Y a-t-il une actualité clinique de Fanon ?

Par Olivier Douville

"C'est un Paraclet. Il y a des vies qui constituent des appels à vivre"

Aimé Césaire à propos de Frantz Fanon

La question que cet article se propose d’illustrer, à propos des résonances actuelles que prennent l’œuvre et le parcours de Frantz Fanon, périodiquement « redécouverts » est la suivante : « comment la pratique clinique peut-elle recevoir un éclairage de patients dont l'histoire, la leur ou celle de leurs ascendants, est marquée par des violences massives de mise à la casse de leur humanité brisant les fils des générations qui la constituent ? »

Je n’aborderai pas cette question en tant que spécialiste de l’histoire personnelle de Fanon. D’autres que moi sont bien davantage légitimes biographes et historiens, au premier rang desquels, principalement, Alice Cherki [1] ou encore David Macey [2]. Je tenterai, plus précisément, de cerner l’actualité qu’ont les thèses psychiatriques et anthropologiques de Fanon dans la pratique clinique d’aujourd’hui lorsque cette pratique s’adresse aux descendants des contemporains des luttes d’indépendance et des violences liées au colonialisme. Je transposerai, au plan de la clinique, l’intuition que manifesta Dacy Elo qui, en 1986, rassembla sous le titre « Actualité de F. Fanon » les actes d’un colloque tenu à Brazzaville [3].

Il n’appartient pas au clinicien pris dans les contextes des héritages des traumas historiques passés de produire un savoir académique venant interpréter et réduire les autres savoirs que construisent les autres sciences humaines, mais, de sa place, et à partir de son acte clinique, d'entendre la nécessité culturelle et subjective d'authentifier qu'il s'est bien produit du fait des situations esclavagistes et coloniales la perte réelle d'un patrimoine humain et symbolique. Autant dire que nous n'évitons pas de remettre sur le métier de nos conceptualisations la notion d'identité aux prises avec l'histoire. Frantz Fanon fut, sur ces points un pionnier dont l’œuvre portait essentiellement sur les incidences psychiques de l’aliénation coloniale. Dans la mesure où Fanon œuvrait pour sortir le sujet de cette aliénation, son œuvre reste à interroger et à explorer, au-delà de toute sympathie ou antipathie militante [1-5].

1 Présentation

Frantz Fanon (Fort-de-France, 1925 – Washington, 1961), psychiatre antillais, mort algérien et inhumé selon ses vœux en terre algérienne, fut responsable de l’hôpital psychiatrique de Blida Joinville, en Algérie. Il fut aussi, c’est plus connu, un militant politique de la lutte contre la colonisation en Algérie d’abord, puis également pour l’Afrique sub-sahélienne, avec notamment l’actuel président algérien Bouteflika avec qui il a travaillé pour l’Algérie au Mali, en lien avec Mobido Keita. Fanon fut un homme tant engagé que nous pouvons ne voir que cet aspect-là de sa personne et de son parcours. Et oublier qu’il fut aussi un clinicien d’exception, un pionnier qui a tenté de théoriser ce avec quoi, en tant que psychiatre, il travaillait : les incidences subjectives des situations coloniales tant sur les colonisés que sur les colonisateurs.

En 1953, en Algérie, il rencontre les antagonismes entre minorité, et, surtout, le racisme ordinaire des Européens, il prend alors la mesure des conséquences subjectives causées par l’écrasement politique et culturel des Algériens colonisés [1], [6] 1. Il rejoignit le FLN au printemps 1957, après avoir dénoncé et théorisé la violence physique et culturelle perpétrée par le colonialisme. Il assumera auprès du Gouvernement provisoire de la République algérienne des fonctions très importantes d’information et de représentation -il sera ambassadeur du G.P.R.A. à Accra, au Ghana et caressait l’espoir d’unifier une forme de résistance De son vivant, deux textes Peau noire masques blancs (1957) et Les damnés de la terre (1961) [4,5] s’imposent comme les deux jalons majeurs d’une pensée qui prend en compte la dimension actuelle, politique et stratégique du dit “ Tiers-monde ” Fanon a connu le racisme, l’espoir fraternel, la trahison, la tension historique, la révolution. Sa pensée en mouvement ne pouvait jamais se reconnaître dans la description d’un monde clos au sein duquel chacune des oppositions, celle du blanc et du noir, puis du colonisateur et du colonisé devait être tenue pour essentielle voire éternelle. Son sens du tragique ne l’a jamais conduit à des sentiments de fatalisme ni à des nostalgies crépusculaires. La notion de dédoublement, pièce centrale de l’architecture de Peau noire, masques blancs, souligne l’aspect non dialectique de la situation coloniale dont la cartographie est constituée de deux zones clivées séparées par un renforcement des frontières disjoignant le monde du colon de celui de l’ »indigène ». Cette notion aide à penser les effets subjectifs des politiques manichéennes pour lesquelles les notions stéréotypées de race et d’ethnie surdéterminent la superstructure économique. Elle ne cautionne aucune répartition essentielle des identités raciales et présente une puissance de refus des manichéismes coloniaux. [7]

La répression contre la lutte d’indépendance se renforce. Expulsé d’Algérie, Fanon quitte Alger pour la France et Clermont de l’Oise. La fédération du FLN en France avec le concours actif de Francis Jeanson organise son départ vers Tunis. C’est ensuite pour l’Afrique qu’il part comme ambassadeur itinérant de l’Algérie en guerre. Fin décembre 1960, Fanon est malade : une leucémie myéloïde, maladie au pronostic fatal à l’époque. Les Algériens l’envoient se soigner à Moscou. L’activité de Fanon est encore tout à fait intense. Il continue ses activités politiques, se rapproche de l’armée des frontières, donne des cours aux officiers de l’A.L.N., et écrit son dernier livre, Les damnés de la terre. Il accepte de partir aux États-Unis pour subir de nouveaux soins. Mort à Washington, il est inhumé en terre algérienne au terme d’une cérémonie sobre, recueillie et digne [1,2].

2 Fanon psychiatre, la rencontre avec Saint Alban.

Il y eut très tôt des soucis humanistes en psychiatrie En 1838, Esquirol, développe le premier modèle d'une institution thérapeutique dans la Maison royale de Charenton. Bouchet, en 1848, énumère les principes d'occupation des malades, il cite dans un mémoire "I'individualité sociale doit disparaître et se fondre dans la vie en commun qui constitue la base actuelle du traitement des aliénés... ". Ou, encore, au début du siècle, Hermann Simon, psychiatre allemand qui insiste sur l'importance d'associer les malades de l'Asile de Guttersloch à l'amélioration de leur cadre de vie. Il rejette la doctrine de l'irresponsabilité du malade mental et postule que, du moment où l'homme est considéré comme responsable de ses activités, il peut les partager avec d'autres, et avec d’autres partager le poids de ses actes.

Revenons en France, à Saint Alban. Avec Tosquelles, Fanon avait été un des acteurs de la mise en place d’une politique institutionnelle du traitement de la folie qui suppose : a) que l’institution prenne soin des modes de vie et du temps partagés entre soignants et soignés et b) qu’elle puisse favoriser la mise en place de dispositifs, des scènes, afin que se rejoue, se représente ce qui a été mal joué ou même n’a pu être joué. La folie est entendue dans ses liens avec l’aliénation sociale, Fanon l’entendra aussi dans ses liens avec le culturel, dans la forme historique concrète et conflictuelle qu’il prend aux moments de grands conflits politiques.

Il paraît important de rappeler ici l’historique des postulats fondamentaux sur lesquels reposent toutes les expériences se réclamant de la Psychothérapie institutionnelle. Tout le rapport de Fanon, psychiatre en exercice, à la psychiatrie fait de lui un héritier et un inventeur dans le champ de la psychothérapie institutionnelle, mais non un adepte de l’antipsychiatrie [1].

Le contexte d’émergence du mouvement de psychothérapie institutionnelle a pris acte de prises de conscience fortes liées aux événements de l’histoire. François Tosquelles est un psychiatre psychanalyste d'origine catalane. En 1927, il commence ses études de médecine. L'Espagne est alors une royauté et, depuis 1921, sous la dictature de Primo de Rivera. Les Catalans sont souvent rebelles et leur vie politique est animée par la lutte contre la dictature. Une alliance composite et friable rassemble les anarchistes de la CNT et de la FAI, le Front communiste catalano-baléare et son émanation clandestine, le BOC, Bloc ouvrier et paysan, auquel Tosquelles appartient et qui développe déjà un communisme étranger à la ligne officielle du PCE. Sur ses années espagnoles, de pratique psychiatrique durant la guerre civile espagnole, Tosquelles témoignera bien plus tard, en 1991 :

« La loi du déroulement surréaliste de la guerre, c'est qu'il y a toujours de l'imprévu de l'inattendu ; c'est-à-dire quelque chose qui, précisément, n'est pas susceptible être mis en science. La science est un trouble du comportement de certains types qui en font une obsession; ils veulent tout contrôler par la science. La guerre est incontrôlable. Mais comme diraient les surréalistes, il y apparaît des cadavres exquis, c'est-à-dire de l'imprévu, des associations libres, qui ne sont pas purement fantaisistes, elles sont plus réelles que le réel. Mors, parlons de la guerre. J'insiste sur le fait qu'il ne s'agissait pas de n'importe quelle guerre, mais d'une guerre civile. La guerre civile, à la différence de la guerre d'une nation contre une autre nation, est en rapport avec la non-homogénéité du moi. Chacun de nous est fait de morceaux contre-posés, avec des unions paradoxales et des désunions. La personnalité n'est pas faite d'un bloc. Ça deviendrait une statue, dans ce cas. Qu'est-ce que j'ai fait en Aragon ? Je n'avais pas quantité de malades ; j'évitais qu'ils soient envoyés a deux cents kilomètres de la ligne de front; je les soignais là où les choses s'étaient déclenchées, à moins de quinze kilomètres, selon un principe qui pourrait ressembler à celui de la politique de secteur. Si tu envoies un névrosé de guerre à cent cinquante kilomètres de la ligne de front, tu en fais un chronique. Tu ne peux le soigner que près de la famille où il y a eu des emmerdements » [8].

Réfugié en France à la fin de la guerre d'Espagne, il travailla dès 1940 à l'hôpital de Saint-Alhan, en Lozère. Dès 1940, Saint-Alban devint le point de référence du mouvement de transformation des asiles, puis le lieu d'élaboration théorique et pratique de la Psychothérapie institutionnelle. Celle-ci se propose de traiter la psychose en s'inspirant de la pensée freudienne de l'aliénation individuelle et de l'analyse marxiste du champ social. Tosquelles s’engagea très jeune dans la lutte anti-fasciste, avant et pendant la guerre d'Espagne, puis dans la Résistance française.

Le destin de la psychiatrie en temps de guerre croisera celui de Tosquelles. L’hôpital de Saint-Alban, confronté aux restrictions qui causèrent plusieurs dizaines de milliers de morts dans les asiles français, décida, sous la responsabilité du D. Balvet, son médecin-directeur de disséminer les patients dans les familles paysannes du voisinage. De plus, cet hôpital a protégé et hébergé des personnalités en exil et des résistants, parmi lesquels Paul Eluard qui parlera à Tosquelles de la thèse de Lacan et le décidera à la publier.

La psychiatrie a été prise par un sentiment d’horreur face à l’insupportable que représentaient ces patients morts de faim dans les asiles psychiatriques durant la seconde guerre mondiale. Et la libération des peuples au lendemain de la seconde guerre semblait pouvoir s'accompagner d'un mouvement similaire dans le secteur psychiatrique. C’est aussi que, durant la seconde guerre mondiale, la famine a emporté vers la mort presque la moitié de la population des hôpitaux psychiatriques français dans lesquels les restrictions alimentaires ne purent être contournées. Certains établissements furent la cible de bombardements intenses, ce qui causa l’évacuation de nombreux malades. La paix revenue, des médecins, dont L. le Guillant, firent des recherches pour retrouver les patients oubliés et dispersés ; ce psychiatre fit le constat que près du tiers de ces patients évacués avait été recueilli et avait pu se réadapter à certaines activités rurales sans poser de lourds problèmes de comportement. Certains patients, il est vrai, avaient trouvé dans la catastrophe et le vécu de fin du monde qu’entraîne la guerre une ambiance conforme au plus intense noyau de néantisation qui gîte au sein de leur délire, ce qui souvent équilibre. La catastrophe suscite parfois l’éclosion de conduites sur- adaptés chez les psychotiques. Ce constat portant sur un relatif bien-être chez des patients sortis brutalement du cadre asilaire interrogea effectivement les psychiatres sur le bien fondé du maintien de certains malades à l'hôpital.

Au lendemain de la seconde guerre, il était devenu clair que l’asile, dans sa conception ancienne, devenait un lieu mettant en impasse la vie psychique et la vie sociale des patients. Il y eut dès le départ, un mélange d’utopies et de reconductions des utopies humanistes et anti-aliénistes du XIX° siècle (on se souvient des positions anti-asilaires d’un politique tel Léon Gambetta) L’idée de secteur n’est pas venue comme une inspiration céleste. Elle mettait en risque de penser et de théoriser la fonction instituant des institutions soignantes. Ses présupposés ancrés dans une conscience politique et militante étaient, au moins, doubles : accorder l’espace du soin à celui de la cité, et plier, en ce qui concerne l’exercice de l’accueil et du soin, la dimension politique à la dimension clinique.

3 La psychothérapie institutionnelle

En France, antérieurement aux lois de sectorisation, mais préfigurant un mouvement qui les a vu naître, les mouvements de psychothérapies institutionnelles théorisaient les pratiques et les expériences ce qui ne fut pas sans effet sur le rapport des psychanalystes à leurs théories et à leurs dispositifs. Le lien entre l’essor d’une pensée psychanalytique du groupe et de l’institution et les pratiques innovantes en institution de soin n’a pas à être démontré. On se souviendra de Bonneter, et d’autres expériences (La Borde). On évoquera encore ces patchworks référentiels ou le kleinisme d’un E. Jacques se combinait avec la notion de transitionnalité, reprise de Winnicott, dans un affadissement progressif, il est vrai, avec de temps à autre des emprunts aux idées lacaniennes de « sujet de l’inconscient» et de discours. L’institution est à partir de ces inventions de dispositifs de soins et de parole théorisée et mise en pratique en tant que c’est un système qui, au-delà de la finalité manifeste de stabiliser, ou même de guérir, a pour fonction sociale de permettre l'échange par la mise en place de médiations.

La folie, à nouveau, pouvait faire scène et adresse. Et, par des échappées considérées et prises au sérieux, la parole de la folie a pu trouver ses lieux et ses temps, sans être mortifiée par une assignation à un savoir établi qui fixerait ce que le sujet exprime par ses symptômes ou ses signes. Le patient, loin de se réduire au modèle atemporel d’un tableau clinique, était aussi un être porteur d’une histoire singulière et collective. Et si le projet est alors bien de doubler le soin immédiat par une reconstruction possible des subjectivités sociales, on se rend donc bien compte que les cultures phénoménologiques et psychanalytiques se trouvaient avoir droit de cité dans cette politique et cette stratégie de soin.

La doctrine nouvelle de la psychothérapie institutionnelle avait comme effet premier une remise en cause des modes ordinaires de prise en charge en établissement psychiatrique qui furent alors comparés aux types de rapports et relations propres à l’univers concentrationnaire.

Un autre facteur de désenclavement de la vie asilaire résida dans le développement des regroupements communautaires (Auberge de jeunesse, scoutisme, CEMEA- La création des Ceméa remonte en 1936 et au Front Populaire, époque pleine de promesses, de projets audacieux, de bouillonnement d’idées neuves et de réformes sociales....) d’avant-guerre qui présentait déjà la base d’une possible nouvelle organisation sociale du milieu hospitalier.

Enfin, il faut souligner que la Psychothérapie institutionnelle (dont les pionniers sont Sivadon, Daumézon, Bonnafé, Chaisneau, Oury....2) est sise à la croisée de la psychanalyse freudienne et du Marxisme, dans cette deuxième moitié de siècle. Le freudo-marxisme de cette époque n’était pas une forme hybride en laquelle 50% de freudisme se combinait avec 50% de marxisme, mais un engagement idéologique et pratique de praticiens qui disposaient de deux corps de doctrine hétérogènes. À côté des références clairement freudiennes, ou marxistes, certains pionniers, notamment autour de Oury et Guattari repensent l’institution avec les concepts formalisés par Deleuze de « tendance » et par le Lacan de la matrice anthropologique Réel, Symbolique, Imaginaire et de la théorie du collectif qui n’est selon lui « rien d’autre que le sujet de l’individuel » . Et cela se fait aussi dans un moment où les expressions plastiques de l’art (dont ce qui reste de surréalisme orienté dans ses options politiques par ses débats avec Trotski et les divers mouvements centrés autour de l’art –brut) apportent un nouvel éclairage sur la face d’ombre du lien social. Ils mettent en lumière la dignité de la folie, de son discours et de ses créations. Autrement dit la psychothérapie institutionnelle, dont Fanon sera un acteur et un continuateur majeur, et qui trouve dans les CEMEA (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active 4) l’occasion d’affirmer sa politique, repose sur un triptyque qui combine l’engagement politique, l’engagement clinique et l’ouverture à la culture et à la littérature. F. Fanon incarne ces trois modes d’engagement combinés et il les défend et les illustre au plus vif de sa subjectivité et de son existence concrète. « Si, en 1936, les vacances des adultes sont une préoccupation nationale entièrement nouvelle avec l’avènement des congés payés et de la semaine de 40 heures, par contre le souci de développer les départs en vacances des enfants est ancien. En 1900, on comptait environ 14 000 enfants en colonies de vacances pour atteindre 420 000 en 1936 et la pression était forte pour une amplification de ces séjours. Les colonies dépendaient alors du Ministère de la Santé et les préoccupations pédagogiques y restaient le plus souvent absentes. Plusieurs personnalités prennent alors conscience de la nécessité d’une formation des cadres, en particulier André Lefèvre, alors commissaire national des Éclaireurs de France et Gisèle de Failly, militante de l’Éducation nouvelle, agissant au sein de L’Hygiène par l’exemple. Celle-ci est persuadée que la réussite d’un séjour de colonie de vacances dépend avant tout de la compétence de son personnel. Elle lance l’idée d’entreprendre la formation de l’encadrement. À la simple surveillance, elle considère qu’il fallait substituer l’action d’éducateurs préparés à leur tâche et soutenus dans leur travail par une conception pédagogique, celle de l’Éducation nouvelle, une pédagogie qui crée des situations où chacun, enfant, adolescent, adulte, en prenant conscience de son milieu de vie, peut se l’approprier, le faire évoluer, le modifier, dans une perspective de progrès individuel et social.

La recherche d’une méthode de formation s’est faite en coopération avec le milieu du scoutisme laïque, aboutissant à l’idée de stage pour désigner une période de formation collective.

Ce projet va être facilité par la création en juin 1936 d’un sous-secrétariat d’État aux Loisirs, rattaché au Ministère de la Santé et confié à Léo Lagrange. Celui-ci apportera un soutien actif à cette initiative. » (site officiel des CEMEAhttp://www.cemea.asso.fr/questce.html)

4 Les trois postures

S’il faut donc insister sur le fait que Fanon tente de lier ensemble trois postures, le militant, le clinicien, l’écrivain, c’est aussi que la langue et l’écriture qu’invente Fanon nous tirent dehors dans une extraterritorialité doctrinale.

C’est sans doute parce que Fanon est un des auteurs les moins « psychologiques » qui soient, ce qui est tout à son honneur. Une dimension insiste : celle du sujet réduit au silence ou à la dignité possible de la folie lorsqu’il est en prise avec un réel oppressif qui le dénie. Fanon mise sur le renouvellement, voire sur la naissance, d'expressions stylistiques et culturelles nouvelles, soucieuses moins de respecter la bonne forme que d'accoucher de nouvelles formes. Il reste encore, si vous m'en permettez l'expression, un « pousse-au-style », dans la mesure où il était solidaire de la façon dont des exigences « militantes » de style pouvaient initier de nouveaux modes d'expression écrite ou orale. Le projet politique du style est ici de faire consister un mode de réponse à la destructivité et à la déliaison qui frappe continuellement le rapport au corps et au langage, dans une situation d’imposition coloniale. Et par là même le projet littéraire révèle sa force de subversion et de dissémination. Il n’appartient plus au dominant de parler en Maître la langue française à qui du neuf peut subvenir par un autre bord : celui de la parole et de l’écrit du colonisé qui s’objectivant comme auteur, se subjective dans un rapport à une altérité à venir, non encore enclose dans les régimes de la partition des tâches, des rôles et des stéréotypes coloniaux. Que le colonisé fasse effraction dans la langue française, lui qui fut si peu invité dans les maisons des colons, et il s’invente une demeure à sa mesure. Il faudrait savoir si, actuellement, des écrivains algériens ou antillais font une place à ce que disait et pensait Fanon, s’ils se reconnaissent une dette envers lui. Alors, une dernière remarque : cet anachronisme entre le gentilhomme des Lumières et l'enfant du siècle est complètement actuel, complètement conséquent avec l'époque, et sans doute avec la nôtre. Oui, c'était bien le propre du contexte intellectuel contemporain de ces échanges Manonni/Fanon, d'osciller entre des idéaux, des rationalités, des versions de l'histoire « classiques » et « post-modernes » [4].

Fanon est un écrivain passeur qui développe sans relâche des conversations, des inventions d’écart et de fidélité avec les traditions et les mouvements de la Négritude et du Pan-Africanisme, avec ce qui peut faire matrice pour la diaspora africaine, mais aussi avec les théories économiques de Marx, philosophiques de Sartre, historiques et phénoménologiques de Jaspers, psychanalytiques de Freud et de Lacan. Aussi l’écrivain héberge-t-il, dans les plis et dans le rythme de son écriture, rien moins que monographique, la parole en souffrance des langues oubliées, des langues bâillonnées et recluses sous le poids de l’indignité, de la honte. De ces langues que le colonisateur accable par l’assignation risquée aux périples de contrebande, ou, meurtrière, à l’oubli. Non que le style de Fanon se folklorise, se créolise ou qu’il se garnisse de préciosités orientalistes. Il ne s’agit pas d’exposer le latent sous la préciosité du pittoresque, ce qui revient à faire l’impasse sur l’analyse des procès historiques de création de ce latent. Il s’agit de refuser les modes d’objectivation et de réduction de soi et de l’autre, et de faire passer dans la langue la violence d’une insoumission stylistique apte à résister à l’oppression culturelle. Loin de toute tentation du pittoresque, l’écriture de Fanon soutient l’épreuve de la langue dans la multiplicité de ses sites et de ses mémoires. Bien au-delà de toute afféterie littéraire qui, en temps d’apaisement, peut avoir son charme, il est question pour Fanon de faire sourdre dans son écriture une virulence, une violence constructive, qui donne hospitalité aux cris de celles et ceux qui se retrouvent doublement exclus : les fous colonisés. C’est aussi, par extension, à un travail de réintroduction de la vie psychique du colonisé que Fanon s’attelle avec une détermination et, sur le terrain, un sens du travail collectif peu commun. C’est ainsi : son travail d’écriture ne peut se séparer de sa lutte constante contre l’aliénation sociale et coloniale du sujet dit « fou ».

N’oublions pas, qu’à l’inverse, le colonisateur aime bien le pittoresque que montre, presque sur commande, le colonisé. Il le collectionne, au besoin. L’expose, si c’est à la mode. La culture vivante devient, en revanche, très un problème et un projet qui le déconcerte et il la craint. Mais la stéréotypie culturelle l’enchante et parfois l’excite. Il la consomme jusqu’à l’indigestion.

5 Le travail avec la folie, premières étapes

Se pencher sur la folie, en accueillir la plainte et le cri de vérité , pousse à écrire. Inventer un site pour la parole du fou incite à une responsabilité des strates de témoignages dont l’écriture se fait la confidente et l’écho. La parole troue l’évidence des mondes clôturés, l’écriture renoue les fils et témoigne de ce qui fait événement dans la parole. Et tout accueil de la parole suppose une institution. Si certains naïfs sont partis de la psychothérapie institutionnelle pour rabattre la compréhension de la folie à une sociogenèse, au risque de confondre la suppression de l’asile et la suppression de la folie, Fanon, lui, plus subtilement, se penche sur la capacité de la folie à témoigner du contexte « humanicide » global dans lequel elle inscrit sa particularité, son histoire, son accent.

Fanon redouble, de fait, les lignes de construction sociogénétiques de la psychothérapie institutionnelle car il œuvre dans un monde qui n’est pas encore libéré, à l’inverse du monde « libre » après la seconde guerre mondiale, et qui est le monde colonial. Indexer la Folie à une sociogenèse, sans pour autant la réduire à elle, emporte comme effet quasi immédiat de déplacer les champs d’intervention clinique et l’organisation de l’institution. Que se passe-t-il quand la dialectique nécessaire entre l’institutionnel et le subjectif se donne comme projet dans un pays colonisé ? Ici ou là, toute psychothérapie institutionnelle se bat sur trois lignes de front qui sont tout autant son pré carré que sa raison éthique: la non-ségrégation, la lutte contre l'aliénation, la visée anti-concentrationnaire. En quoi ces trois axes permettent-ils pour Fanon, dans le contexte de sa pratique en un pays colonisé, d’accentuer la portée de son dialogue avec la psychanalyse et l’anthropologie ?

En effet, si la définition de l’institution repose cette fois-ci sur une théorie de la culture, alors elle suppose que, comme toute organisation anthropologique de base, l’institution soit régulée par l’échange dont elle est à la fois la scène et la garante. Autrement dit, le soin psychique institutionnel ne saurait se borner à mettre des limites et des distances réputées bonnes (ou les meilleurs possibles) mais il passe par le repérage et par le respect de la fonction du champ qui structure l'existence humaine : l’échange donc. Or la situation coloniale est essentiellement une situation où est bafoué ce qui est au fondement des échanges interhumains : la possibilité de la réciprocité, c’est-à-dire de la traduction réciproque de la langue de l’autre, traduction permettant de vivre les écarts, et sauvegardant les énonciations et les garants généalogiques [4]. Ce que l’institution médiatisera, à l’Hôpital de Blida-Joinville, ce seront des espaces corporels vécus mais aussi déqualifiés. De plus, le rapport entre l’institution et la demande sociale ou politique globale se fera de façon déviée tant que ne sera pas reconnue la place du conflit comme cruciale dans la construction de la personne et de son identité. Bref, le colonisé apparaît comme un sujet privé de sa langue, de sa généalogie, et, pour le dire de façon peut-être extrême, de son « mourir ». La folie rappelle souvent la nécessité absolue d’un lieu où puisse se lire le rapport entre les vivants et les morts. Il me semble important de souligner la difficulté et l’audace propres au projet de Fanon en insistant sur ce qui rend impossible l’édification ou le respect d’un tel lieu, qui souvent survit dans la clandestinité [10].

De plus, et afin de souligner le paradoxe qu’il y a à implanter la psychothérapie institutionnelle dans un pays au plus vif de l’imposition du rapport social colonial comme l’était l’Algérie à l’époque, il est important d’insister sur la dimension conflictuelle de l'échange sis au principe même de cette stratégie de soin chaque fois qu’elle a vu le jour. L’échange suppose un engagement dans la parole et dans la dialectique de la reconnaissance afin d’exister absolument pour l’autre, ce qui signale un écart avec la psychanalyse qui suppose toujours un reste aux opérations de parole. Il est vrai que la dimension de la reconnaissance sur laquelle Fanon porte l’accent est celle sur quoi, en France, ont insisté tant l’existentialisme athée que l’existentialisme chrétien. L’échange ne se réduit pas à du troc, mais suppose une scène où des sujets différents sont porteurs, de désirs, de demandes et d’historicité dissemblables

Fort de cette culture philosophique et institutionnelle, Fanon a pu s’opposer avec fermeté à tout le courant de la psychiatrie coloniale qui était centré sur la notion raciste de « primitivisme de l’indigène musulman » (Porot, puis en dépit de ses idées moins réactionnaires, Sutter). Il faut bien comprendre que c’est à partir de son invention de la sociothérapie que Fanon a pu développer ses lignes principales de pensées sur les effets subjectifs des violences coloniales, rompant avec toute lecture objectivant cette violence en l’enfermant dans les recoins d’un cortex amoindri.

Le problème de l’implantation de la psychiatrie aux Colonies avait été posé dans son ensemble par le Rapport de Reboul et Régis au 22° Congrès des Aliénistes et Neurologues, de 1912, à Tunis. Consacré à l’assistance aux aliénés des colonies, ce congrès peut être considéré comme fondateur d’une psychiatrie coloniale ; il recommande d’abord la formation de psychiatres coloniaux civils et militaires, ainsi que l’arrêt du transfert des aliénés des pays colonisés dans les asiles français (comme c’était le cas jusqu’alors).

En Algérie, il faut attendre 1932, pour que, sous l’impulsion du médecin général Lasnet et de Porot, on s’occupe activement de la réalisation de l’assistance psychiatrique. Un arrêté du 14 mars 1933 règle le recrutement des médecins des services de psychiatrie en Algérie en faisant appel aux médecins du cadre métropolitain. Deux instructions datées du 10 août 1934, règlent le fonctionnement des services psychiatriques de l’Algérie. Un service de première ligne sera installé à Alger, Oran et Constantine et un hôpital psychiatrique sera ouvert à Blida. Les services de première ligne étaient définis par la formule du service ouvert et d’observation, tandis que l’Hôpital psychiatrique de Blida devait fonctionner selon les termes de la loi du 30 juin 1838 5. Mais si l’on tient compte de ce que l’Hôpital de Blida-Joinville est prévu pour 1200 malades, mais que l’encombrement progressif des services lui retire son efficacité car on arrive à peine à un lit pour 7000 habitants, on peut mesurer les difficultés qui attendaient Fanon qui, installé dans les fonctions de médecin-chef à l’hôpital de Blida-Joinville le 23 novembre 1953, dirige alors la cinquième division comprenant 165 patients européens et près de 200 musulmans. Il arrivera à imposer de nouvelles pratiques psychiatriques et fera, graduellement, d’un lieu de relégation une institution soignante. On le voit mettre en avant la nécessité des sociothérapies et des ergothérapies., ce qui supposera par la suite un ensemble de réalisations tels le café maure ou la salle de spectacle dont la construction sera achevée après son départ. Fanon sera objet d’un ostracisme rude de la part des universitaires en place qu’un racisme diffus aggrave encore.

Plus important, c’est aussi de l’intérieur même de son projet d’application d’une sociothérapie aux patients algériens qu’il rencontrera une contradiction, majeure. La psychothérapie institutionnelle s’oppose au traitement mécanique et ségrégatif de la psychiatrie coloniale. Elle concerne donc essentiellement une utopie féconde qui est celle d’une réinsertion du sujet dans la contrainte à l’échange social et aux pratiques sociales de productions de biens et de liens. Cette visée est située dans le champ d’un social qui suppose l’échange et la pacification des places des uns et des autres. Cela ne peut être le cas des sociétés colonisées qui supposent un tout autre cadre, celui de confiscation, ou même de la destruction des référentialités symboliques. De ce fait la sociothérapie ne peut s’abstraire, en tant que politique de soin, d’une analyse politique d’ensemble des rapports historiques et sociaux existants dans le pays, qui va, elle, porter, sur les altérations massives des structures de réciprocités et des modes de légitimation des personnes dans le cadre colonial. Que les patients ne se reconnaissaient pas tant bien que ça dans le bien qui leur était voulu par les premières tentatives fanoniennes de sociothérapie est tout simplement le signe que l’application des justes idées et l’invocation de perspectives humanistes, ô combien louables, tombent complètement à plat dès que le cadre de la société colonisée n’est pas pensé plus avant par les responsables du soin institutionnel. Ce dont Fanon avec promptitude et lucidité a pris la mesure en allant à la rencontre de la culture tue et bafouée, en réévaluant la place que prend le religieux comme dispositif interprétatif de la folie et du malheur, mais sans, nous l’avons vu, vouloir amarrer le patient à un cadre culturaliste préconçu. Et ce sera en un second temps que les activités sociothérapeutiques stéréotypées seront délaissées au profit de la création d’espaces davantage contenants et sensés pour les patients, tel le café maure.

6 Perplexités et ouvertures

Fanon s’est donc à plusieurs reprises demandé si l’application mécanique de la psychothérapie institutionnelle ne pouvait amener autant de problèmes qu’elle semblait en résoudre. N’était-ce pas favoriser une forme d’assimilation ? N’était-ce pas intensifier l'illusion d’une utopie égalitaire dans un monde qui, égalitaire, ne l’était guère et ne manifestait aucune volonté dominante de le devenir ? Dans l’optique coloniale, qui, surtout en Algérie, nie que l’indigène ait besoin d’être situé et compris dans sa densité et son originalité de langue de croyance et de civilisation, et plaide pour le remplacement au plus vite de la culture trouvée sur place par celle d’importation, c’est à l’indigène de faire l'effort de ressembler au modèle que le colonisateur lui propose, de se l’assimiler de mimétique façon. L'assimilation, en l‘espèce, n’est en rien traduction d’une réalité liée, ou promesse d’un devenir commun inédit. Elle congédie le défi des rencontres et répudie toute occasion d’échange, privilégiant le tragique de l’intolérance au comique du malentendu.

Fanon insistera tout au long de son œuvre sur l’instrumentalisation du langage par les modalités de discours colonial pour exercer la puissance. Plus, il se produit par

5 Les malades mentaux ont fait l'objet d'une loi de protection: la loi du 30 juin 1838. Le but du législateur était de protéger la société des "agissements des aliénés", d'éviter des séquestrations arbitraires, et, en même temps, de pourvoir au traitement et aux soins des aliénés. Les effets de discours une prescription d’identité pelliculaire et assignée et, corrélativement une totale destitution des sites de l’altérité et de l’étranger interne, ce qui ruine le rapport au langage, dans sa faconde, sa surprise, sa métaphoricité. Il est nécessaire alors, proposera Fanon, que ceux qui soignent aient, eux aussi, ressenti le poids de cette violence coloniale et qu’ils refusent cette assignation à résidence dans ce lieu où l’autre les produit, les définit, les cadre. La psychothérapie institutionnelle ne pouvait être menée que par des « passeurs », des hommes et des femmes qui avaient opéré un travail de subjectivation de la désubjectivation qu’implique la soumission à la maîtrise coloniale. Clinique et politique ne pouvaient en ces conditions que trouver à se féconder, à se stimuler. Il ne pouvait être question de les lier au nom d’une éthique insipide et de surface. Si soigner est prendre soin des figures d’altérité, alors soigner est s’insurger contre ce qui porte atteinte aux altérités dans un espace social et politique donné. Concernant la problématique de la reconnaissance, Fanon dénoncera donc comme pathogène l’instrumentalisation et la confiscation du langage par les modalités du discours colonial. Son hypothèse concernant la « personnalité colonisée », ne prendra pas appui sur une quelconque psychologie ethnique laquelle ne pourra pas s’y loger. Bien au contraire, répudiant toute explication de cette « personnalité » par la catégorie équivoque du primitif ou de l’infantile, la thèse de Fanon, développée par exemple dans cet ajout de psychopathologie à ce livre essentiellement politique qu’est Les Damnés de la terre, promeut une conception de la personnalité qui fait de celle-ci un ensemble de relations sociales, une façon de collectif au singulier. Mais aussi un mode de construction du soi où se répercutent, jusqu’à l’anomie, les déqualifications de l’altérité. Les théories de l’identification et de la personnalisation où son devoir de clinicien l’engage ne dissimulent rien de ce mixte d’emprunts à la phénoménologie sartrienne et à certains aspects des thèses sur le stade du miroir chez Lacan.Fanon rend compte d’un affect généré par la situation coloniale et qui est la peur fréquente chez ses patients d’être déterminés par le regard et l’imaginaire raciste de l’Autre. À une théorie structurale de l’Autre, fanon privilégie l’exploration des variations sociales, culturelles et politiques de cet Autre. La personnalité colonisée n’est alors pas réductible à une personnalité dominée ou exploitée, elle devient le creuset d’une dramatique déqualification de la personne, dans sa subjectivité et dans son historicité. Ce qui met en péril le rapport de chacun au corps et au langage.

En ce sens l’expérience unique tentée par Fanon, a pour effet de donner consistance à des figures d’altérité vouées à prendre la parole. La pertinence de la parole du sujet, en décalage et en folie, ne pouvait être saisie qu’à condition de redéfinir les bases institutionnelles de la psychiatrie. Comment un tel projet, dans l’Algérie coloniale et massivement raciste de l’époque aurait-il pu voir le jour, sans constituer, en ses effets, un véritable acte d’insurrection contre les ségrégations sociales, ethniques et culturelles majoritaires, alors en Algérie ?

Pour Fanon, rien n’est séparable de sa passion pour la psyché et pour la folie, de son courage humaniste à rénover l’institution psychiatrique, de sa lutte politique, qui ne céda jamais aux sirènes de l’identitarisme ou du retour à l’origine. C’est bien à partir de cette convergence que nous pouvons à nouveau préciser ce que furent pour Fanon le lieu et le pari de son écriture.

Il entreprend souvent une créolisation de ces influences, avec des allers et des retours, des hommages et des dettes reconnues puis parfois désavouées en particulier pour la psychanalyse. Ainsi cette phrase dans Peau noire, masques blancs à propos de son analyse des rêves d’africains : « … les découvertes de Freud ne nous sont d’aucune utilité… » ([3], p. 65) que l’on peut tenir pour une robuste dénégation [1]., ou encore ce passage sur Lacan (qui, d’ailleurs, apparaît dans pas moins de trois occurrences dans Peau noire, masques blancs) où Fanon écrit : « Nous portions une critique violente de la notion de constitution. Apparemment 6, nous nous écartons de ses conclusions (celles de Lacan), mais l’on comprendra notre dissidence quand on se rappellera qu’à la notion de constitution au sens où l’entendait l’école française, nous substitutions celle de structure » ([3], p. 65). Ce qui est certainement assez mal lire Lacan, mais fort bien exposer la dialectique sartrienne de la reconnaissance et de la structure du dialogue moi-autrui. 6 Souligné par nous

7 Fanon et la guerre.

Il fut suffisamment insisté sur le rapport ambivalent de Fanon à la psychanalyse pour qu’il soit loisible de souligner à quel point les écrits sur la clinique des traumatisés de guerre apportent des pièces supplémentaires aux débats qui, une fois encore, désenclavent Fanon de cette posture de résistant à la psychanalyse à laquelle il est si aisé de le réduire. La colonisation, souligne Fanon, dans Les Damnés de la terre se présentait comme une grande pourvoyeuse de troubles mentaux. Difficulté à guérir un colonisé, c’est-à-dire à le rendre homogène de part en part à un milieu social de type colonial, c’est-à-dire à un milieu où règne une négation forcenée de l’autre. Dès lors la question de l’identité est un point névralgique, exacerbé dans un monde de rapport de force qui exclue la dialectique de la reconnaissance.

Et note Fanon, la colonisation calme, non contestée par la lutte armée, remplit efficacement les asiles, les positions défensives des colonisés se fragilisant, voire s’érodant. Mais ces effets pathogènes intéressent peu les cliniciens.

Fanon soutient que la guerre de libération parce qu’elle est totale est, en raison de son caractère de totalité, un terrain favorable à l’éclosion des troubles mentaux. Dans l’introduction, à l’époque non publiée, des deux premières éditions de l’An V de la révolution algérienne, Fanon signalait, à plus d’une fois, que toute une génération d’Algériens baignés dans l’homicide gratuit et collectif avec les conséquences psychoaffectives que cela entraîne serait l’héritage humain de la France en Algérie [6].

C’est au moment où, dans Les Damnés de la terre, Fanon aborde la douloureuse question des répercussions psychologiques et psychopathologiques de la torture et des terreurs qu’occasionnent les répressions meurtrières, qu’il opèrera un autre rapport au corpus freudien. Ayant projet de parler de la torture et de la répercussion des meurtres et d’éviter toute discussion séméiologique, nosologique ou thérapeutique il dresse un tableau effectivement composite qui fait se rassembler des cas dont les suivants ([5], p. 240-297) :

- Impuissance chez un Algérien consécutive au viol de sa femme

- Pulsions homicides indifférenciées chez un rescapé d’une liquidation collective

- Psychose anxieuse avec thématique de persécution nocturne Dépression et rencontre de sa victime “ Un gardien de police européen déprimé rencontre en milieu hospitalier une de ses victimes, un patriote algérien atteint de stupeur.

- Un inspecteur européen torture sa femme et ses enfants.

- L’événement déclenchant est l’atmosphère de guerre totale qui règne en Algérie : psychoses puerpérales

Lors de l’exposé d’un cas de « Psychose anxieuse grave à type de dépersonnalisation après le meurtre forcené d’une femme » ([5], p. 250-253) Fanon recourt au Freud de Deuil et Mélancolie

« Ayant appris auparavant que sa mère est morte, qu’il l’aimait beaucoup, que rien ne saurait le consoler de cette perte, la voix s’est considérablement assourdie à ce moment et quelques larmes sont apparues, je dirige l’investigation sur l’image maternelle. La persécutrice obsédante est alors décrite comme quelqu’un que ce patient connaît très bien puisque c’est lui qui l’a tuée. La question se pose alors de savoir si nous sommes en présence d’un complexe de culpabilité inconscient après la mort de la mère comme Freud en a décrit dans Deuil et Mélancolie. Le malade nous parle de son sang qui se vide, qui se répand, de son cœur qui a des ratés. Deux tentatives de suicide depuis son arrivée. » ([5], p. 251).

Il s’agit bien d’une mélancolie d’allure délirante sans doute liée à une absence de « sépulturisation » du corps maternel ce qui fait du sujet l’objet d’un reproche incessant du disparu, qui survit dans les hantises hallucinatoires sous forme de cadavre abîmé et éternisé. L'effroi est bel et bien présent dans la clinique du trauma de guerre que rencontre Fanon, clinique qui, aujourd'hui encore, nous apparaît avec la force d'une vraie actualité. Nous qui recevons, soit dans nos centres de soin, soit dans le relatif secret des cabinets privés, des hommes et des femmes en prise avec les blessures et les violences de l'histoire et du politique, nous sommes les contemporains de Fanon. Il nous introduit à une clinique du Réel. Il ouvre à la compréhension de ce passage entre le moment où un individu exposé a « tiré le rideau » et le moment où il est pris par l'effroi. Dans un premier temps, celui de l'action spécifique face au danger, le sujet n'hésite pas, il n'a pas froid aux yeux. De sorte que le trauma qui survient en un temps second peut venir saisir celui qui s'est comporté de façon ad hoc et qui a ainsi réussi à survivre à la destruction ambiante. En situation de danger extrême, devenu tel un pion hyperadapté aux orientations du Réel, le sujet est alors tombé droit au-dehors de la fenêtre du fantasme. Dans un monde où l'ordonnance logique est tout à fait déconnectée des densités imaginaires (nombreux sont les témoignages de soldats qui racontent le fait qu'ils doivent leur survie à l'abolition de la sensibilité, voire de la conscience d'être mortels), l'individu fait ce qu'il faut pour se défendre, voire pour attaquer. Ce sera bien après, soumis au truchement d'une nécessité d'intégrer ces états inouïs du rapport au corps et au langage, que le patient se décompose, il se réveille enfin. Par ce réveil, il imagine alors ce qu'est la pulsion de mort. C'est bien cela le discord qui fait trauma : c'est toute la douleur à faire retour aux mondes des évidences naturelles qui éclate et noue le sujet aux tripes. Le corps n'aspire alors plus à une entière et pleine conscience du moment, détachée de toute densité imaginaire. Plus exactement, il est trop tard. L'ancien exposé à la mort ne peut guère davantage camper sur ce registre de mise à plat de l'imaginaire qui fut autrefois nécessaire à la survie. Le corps, rendu au travail de sa mémoire, tient à nouveau à rentrer dans le monde de la parole humaine. Ce temps du retour fait que ce corps subjectif de l'être parlant peut redevenir marqué par son endormissement et sa recomposition signifiante dans les lignes du rêve et les lois de la parole. Et ce n'est pas évident. D'être sur le « coup » devenu un corps, le sujet souffre de rencontrer la nécessité anthropologique et morale d'avoir, à nouveau, un corps.

Fanon se porte au plus près du sujet, se laissant questionner par lui, non au moment vif du surgissement de la violence, mais au moment clef de la subjectivation de cette violence, cette réversion inévitable. De même est inévitable la recréation d'une densité corporelle du signifiant. Mais quelle douleur insensée, quel scandale aussi ! Aujourd’hui, le clinicien fait erreur en perdant de vue le fait que le trauma est une élaboration. Les traumatisés de guerre, tels qu'ils furent observés et soignés par Fanon ont perdu l'usage des traces mnésiques qui permettent de faire de la perte autre chose qu'un gouffre hémorragique. La mélancolie dans le trauma est, sans nul doute, le signe de ce moment où devient inopérant, immobile et inapprochable ce renfort qu'apportent les traces mnésiques. Ces sujets se déterminent alors à partir d'un lieu vide, mutique, qu'aucune parole ne saurait animer ou border. C'est bien cette mélancolisation de traumas qui fait que le sujet désespère de rencontrer à nouveau un autre en qui faire confiance, un autre qui puisse le rassurer sur la valeur de pacte et de bonne foi qu'emportent en elles et avec elles des paroles pleines. En d'autres termes, c'est la fonction de médiation du langage qui est touchée, le réel, distordu aux limites de l'humain, insistant dans l'effroi.

8 Actualités…

Pour les cliniciens, psychologues, psychiatres, qui se sont orientés dans la pratique psychanalytique, lire Fanon apporte encore quelque chose d’essentiel. Pendant longtemps le silence s’est fait –et il assourdit- sur les violences de l’histoire coloniale et sur les conséquences psychiques, reconduites de génération en génération, des traumatismes et des mises à la casse des références et des généalogies, exercés et subis pendant les pages les plus sombres de cette histoire coloniale –en particulier, la guerre d’Algérie.

Nous, cliniciens, entendons et rencontrons, dans nos cabinets, et plus encore dans notre travail dans les institutions des secteurs dits de banlieue les incidences subjectives de ces violences coloniales sur les descendants, héritiers sans héritage et qui ne trouvent pas, en raison de la mise en silence qui s’opère dans le social, de points d’appui pour se déplacer, se traduire et se transmettre autrement.

Si la notion d'une dette d'exister est essentielle pour saisir ce qui permet la prise de l’histoire sur le sujet promis au devenir, il est des circonstances historiques et politiques et où la dette d'exister devient insolvable. Je mentionne là ces circonstances pour lesquelles la vie ne se tient plus guère que dans un défi sacrificiel exténuant. Alors, ce qui fait pacte entre les vivants et les morts ne tient plus, et s’érode tout autant ce qui relie la singularité, la particularité du sujet à se saisir dans une identité ouverte, en soi et comme hors de soi, comme promis à l’imprévu, à la rencontre. Dès que sont bafoués les référents langagiers et généalogiques, les ancêtres redoublent de férocité, et les contemporains font peur. Je touche là aux conséquences psychiques et sociales qui sont induites du moment où on voit se séparer le droit de la Loi, dans une perversion du droit. Cette perversion a pu être liée à la particularité du mouvement colonisateur lorsque ce dernier qui consiste à créer un État loin de chez soi, procède nécessairement par disqualification de ce qui aurait pu exister comme pensée et comme exercice politique déjà présent et actif au sein des populations conquises

Aux autochtones, devenus des « indigènes », est refusé le statut et la condition de membre de la cité. Il est supposé impossible qu’ils aient le privilège d'être parmi ceux qui participent du jeu politique, au nombre de ceux qui délibèrent car, ainsi, ils pourraient même défendre leurs propres intérêts au moment de la prise de décision. Ce procédé est une clôture stratégique qui va se légitimer par le « scientisme » comme nous le verrons avec l’École de psychiatrie d’Alger. Posons juste que l’analogie entre l’indigène et l’enfant (ou le primitif) ne peut pas davantage faire de lui un sujet du politique qu’il n’en fait un sujet du droit. Il est un objet qui sera traité et déterminé dans son statut par le politique et le droit, mais guère plus. L’idéologie raciale qui fait de l’algérien [11-13], du tirailleur sénégalais ou du guerrier rebelle kenyan Mau-Mau [14 ] 7, [15] un sujet psychologiquement et cérébralement sous-développé, verrouille ici la catégorie de sous-citoyen qu’on lui concède, à coups de triques, le plus souvent, avant de l’enfermer dans un villageoisisme forcé (défendu un temps par Mannoni, constamment par Carothers). Aux colonisés les assignations résidentielles closes, des réserves protégées, ou des ghettos, voire des camps, aux colonisateurs des appropriations hégémoniques et expansionnistes de l'histoire. Le colonisateur n’est pas seulement un possesseur d’espace et de territoires annexés, il est aussi le maître du temps historique. On comprend, dès lors, dans le champ des sciences humaines actuelles, quels enjeux épistémiques recouvrent et masquent (à dire vrai, assez mal) des idéologies coloniales. La psychiatrie coloniale continue à avoir la géographique des peuples et des mentalités en passion, et l’histoire en horreur. L’intense projection qui fait attribuer aux indigènes deux tendances dominantes du rapport du colonisateur au colonisé : la violence et le bluff. Il n’empêche, cette thèse de l’impulsivité criminelle du nord-algérien est bel et bien au diapason des thèses anthropologiques ou médicales qui définissent le colonisé en termes uniquement archétypaux de l’ordre de l’ethnie ou de la race. La peur et pas davantage la violence du colonisé ne peuvent ici s’expliquer par la violence de la colonisation. De même, au Kenya, selon Carothers, les Kikuyus sont des sujets violents, méfiants, peu sûrs d'eux-mêmes, mais ils ne sont jamais situés comme des sujets en prise avec l’actuel et l’histoire politique, leur situation récente de paysans dépossédés et réduits à une prolétarisation forcée et accélérée, n’ayant guère été prise en compte par l’ethnologue. On attribue à la nosologie ce qui s’explique par la misère. Seule une frustration névrotique rend compte pour Carothers de la révolte qui ne saurait relever dès lors d’aucune analyse politique.

Porot et Sutter vont plus loin, leur diagnostic concernant l’impulsivité et l’immaturité figée du nord-africain est rude et il le rend inapte à « profiter » des supposés bienfaits qu’apporte la « civilisation » ; le verni humaniste de la colonisation craque de toute part ; ainsi « ces primitifs ne peuvent ni ne doivent bénéficier des progrès de la civilisation européenne ». Ils sont, disent les deux compères, dans l’incapacité de les apprécier et toute tentative de les leur accorder ne peut que les perturber gravement. Alice Cherki souligne que cette thèse persévérera insidieusement, puisqu’elle est reprise dans l’édition de 1975 de ce manuel rédigé par les membres de « l'école d’Alger », manuel qui fut jusqu'à la parution du traité d’Henri Ey en 1959-1960, le seul ouvrage de langue française accessible aux étudiants et apprécié par eux [1].

Qu’est-ce que les textes de Fanon, et son engagement, apportent de nouveau à la notion de droit dans un monde colonial ? Ce qui importe à Fanon est de contextualiser l’humanisme de son temps. Ce n’est pas une essence de l’homme qui importe d’abord à Fanon, mais une situation. Une situation précise, mise en place par l’histoire et codifiée par le droit. Or, dans un monde colonial à qui donc s’adresse le droit ? Dans quelle situation le droit se trouve-t-il ? Le droit, et surtout le droit de l’Homme, est censé s’adresser à un au-delà de nous-mêmes, à une essence qui est celle de l’être pour la liberté et qui par-là même, se saisissant de cette essence, s’affranchit de ses strictes désignations et définitions. Le droit suppose un universel du droit s’adressant au propre du sujet du droit, lequel n’est plus défini par sa particularité mais par son universalité. La perversion du droit en un système colonial provient de ce que personne, comme sujet, n’est soumis à une loi commune qui le dépasse. Si nombre de conquêtes ont été faites au nom d’un plaidoyer universaliste (au fond c’était plus, au début de la colonisation, la gauche que la droite qui se souciait d’aller porter ailleurs les biens et les vertus de l’Occident) la logique de ségrégation coloniale est vite provenue de ce que le regard colonial loin de vouloir l’universel ne pouvait devenir qu’un regard discriminant, et même policier, visant à stigmatiser puis gommer l’opacité de l’autre. De sorte que le sujet de l’universel devenait une alliance entre le colonisateur et le colonisé réduit à une assimilation mimétique au colonisateur lorsque ce dernier l’y jugeait apte.

Pourquoi, encore, aux Antilles, au Maghreb ou en Afrique, lorsqu’un orateur, au risque de froisser des sensibilités, se mêle de parler de colonisation, nous sentons-nous tant concernés ? C’est sans doute qu’au-delà des nécessaires réappropriations de la raison et de l’héritage historique ce thème coalise des passions parce que la violence coloniale suppose une mainmise sur la dimension du semblable. Et c’est très douloureux en ce que cela empêche pour chacun, le dialogue avec soi-même et avec ses altérités.

Permettez-moi ici une incidente. Je reçois, dans mon cabinet de psychanalyse parfois dans un Centre de Consultation pour adolescents relié à l’Hôpital psychiatrique où je travaille, des jeunes d’origine africaine ou antillaise. Ces jeunes sont les acteurs d’une nouvelle diaspora À l’inverse de leurs parents, ils ne misent plus sur le retour au pays, tellement lors de ces retours ils se sentent peu intégrés et peu intégrables aux îles de la Caraïbe ou à l’Afrique. Or, pour autant, ils sont loin de se sentir français à part entière, même si, pour certains, ils en ont la nationalité, ce qui est de justice élémentaire. La conscience de faire partie d’une diaspora mal établie comme telle n’ouvre pour ces jeunes à aucune identité géographiquement établie et ressentie comme légitime. La géographie ne donnant pas assise, argument et abri au narcissisme, le sentiment du lieu s’érodant et se repliant sur un ressenti d’exclusion, c’est au temps et à l’histoire qu’il est confié la charge de signifier l’identité, la filiation, les « racines ». Autrement dit, les adolescents africains, et surtout antillais, interrogent, plus que jamais, les effets de la violence dans la fondation des lignées, des filiations et des généalogies [16].. D’où leur intérêt à exhumer, puis à en faire un mythe actuel, les réalités de la traite atlantique, les histoires de « marrons » - on nomme ainsi les esclaves qui ont fuit les plantations pour vivre plus ou moins clandestinement et plus ou moins protégés par la population, aux Antilles, à la Réunion ou à Haïti. Contrairement à nombre de légendes héroïques de nombreux esclaves marrons ont été donnés ou trahis. Pour autant quelques grands chefs marrons ont pu fédérer des groupes et devenir des figures importantes des révoltes, c’est le cas en Haïti de Jean-François, Biassou ou Jeannot.

Ouvrir sans complaisance le « dossier » des abolitions de l’esclavage, voilà bien ce qui serait un acte qui ne peut qu’avoir des incidences fortes et structurantes sur le psychisme de ces jeunes à la dérive, mais porteurs de vraies questions. Sans tout réduire aux évocations commémoratives. Celles-ci sont nécessaires, mais restent insuffisantes à faire vivre le passé, c’est-à-dire à bouger et à inquiéter notre rapport au passé [17]..Généralisons en pensant aux descendants des guerres d’indépendance: les enfants d’aujourd’hui héritent de ces violences et de ces cachotteries qui en redoublent le poids. À l’adolescence, ils tentent de se situer face et avec ces pères brisés, humiliés, parfois traîtres trop stigmatisés, parfois héros trop discrets. Dans l’actuel de la cité, ils tentent de nouer ces fragments d’histoires, ces objets de mémoire, ces hontes mal et trop vites bues, ces colères rentrées ou ces apathies anonymes, à des faisceaux de représentations qui diraient enfin comment l’alter est à son tour affecté par le passé et par les traces de ce passé [17].

Il reste bien sûr à préciser encore comment s’articulent psychisme et histoire, autrement que guidé par le couple notionnel mémoire et oubli. L’oubli n’est pas l’antithèse de la mémoire, il en est parfois une condition majeure. Ce qui est oublié, refoulé, peut venir faire retour, précisément. Le contraire de la mémoire c’est la destruction de la trace de mémoire, sa néantisation. Et c’est bien contre cette perversion destructrice que résistent aussi certaines formes de délire. À la condition toutefois qu’on puisse accueillir et entendre ces délires.

En ce sens ce que Fanon a apporté, là où il a occupé pleinement des responsabilités institutionnelles en tant que médecin psychiatre, participe des heures les plus heureuses et les plus toniques de l’histoire de l’institution psychiatrique, et reste profondément lié à la façon dont une société accepte de frayer avec l’énigme de la folie. Et de frayer peut-être plus encore avec le lien profond que la folie entretient avec la mémoire de cette histoire commune et singulière qui n’entre pas dans ce que peuvent en restituer les refoulements, les censures et les consensus propres au discours dominant, qui était en l’occurrence celui de la violence coloniale. Dénier la dignité de la folie et dénier le travail de mémoire dans le collectif, au fond, c’est la même chose. Bref, ce n’est pas parce que la mémoire ne se prescrit pas qu’il convient de se montrer désinvolte devant les tentatives de destruction de ce qui la rend plausible, plurielle et vivante. Et il est encore une fois important de rappeler que ce ne fut jamais par les artifices de la prescription d’une identité culturelle que Fanon accueillait ce sujet aux prises avec l’actuel de l’histoire [1].

9 Conclure…

L’œuvre de Fanon permet de reconsidérer les tentatives de dialogue entre anthropologie et psychanalyse. Il est aisé de jeter un regard d’ethnographe sur des sujets pris dans ces violences économiques et psychiques que génèrent toutes les situations de colonialisme et de post-colonialisme. Il est alors possible de « psychologiser » abusivement et de réifier des situations humaines concrètes en termes de personnalité de base ou de personnalité culturelle. C’est là que le déni du politique ne peut que déboucher sur des idéologies culturalistes, lesquelles ont la géographie en passion et l’histoire en horreur. Elles édictent que les segments de personnalité sont entièrement régis par des structures culturelles sises en dehors du temps, de l’échange ou de la lutte. Le psychologisme et la psychiatrie coloniaux vont le plus souvent cheminer de concert. À peu près au même moment où Georges Balandier décidait d’examiner les faits ethnographiques non plus en tant qu’expression d’un fonds mythique et symbolique existant depuis toujours, mais en tant qu’immergés dans les contextes historiques et politiques actuels [18], Fanon décide d’utiliser la psychanalyse afin de mieux situer les incidences subjectives qu’ont de tels contextes sur les patients qu’il reçoit.

« Dans le monde où je m’achemine, je me crée interminablement », « Mais je n’ai pas le droit d’être ancré, je n’ai pas le droit d’admettre la moindre parcelle dans mon existence »

Si donc l’on cessait, ne serait-ce que fugacement, de considérer comme naturelle et normale l’imposition d’un monolinguisme de l’Autre, alors s’éclaireraient certaines revendications de retour aux sources. Elles ne visent pas à idéaliser un passé souverain, une façon d’origine à réincarner dans son être et dans sa souveraineté, mais elles tiennent à conserver une force, une virulence et une autorité à des langues et à des mémoires vivant en contrebande, se tenant à la fois proches et contre les modes d’imposition de désubjectivation caractéristiques des discours impérialistes et colonialistes. Il ne s’agit pas pour Fanon d’exalter un passé avec lequel la réconciliation totale vaudrait pour une libération totale, mais de refuser la mise sous honte et silence, des usages et des mots, et surtout, des points d’adresse, qui permettent à un savoir du corps meurtri de se figurer. L’appel à une désaliénation ne se replie pas sur des nostalgies. Il est tissé d’une confiance dans un savoir du corps. Quel corps ? Non le corps culturalisé, tissé et soutenu par les techniques et les usages du corps caractéristiques des procédés ancestraux. L’anthropologie culturelle n’est pas le partenaire politique et épistémique recherché. Fanon sera alors souvent poussé à examiner comment le racisme touche dans son corps même l’homme noir, le réduisant à un corps et l’invalidant de la capacité d’entendre les pluralités subjectives de ce corps [19]. Rien de plus réel qu’un corps racisé, sans doute. Rien de plus mutique aussi. Rien de plus exposé à tout désert de sens et de désir. La cartographie du corps colonisé fixe l’homme à une ilage et à un passé dont il est l’icône plus que l’héritier. La fixation du sujet dans son corps, englué dans le stratagème du racisme colonial est sans doute un des noms du Mal pour Fanon, c’est, à tout le moins, une violence extrême exercée contre toute liberté destinale.

« Il ne faut pas essayer de fixer l’homme puisque son destin est d’être lâché » ([4], p. 187), rappelle Fanon sans doute ici bien davantage sartrien que freudien. Ce savoir du corps, véritable moteur de la figuration de la condition humaine, est à retrouver et à maintenir comme tension. Dès lors ce qui aurait pu donner au lecteur pressé le sentiment de se trouver avec le final de Peau noire, masques blancs devant une pelote de contradictions, prend force et direction. Non, il n’y a pas d’incohérence dans la succession de propositions aussi fortes que : « Moi, l’homme de couleur » et « Le nègre n’est pas. Pas plus que le blanc » ([4], p. 187) . S’y fait jour et c’est décisif, une recherche obstinée et heureuse de ce qui donne chance à des altérités à venir. Aussi est-ce un total contresens que de réduire Fanon à un culturalisme, l’essentiel de ses bases doctrinales étaient phénoménologiques, Jaspérienne et Sartriennes, la psychanalyse et la psychiatrie à laquelle il eut recours, avec ses ambivalences et ses ignorances était nullement inscrite du côté du culturalisme –ce qui a pu être montré par d’autres auteurs, dont A.Cherki et G.Suréna [1, 20].

Aujourd’hui, relire Fanon, en repensant et en associant à certaines prises en charge de patients broyés par les violences et les meurtres de l'histoire, permet de situer comme déterminante cette dimension de l'énonciation qui doit tenir le coup, résister. Cette bonne foi doit être éprouvée et reconnue au prix d'un engagement dans le transfert où le clinicien n'a pas à faire tout le temps le mort, n'a pas à taire au patient la responsabilité de son assentiment à l’universel crédit pour la parole humaine lors même que la désespérance se traduit par des attaques (formes d'attente) envers l'évènement que créent la musique, les scansions et le pouvoir d'évocation de cette parole.

Olivier Douville

Références

[1] Cherki A. Frantz Fanon – Portrait. Paris : Seuil ; 2000.

[2] Macey D. Frantz Fanon, a life. Londres: Granta Books ; 2001.

[3] Dacy E. L'actualité de Frantz Fanon, Actes du Colloque de Brazzaville, décembre 1984. Paris : Karthala ; 1986.

[4] Fanon F. Peau noire, masques blancs. Paris : Seuil ; 1952.

[5] Fanon F. Les damnés de la terre [préf. de J.-P. Sartre] Paris : François Maspéro ; 1961.

[6] Fanon F. Sociologie d’une révolution. Paris : François Maspéro ; 1966.

[7] Fanon F. Pour la révolution africaine. Paris : François Maspéro ; 1964.

[8] Tosquelles F. Une politique de la folie. Chimères 1991 ; 19 :

[9] Lacan J. Écrits. Paris : Seuil ; 1961. pp.197-213.

[10] Dequeker J, Fanon F. et al. Aspects actuels de l’assistance mentale en Algérie. L’information Psychiatrique 1955 ; 31 (1) : 11-18.

[11] Porot A, Arrii C. L’impulsivité criminelle chez l’indigène algérien ; ses facteurs. Annales médico-psychologiques 1932 ;90 : 588-611.

[12] Porot A, Sutter J. Le primitivisme des indigènes nord-africains ; ses incidences en pathologie mentale. Sud médical et chirurgical 1939 ; 15 avril. 129-135

[13] Porot A, editor. Manuel alphabétique de psychiatrie. Paris : PUF ; 1952.

[14] Carothers JC. The African Mind in Health and Disease. A Study in Ethnopsychiatry. Geneva, WHO Monograph series, 17, 1953.

[15] Carothers JC. The Psychology of Mau Mau. Nairobi : Government Printer ; 1954.

[16] Douville, O, editor. Anthropologie et clinique, recherches et perspectives, Laboratoire de Cliniques Criminologiques et Psychologiques, Editions ARCP, Université de Rennes 2, Laboratoire de criminologie et de cliniques psychologiques, Rennes, 1996

[17] Douville, O, Présentation du discours de Chaumette prononcé le Décadi 30 pluviôse, l’an II de la République, au nom de la Commune de Paris, à la fête célébrée à Paris, en réjouissance de l’abolition de l’esclavage » Cahiers des Anneaux de la Mémoire (Anneaux de la Mémoire de Nantes et UNESCO) 2001, n° 3, "La traite et l’esclavage dans le Monde Lusophone. La Révolution française et l’esclavage » : 329-362

[18] Althabe, G, Douville, O, Sélim, M. Ethnie, ethnicisme, ethnicisation en anthropologie : échange épistémologique Psychologie Clinique nvll. Série, 15, printemps 2003 : 177-194

[19] Cheyette B. : Fanon et Sartre : noirs et juifs. Les temps modernes 61° année, novemnbre-décembre 2005 : Janvier 2006, n° 635-636 : 159-174

[20] Suréna G. Frantz Fanon. In : Mijolla A. de, editor. Dictionnaire , international de la psychanalyse. Paris : Calmann-Lévy ; 2002. p.574-.5.