Down Hearted Blues

Bessie Smith (1894-1937)

Par Olivier Douville

Bessie Smith (1894-1937) - Down Hearted Blues - 78t - New York, 1923-02-16, Columbia

Orchestre : Bessie Smith (vocal) ; Clarence Williams (piano)

L’emploi de références idéologiques clivées pour situer une toujours brumeuse histoire des origines du jazz fait trop souvent s’opposer le domaine du religieux à celui du profane, avec comme manifestation expressive du premier les gospels et spirituals, et, du second, le blues. Une telle partition peut se comprendre et de telles distinctions eurent cours dans les familles noires au début du XX° siècle, surtout si elles étaient soucieuses de respectabilité autatn que de conformisme. Elles virent d’un fort mauvais œil leurs enfants détourner l’usage qui faisait jusqu'alors des pianos ou orgues domestiques des instruments d’accompagnement des airs et chansons à signification très pieuse. Jeune, Thomas Waller (pas encore « Fats ») en garda des souvenirs assez cuisants. Il n’empêche, bien des musiciens conviennent, non sans un sourire qui en dit long sur les parfums de nuits communs aux « genres » jazz, blues et gospel, que si le Gospel proclame et appelle « Jesus , Jesus ! » et le Blues chante, lui, « Baby, ô Baby ! », cela reste la même musique.

Les années 20 virent naître sur la scène des spectacles afro-américains une silhouette étonnante et irrésistible : la chanteuse de blues urbain. La montée au zénith des salles de spectacle de cette immense étoile ne s’est pas faite d’un seul coup. C’est peu de temps après la première guerre mondiale que les artistes noirs purent se produire avec des costumes qui les mettaient en valeur, il leur était auparavent prescrit de ne se produire que vétus de costumes sombres et ternes sans recherche et sans grâce.

Et les chanteuses qui épuisaient auparavant leurs énergies juvéniles dans des tournées usantes étaient astreintes à des conditions de travail éprouvantes et, parfois, humiliantes : confort très sommaire, régisseurs racistes et ladres, vie passé dans les transports et la fatigue. Ce fut le cas de Bessie Smith, de « Ma » Rainey, et dans une moindre mesure de Joséphine baker

Après l’armistice, la reprise de l’activité économique et le développement des grandes villes sont deux facteurs qui créent un renouveau rapide de l’industrie du spectacle jusqu’alors assez limitée quoiqu’elle s’annonçait par des coups d’éclat (tel le concert de Jim Europe à Carnegie Hall). De même se multiplient les clubs et cabarets à Chicago, à Philadelphie comme à New York. Le commerce discographique fait aussi un bond, et les grandes firmes mettent en place des filières d’enregistrement destinées au public noir (les fameux « Race Records »). Bien évidemment des artistes noirs avaient déjà été enregistrés, un groupe de gospel totalement afro-américain ayant gravé des enregistrements dès 1902, mais là il s’agit bien de la naissance d’une politique éditoriale précise. Une frange émancipée du public blanc se précipite aussi sur ces disques. Les 78 tours produits de la sorte bénéficient d’un circuit de distribution hétéroclite : magasins de musique ou bazars, tripots, débits d‘alcool plus ou moins clandestins, maisons galantes, barbiers, etc, qui leur garantissent une diffusion rapide et massive.

Pour autant, cet essor de l’art afro-américain, ne signifie pas un progrès notable de l’insertion de la communauté noire aux U.S.A. Plusieurs Etats connaissent des émeutes raciales importantes, dont celles de 1919 dues en bonne part à la profonde désillusion de nombreux soldats américains noirs, accueillis comme des héros et des libérateurs en Europe et reçus avec mépris et racisme aux U.S.A., à peine étaient-ils de retour. Entre juin et décembre 1919, outre vingt-cinq émeutes raciales on compte soixante-seize lynchages de noirs- la plupart des victimes étaient des soldats en uniforme. Cette suite d’évènements rentrera dans l’histoire sous le nom d’ «Eté sanglant ».

Aussi, et sur fond de tension entre communautés et de mise en avant spectaculaire du corps noir comme vedette de spectacle, blues et jazz commencent leur mutation, et se rapprochent (cf. les enregistrements de Viola Mc Coy, Monette Moore, Clara Smith et Lizzie Miles). Une des conséquences visible et heureuse de cette évolution est l’arrivée sur scène de ces chanteuses expressionnistes qui chantent les malheurs conjugaux, les difficultés de vivre quant on est un homme ou une femme de couleur, les nostalgies d’un sud louisianais heureux, le besoin de sexe et la joie des rapports sexuels accomplis. Ces femmes ont une allure impressionnante, Elles règnent sur un monde d’hommes, parées comme des reines, et tout comme les hommes elles accumulent les excès de gin, de drogue et de sexe, mais sans dédaigner, sur ce dernier point, les voluptés des amours saphiques. Une autre conséquence est la présence importante de musiciens de jazz sur les disques de ces chanteuses (Louis Armstrong, Joe Smith, Tommy Ladnier, Bubber Miley, King Oliver, Charlie Green, Johnny Dodds, Don Redman, Buster Bailey, Coleman Hawkins, Kaiser Marshall, Clarence Williams, FletcherHenderson, James P.Johnson, Fats Waller,…)

De toute cette prodigieuse dynastie de dames royales, que ce soit « Ma » Rainey, Rosa Henderson , Ida Cox, Clara Smith, Sarah Martin ou Alberta Hunter, Bessie Smiths’en détache et en est l’ « Impératrice » incontestée. Ce disque, « Down Hearted Blues » (le thème est écrit par Alberta Hunter), le premier qu’elle a enregistré et qui nous est parvenu (on évoque une séance antérieure avec le trompettisteBubber Miley) a été un succès énorme. Bessie pourtant n’est pas encore au sommet de son art. La voix prend aux tripes et impressionne, mais la chanteuse ne fait pas encore montre de son sens du tragique et de ses talents de comédienne, de son intense aptitude à mettre en scène ce qu’elle chante. De plus, le jeu de Clarence Williams est prévisible tant le pianiste se tient dans une monotonie de volume sonore sans pratiquement le moduler sur la voix de la chanteuse.

Cet habile impresario semble ne rien comprendre du tout à l'évènement qu'il est en train de vivre.

Deux mois plus tard, Bessie chante avec plus d’autorité et de sens des nuances. Fletcher Henderson est au piano. Lui , marque la différence entre les deux grandes tâches d’un pianiste qui se met au service d’une chanteuse. Il accompagne (soutient) le chant avec discrétion, trouvant des lignes mélodiques simples et bien venues, et lorsqu’il s’agit de répondre à la chanteuse, c’est-à-dire de lui donner du « répondant » lorsqu’elle ne chante pas, alors il invente et dialogue. L’audition du « Bleeding Hearted Blues » gravé en avril 1923 par BessieSmith et Fletcher Henderson donne une idée précise et réjouissante des talents d’accompagnateur du pianiste. Ce dernier blues est un chef d’œuvre.

Olivier Douville