Afrique - "Count" Basie

"Count" Basie - William Bill (1904-1984)

Par Olivier Douville

33t - New York , 1970-04-22, RCA - Orchestre : Count Basie & his Orchestra : -plages 2 , 3 et 7 : Paul Cohen, George Cohn, Pete Minger, Waymond Reed (trompettes) ; Steven Galloway, William Hugues, Melvin Manzo, John Watson Sr. (trombones) ; Hubert Laws (flute) ; Bill Adkins, Robert Platter, Eddie « Lockjaw » Davis, Eric Dixon, Cecil Payne (saxophones) ; Count Basie (piano) ; Freddie Greene (guitare), John B. Williams (contrebasse électrique) ; Harold Jones (batterie), Richard Pablo Landrum (conga) ; Sonny Morgan (bongo) ; Oliver Nelson (arrangement) / - plage 5 : Paul Cohen, George Cohn, Pete Minger, Waymond Reed (trompettes) ; Steven Galloway, William Hugues, Melvin Manzo, John Watson Sr. (trombones) ; Hubert Laws (flute) ; Bill Adkins, Robert Platter, Robert Ashton, Eric Dixon, Cecil Payne (saxophones) ; Count Basie (piano) ; Freddie Greene (guitare), John B. Williams (contrebasse électrique) ; Harold Jones (batterie), Richard Pablo Landrum (conga) ; Sonny Morgan (bongo) ; Warren Smith (marimba) ; Oliver Nelson (arrangement et saxophone) / -plages

En 1970, l’orchestre de Count Basie est, avec celui de Duke Ellington une institution du jazz.

Un monument. Count reçoit de ses musiciens le surnom de « Holly Man », personne de la planète jazz ne va trouver à y redire bien au contraire. Count semble toujours caresser l’ivoire du piano avant de se servir du clavier comme d’un jeu d’aiguilles d’acupuncteur plantées dans la masse ductile de la pâte orchestrale en révélant tous ses nefs, en aiguisant tous ses fluides. Freddie Greeene, inflexible gardien du temple depuis sa construction, toujours sur la brèche est le second cœur de ce drôle de mammifère, cet orchestre subtil et puissant comme un bœuf de Kobé. On dirait que Count rêve derrière son piano. Pourtant peu de « pianistes de l’orchestre » - comme on le dit des pianistes qui, tels Duke Ellington ou Earl Hines dirigent un grand orchestre- furent aussi présents que lui à l’événement que constitue chaque note d’ensemble, chaque scansion de batterie, chaque rutilance des cuivres, chaque attaque d’un soliste. Si la fameuse écoute flottante des freudiens devait trouver, en dehors du patriarche viennois, une figure allégorique, ce serait bien la posture et la méthode de Count qui en constituerait la plus éloquente des illustrations. Count écoute la machine vivante. Il écoute les courroies et les cylindres qui informent la pâte sonore, lui donnent ses nerfs, son respir et son éclat. Au-delà de l’orchestre, il écoute les bruits du monde et surmonte de grands escarpements vers les espaces que les jeunots du jazz des années 1960 défrichent puis arpentent. Count est tant moderne qu’avec les pionniers de son temps il se sent familier. Réactionnaire en jazz, ni lui ni Duke, employeur de Shepp ou d’E. Jones, ni même le faux clown Hampton ne le furent jamais. Et la clarté des thèmes d’Albert Ayler (« Love Flower ») ou de Pharaoah Sanders (Japan) pénètre dans la grande maison Basie. Ils seront accueillis, ce Japon de nostalgie coltranienne, ce bouquet de fleurs aimantes, comme des hôtes de marques. On les habille en balayant la cendre éparpillée des vieilles ficelles des « big bands ». Oliver Nelson, ouvre les stores de la maison, pousse les persiennes et laisse la belle lueur du jazz de Kansas City caresser des habits neufs, en mêlant parfois à leur confection hiératisme et décontraction.

Hormis la section rythmique qui est comme toujours chez Basie un modèle d’efficacité et de souplesse, c’est le flutiste Hubert Laws qui est la grande révélation de ce disque. La liste de ces employeurs est impressionante, elle va de Gil Evans à Chick Corea en passant par Erskine Hawkins, Paul Mc Cartney et Aretha Franklin ! « Afrique » le met tout particulièrement en valeur et de même « Japan » où il brille par la souplesse de son jeu, la variété de ses attaques, la délicatesse de son émission.

C’est le producteur Bob Thiele (un connaisseur celui-là qui a des projets plein la tête et sait inventer des albums en fonction de la personnalité musicale des artistes) qui propose à Basie de se frotter un peu à la jeunesse de son temps. Relevant ce défi avec tact, élégance, intelligence et malice, Basie continue à jouer sur la scène du jazz le rôle indispensable d’un créateur et d’un passeur. Situé bien au-delà des petites récréations insolites que procurent les chocs de génération, cet album apporte une réponse très simple à qui douterait encore d’une continuité secrète entre diverses formes du jazz. « Afrique » (le disque en son entier) démontre que les compositions de free-jazzmen se prêtent infiniment mieux à un traitement et une lecture pour grand orchestre de jazz que bien des chansons « pop » ou « rock ».

Un même ordre secret en quelque sorte : nom de code « Afrique » ?

Olivier Douville