Une voix insoupçonnée, une lettre à venir [1]

Par Olivier Douville[2]

Freud et l’aphasie

En 1891, Freud alors neurologue, travaille sur l’aphasie[3]. Reprenant à nouveaux frais les thèses de Broca [4], l écrit un petit traité documenté et polémique[5] où il s’oppose aux conséquences extrêmement positivistes des théorisations de la localisation cérébrale au point qu’il voit dans le triomphe de ces dernières une confusion entre le physique et le psychique. Et, loin d’astreindre la représentation à se figer en un lieu, loin donc d’élire la fibre neurologique comme domicile de la représentation, il considère que la représentation est un passage, une trace, qui modifie le cortex. Dès lors la sensation et la représentation, eh bien cela peut être la même chose. Voilà qui soulève problèmes et objections. Pour surmonter ce nouveau risque de confusion, Freud, on le sait, propose l’hypothèse d’une topique complexe de la représentation laquelle se décompose entre image de l’écriture (commandant la motricité manuelle), image de lecture (dépendante de la sphère de la vision), image sonore (dépendante de la sphère de l’audition) et image du mouvement (impliquant la motricité de l’appareil phonatoire). Ces quatre composantes, véritables topos, forment un complexe représentatif clos. Ces topos sont liés puisque à la destruction de l’une de ces quatre images peut suppléer l’une ou plusieurs des trois autres. Cette solidarité s’exprime toutefois le plus souvent entre l’aspect visuel de la représentation d’objet et l’image sonore de la représentation du mot. Ce travail de Freud implique que si la représentation est un complexe représentatif clos, alors elle doit se maintenir à un niveau à peu près constat d’investissement. Le langage sera le vecteur et la matière des transformations quantitatives, transformations encore obscures, ainsi que le remarquait Laurence Kahn [6], du fait de la résiliation de l’explication qui relie la clarté perceptive de la représentation à la modalité physiologique des innervations. Qu’est alors la quantité ? Qu’est alors la discontinuité de l’investissement ?

Avec Freud, notre pensée du tissu représentatif est à la croisée de deux chemins, celui de la discontinuité propre à la métapsychologie et à ses temporalités, continuité des organisations mythiques et des fantasmes originaires Partant de là, toute la psychanalyse est engagée, et de façon plus générale en dépendent tous nos débats avec des neuroscientifiques et des cognitivistes à l’esprit ouvert sont convoqués,

La discontinuité donc. Cette hantise du discontinu et qui provient de la perte originaire, mythique, mais aussi catastrophique, turbulence de ce temps « zéro » où signifiant et signifié était dans un tel état de coalescence et d’adhésivité que le mot incarnait la puissance de la Chose et ne se dépliait pas comme pouvoir de meurtre de la Chose. Un refoulement du rapport essentiel entre mots et choses, dégage à la condensation et au déplacement la chance de se réaliser et de déplier. Mais ce sera au prix de l’élision de cette toute puissance signifiante sur quoi, dans un départ mythique, elles prennent appui. Ce signifiant premier, captatif, énigmatique, peut alors se concevoir « comme précipité dans la matérialité d’une lettre qui le représente alors dans la chaîne signifiante », souligne J.-P Hiltenbrand [7].

Mais encore que se passe-t-il dans l’appareil de langage des aphasiques lorsque, les artifices langagiers se courbant et s’érodant à leur crépuscule, les perceptions senties et redoublées sont tout ce qui demeure d’une trace psychique dans l’appareil de l’âme ? Souvent , la clinique nous apprend que les aphasiques ont un rapport problématique à l’écrit. La disparition de l’écho du mot dans la graphie peut entraîner, en retour, une menace d’anéantissement du sujet. L’angoisse de la disparition du sujet devant l’hostilité de la trace, devant l’irréductible de la trace à se laisser charrier et acclimater par tout récit mytho-poétique, ayant touchant alors à un effet de sidération exténuant.

« De tels exemples nous suggèrent l’idée que ces restes de langage sont les derniers mots que l’appareil de langage a formés avant d’être atteint de la maladie et peut-être en pressentant celle-ci. Je serais enclin à expliquer la persistance de cette dernière modification par son intensité, lorsqu’elle survient au moment d’une grande excitation intérieure. Je me rappelle que, par deux fois, je me suis vu en danger de mort, dont la perception chaque fois se produisit de façon tout à fait soudaine. Dans les deux cas, j’ai pensé : c’en est fait de moi, et pendant que je continuais de parler intérieurement, uniquement avec des images sonores tout à fait indistinctes et des mouvements de lèvres à peine perceptibles, j’entendis ces mots en plein danger comme si on me les criait dans l’oreille, et je les voyais en même temps comme imprimés sur une feuille voltigeant dans l’air » [8].

Tout aurait débuté là, par une catastrophe… Une feuille qui vole dans les airs. Un spectateur sidéré. Un cri, qui désigne un silence absolu. Pas ce silence qui est de la parole promesse et condition, pas davantage ce silence qui est notre souffle en réserve d’intonation. On pourrait accumuler les références à ce que ce silence désigné par le cri des Lettres n’est pas. La Lettre se lit-elle encore lorsqu’elle en vient à crier aux oreilles du rêveur. Est-elle encore ce noir de l’encre sur la virginité de la feuille support ou ce blanc qui espace les noirs et qui leur donne corps ? Les enfants, ceux qui sont avec nous et ceux qui sont en nous veulent savoir ce qui du cri peut se muer en voix. Ils veulent savoir ce que compte du matériel sonore au-delà de la sonorisation, présente, parfois terriblement trop présente. Freud qui comme en une scène onirique, dont il est l’auteur et le captif, éprouve une angoisse difficile à démêler de la jouissance. Ce qui importe alors c’est que la Lettre semble outrepasser ses limites, sa découpe, par sa perte de figurabilité, elle se diluerait dans son support qui devient la consumation de sa présence. L’indistinct de la Lettre qui n’est plus ni ce noir, ni ce blanc dont je parlai plus haut, se redouble de la catastrophe qui sourd d’une voix saturée de sonore au point de devenir un cri. Un dernier cri par quoi se dévoile l’absence d’un garant, d’un répondant, la mutité d’un grand Autre dirait-on en lacanien standard. Des liens d’oscillation accable le dispositif élémentaire qui se trame entre le message et le récepteur. Puis survient un vécu de mort imminente dû à un déchiffrement traumatique réduit à son trognon. Une feuille animée, porteuse d’inscription se fait message tout à la fois exacerbé et entropique pour Freud, réduit à sa plus haute solitude. Des lettres qui, dans leur dernier relief, hurlent comme une sentence. Un temps est constitué par lequel le sujet rencontre la trace du signifiant dans son autonomie. Des mots en plein danger, des cri qui révèlent la structure de la mortification du sujet en tant que causé par le signifiant.

L’écriture proteste, elle laisse entendre les propriétés phonématiques de la langue autour du de la Lettre mal disposée à se relier aux autres lettres. Elle commande comme directement les mouvements musculaires qui permettent le chuchotis d’énoncés. Une station traumatique de la Lettre oserais- je écrire en une lointaine réminiscence d’un mystique de l’islam Niffari [9]. Mais là, à la différence de ce qu’écrit le mystique « La lettre est voile, le voile est Lettre »,, la lettre n’est pas voilée, elle ne voile pas le cri. Et de ce non-voilement, de cette non-partition entre le sonore et le visible s’en déduit des effets sur le corps qui se croit voué à sa disparition, à son effacement. Que plus rien n’oriente. Du réel se transmet sur le corps instable et silencieux de la Lettre et redouble les perceptions sensibles, le « c’en est fait de moi », projeté au-dehors. Moment où la lettre se détache du signifiant et réapparaît dans le Réel Nous sommes témoin de la menace : « C’en était fait de moi ».

De quoi Freud nous rend-il témoin ? D’une menace sous le coup de laquelle il introduit dans ce texte l’hallucination par une marque, une brisure de lettre qui fige le sujet, l’épingle, le condamne à l’inexistence. Un sujet qui n’est plus assuré d’aucune identité. Un écrit qui ne passe pas, qui ne fait pas passer, qui ne fait pas passage. Il ne s’agit plus alors pour Freud de spéculer, comme le brillantissime neurologue qu’il est, sur les ajustements et les connexions propres au psychisme humain. La monographie ici ne se met pas sous les impératifs sérieux et scientifiques de l’anonymat. L’auto-analyse, dans toute son ambition et dans toute sa rigueur, commence en ce point, en ces paragraphes.Il s’agit d’une épreuve.Pas celle, très utilisée par des écrivains (La Nausée de Sartre, La Passion selon G.H. de Lispector) de la rencontre avec l’horreur condensée dans un objet. L’homme aux rats viendra plus tard, lui aussi. À vif, un mécanisme élémentaire, cruel, situé au moment précis où ce qui resterait de fantasme n’offre au sujet aucun point d’appui, ne le meut plus. Tout ramènerait-il alors au point de départ ? Serait-ce alors un retour absolu que cette menace par quoi s’annonce l’épreuve d’une déréliction du sujet ? Serait-ce une fermeture quasi-réflexe du rapport du sujet Freud aux entrelacs de traces qui forment la tapisserie des mots, sans ce secours à une construction fantasmatique où se joue en fort et da la disparition-réapparition du sujet ? Retour à l’inexistant, au sans mémoire de l’inanimé, au désert mortel qui provient d’un effacement total – et non ce désert fécond où prend racine une promesse de sens, de nouvelle alliance entre l’homme et son destin ? Comme une constante s’épaissit la Menace de voir fondre sur le rêveur un tel retour à l’origine déqualifiée. Mais que vient donc faire cette scène dans un traité sérieux de neurologie ? À quoi bon cette trace hautement lourde de subjectivité, qui survient telle une préforme d’autoanalyse, dans une monographie scientifique destinée à croiser le fer avec les modélisations les plus reçues de al neurologie de l’époque ? Je pense que cette scène est construite par Freud dans sa narration scientifique pour mettre en lumière que l’aphasie n’est pas réductible à un trouble lésionnel, et ce afin d’engager une vue d’ensemble sur la problématique clinique, psychologique et anthropologique de la trace. Cette scène vaut paradigme d’une forme basique, d’une matrice que l’on retrouve partout : le sujet parlant se construit sous la menace d’une catastrophe.

Trace et nomination

Si le rôle de l’objet dans ses liens au narcissisme est souvent noté par Freud, on ne saurait en dire autant du rôle joué par la Lettre. On revient à Contribution à l’étude des aphasies, non pour y trouver le tout de la pensée freudienne et de la métapsychologie (on a bien trop mal situé l’"Esquisse" de 1895 en ce sens), mais pour y lire une des coordonnées du champ d’invention et d’expérimentation du trajet de Freud qui, dans le même temps qu’il repose la neurologie sur d’autres fondements que ceux dont dépendent les théories de la localisation, invente une topologie particulière des rapports entre sujet et trace, entre corps et lettre.

Ce n’est bien sûr pas un hasard si, travaillant sur les catastrophes subjectives liées, par l’atteinte aphasique, à l’impuissance (devenant impossibilité) de nomination, Freud hallucine le moment où le nom propre ne suffit plus au sujet à se garantir d’une localisation et d’une orientation au milieu des effets de trace. Que nous apprend-il arrivé en ce point ? Ceci : dans l’acte de l’énonciation s’il ne se fait plus cette opération de nomination, alors le nom propre peut se réduire à un rien, à un reste, à une déchéance. Cette éternisation d’un reste présente l’ancêtre du signifiant. Soit ce qui reste identique à soi-même et ne rentre pas encore dans le jeu des déplacements et des permutations. Un code que le sujet ne sait faire parler[10]. Et résiste la Lettre contre le sujet. On peut même dire que si la menace est celle de l’effacement de la trace, nous restons en deçà de l’accomplissement de cette menace au prix d’une aphanisis mortelle du sujet. Le point d’effroi qui saisit Freud, rêvant dans cette hallucination dirigée de cette sentence, la dernière à être lue – à pouvoir être lue – et qui survit à l’effacement des lettres par collage magmatique les confondant les unes aux autres, tend à opposer en une confrontation tragique le sujet et la trace. C’est cela la racine des rapports les plus cruels et les plus tenaces entre la machinerie d’écriture et le Surmoi. Il y a là sans doute une manière possible d’évoquer la mélancolie, ce que nous ferons plus tard, mais ce serait ici, en ce moment de notre propos, aller vers une esthétisation plutôt vaine d’une problématique qui doit, en un premier temps, rester clinique et mérite en conséquence un abord logique. Que Freud ait pu écrire cette séquence sur laquelle nous nous attardons, signifie qu’en effet d’après-coup, il a identifié ce qui se produit comme effet d’une inscription qui ne laisse pas la moindre place au sens commun. Une défection de l’identité, mais qui parce qu’elle est reprise, parce qu’elle se dit comme un accident (quasiment au sens de Porphyre) permet au désir de recherche de perdurer, d’inscrire à ses propres risques. Mais si parler implique quelque chose, nous parlons tous à partir de nos accidents, soit à partir de notre condition et peut-être à partir de notre souci de hisser le particulier vers le singulier. Ce qui va, pour Freud et qui se dit freudien, laisser place à une écriture neuve, à un concept neuf, à l’inconscient en tant que l’inconscient c’est écrit, au terme d’une Deutung[11], et que c’est de l’écrit qui se transfère avec de la Voix. C’est aussi cela, une naissance d’un sujet autre, d’un sujet à venir, voué au déchiffrement, et c’est encore cela la passion d’un déchiffrement à venir, passion qui posera les bases et les conditions d’un art de l’interprétation ouvert au glissement, au déplacement, à l’équivoque, aux dépliements des points de vue ; soit l’invention freudienne.

Psychanalyste, écrivain : quels rapports ?

Qu’en devient-il alors des rapports du psychanalyste et de l’écrivain ? S’il fallait ici être proustien, et affirmer que la tâche de l’écrivain est d’inventer dans sa langue une nouvelle langue étrangère, on pourrait dire aussi que le travail de psychanalyse tend à entendre dans la langue ce qui se joue, se déplace s’entrecroise et se transfère afin de border des graphèmes, des lettres inquiétantes, des creux sonores, autour de ce vide que l’existence de l’inconscient fait ad-venir. Nous ne faisons pas notre cette tentation d’un inconscient de l’œuvre, qu’il s’agirait d’extraire de cette dernière et, en revanche, nous misons sur la nécessité de renvoyer inlassablement au travail de l’inconscient que le travail d’écriture rend possible. C’est presque pour chaque cure que le patient a le sentiment que ce qu’il vient de s’entendre dire est comme chose écrite et retrouvée. Ce qui soutient alors le transfert c’est la grâce et le poids donné à cette parole d’avoir été un acte de nomination, un rapport à la parole qui inscrit le sujet en son nom. C’est cette éthique qu’emporte avec elle la psychanalyse, la preuve par l’énonciation (R. Gori dirait par la parole) et la division qu’elle comporte. Il faut donc inclure dans le texte de l’analysant le fait qu’il soit raconté par un autre. Le silence du psychanalyste serait alors une page blanche, accueillante, mais plus encore et s’impose la métaphore du Bloc-note Magique, ce qui organise et aménage le creux sonore. Quelque chose chute dans l’oreille, doublure inquiétante qui se déchire du semblant et fait sonner la lettre, reste phonématique. Une aura sonore autour du corps mutique de la Lettre. La certitude freudienne, celle que Freud opposera à la désertification menaçante, c’est l’inconscient dans son lien avec la voix. Ce qui deviendra la matière même de ce lien entre le vocable et l’écrit – lien dont le texte sur le Bloc-note Magique est l’allégorie la plus frappante. Ce serait la façon dont la parole touche, par ses brisures de langage qui se donnent à qui les entend sans trop en jouir (soit le psychanalyste qui tient le coup) au plus intime, à la morsure du réel sur le corps de la Lettre et les inflexions de la voix. Entre la lettre hallucinée, menaçante, terrible qui fige le sujet Freud et le signifié enfin affranchi de son lien au signifié, cette « rature d’aucune trace qui fut d’avant »[12], il est une proximité et un écart. Celui qu’offre l’inconscient, qui implique la dimension de la recherche et parfois de la trouvaille, comme rapport au savoir perdu.

L’inconscient devient le nom d’un territoire gagné, d’une altérité gagnée, contre la menace de disparition concomitante du sujet et de la trace. C’est en cela que, logiquement, la Lettre 52 est le plus net prolongement et sans doute, la plus simple et juste création d’une dialectisation de cette terreur aphasique qui saisit l’homme Freud au moment de la rédaction de son premier texte de psychanalyse , "

La lettre, la voix et la sublimation

Des moments cliniques et/ou esthétiques pourraient ici servir de relais. Et, une fois encore, la mélancolie viendrait à nous faire entendre cette responsabilité du réel qui incombe autant au créateur qu’au psychanalyste. Dans la mélancolie, l'origine ne contient pas tant que ça une mémoire de l'érogène, mais elle devient un conglomérat de traces vidées de la présence continue et construite d'une altérité. Comment cicatriser ce gouffre aspirant ? L'enjeu serait alors celui de créer des passages des traces du deuil vers la lettre, que seule pourra opérer la puissance d'accueil de l'écriture, comme c'est le cas aussi, nous le verrons plus loin, pour Henri Michaux. On sait aussi que pour certains créateurs, en errance dans le monde des formes et des calligraphies, jouer avec la mise en objet, ou en césure de leur nom propre est ce qui leur permit d'inventer une spatialité. Le trajet du peintre Kurt Schwitters est, à cet égard, tout à fait exemplaire. À partir de la découpe du mot Kommerz, K. Schwitters en vint à adopter l'écriture phonématique Merz comme marque de fabrique, pour ses collages, ses poésies et ses projets architecturaux jusqu'à ne plus vouloir se présenter lui-même que sous ce nom de Merz. Travail sauvage de démembrement du patronyme ou d'usage d'un patronyme issu d'un démembrement pour s'inventer un style et un rapport de fondateur aux signes, à la lettre et à l'habitat. La demeure du nom se recrée par cassure et la réécriture de cette cassure la montre et lui donne forme, elle ne la suture pas. C’est aussi parce que le nom propre renvoie en dernière instance à une faille et consiste en tant qu’il s’inscrit, qu’il n’a pas d’autre signification que celle de sa matérialité graphique, son poids de lettre, son inscription et sa vocalisation. C’est en cela qu’il fonde la possibilité pour un sujet de se tenir dans la dimension du représentable, de la signature, de l’auteur ; mais à comprendre que sa fonction de reste est irréductible à tout ce qui vient de figurer dans l’ordre du représenté. Et qu’il contient en conséquence une séquence phonématique qui se signale et se signe. En cela il est proche de l’objet plus que du sujet. Les lettres des noms dansent en anagramme, corps pulsionnel, non vidé, en rien lettre algébrique. À ces moments, elles jouent de leur séduction par rapport au maternel de la trace, du son, de la réponse donnée. Ou elle le recrée, le compose alors qu’il n’a pas eu lieu. Jeune patiente tatouant sur ses épaules ce qui du nom de son père inverse les phonèmes du prénom de sa mère, elle qui, me confiait-elle, n’avait jamais été tenue dans les bras de sa mère, elle dont la présence n’avait jamais ému une mère trop aspirée par ses morts et un père qui eut ceci de ravageur qu’il ne fut jamais séducteur. Elle s’invente des points de contact de secours pour sauver une langue maternelle possible.

Un ou deux mots encore. La langue maternelle ce n’est pas la langue de maman, quand on dit langue maternelle on dit une tension, le cycle de la langue et le cycle de la mère sont des topos différents. La mère n’est pas celle qui donne la langue comme on donne le lait, la mère est celle qui ouvre le cœur de son enfant à l’amour du déplacement dans la langue. Il n’y a pas, d’une part, la mère qui serait le réel et papa qui serait le symbolique. Cette sorte d’absurdité ouvre la voie à toutes les barbaries. Dès lors ce gain de corps, dans un retour d’une langue maternelle, signifie bien pour le sujet, tout cassé soit-il, que pour se défendre du maternel et aussi retrouver sa mère comme un personnage dans sa lignée, il n’y a rien d’autre à faire pour un temps que de produire une écriture du féminin.

D’autres exemples pourraient affluer. C’est en ce sens que si la psychanalyse renvoie à ce qu’il y aurait de décisif dans l’écriture d’une vocalisation de la nomination, elle privilégie un montage basé sur les pouvoirs de l’énonciation. La parole en s’énonçant, s’adresse. Ce qui pose toute une série de questions à partir du moment où l’énonciation en tant que telle ne saurait produire, souligne S. Thibierge, « quelque chose de positivement appréhendable »[13]. Dans l’acte de la nomination, la voix, donc, a une double polarité. L'une signifiante : la voix donne la chair soufflée des mots, l'autre sonore. Le sujet s'y manifeste sous forme de ce qui peut se nier (en ce sens la Bejahung le oui à l'involution signifiante suppose un non au bruissement continu du Réel) et sous la forme d'un objet (ce qui peut n'être rien).La voix fut aussi un des premiers supports de mise en lien à l'Autre maternel qu'a pensé Freud ("L'Esquisse", 1895, fin de la première partie – la même année où Munch a peint la première version de sa toile la plus célébre, Le Cri- , où la question de l’étranger et du prochain n’était pas purement spéculative pour Freud, Vienne venait d’élire un maire ouvertement antisémite).

La voix et ses auditeurs

La voix est un objet pulsionnel, mais les autres modèles de l'objet pulsionnel (perdu et offert dans le fantasme comme pivot de la demande de l'autre) sont comme épuisés pour bien situer cet objet là, qui ne rentre pas n'importe comment dans la série des objets a. La voix est reliée à l'organe humain par excellence, la parole. Chute de cet organe, elle est un effaçon de l'objet plus radical que le regard, le sein ou l'excrément. Le rythme orificiel ne suffit pas, pour le sonore, à border et à faire jeu avec l'absence. Objet le plus proche de son effacement, la voix est représentée par le silence, ce que quelques musiciens ont à leur façon aussi bien compris et porté que les psychanalystes(je pense ici à Thélonious Monk et au bouleversant impact de ces silences autant, peut-être, sur les sidemen que sur les auditeurs). Ce que je tente de rendre sensible ici, c’est que si la Lettre est arrimée à la dimension de la Voix, le réel de ce qui passe se transfère d’un sujet à un autre et aussi d’une génération à une autre ; c’est bien le réel de la vocalisation de la Lettre. Comment lire la voix ? Comment lier le champ du scopique à la pulsion invocante ? Encore faudrait-il trouver un topos ou l’inouï et l’insu conjugueraient leurs puissances et leurs charmes sans réduire le sujet à une passivité mortifiante. Démocrite s'est crevé les yeux afin d'entendre les voix.

L’histoire de l’art nous fait signe en ce point lorsqu’elle voit en la tragédie une lecture scénographique du cri de l’animal sacrifié ; la tragédie signifie étymologiquement le chant du bouc. Et sur le thème du sacrifice, Lacan, encore, insistait dans son Séminaire X l’Angoisse, sur la dimension saisissante de l’affect d’angoisse qui saisit celui qui écoute le schofar. La lettre sacrée qui est découpée et scandée par le rituel – ou plus exactement qui est la découpe et la scansion du rituel[14] – inscrit dans le monothéisme la présence de l’animal totémique. Le schoffar, loin de s’adresser uniquement aux fidèles et aux communautés assemblées s’adresse au Père Originel , elle invoque le cri de l’origine, cri qui n’est pas encore semblance et qui n’est pas réductible à la sonorisation qui l’invoque. En Grèce antiques’adresse le chœur tragique donne à voir et littéralise le cri de l’animal sacrifié. L’espace tragique célèbre de la sorte une autochtonie radicale, ce que veut dire mourir en telle ou telle terre. Jamais autant qu’avec l’âge Baroque la musique n’a retrouvé les cris frémissants des deuils et des déplorations. Les scénographies et les théologies imposent un récit à cette perte que la Musique sublime et évoque. Cette perte est de structure. Elle est perte de ce continu, de cette continuité d’être un flux, qui est la particularité de l’objet voix, du fait de la mortification de l’être par le signifiant, fondé dans une structure discontinue.

Essayons de nous repérer davantage. Le son est le continu de l’énonciation qui a des effets dans le corps. Dès qu’il est émis le son s’évanouit et la machinerie signifiante en écrit les traces de façon nécessairement discontinue. On sait que pour la plupart des grands compositeurs leur musique se mémorise comme une écriture signifiante. Ils en venaient à entendre en eux-mêmes leurs compostions comme s’il s’agissait d’un livre bien connu, lu et relu à chaque fois avec une vitesse de déchiffrement interne de plus en plus facile et impérieuse. Le pianiste Stephen Bishop Kovacevich en témoigne, à da façon : « Je ne pense pas qu’il soit possible de jouer tels qu’ils sont écrits les premiers accords de la Hammerklavier - et quand bien même cela le serait, le résultat ne serait pas satisfaisant. Le tempo indiqué est beaucoup trop rapide sans doute parce que Beethoven devait se baser sur une écoute intérieure qui ne peut pas prendre en compte l’inertie de la résonance du piano… C’est un problème fréquent pour les compositeurs ; un jour où je jouais une de ses œuvres au tempo indiqué sur la partition, Michael Tippet me demanda: “ Mais pourquoi jouez-vous si vite ? ” Et lorsque Stravinsky enregistrait ses compostions, il les jouait souvent plus lentement que ce qu’il avait écrit… Outre ces détails de tempo, les sonates de Beethoven montrent bien d’autres difficultés, notamment les glissando de la Waldstein »

Que se passe-t-il lorsque nous sommes saisis non par le souvenir du son qui est la matière privilégiée de la mémoire sonore de l’humain, mais par le son ? De quoi devenons-nous contemporains ?

Pour la psychanalyse avec Freud et sans doute avec Lacan, la Lettre épuise le cri pour que puisse jaillir le fondement possible d’une parole. Là encore la mélancolie renseigne. Si la division inaboutie de l’objet voix dans la mélancolie est bien que le cri n’aille pas se résorber en acte d’appel, en raison d’un retrait trop précoce de l’autre maternel, alors la voix dans la mélancolie rend évanescent le corps du sujet. Une voix qui ne touche pas un corps, qui ne l’anticipe pas, revient en bruit de fond et en hantise. Le corps, au risque d’une perte de toute limite est d’une spectralité tétanisante, il cesse d’être un contenant imaginaire. Il devient résonance, cadre vide qui va trouer l’espace. Comment donner forme au rien qui habite le mélancolique ? La question est clinique et elle comporte des enjeux thérapeutiques. En effet, je repère souvent avec des patients qui ont connu un moment plus ou moins prolongé de négation des limites de leur corps et de leur propre prise dans le temps, un moment tournant dans les cures. Comprenons que je situe là des analysants qui n’ayant pas à disposition la médiation imaginaire du fantasme peuvent se réduire à être ce cri jeté dans les abysses d’un monde déserté du moindre répondant. Ce monde qu’ils trouent avec leur « Cotard », ce délire de négation et d’immortalité comme la nosologie intelligente le désigne aussi, avec ce qu’il y a de rage et de fureur – et non seulement de déficit et de sidération – à se faire cette jonction vérouillée entre l’objet et l’étrangeté radicale, ils peuvent venir à l’habiter en y déposant des petits morceaux insécables de matière, un peu comme certains enfants autistes fascinés par l’insécable d’une brindille, d’un bout de carton, et qui se concentrent sur les biffures et les encoches qu’ils composent avec ces petits fragments matériels de trace. Je pense ici à ce moment où une femme de 45 ans, hospitalisée depuis près de 20 ans, reste, après un long moment de silence, campée devant moi et me donne des objets. De l’objet devrais-je écrire, des formes de lettres triturées dans de la mie de pain. Des formes parcellaires de corps-lettres, biffures sur la surface de la chose, à partir de quoi je pus lire et dire la marque phonique des sons communs au patronyme de cette patiente et au mien. Un autre savoir s'est mis en place où, contrant les ravages de la forclusion, le « nom-chose »[15] se lit. Crête d'un travail possible, signe d'un moment logique où la voix, vidée de sa substance peut se lire, au risque il est vrai que le transfert se glace sur une certitude télépathique.

Lettre ou voix ? Une voix illettrée crée de l'étranger radical, du perméable absolu, confronté à de l'autrui dépourvu d'altérité. Comment alors lire les voix ? Comment entendre ce qui n'est plus ? Ces questions situent la possible émergence d'un savoir que la forclusion n'ira pas frapper. Mais cette incidente ouvre à d'autres aventures, d'autres témoignages de cure qui restent à dire, et peut-être si nous parvenons à discuter mieux, plus longuement, plus exactement de ce que déplie le transfert, y compris dans la névrose, découvrirons-nous alors que notre métier à affaire avec une invention de lecture de ce qui n'est pas tout à fait encore survenu comme trace. Avec de l’inscription lire la lettre et lire la voix. Proposition rendue nécessaire, en raison de notre travail d’analyste. Proposition apte à bouleverser toute théorie du producteur de son et de sens comme toute théorie de la perception sensorielle. Beethoven sourd ne disait-il pas que c’est à l’absolu de sa surdité qu’il entendait enfin et pour la première fois sa musique ?

C’est en effet le support pulsionnel de la parole qui profère l’ineffable. C’est déjà un fait. Il nous revient d’en étendre les frontières et d’en fomenter les passages.

Olivier Douville

[1] Cet article reconsidère et déplie certaines hypothèses déjà exposée dans la revue PTAH : « La lettre, la voix : variations » " PTAH (Psychanalyse - Traversées - Anthropologie - Histoire) "Mémoire et oubli, désir de l’œuvre", 2000/2002, 13/14 : 241-248

[2] Psychanalyste, Psychologue clinicien, Maître de conférencees, Université Paris-10 Nanterre,

[3] Freud, S. Contribution à l’étude des aphasies (1891), Paris, PUF, 1983

[4] Broca, P. « localisation des fonctions cérébrales. Siège de la faculté du langage articulé ». Bulletin de la Soc. D’Anthropologie de Paris, 1863, 4 : 200-202 ; « Sur le siège e la faculté du langage articulé » Tribune Médicale, 1869, 2 : 245-256, 256-269

[5] Freud, S. op. cit.

[6] « Les derniers mots, les premiers » L’Écrit du temps 8/9 « constructions de la réalité », Les éd. de Minuit, 1985 : 125-132

[7] article « Lettre (la-) » Dictionnaire International de la Psychanalyse (A ; de Mijolla éd.), tome 1 Paris, Calman-Lévy, 2002: 925

[8] Freud, 1891 : Paris, PUF : 11-112

[9] Niffari, Le livre des stations, traduit de l’arabe et présenté par M. Kabbal, Sommières, Ed. de l’Éclat, 1989

[10] Nous insisterons ici à ne pas prendre au sérieux l’expression furieuse « être dans le symbolique », il s’agit de pouvoir faire parler le champ symbolique et donc de le concilier au registre de la parole. Certaines façons traditionnelles de dire, par exemple aux Antilles, la folie comme ce qui saisit celui qui « déparle » témoigne d’une intelligence clinique bien plus juste que nombre de gloses sur la désymbolisation ou sur le supposé symbolique comme lieu dans lequel on se tiendrait… ou pas !

[11] l’ »opération « Lettre » se rejouera avec la formule du rêve de l’injection d’ Irma

[12] Lacan, « Lituraterrre », Ornicar ? 41, été 1987, Paris, Seuil, p. 10

[13] « Remarques sur le nom propre, l’objet et l’identité », La Célibataire, printemps-été 2002, p. 236

[14] et à cet égard tout procès de prééminence entre rite et mythe est superflu, il s’agit de lire le fond sonore du réel en disposant de lettres dont le dévoilement obéit à un ordre supposé et rituellement célébré.

[15] J’emprunte cette expression à S. Rabinovitch et renvoie le lecteur à son livre fondamental, « Les voix » publié chez Erès, en 2002