Anatomie d’un chef d’œuvre du jazz «New-Orleans Function», ou un enterrement à la Nouvelle Orléans

Louis Armstrong

Par Olivier Douville

Freud bon lecteur de quelques anthropologues et folkloristes de son temps, avait forgé en 1913 une fable à partir de telles sources et de sa fréquentation assidue des thèse de Darwin. Celle qui relie meurtre d’un Autre préhistorique, repas cannibalique et sépulturisation.

Antérieurement, on trouve dans l ‘œuvre littéraire de Cyrano de Bergerac, précisément dans les uchronies et utopies que contiennent les deux tomes Voyages Fantastiques aux Etats et Empires de la Lune et du Soleil (rédigés de 1657 à 1662), l’idée que le mort pouvait être non enterré mais rituellement mangé par de beaux et jeunes gentilhommes et douces jeunes femmes qui s’accapareraient par une telle ingestion toutes les qualités intellectuelles du défunt (rien n’est noté du destin digestif des qualités morales d’icelui), et, si nous avions la hardiesse de remonter plus avant le cours du temps, nous rencontrions une thématique similaire dans le Satiricon de Pétrone, écrit sous le règne de Néron.

Bien que nous ne sacrifions plus à l'usage d'ingérer un peu ou plus qu’un peu du corps du défunt, l’alliance entre culte des morts et oralité semble donc si vieille, répandue en si maints endroits qu’on peut y voir l’expression ritualisée d’un mouvement pulsionnel qui assigne le cadavre au Terrestre ou au Céleste (crémation) et donne aux humains endeuillés les premiers soins humains en les réconfortant par une remise en jeu des oralités et des groupalités, leur redonnant confiance en la vie terrestre. L’incorporation étant aussi une des premières matrices de l’identification, il n’est pas à douter que tous les rites qui font alterner la phase dépressive de l’enterrement ou de la crémation à la phase maniaque de la fête et du banquet, favorisent, sans le provoquer mécaniquement un processus psychique de re-subjectivation de l’endeuillé. Chaque décès, s’il nous rapproche de notre propre trépas, nous met aussi à nouveau face au devoir de dire oui à la vie, et nécessite une nouvelle alliance de vie de la part de ceux qui restent sur cette terre. Ce n’est pas seulement du disparu dont le rite s’occupe mais des vivants, des survivants qu’il réconforte. Il prend soin de la subjectivité du corps ébranlée par l’aspect cru et réel de sa mise en relation avec l’absence d’un autre. Le rite profère un Oui inconditionnel à la vie qui continue, et sur ce Oui inconditionnel chacun réinventera sa propre acceptation de sa singulière existence. On comprend alors que ce Oui inconditionnel mette en scène, dans une obligation de lien, l’atérité primordiale qui accurille, protège, nourrit, réchauffe, et donne à chacun la salutaire illusion de vivre au sein d’un groupe de semblables.

Fin du rappel. Venons en au jazz et penchons-nous, avec le meilleur des guides, Louis Armstrong, sur le plus foisonnant et fébrile des berceaux de cette musique. À la Nouvelle-Orléans, lors des enterrements, les musiciens briquaient leurs cuivres et vents, tendaient au mieux les peaux de leurs tambours et époussetaient leurs habits de parade, c’est que, dès qu’il s’agissait de mettre en terre, un membre important de ces innombrables sociétés, congrégations, associations ou clubs qui poussaient comme champignons en Louisiane, chacun d’eux savait qu’il allait être de la partie. La trompette chantait un thème recueilli, où l’âme du défunt était comparée à un oiseau enfin libéré de la cage du corps, le trombone bruissait de longs glapissements funèbres et la clarinette jouait à l’unisson ou une tierce au-dessus de la partie de trompette. On enterre le mort. Le sourcil de chacun se fronce, les larmes coulent. Le cerceuil est avalé par le sol. Bénédictions. Accolades. Chargé jusqu'alors du soin de ponctuer sur sa grosse-caisse le pas lent du cortège funéraire, le joueur de tambour tient fermement une séquence rythmique pleine d’allant et entraînante qui réveille la trompette toute encore perdue dans la mélancolie rêveuse de l’air qu’elle a joué et rejoué tout au long de la marche vers le cimetière. La sonorité claire du tambour, qui contraste avec la matité sourde du jeu de grosse caisse, évoque la légèreté de l'âme s'en allant au paradis. Et Cozy Cole est de bout en bout extraordinaire dans ce disque. Autrefois, à l'âge des orchestres de parade les escortes musicales d'un convoi funéraire comptaient au moins deux batteurs. L'un, qui jouait de la grosse claire, était situé à la gauche de l'autre qui faisait chanter la caisse claire. Le légendaire Ernest Trepagnier faisait, selon le batteur Paul Barbarin, sonner sa grosse caisse un feeling "jazz". Il a joué dans les fanfares les plus réputées : Le Magnolia Band en 1908 et le Tuxedo Brass Band en 1910 et a certainement exercé une influence sur la génération des batteurs tels Paul Barbarin ou Warren "Baby" Doods .

Black Benny Williams fut aussi un excellent joueur de grosse caisse très réputé à la charnière des XIX° et XX° siècles. Revenons à ce disque. Ici, après la séquence jouée par Cozy Cole, et soufflant presque aussi fort que l’Ange Gabriel du Jugement dernier, voilà Louis Armstrong qui entame, rudement, rapidement presque un air de marche. Trombones vigoureux et clarinettes et saxophones piaillants et pétillants suivent le pas. Et tous rentrent à la maison du défunt pour faire bombance et licence aussi, parfois.

De tels rites sont des survivances africaines qui ont pris le sens de la durée dans la dissimulation au sein des Églises « spirituelles », Spiritual Church, toutes originaires de la Nouvelle-Orléans, et qui ont été largement étudiées par les chercheurs américains sur le plan sociologique et anthropologique (Baer & Singer, 1992 ; Jacobs & Kaslow, 1991). Leur spiritualité est perfusée de ce magico-religieux africain inspiré du « hoodoo » (version louisianaise du « vaudou ») sans pour autant que ces institutions veuillent le reconnaître et encore moins le revendiquer de manière protestataire. Cette synthèse originale d'africanité initiatique, de rites catholiques et de spiritualité baptiste et pentecôtiste est vécue par les participants comme une totalité idéologique et pratique non-conflictuelle. Et certains observateurs ont pu noter que le balancement du corps lors du premier temps de la procession avant qu’il ne soit inhumé donc était en exacte similitude avec la gestualité de vieux cultes « Yorubas » encore pratiquées, mais de façon résiduelle au Nigéria ou au Bénin. Un mot encore sur cette seconde partie du disque, celle où la fanfare avec une joie sérieuse appelle tous les participants à s’éloigner de la demeure du mort, sa tombe, pour venir s’attabler au banquet des vivants. Le thème qui est une marche a pour nom « Didn’t He Ramble », ce qu’on pourrait traduire approximativement comme « n’a t-t-il pas voyagé ici sur terre ».

En voici les paroles:

« Didn't he ramble.... he rambledRambled all around.... in and out of townDidn't he ramble....didn't he rambleHe rambled till the butcher cut him downHis feet was in the market place...his head was in the streetLady pass him by, said...look at the market meatHe grabbed her pocket book...and said I wish you wellShe pulled out a forty-five...said I'm head of personnelDidn't he ramble...I said he rambledRambled all around...in and out of townDidn't he ramble...oh didn't he rambleHe rambled till the butcher shot him down(courte intervention instrumentale)He slipped into the cat house...made love to the stableMadam caught him cold…said I'll pay you when I be ableSix months had passed ...and she stood all she could standShe said buddy when I'm through with youOle groundhog gonna be shakin yo' handAnd didn't he ramble...he rambledRambled all around...in and out of townOh didn't he ramble......he rambledYou know he rambled...till the butcher...cut him downI said he rambled...lord...'till the butcher shot him down »

Qu’est ici la mort, ce « boucher » (là aussi un personnage mythique de la Nouvelle-Orléans) qui tôt ou tard va vous abattre ? Une résurgence sans doute de thèmes sacrificiels. Dans l’effluence maniaque du repas funéraire, les musiciens sont là pour mettre une ambiance qui impose la danse, le mouvement, impose à la monochromie de la mort, le bariolage des corps qui vivent, mangent, pleurent, rient et peuvent s’aimer malgré tout, en dépit du départ irréversible d’un ou d’une autre, parce qu’à La Nouvelle-Orléans comme ailleurs on aime à penser que le défunt nous a pardonné et que bonne âme il se réjouit de voir celles et ceux qu’il a laissés derrière lui sur cette bonne vieille planète absorber la vie à pleine dent avec, au centre du festin, le grand cœur de la musique qui continue à battre et qui dit que le temps ne s’est pas arrêté net.

Il ne fait pas de doute que pour d’authentiques musiciens de la Louisiane, jouer et enregistrer ce thème dépassait la simple performance esthétique ou scénique ; il y vivait un peu encore d’un sacré. Et rien ne saurait nous interdire de penser que Jelly Roll Morton enregistrant ce thème en 1938 et en 1939, Kid Ory, en 1945, et Louis Armstrong enfin en 1950, se souvenaient de la part active qu’ils prirent dans certains rituels funéraires. On comprendra alors que ce disque, est, au delà de sa valeur musicale superlative, un document de première main qui enseigne sur la vie spirituelle de la Nouvelle-Orléans, sur la façon dont les filles et fils d’esclaves étaient passeurs d’africanité, quand bien même, consciemment ils disaient ne rien en savoir, ou si peu.

Olivier Douville