cosmogonies, and modernity. It invents also, at the same time, an escape: a rebellion against dominant societal group’s lullabies.

Lorsque j’ai été invité à cette matinée d’Insistance ici, au New Morning de Paris, l’histoire de la note bleue, la Blue note, m’a mis au travail. Je vais vous parler de mon écoute du jazz et de ce que le jazz pourrait apporter aux défis qui sont ceux d’aujourd’hui qui renvoient à l’inscription de la trace, à l’appel au corps qui innerve les mémoires.

La voix et le jazz semblent être intimement liés ne serait-ce que par la présence importante de vocalistes, après l’époque toute de finesse et de splendeurs fanées du ragtime. Dans la musique que l’on dit de jazz, d’emblée se marque la présence, la marque du corps et de la voix. De patients érudits, poètes à force de minutie, voulurent éclairer la nuit d’où surgit ce mot de jazz, d’acuns, prudes, virent ce mot dériver du français jacasser, d’autres signalent qu’en argot cajun les prostituées du plus important berceau du jazz, La Nouvelle-Orleans s’appelaient Jazz-Belles en référence à la Jézabel de la Bible. D’autres hypothèses abondant qui toutes mettent l’accent sur la voix, le corps, la force et le sexe. Aux racines du jazz le blues qui coalise en un premier magmas de lave les chants, les danses les musiques africaines, mais encore les airs de ragtime et son découpage métronomique. Dès que la jazz s’enregistre, et passé l’anecdote sympathique des deux faces e 78 tours gravés par les cinq musiciens blancs de l’Original Dixieland Jazz Band, la voix s’y fraie un chemin, ce sont les breaks vocaux qui relancent les Dippermouth Blues ou les Snag It de King Oliver, et la présence d’Edith Wilson, de Mamie Smith, d’Ethel Waters, d’Ether Bigeou, de « Ma » Rainey et de Bessie Smith qui jouent avec les meilleurs musiciens qui soient (respectivement, Johnny Dunn, Coleman Hawkins, Fletcher Henderson, Armand G. Piron, et pour les deux dernières de cette sommaire énumération, les plus majestueuses aussi, Louis Armstrong, Joe Smith, Charlie Green). Bien sûr il y a la légende, celle qui nous raconte que c’est en 1926 que Louis Armstrong a fait tomber la partition du morceau sur lequel il improvisait, « Heebie Jeebies » et il continua en inventant des syllabes qu’il faisait swinguer. Mais on note beaucoup, même avant 26, d’effets de scat[3] chez les grandes chanteuses de blues. Je pense à Clara Smith, par exemple. Elle était présentée au public noir dans les publicités de la Paramount (dans des journaux comme le Chicago defender qui visaient ce public noir) comme « The queen of the moaners » - ce que l’on peut traduire par « la reine des marmonneuse, des pleureuses ». Le jazz est lié à ce traitement de la voix qui n’en fait pas nécessairement un bel objet mais est pétri de sa matière expressive.

La voix du jazz naissant et du blues urbain, cette voix qui vous agrippe et vous enveloppe, mais plus encore que toute autre voix, ne s’inscrit pas dans un espace où s’oppose l’intérieur et l’extérieur. Elle traverse les frontières en raison de sa matité, de sa rythmicité, de sa pâte, de sa plasticité et de son timbre. Ainsi cette immense voix humaine, chacun des éclats de la mémoire du peule afro-américain l’essaye à son tour, et telle est leur force et telle est leur présence qu’ils font passer le terrible, le comique, la rage de vivre, et la désolation. Quand Bessie Smith ou Ma Rainey surgissent et nous enchantent, lorsqu’Ida Cox ou Clara Smith distillent le lent alcool de leur récit chanté, l’on n’a pas toujours le sentiment que la voix vient de l’extérieur pour peupler un intérieur. Mais plutôt que leur art, mélange de sortilège, de rage et de plainte, remet en jeu les expériences mêmes du lien et de la séparation. Paradoxalement la voix se manifeste sous la forme de ce qui insiste, de ce qui résiste, de ce qui peut ne pas se nier. Elle est certes représentée par ce qui nous hante une fois que revient le silence mais plus exactement elle surgit comme une victoire sur cette menace terrible du silence, ce silence qu’elle dompte, qu’elle récupère, qu’elle insère dans l’étoffe de sa prosodie et dompte par ses rythmes

La voix échappe à cette mise sous silence du rapport à l’origine, du rapport au corps, à la jouissance du corps, à cette mise sous silence du savoir du corps qu’il y a dans toute culture et dans toute transmission de culture. Cette voix de survivance et de victoire peut également se lire dans ce qui se construit comme l’appel du prochain.

Si je regarde attentivement un livre tout à fait important, celui de Le Roi Jones, Le peuple du blues qui a déjà le grand mérite de dépasser cette banalité qui situe le jazz en tant qu’enfant du blues ou du ragtime (ce qui est vrai mais ne dit pas grand-chose), alors l’idée se précise que le jazz serait l’enfant et la mémoire des chansons que les ouvriers des voies de chemins de fer, et ceux des champs, chantaient comme des appels, pour se reconnaître et se soutenir, tisser un pont en écho au delà des ornières et des coups. C’est ce qu’on appelle les Field hollers.

La voix du jazz est une voix qui cherche toujours son écho, qui s’assure que là où elle s’adresse on peut lui répondre. Elle s’adresse à un chœur. Elle s’adresse à un autre. On peut penser bien sûr aux duos plus que sympathiques et parfois émouvants entre Armstrong et Ella Fitzgerald. Voire aux duos plus rares et constamment émouvants entre Armstrong et Billie Holiday, en particulier ceux dont est rieche « nanar » sympathique qu’est le film New Orleans réalisé en 1947 par Arthur Lubin, et où l’on peut découvrir également Barney Bigard et Kid Ory.

LE JAZZ ET LE TIMBRE

Au couple inévitable, fatal presque du jazz et la voix , il faut l’escorte du « timbre », de l’inflexion.

Il est assez courant que nous utilisions, je crois de façon un peu abusive ou indécente cette étiquette de « jazz » que les grands musiciens ont toujours considéré avec agacement, quand ils ne l’ont pas carrément refusée. C’est le cas de Duke Ellington, de Miles Davis et de Louis Armstrong. De même, il est souvent d’usage de périodiser le jazz, : Le New-Orleans, le dixieland, le middle, le bop, le hard bop, le funky, le pré-free-jazz, le free jazz, le jazz-rock, le post-etc. ! Louis Armstrong, lui, avait une idée très forte qu’il avait exprimé à l’audition d’un grand bluesman, Robert Johnson, the « king of the Mississippi blues » comme on disait à l’époque (c’est assez vrai du reste, mais il faut quand même écouter les autres) : nous faisons partie d’un ordre secret, disait Armstrong parlant des musiciens de jazz et de blues.

Et parfois des ponts se tressent. On entend encore mieux Lester Young lorsqu’il joue avec Billie Holiday, esquissant les pas d’un somnambulisme amoureux. Pee Wee Russell, clarinettiste et peintre, figure clef du jazz « bkanc » Chicago des années 1920 et 1930 joue avec Thelonious Monk, à Newport en 1963. John Coltrane, lui, enregistre avec Duke Ellington. Et, la rumeur disait que le vieux saxophoniste Garvin Bushell venait écouter John Coltrane au Village Vanguard. Don Byas était ému jusqu’aux larmes au club Montmartre de Copenhague, au Danemark, en écoutant le saxophoniste Albert Ayler!

Il n’est pas à refuser l’idée que la vérité de l’art de Coleman Hawkins en gésine chez Fletcher Henderson (1926, The Stampede) et en promesse opulente avec Django Rienhardt (1937, Out of Nowhere) s’est à deux fois révélée ; la première fois en octobre 1939, Body and Soul qui est la braise illuminant la nuit de tous les saxophonistes de jazz, la seconde dans ses rencontres avec Sonny Rollins qui font du Sonny Meet Hawk enregistré en 1963 un des plus nets exemples d’après-coup que cette musique nous a donné. Rollins permettant à Hawkins de se révéler et de redoubler d’audace, Hawkins donnant à Rollins l’assise d’un classicisme qui ne le quittera plus. Entre temps Hawkins a inventé Hawkins, un timbre que peu ne voulurent copier (parmi les esprits frondeurs, Prince Robinson et Lester Young)

Parker sur faire le pont entre ces musiques au bord du jazz qui l’inspiraient, l’afro-cubain, et la musique dégoulinante des violonades respectables qui jamais n’assoupirent son génie. La critique eut parfois du mal à s’en remettre ; un bricoleur de son terrifiant avec trois couples d’harmoniques et un buisson de triple croche d’avance, c’était l’idée qu’on se faisait de lui, chez les critiques tenants du vieux-style qui commençaient à peine à s’acclimater à la musique de Lester Young. Aujourd’hui une éternité, où rit et fulgure l’esquif de son style, éclaire le tout de la musique afro-américaine.

Histoire de voix, histoire de timbres, le Jazz invente des instruments (la batterie) ; les exalte (le saxophone) ; les fait sonner différemment (la clarinette, la trompette) ; les explore (Don Cherry va chercher des instruments de musique un petit peu partout dans le vaste monde). Mais, ce n’est pas à la visite d’une collection que je vous invite. C’est plutôt à l’idée que l’instrument créé le corps. Il créé le corps du musicien, sa posture. Reconnaître le timbre d’un musicien ce n’est pas seulement reconnaitre sa technique, c’est déjà reconnaître son phrasé.

LE PSYCHANALYSTE ET LE MUSICIEN

Il est vrai qu’il y a peut-être un point commun entre le psychanalyste et le musicien. Le psychanalyste devant l’inconscient, le musicien devant la musique, l’un comme l’autre sont saisis par quelque chose qui les dépasse et ils s’en sortent à plus ou moins bon compte par l’invention d’un phrasé. C’est le corps qui créé l’instrument. Quand on pense à un musicien de Jazz, on l’entend, on l’écoute. Django ne ressemble pas à Eddie Lang : Miles ne sonne pas comme Chet Baker. David S. Ware ne sonne pas comme Sonny Rollins. C’est vrai. Mais, ce sont des postures que l’on voit. Ce sont des gestes. Ce sont des façons de soudure entre le corps et l’instrument. C’est tout un mouvement. Mouvement qui appelle son contre-jour.

Le jazz tourne autour de points silencieux, les fondateurs. La légende de jazz crépite de noms qui n’ont jamais enregistré. Jelly Roll Morton en 1939 en compagnie de Sidney Bechet enregistre « Je crois me souvenir de ce que disait Buddy Bolden ». Buddy Bolden qui est mort interné, fou. De ce premier trompettiste que l’on disait inventif, puissant, l’on ne sait rien, ou si peu, de la façon dont il jouait. Les pionniers de Kansas city aussi, qui les a entendus ? Qui les a enregistrés ? Et plus récemment encore, Ornette Coleman n’avait de cesse de parler d’un homme de Fort Worth au Texas qui, seul dans son garage, aurait inventé le free jazz bien avant tout le monde.

Théâtralité donc, mémoire, points de silence, mi, sont des constantes sur lesquels il faudrait penser plus avant car c’est ce que l’on appelle « la blue note ».

LA BLUE NOTE

La blue note c’est très facile à expliquer d’un point de vue de solfège et de composition harmonique ; mais c’est difficile d’en tirer des conséquences. Dire que la blue note c’est le signe qu’il n’y a pas d’accord tonique parfait ; que la deuxième note bleue à la tierce est aussi la note aigue de l’accord de septième… nous trouvons tout cela dans la musique occidentale. Nous le trouvons dans la fugue 15 du Clavier bien tempéré. Nous trouvons des chromatismes tout à fait étonnants, y compris chez Rameau tel que l’a commenté Claude Lévi-Strauss.

La note bleue c’est un tremblement. Il ne s’agit pas de la définir pour ce qu’elle est. Il s’agit de la définir, il me semble, pour le tremblement qu’elle fait naitre, l’irrésolution. La note bleue c’est cette note qui vous écoute. Et ce n’est pas qu’un cliché bien sûr. C’est une note qui vous convoque.

Et la blue note du jazz, d’après une idée couramment admise et tout à fait admissible, résulte de la superposition de quelques gammes africaines à la gamme européenne. Il faudrait savoir lesquelles …certainement celles des grands sorciers. Il ne faudrait pas l’entendre comme un ajout, un syncrétisme, une erreur, ou un lapsus de gamme. Mais plutôt comme un bricolage, un nœud de mémoire, une surdétermination qui joue à la fois de la capture, de la séduction, de l’ouvert et de l’étrangeté. C’est une façon de mémoire, de réminiscence, qui ne passe pas encore par le récit, pas encore par la militance ou les constructions identitaires. Il faudrait l’entendre plutôt comme une façon de jouer qui passe par une délocalisation et l’imposition d’un forage et d’un inquiétant là où il était important que les esclaves soient le plus coupés de leurs modes d’expression ancestraux.

Il était interdit aux esclaves, par exemple, de parler avec une voix basse. Et c’est Paul Robeson (par ailleurs membre du parti communiste américain) qui a imposé la voix grave dans le jazz, devenant par là une figure aimée et appréciée. Par exemple, dans le grand mélo Ol’ Man River avec Ava Gardner, Paul Robeson a imposé la voix grave dans le Jazz. La note bleue c’est cela. C’est ce souvenir d’un passé réminiscent, et encore anhistorique. Et, c’est ce souvenir qui vous convoque ; ce souvenir qui vous touche ; ce souvenir, enfin, qui nous pousse à donner vie et à donner forme.

Je dirais que ce qui me bouleverse dans l’histoire du Jazz, c’est que cette musique est une pratique de mémoire, une histoire de mémoire et de rythme où tout se contraste entre l’infini du blues rural et la nécessité pour le jazz de se fabriquer, lui, de la finitude et de la conclusion. Entre l’infini des tonalités harmoniques des premiers guitaristes de blues (premiers et non primitifs comme Blind Blake, Blind Lemon Jefferson, ou Texas Alexander) et la nécessité pour les pianistes de Jazz –installés dans des villes- de trouver des conclusions ou des codas (Tony Jackson, Jelly Roll Morton, vous voyez, les amateurs de Jazz ont tendance à écrire des bottins.) , entre cet infini de la campagne et cette finitude de la ville, le jazz et le blues entretiennent des histoires de mémoires et des histoires de temporalité, d’espaces et d’urbanisme .

Le jazz n’est pas seulement l’expression d’une nouvelle communauté captivant ceux qui partout dans le monde se sont sentis en marge de leurs communautés respectives : les enfants de la migration italienne (Eddie Lang), ceux de la migration allemande (Bix Beiderbecke), etc., etc. Le Jazz c’est l’expression de ce qui dans cette communauté va s’inventer à la fois une mémoire, un mythe, et des positions de lutte, avec quelque chose d’important qui vous empoigne.

UN ENTERREMENT

Je terminerai par l’évocation d’un morceau gravé en 1950 par Louis Armstrong, Jack Teagarden, Barney Bigard, Earl Hines, Arvell Shaw et Cozy Cole : un enterrement à la nouvelle Orléans. Cela avait déjà été enregistré avant par Jelly Roll Morton, en 1939, et à peu près en même temps par Kid Ory. À la New Orleans lors d’un enterrement, au moment où l’on présente le corps on donne au cercueil un mouvement de balancement de droite à gauche, puis de gauche à droite, et d’avant en arrière. Swing, syncope, dira-t-on, …bien sûr. Ensuite, après avoir joué quelque chose qui évoque l’élévation de l’âme, (tel Free as a bird) on rentre chez soi guidé par une fanfare plutôt allègre, acide. Que chante-on à ce moment-là ? : …il a roulé sa bosse, il a roulé sa bosse, jusqu’à ce que le boucher l’ait coupé … till the butcher cuts him down.

Rite funéraire Yoruba : on élève le cercueil. On le balance de droite à gauche et d’avant en arrière. Et lorsqu’on l’a mis en terre, on chante pendant une journée entière des chants de circoncision. Par sa théâtralité des corps, le blues a sans doute été pour la communauté afro-américaine l’occasion de renouer avec ce qui avait été passé sous silence, ce qui avait été « forclos ». C’est-à-dire de renouer avec le rapport entre le silence, la musique et la mort. Le jazz, lui, fait naître des ancêtres. Musique pour le mythe, musique pour la lutte, il invente son actualité et ses cosmogonies. Et, il invente aussi son inactualité déchirante. Il mort sur la conscience de tous ceux qui dans le monde refusent de se laisser endormir par les berceuses dominantes.

Olivier Douville

[1] Conférence donnée au colloque d’Insistance Quand la note bleue entend l’inconscient, au New Morning, le 8 juin 2013.

[2] Maître de conférences en psychologie pathologique (Rennes 2) puis en Psychologie Clinique (Paris 10-Nanterre et Paris 7 Denis-Diderot), directeur de publication de Psychologie clinique, et Psychanalyste.

[3] Jazz où des onomatopées remplacent les paroles en imitant des instruments de musique.