Un inédit de Leo Kanner : Sur deux applications opposées de la notion de métaphore aux psychoses

Par Gwénola Druel-Salmane et François Sauvagnat

À l’heure actuelle, il y a des psychopathologistes qui accordent une haute importance aux problèmes linguistiques impliqués

dans l’étude des troubles du langage […] et cependant, dans la plupart des cas, cette légitime insistance sur la contribution des linguistes […] est encore ignorée ”.

Roman Jakobson, "Langage enfantin et aphasie", in Essais de linguistique générale, 1956, 1963, Éditions de Minuit.

Le point de départ : troubles du langage et sameness dans l’article de 1944

Le texte de Leo Kanner dont nous publions ici la première traduction française est important à plus d’un titre. Tout d’abord, il précise la pensée de l’inventeur de la notion d’autisme infantile en ce qui concerne les troubles du langage, en proposant une direction de recherche qui n’a guère été exploitée en dehors de la référence sporadique au “ langage métaphorique ” qu’on trouve encore çà et là dans la littérature psychiatrique anglo-saxonne. Ensuite, il promeut une conception de la métaphore entièrement isolée des recherches linguistiques contemporaines, notamment celle du courant structural, mais également du courant de la pragmatique, alors naissant, mais qui se développera considérablement par la suite, au point d’y subsumer entièrement, dans le courant anglo-saxon, les troubles autistiques du langage. La question essentielle qui nous retiendra dans cette introduction sera celle de la place exacte que Leo Kanner veut donner à ce développement quelque peu inattendu de ses réflexions sur le langage autistique, ainsi que la façon dont ces réflexions s’insèrent dans le développement historique des théories de la métaphore et leurs applications psychopathologiques.

Dans son article inaugural sur les troubles autistiques primaires (1944), Leo Kanner était peu disert sur les spécificités langagières des sujets concernés. Il les présentait à la suite de sa description de l’aloneness, et comme une sorte d’introduction à la sameness, qui semble alors, sous sa plume, résumer assez bien le rapport du sujet autiste au langage. Il se contentait ainsi de noter que “ le langage, lorsqu’il est présent, ne semblait pas, pendant des années, servir à communiquer du sens à autrui ”. Ceci contrastait fortement avec la capacité de ces sujets à nommer les objets, ainsi qu’avec leur capacité d’apprendre par cœur (rote memory), qui elle, était souvent au-dessus de la moyenne, faisant d’eux des “ prodiges ”. En fait, Leo Kanner insistait surtout sur l’absence de différence, du point de vue de l’utilisation du langage… entre les autistes qui parlent et les autistes muets. Ceci est dû, précisait Leo Kanner, à l’écholalie, soit immédiate, soit différée. En effet, les phrases, lorsqu’elles sont articulées, sont des répétitions comparables à celles de perroquets (parrotlike). Seule la répétition semble être possible à ces sujets dans leur rapport au signifiant : c’est ainsi que, lorsqu’il s’agit d’exprimer un assentiment, l’accès au “ oui ” leur est impossible, et ils doivent répéter la phrase qui leur est adressée. Le oui, comme “ symbole général d’assentiment ” leur est d’ailleurs de tellement peu d’usage qu’ils lui confèrent un tout autre sens – que Leo Kanner ne donne pas encore comme “ métaphorique ”, mais l’exemple qu’il propose ne laisse pas douter que c’est bien ainsi qu’il entendra le terme métaphorique – ainsi un enfant autistique, à qui son père voulait faire dire oui, en lui promettant de le porter sur ses épaules, était-il devenu incapable de détacher le oui de cette situation spécifique. Cette “ littéralité ” sert d’ailleurs à Leo Kanner pour expliquer la réversion pronominale caractéristique de l’autisme, qui est comparée à l’absence de modification de l’inflexion musicale caractéristique de ces sujets alors qu’elle aurait pu aussi bien être donnée comme le résultat de l’aloneness.

La rhétorique selon Leo Kanner

Cette vision des choses se trouve en quelque sorte élargie et approfondie dans l’article de 1946. D’un côté, en effet, Leo Kanner semble considŽrer comme pathognomoniques les deux seuls symptômes d’aloneness et sameness, et ne les relie plus l’un à l’autre par les troubles du langage ; et corrélativement, ces derniers ne sont plus envisagées de façon privilégiée sous l’angle de la préservation du même (littéralité, écholalie, réversion pronominale), mais il semble en élargir l’étendue à des phénomènes paradoxaux : les sujets semblent quasi muets, et pourtant ils sont capables de “ profŽrer des phrases entières dans des situations d’urgence ” ; la négation verbale semble utilisée comme protection magique contre certains événements déplaisants – alors même que l’affirmation verbale, elle, comme nous l’avons vu, n’existe tout bonnement pas ! Mais d’un autre côté, Leo Kanner sent probablement la nécessité de spécifier, de mieux nommer, un phénomène dont il a déjà constaté la centralité comme lié à la sameness : l’usage curieux, idiosyncrasique, de certains mots ou certaines expressions verbales. Sa position vis-à-vis de ce phénomène est assez paradoxale : d’un côté, il l’aborde avec une instrumentation qui est celle de la rhétorique classique, aristotélicienne, mais par ailleurs, comme nous allons le voir, il ignore très largement les développements contemporains de la rhétorique. Leo Kanner, selon son biographe Victor Sanua, a eu une formation classique lors de son adolescence en Autriche, puis en Allemagne, et qu’il a même formé le vœu de devenir poète – mais il n’a jamais réussi à publier ses vers. Quelque chose est resté dans son style, incontestablement très littéraire, parfois précieux voire ampoulé.

Leo Kanner ne donne aucune référence précise quant au modèle rhétorique qu’il utilise, et nous en sommes réduits à ce propos à des conjectures à partir de ce que nous pouvons savoir de son époque. Que Leo Kanner qualifie de métaphorique le “ langage inapproprié ” de sujets autistiques n’est pas particulièrement surprenant si l’on se souvient que la tradition classique considère la métaphore comme la figure de rhétorique par excellence, et qu’Aristote, par exemple, lui donne une extension particulièrement large. Evoquons brièvement la définition qu’en donnait le philosophe grec dans sa Poétique, séparant quatre types de métaphores, pour tenter de saisir quelle inflexion Leo Kanner lui donne. “ La métaphore consiste à transporter sur une chose le nom d’autre chose; ceci peut se faire soit d’un genre à une espèce, soit d’une espèce à un genre, soit d’espèce à espèce, soit par analogie proportionnelle ”.

Leo Kanner, de son côté, propose une autre définition des métaphores (au pluriel), “ figures du discours au moyen desquelles une chose est remplacée par une autre à laquelle elle ne fait que ressembler ”, et lorsqu’il s’agit de détailler les types de métaphores, il n’en distingue que trois, l’analogie, la généralisation et la restriction. On voit donc que par rapport à la définition d’Aristote, chez Leo Kanner, l’articulation genre/espèce est remplacée par l’articulation tout/partie (le passage du tout à la partie provoquant une restriction, celui de la partie au tout une généralisation), alors même qu’il garde la notion d’analogie. Autrement dit, Leo Kanner fait de la métaphore une sorte de synecdoque (instituant un rapport privilégié entre la partie et le tout), c’est-à-dire une figure qui serait, dans la terminologie jakobsonienne, à rapprocher des mécanismes de la contiguïté, c’est-à-dire de la métonymie. Par rapport à Aristote, il est incontestable que Leo Kanner insiste avant tout sur les “ ressemblances ” sur lesquelles la métaphore s’appuie, alors qu’Aristote ne prend pas vraiment parti sur ce point. Le fait que Leo Kanner insiste sur la ressemblance de départ entre les deux choses entre lesquelles la métaphore établit le “ transfert ” peut certainement être considéré comme un indice important pour mieux saisir sa position. On peut certainement la rapprocher de celle d’un spécialiste majeur de philosophie du langage, qui a largement dominé les débats de l’époque dans le milieu anglo-saxon.

Dans sa Philosophy of Rhetorics (1936), I. A. Richards considérait que le mécanisme central de la métaphore était basé sur la ressemblance, c’est-à-dire que la métaphore devait révéler les similarités entre “ le sujet de la métaphore et la chose à quoi le sujet est comparé ”. Selon lui, les métaphores les plus primitives, à l’instar des “ mots primitifs ” selon la théorie onomatopéique de l’origine du langage, sont les plus “ concrètes ”, les plus empiriques. Il est intéressant de constater que dans le domaine psychanalytique, lorsque Ernest Jones développa sa théorie du symbolisme, il insista sur l’idée que les symboles primitifs étaient également les plus “ concrets ” et les plus “ sensoriels ”. En fait, c’est certainement ce type de définition empiriste de la métaphore qui a influencé Leo Kanner dans le choix de ce terme pour qualifier le langage inapproprié autistique. Ce qui caractérise comme métaphores ces usages verbaux, c’est pour lui le fait que “ l’enfant autiste a ses propres références privées, originales, individuelles, dont la sémantique n’est transférable que dans la mesure où un auditeur peut, par ses propres efforts, retrouver la source de l’analogie ”, ou encore par le fait que ces expressions verbales sont enracinées dans des “ expériences concrètes, spécifiques, personnelles de l’enfant qui les utilise ”. Si l’enfant autistique use de métaphores, c’est, pour Leo Kanner, parce qu’il ne fait que redoubler quelque chose d’idiosyncrasique dans la métaphore elle-même, qu’il exagère par “ la privauté autistique et l’unicité originale des transferts, dérivés des expériences situationnelles et émotionnelles de l’enfant ”.

Métaphore autistique et langage schizophrénique selon J. C. Whitehorn et G. K. Zipf : overinclusion et refus de l’“ acceptation commune ”

Pour rendre compte du phénomène, Leo Kanner s’inspire d’un article publié par deux spécialistes américains du langage psychotique, J. C. Whitehorn et G. K. Zipf, eux-mêmes très influencés par l’article de Cameron sur les troubles intellectuels dans la schizophrénie. Dans son célèbre article de 1939, "Schizophrenic thinking in problem-solving situation", N. Cameron avait décrit ce qu’il appelait overclusion dans la stratégie utilisée par les schizophrènes pour réaliser une tâche expérimentale. Non seulement le patient inclut de façon excessive des matériaux environnementaux et imaginaires dans le problème qu’on lui propose, mais il “ demande des changements dans les règles de procédure et les matériaux qu’on lui a proposés, déclarant que c’était la situation qui était inadéquate et non eux-mêmes ”. Cameron notait également que les généralisations étaient très fréquentes chez ces patients : “ les généralisations étaient nombreuses, ainsi que les passages d’une hypothèse à une autre sans qu’une difficulté particulière soit apparente ”. Les généralisations conduisaient à un échec pour cinq raisons selon lui : elles étaient trop larges, trop mêlées voire encombrées de problèmes personnels ou de fantasmes, parce que le langage du sujet était trop désorganisé, et même lorsque la généralisation était correcte, elle ne menait pas au succès parce que le patient ne mettait pas à exécution la stratégie correcte qu’il avait trouvée.

Whitehorn et Zipf, pour qui le langage est un “ appareil socio-économique qui permet d’éviter l’effort pour atteindre les objectifs ” montrent que la distribution des mots d’un corpus donné tend à se répartir selon une “ hyperbole équilatérale ”, c’est-à-dire selon une ligne parfaitement oblique ( équation RxF = C, où R est le rang de fréquence, F la fréquence et C la constante), si on situe en abscisse la fréquence des mots employés et en ordonnée leur diversité sémantique. Selon eux, cette distribution obéit à un facteur d’économie, qui est réparti entre deux composantes contradictoires, “ la convenance du locuteur ” (ou répétitivité : que le moins de termes possibles soient utilisés), et la convenance de l’auditeur (ou diversification : que chaque terme ait un sens différent). Les auteurs comparent six corpus, les mots utilisés par J. Joyce dans Ulysse, des échantillons d’articles de journaux américains, une enfant, à l’âge de trois puis cinq ans, une universitaire souffrant de bouffées délirantes, le journal d’un sujet psychotique hospitalisé au milieu du XIX° siècle, et une femme présentant une schizophrénie paranoïde. Après avoir tenté de mettre en évidence des traits d’“ infantilisme ”, ils essaient de caractériser des traits d’“ autisme ” (au sens, bien évidemment de la tradition suisse). Ceci se produit, selon eux, lorsque le locuteur considère sa propre convenance comme plus importante que celle de son auditeur. Ils essaient de distinguer l’autisme de l’égocentricité – qui consiste selon eux simplement à “ vouloir dominer son environnement ” comme le font les dictateurs qui ne prennent en considération les attentes de leur auditoire que pour mieux exploiter celui-ci. L’autisme, en revanche, est une tendance à ne pas prendre en considération la convenance d’autrui. Ceci peut avoir deux effets, soit de donner un grand nombre de sens différents à un petit nombre de mots, ou au contraire utiliser un vaste vocabulaire auquel l’auditoire n’est pas du tout familiarisé. Néanmoins, lorsqu’ils étudient le discours de la patiente présentant une schizophrénie paranoïde, ils notent que son vocabulaire est plutôt répétitif, d’une façon qui “ confine à la rigidité ”.

L’article de Whitehorn et Zipf a certainement été un encouragement pour Leo Kanner lorsqu’il a cherché à donner un sens aux expressions autistiques, puisqu’ils ajoutent que le langage courant est bien souvent arbitraire et absurde (nonsensical) dans sa symbolisation ; ainsi “ rose en anglais peut-il évoquer à la fois un prénom, un verbe ou une fleur ”. Et ils précisent : “ Être né dans un monde où les gens utilisent les mots de cette façon, c’est, sans doute aucun, être né dans un monde verbalement illogique ; à ceci, pour le sujet autiste, s’ajoute une dimension coercitive, puisqu’il doit à la fois accepter cette absurdité verbale et jouer à la balle avant de pouvoir participer à la société ”. Et d’ajouter que le langage mathématique et des sciences naturelles, en revanche, est beaucoup plus logique, tout en étant compréhensible d’autrui. Les jeux de mots psychotiques apparaissent dès lors aux auteurs comme le résultat de rapprochements logiques, plus logiques que les discontinuités et les absurdités du langage ordinaire. Ainsi une patiente qui expliquait recevoir des airplane messages, apparemment des intuitions délirantes, expliqua-t-elle qu’elle voulait dire par là as plain as air (aussi substantiels que l’air), c’est-à-dire tout à fait énigmatiques. Notons en même temps qu’il ne s’agit plus simplement ici d’un usage idiosyncrasique, mais bel et bien d’un néologisme, portant tout le poids de signification énigmatique du phénomène délirant.

On voit néanmoins que l’explication proposée par Whitehorn et Zipf pour l’autisme est assez peu spécifique – le motif d’économie appliqué à la compréhension par autrui ne pouvant guère prétendre avoir un valeur causale dans le cas de l’autisme, ni selon Eugen Bleuler, ni selon Leo Kanner. Le texte de Leo Kanner s’en ressent fortement, puisqu’il ne propose, lui non plus aucune explication causale des troubles qu’il décrit, se contentant de les décrire comme des private and self-contained metaphorical transfers (des transferts métaphoriques privés et indépendants).

Le tout et les parties selon Louise Despert ou la métaphore pathologisée

C’est à ce manque de réflexion sur la causalité de cette “ privauté ” que Louise Despert s’attaque dans la discussion qui suivra l’exposé de Leo Kanner. Elle remarque d’abord que cet exposé confirme l’étroite parenté entre autisme et schizophrénie, en particulier pour ce qui concerne les troubles du langage ; la vocalisation manque de tonalité émotionnelle, autant chez les autistes que chez les jeunes schizophrènes, à tel point que la voix “ ne semble pas appartenir à la personnalité ”. Leo Kanner n’avait pas fait grand-chose de la distinction qu’il avait retenue des différents types de métaphore (la comparaison du tout et des parties, l’analogie). L. Despert, dans une intervention qui sera très remarquée à l’époque, tente, elle, de développer une théorie de la naissance de la personnalité à partir de ces trois éléments. Partant de la théorie du psychanalyste français Édouard Pichon sur la fonction appétitive, dont elle rappelle que pour lui elle doit précéder la verbalisation proprement dite, elle indique que l’appétition est “ en proche association avec le ton émotionnel de la parole ”. Or le “ transfert de signification ” (analogie, généralisation et restriction) que décrit Leo Kanner, est un mécanisme transitoire chez l’enfant normal, qui précède normalement l'“ identification des symboles individuels ”. L’enfant de un an et demi à deux ans qui dit maman en tenant un objet utilise “ l’analogie par restriction ” ; néanmoins, il va bientôt faire la différence entre cet objet et sa mère. C’est selon L. Despert, l’expérience émotionnelle qui permettra cette différenciation, autorisant en retour l’intégration de l’appétition langagière.

Les phénomènes présentés par Leo Kanner sont, selon L. Despert, des indices que l’enfant autistique n’a pas atteint “ des relations humaines adéquates sur une base relationnelle ”, et qu’il est encore identifié avec “ une partie de l’objet d’amour plutôt qu’avec le tout ”. Il y a donc ici une “ liaison affective excessive du symbole en termes d’expériences personnelle ”, ce qui semble être l’équivalent despertien de ce que Pichon appelait “ captativité ”. Cet excès serait responsable, explique L. Despert, du caractère irrelevant and metaphorical du langage autistique. Du coup, explique-t-elle, le rôle du traitement se trouve éclairé : il faut démanteler, break down ces élaborations symboliques. De même, note-t-elle, la notion empruntée à Whitehorn et Zipf selon laquelle l’enfant autistique manquerait de l’intention de se faire comprendre est bien insuffisante : ce qu’il faut dire, au contraire, c’est que l’enfant autistique vit dans un “ vide émotionnel ” : “ les symboles langagiers ont émergé avec des charges affectives envahissantes, qui ont apparemment bloqué l’émergence d’autres symboles ”, par “ manque du pouvoir liant d’affect s’écoulant librement ”. Revenant sur les difficultés des enfants autistiques avec les pronoms personnels, L. Despert les interprète comme le “ non-établissement de différenciation "je-non je" ”. Pour elle, l’apparition du pronom de la première personne doit suivre le “ stade d’individuation correspondant à la conscience de l’enfant comme un, entier et séparé des autres ”.

Nous retrouvons ici bien entendu un certain nombre des termes alors qu’une brûlante actualité, que ce soit le terme d’individuation ou celui de séparation, qui étaient en train d’être conceptualisés systématiquement par Margaret Mahler-Schönberger. Mais ce qui est tout à fait remarquable, concernant le thème qui nous occupe, est le fait que L. Despert propose à son tour une lecture personnelle des formes de métaphore, puisque pour elle, l’analogie est en quelque sorte première, mais se décline selon deux modes : la partie pour le tout, et le tout pour la partie, l’un comme l’autre faisant encore partie d’une phase pathologique, primitive, avant la “ symbolisation véritable ”, qui ne saurait être qu’individuative et séparative.

La version russo-continentale ou lacanienne de la métaphore

Pour un lecteur francophone, ce qui précède, aussi familier puisse-t-il paraître – Gisela Pankow, Françoise Dolto et maintes autres, dont le nom vient moins facilement à l’esprit, ne disaient guère autre chose – vient néanmoins heurter une autre tradition que l’on peut nommer soit russo-continentale soit lacanienne. Retraçons-en brièvement l’inspiration, pour mieux la contraster aux tentatives de L. Kanner et de L. Despert. L’influence de Jakobson a certes été déterminante, ce qu’il a pu transmettre de l’“ autotélisme ” du futurisme russe (le refus de se laisser enchaîner à un référent réducteur) jusqu’à sa fameuse phrase des Essais de linguistique générale : “ La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (la dénotation) mais la rend ambiguë ”. Ce qui se signale déjà comme suprématie du signifiant, et sera repris comme tel par J. Lacan (partant, lui, il est vrai, du “ signifiant dans le réel ” chez le sujet psychotique) lui permet également d’insister d’emblée sur le caractère dissemblable, étranger de la métaphore, et d’autant plus que les mouvements esthétiques russes du début du siècle voulaient déjà faire fond sur l’opposition métaphore/métonymie – ainsi B. Eikhenbaum dès 1923 opposait-il le symbolisme d’Andrei Biély, tout entier tissé de métaphores, à la passion de la métonymie chez A. Akhmatova. Mais l’application de la distinction métaphore/métonymie à un domaine autre que la poésie est proposée par Jakobson dès 1939, avec ses premières conférences sur l’aphasie, et l’article où il reprend et systématise ces recherches, "Langage enfantin et aphasie" (1956), montre bien qu’il souhaitait en voir dériver un courant de recherche directement applicable à la psychopathologie, et se lamentait de la surdité, à cet égard, des milieux médicaux américains. Il s’agissait pour lui de mettre en évidence deux versants de la fonction du langage, la sélection (dont le modèle est la métaphore) et la concaténation (dont le modèle est la métonymie), et de montrer que dans un certain nombre de syndromes, ces fonctions étaient altérées différemment. Certes sa prétention d’appliquer un tel schéma aux aphasies a toujours provoqué quelques réticences ; mais l’important est certainement que pour lui, l’aphasique qui ne dispose plus de la capacité de sélection, ait également perdu la capacité métalinguistique, celle du code switching, et donc également de la nomination, et que pour de tels patients les relations de contiguïté deviennent prévalantes. En revanche, dans les cas des sujets chez qui la concaténation est perdue, l’agrammatisme rend l’aphasie beaucoup plus lourde, et les métaphores réalisées par compensation confinent à la stéréotypie. Jusqu’où la métaphore véritable est l’opération privilégiée du métalangage et de la nomination chez Jakobson bien avant J. Lacan, l’exemple du romancier psychotique Gleb Ivanovitch Uspensky en est un bon exemple qui, selon le linguiste, avait non seulement un style des plus métonymiques, mais encore, à la fin de sa vie, avait scindé complètement son prénom (Gleb) de son patronyme (Ivanovitch), le premier étant paré de toutes les vertus alors que le second, rattachant directement le fils à son père, devenait l’incarnation de tous les vices de ce dernier.

Sans vouloir diminuer les mérites de J. Lacan et la créativité de ses divers usages de la notion de métaphore, qu’on voit apparaître dès 1954, il est certain que la façon dont il a employé le terme est très influencé par Jakobson. Le contraste par rapport à l’usage proposé par L. Kanner ou L. Despert est saisissant : alors que ces deux auteurs tendaient à faire de la métaphore une sorte de synecdoque ou de métonymie, en subordonnant à ce type de trope la question de l’analogie proportionnelle, chez J. Lacan au contraire, la métaphore sera élevée à la position de condition absolue du discours et la symbolisation qui en sera proposée reprendra dans une large mesure la notion d’analogie proposée par Aristote (ce que A est pour B, C l’est pour D). Ce qui n’empêchera pas qu’on verra surgir, pour caractériser les conséquences de certains néologismes, la notion de métaphore délirante, équivalente de la métaphore stéréotypique de Jakobson.

L’éclectisme de Leo Kanner

On voit combien la position de Leo Kanner concernant le “ langage métaphorique ” des autistes est paradoxale : semblant s’appuyer sur des travaux rhétoriques ou linguistiques, elle ne met en jeu qu’une lecture empiriste de la rhétorique aristotélicienne, en méconnaissant entièrement les travaux “ continentaux ” contemporains. S’appuyant, pour trouver une hypothèse explicative, sur les travaux statistiques contemporains (modes de distribution – fréquence et diversification – des discours), Leo Kanner semble ici comme ailleurs beaucoup plus soucieux de jouir du consensus de ses pairs que d’élaborer une théorie vraiment nouvelle. Ainsi l’hypothèse de l’overinclusion n’est-elle pas très loin lorsqu’il constate que certains autistes prennent le tout pour la partie et la partie pour le tout. Cette pente descriptive, qui fait que hors les signes pathognomiques, Leo Kanner n’aura guère contribué à la compréhension ou au traitement de l’autisme, se trouve dès cette époque critiquée par des cliniciens plus engagés, comme Louise Despert, dont la contribution permettra de faire émerger des trouvailles originales, comme celles de B. Bettelheim.

Le langage hors-propos et métaphorique dans l’autisme infantile précoce

Traduction du texte de Leo Kanner Irrelevant and metaphorical language in early infantile autism

“ Ces dernières années, j'ai eu l'occasion d'observer 23 enfants chez lesquels on remarquait, dès le début de leur vie, un repli extrême et une incapacité à établir des relations habituelles avec les personnes. J'ai désigné cette affection par le terme "autisme infantile précoce". Du point de vue phénoménologique, une solitude excessive et un désir anxieusement obsédant de préserver l'immuabilité sont les caractéristiques évidentes. La mémoire est souvent impressionnante. Les capacités intellectuelles, fréquemment cachées par une réceptivité limitée, sont au moins moyennes. Beaucoup de patients étaient issus de familles psychométriquement supérieures, bien que sans imagination et obsessionnelles.

Cette affection fournit des problèmes fascinants et des opportunités d'études du point de vue de la génétique, de la psychodynamique de la relation très précoce parent-enfant, et de leurs ressemblances avec les schizophrénies. Parmi d'autres nombreuses caractéristiques, les particularités du langage présentent des bases importantes et prometteuses pour la recherche. J'aurais souhaité mentionner brièvement le "mutisme" de 8 enfants parmi les 23, qui en de rares occasions est interrompu par l'émission d'une phrase intégrale dans des situations d’urgence ; l'utilisation de la négation verbale simple comme protection magique contre les événements déplaisants, la littéralité qui ne peut accepter des synonymes ou des significations différentes d'une même préposition ; l'inaccessibilité égocentrique qui a fait que la plupart des parents ont suspecté une surdité ; la répétition de type écholalique de phrases intégrales ; et les inversions pronominales, typiques, presque pathognomoniques, qui consistent en ce que l'enfant se désigne lui-même par "tu" et la personne qui parle par "je".

Ces enfants parlent fréquemment de choses qui ne semblent pas avoir de rapport significatif avec la situation dans laquelle elles sont exprimées. Ces expressions impressionnent les personnes qui les entendent par leur caractère "absurde" ; "stupide" ; "incohérent" et "hors propos". Ce sont des termes utilisés et rapportés par les parents, les médecins et les instituteurs de maternelle.

Nous avons eu la chance d'avoir l’occasion de rapporter certaines de ces expressions "hors propos" à des sources antérieures et d’apprendre que lorsque ce repérage était possible, ces expressions, mêmes si elles étaient particulières et hors de propos dans une conversation ordinaire, ont un sens précis. Je souhaiterais illustrer ceci avec quelques exemples caractéristiques :

On a entendu Paul G. dire, pendant son observation dans notre clinique à l'âge de 5 ans : "Ne jette pas le chien du balcon". Il n'y avait ni chien ni balcon aux alentours. La remarque retentit par conséquent comme hors propos. On apprit que trois ans auparavant il avait jeté un jouet en forme de chien par-dessus le balcon d'un hôtel de Londres dans lequel la famille demeurait. Sa mère, lassée de récupérer le jouet, lui dit, avec une certaine irritation : "Ne jette pas le chien du balcon". Depuis ce jour, Paul, à chaque fois qu'il essayait de jeter quelque chose, utilisait ces mots pour se faire des remontrances et se réprimander.

"Peter mangeur" était une autre des expressions "absurde" ; "hors propos" de Paul. Cela ne semblait avoir aucune relation avec ses expériences du moment. Sa mère raconta que, lorsque Paul était âgé de deux ans, elle lui récita une fois la comptine "Peter, Peter, mangeur de potiron", pendant qu'elle était occupée dans la cuisine, au moment où elle lâcha une casserole. Depuis ce jour, Paul chanta les mots "Peter mangeur" à chaque fois qu'il voit quelque chose ressemblant à une casserole. Il y avait, en effet, dans la salle de jeux une gazinière (jouet) sur laquelle il y avait une casserole miniature. On a alors noté que Paul, tout en disant ces mots, jetait un coup d'œil en direction de la gazinière et finalement il prit la casserole, courant frénétiquement autour de la pièce avec elle et scandant "Peter mangeur" à n'en plus finir.

John F., à l'âge de cinq ans, vit le dictionnaire Webster's Unabridged dans le bureau. Il se tourna vers son père et dit : "C'est là que tu as laissé l'argent". Dans cet exemple le rapport était établi par le fait que le père de John avait l'habitude de laisser de l'argent pour sa femme dans le dictionnaire qu'ils avaient chez eux. Alors qu'on lui montrait un penny, John dit : "C'est quand on joue aux dix épingles" comme une sorte de définition du penny. Son père fut capable de fournir une explication. Lui et John jouaient aux dix épingles à la maison avec un jeu d'enfants. Chaque fois que John faisait tomber une des dix épingles, son père lui donnait un penny.

Elaine C. avait été entourée dans son enfance de jouets en forme d'animaux auxquels elle était très attachée. Quand elle pleurait, sa mère avait l'habitude de lui faire remarquer que le jouet en forme de chien ou le jouet en forme de lapin ne pleurait pas. Au moment de l’observation, quand Elaine avait sept ans, elle continuait à dire quand elle était effrayée et au bord des larmes : "Les lapins ne pleurent pas" ; "Les chiens ne pleurent pas". Elle y ajoutait un nombre important d'autres animaux. Elle allait çà et là, quand elle était angoissée, répétant des mots apparemment hors propos : "Les phoques ne pleurent pas" ; "Les dinosaures ne pleurent pas" ; "Les écrevisses ne pleurent pas". Elle continuait à utiliser ces noms et ceux d'autres animaux dans une grande variété de situations.

Jay S., à peine âgé de quatre ans, faisait allusion à lui-même en disant "Blum" chaque fois que ses parents l'interrogeaient sur la véracité de ses propos. Le mystère de ce "manque d'à propos" fut expliqué quand Jay, qui savait lire couramment, montra une fois la publicité d'une entreprise de mobilier dans le journal, qui disait en toutes lettres : "Blum dit la vérité". Puisque Jay avait dit la vérité, il était Blum. L'analogie entre lui en tant que diseur de la vérité et Blum n’est pas tellement différente que celle qui fait dire un Ananias pour un menteur, un Roméo pour un amoureux, ou un Adonis pour un attirant jeune homme. Mais tandis que ces désignations sont utilisées avec l'espoir que l'auditeur connaisse bien l'analogie, l'enfant autistique a ses propres références particulières, originales, individuelles ; et dont la sémantique est communicable seulement dans la mesure où tout auditeur peut, par ses propres efforts, retrouver la source de l'analogie.

Les exemples cités représentent fondamentalement des expressions métaphoriques qui, au lieu de reposer sur des substitutions acceptables et acceptées comme celles rencontrées en poésie et dans la phraséologie de la conversation, sont enracinées dans les expériences concrètes, spécifiques, personnelles de l'enfant qui les utilise. Tant que l'auditeur n'a pas accès à la source originale, la signification de la métaphore doit lui rester obscure, et la remarque de l'enfant n'est pas "appropriée" à aucun type d'échange verbal ou situationnel. Le manque d'accès à l'origine exclut toute compréhension, et l'auditeur déconcerté, pour qui la remarque ne signifie rien, peut supposer trop volontiers que cela n'a pas de sens du tout. Si la référence métaphorique à Ananias, Roméo ou Adonis n'est pas comprise, dictionnaires, encyclopédies ou personnes informées peuvent en donner la clé.

Mais les métaphores personnelles des enfants autistiques peuvent transmettre un "sens" seulement si l'on a la connaissance de la signification singulière, non reproductible qu'elles ont pour les enfants eux-mêmes. La bonne indication peut être donnée par l'observation directe et le souvenir du moment où a commencé l'utilisation de chaque expression métaphorique particulière commença.

Occasionnellement, mais pas très souvent, un geste fortuit ou une remarque de l'enfant lui-même peut conduire à la compréhension d'une métaphore. Ceci fut le cas lorsque Jay S. montra la publicité pour Blum. Ceci fut aussi le cas lorsqu'à l'âge de cinq ans, Anthony F. résolut l'énigme de son affection exprimée fréquemment envers le "55". À une occasion, il parla de ses deux grands-mères. Nous savions qu'une d'entre elles lui avait montré peu d'intérêt, alors que l'autre l'avait élevé avec beaucoup de patience et d'affection. Anthony disait : "Une a 64 ans, et une a 55 ans. J'aime mieux 55". La préoccupation apparemment hors de propos pour un nombre apparemment arbitraire peut maintenant être reconnue comme étant fortement doté de signification. C'est le moyen particulier à Anthony pour exprimer son affection envers sa grand-mère.

Ce phénomène de substitution métaphorique est très commun chez nos enfants autistiques. Donald T., à l'âge de sept ans, avait répondu à la question du test de Binet : "Si je devais acheter un bonbon valant 4 sous et que je donne 10 sous au marchand, combien d'argent va-t-on me rendre ?". Il connaît évidemment la réponse. Sa réponse, cependant, n'est pas "6 sous", mais : "Je vais dessiner un hexagone". Deux ans auparavant, à l'âge de 5 ans, Donald gribouillait avec des crayons ; ce faisant, il n'arrêtait pas de dire avec sérieux et conviction : "Annette et Cécile font violet". On apprit que Donald avait chez lui cinq bouteilles de peinture. Il les désignait l'une après l'autre du nom des quintuplés Dionne. Bleu devenait "Annette", et rouge "Cécile". Après cela, Annette devint son mot pour le bleu, et Cécile pour le rouge. Violet, n'étant pas l'une des cinq couleurs, restait "violet".

C'est principalement le caractère privé, original du cadre de référence, qui faisait que ces substitutions semblaient étranges. Nous témoignons de processus similaires dans l'introduction de noms commerciaux pour des parfums, des vins, des cigarettes, des cigares, des peintures et beaucoup d'autres articles. L'étymologie abonde des mêmes déviations. L'usage commun fait qu'il n'est pas nécessaire de connaître la source originale pour en connaître la signification. Un Ulster est un certain type de pardessus, que vous le reliez ou non avec le comté d'Irlande d'où vient son nom. Vous n'avez pas besoin de savoir qu'un serpent est un "rampant" ou qu'un dromadaire est un "courant". Il n'est pas important de savoir ou non qu'un flibustier est une forme corrompue de "freebooter".

L'enfant autistique ne dépend pas de tels transferts sémantiques élaborés au préalable. Il élabore le sien chemin faisant. En fait, il peut continuer à tranférer et à retransférer selon le désir de son cœur. Gary T., à cinq ans, désignait une corbeille à pain comme "cuit comme à la maison". Il ne s'arrêtait pas là. Après cela, chaque corbeille devenait pour lui "cuit comme à la maison". Ce terme était celui qu'il utilisait pour la corbeille à charbon, la corbeille à papier ou la corbeille à couture. Ce procédé, aussi, a ces équivalents étymologiques. La signification première de "caput" vient de l'anatomie et ce terme a été transféré à ce qui, littéralement ou figurativement, est "au sommet" ou "à la tête", que ce soit "capitaine", à la tête d'une groupe de personnes ; "chapiteau", le dessus d'une colonne ; "chapitre", l'inscription au-dessus d'une partie d'un livre. Le transfert ne s'arrête pas là, en ce qui concerne un "chapitre", il ne devient pas seulement la "rubrique" d'une section mais l'ensemble de celle-ci.

À partir de ces observations, nous pourrions dresser d'une façon certaine un nombre de conclusions significatives :

1 - Les mots apparemment hors propos et absurdes de nos enfants autistiques sont des expressions métaphoriques dans le sens où elles représentent "des figures du discours par des moyens où une chose est mise pour une autre" à laquelle elle ne fait que ressembler. Le mot Grec "metapherein" signifie "transférer ".

2 - Le transfert est accompli de toutes sortes de façons :

a - À travers l'analogie substitutive : la corbeille à pain devient "cuit comme à la maison" ; Annette et Cécile deviennent "rouge" et "bleu" ; le penny devient "là où l'on joue aux dix épingles".

b - Par la suite, à travers une généralisation : Totum pro parte. Le "cuit comme à la maison" devient le terme de toutes les corbeilles ; "Ne jette pas le chien par-dessus le balcon" prend le sens de l'auto-réprimande dans tous les cas où l'enfant ressent le besoin de se réprimander.

c - Par restriction : Pars pro toto. La grand-mère âgée de 55 ans devient "55" ; celui qui dit la vérité devient "Blum" ; le nombre 6 est désigné sous le nom d'"hexagone".

3 - Les processus linguistiques par lesquels les transferts sont réalisés ne sont pas tellement différents des métaphores phraséologiques, poétiques et ordinaires. Étymologiquement, une grande partie de notre langage est constituée de transferts similaires de signification à travers des substitutions, des généralisations et des restrictions.

4 - La différence essentielle consiste dans le particularisme autistique, privé et original, de ces transferts, dérivés des expériences situationnelles et émotionnelles de l'enfant. Une fois établie la connexion entre l'expérience et la formule métaphorique, et seulement alors, le langage de l'enfant prend sens. Le but du transfert n'est intelligible qu'en fonction de son origine.

5 - Par contraste avec la poésie et l'étymologie, le langage métaphorique dans l'autisme infantile précoce n'est pas directement communicable. Sa fonction primaire n'est pas d'inviter les autres personnes à comprendre et à partager les symboles de l'enfant. Bien que ce soit incontestablement créateur, la création est en général autosuffisante et peu communicable.

"L'anomalie de la personne autistique" disent Whitehorn et Zipf, "réside seulement dans l'ignorance de l'autre individu : c'est-à-dire, que cela réside dans son indifférence à l'égard de l'obligation sociale à faire seulement les changements qui sont socialement acceptables dans le sens où ils sont à la fois compréhensibles et utiles dans le groupe. Naturellement, une fois que la personne autistique poursuit ses propres trajets linguistiques et sémantiques selon la loi du moindre effort, le résultat peut apparaître à son auditeur perplexe comme une pathologie de la signification, ou même comme un trouble des associations. Cependant le locuteur autistique, en faisant son propre langage, sans le souci de satisfaire les besoins de l'auditeur, peut employer les mêmes principes de changement linguistique et sémantique que la personne normale, bien que ce ne soit pas avec la même précaution pour l'acception communément admise".

Les observations et les conclusions ci-dessus revêtent une importance supplémentaire parce qu'elles donnent une preuve concrète de l'hypothèse longtemps ressentie que les mécanismes similaires prédominent dans le langage "hors propos" ; "incohérent" et métaphorique des adultes schizophréniques. Dans ce dernier cas, des liens précoces voire très précoces, ont souvent été irrémédiablement perdus, comme ils l'ont été aussi pour certaines des expressions dès le plus jeune âge de nos enfants. Mais les exemples cités (et l'étude de Whitehorn et Zipf) justifient la conviction selon laquelle le "manque d'à-propos" schizophrénique n'est pas hors de propos pour le patient lui-même et pourrait devenir pertinent pour l'assistance dans la mesure où il serait possible de trouver les explications de ses transferts métaphoriques privés et indépendants ”.

DISCUSSION

J. Louise DESPERT : “ Le travail du Docteur Kanner sur l’autisme infantile demande une révision du concept de schizophrénie. Les analogies entre ses cas et certains des enfants schizophrènes sont évidentes, l’évolution de la maladie semble être identique. Ainsi, la régression comme indication diagnostique fondamentale semblerait moins pertinente que ce qui a été rapporté précédemment.

L’écrit qui vient d’être lu par le Docteur Kanner donne des arguments concernant une autre question fondamentale, arguments qui ont été tout à fait négligés malgré de nombreuses études sur le langage et la pensée des schizophrènes. Je fais référence au substrat affectif de la fonction et du développement du langage. Conformément à ce qui a été rapporté par le Docteur Kanner, la majorité de ses enfants sont “ issus de familles psychométriquement supérieures, bien que sans imagination et obsessionnelles ”, et on peut supposer qu’il y avait un profond trouble dans les relations Žmotionnelles parent-enfant dès les premiers temps du développement du langage chez ces très jeunes enfants. Une autre observation, portant sur le discours et la fonction du langage chez les schizophrènes, s’applique sans aucun doute à ces enfants autistiques, bien que je ne me rappelle pas qu’elle ait été faite ; et encore ceci est lié à la perturbation de la relation émotive parent-enfant : chez tous les jeunes enfants schizophrènes, la parole présente les particularités qui, de quelque manière que ce soit, ont une caractéristique commune – la voix manque de cette tonalité émotionnelle qui marque l’individu en tant qu’il est lui-même et différent des autres ; elle est souvent décrite comme artificielle, particulière; elle manque de l’expressivité et souvent ne semble pas appartenir à la personnalité.

Pichon, dans ses études sur le développement du langage, a tout d’abord précisé que la condition pour que le langage surgisse et se développe est ce qu’il appelle la “ fonction appétitive ” – appétition pour le langage. C’est en effet un terme très convenable, signifiant littéralement “ la direction du désir vers un objet ou un but ” (Dictionnaire Oxford). Il exprime la volonté de l’individu de s’exprimer en symboles de langage et signes phonétiques à des fins de communication. L’appétition pour le langage est manifesté chez les très jeunes enfants bien avant que le langage constitué n’apparaisse et que des phrases, sous leur forme habituelle, ne soient élaborées. En fait, on peut dire qu’il précède les premières formes phonétiques et représente la première étape de la parole en tant que moyen de communication. Cette appétition pour le langage fait clairement défaut chez l’enfant autistique et schizophrène bien que l’enfant ait pu, par hasard, avoir saisi un vocabulaire extrêmement important. L’appétition pour le langage est en étroite relation avec, même si elle ne le détermine pas, la tonalité émotive de la parole.

Le Docteur Kanner, dans cette prudente observation et ses analyses de la sémantique des enfants autistiques, a indiqué que le transfert de signification est accompli par analogie, généralisation et restriction substitutive. On doit noter que ces mécanismes sont ceux qui fonctionnent chez le jeune enfant normal. Ils sont, cependant, si transitoires qu’ils passent presque inaperçus. On les repère avant même que la structuralisation du langage ne permette l’identification adéquate des différents symboles. L’enfant normal de 1 an et demi à 2 ans qui dit “ maman ” pendant qu’il tient un objet familier utilise l’analogie par restriction. Il faut cependant peu de temps avant qu’il fasse aisément la différence entre les deux. Il est fortement probable que ce soit l’expérience émotionnelle impliquée dans sa relation à sa mère comme objet d’amour qui rende possible d’établir la distinction entre différents symboles.

L’enfant autistique, à un plus grand degré encore que l’enfant schizophrène, n’a pas atteint des relations humaines adéquates sur une base émotionnelle. À l’âge de 5 ans, Anthony, dont on dit qu’il aime sa grand-mère, n’a probablement pas réalisé avec elle une pleine relation d’objet d’amour. C’est comme s’il était identifié avec une partie de l’objet d’amour plutôt qu’avec le tout, ce que l’enfant d’un an et demi réalise très rapidement. Il est très difficile de savoir pourquoi “ 55 ” a été choisi par Anthony parmi de nombreux symboles possibles associés à sa grand-mère, mais il est tout à fait probable qu’une expérience personnelle de même nature que ce qui a été rapporté à propos de Paul dans l’exemple de “ Peter mangeur ” soit en cause. La liaison affective excessive du symbole en termes d’expérience personnelle est probablement responsable de ces expressions “ hors-propos et métaphoriques ” du langage. On les trouve fréquemment dans les enregistrements d’enfants schizophrènes qui, contrairement aux enfants autistiques, avaient développé une structure de langage avant le début de leur maladie. Quand Joan, âgée de 8 ans, se rapporte à son père en disant “ l’homme qui dort ici et prend du bacon et des œufs le matin cet homme ”, ou quand Peter, âgé de 4 ans, se référant à sa grand-mère, dit “ là il y a une autre cuisine de l’autre côté ”, ces deux enfants schizophrènes ont des expressions verbales qui sont apparemment hors de propos et métaphoriques.

Dans une précédente publication, j’ai rapporté que dans l’histoire des enfants schizophrènes, il y avait des phénomènes dissociatifs précoces qui apparaissaient comme une sorte d’intégration troublée du langage-signe et du langage-fonction. C’était particulièrement vrai chez des enfants schizophrènes avec un début insidieux. Ce groupe, par ailleurs, est celui présentant la plus grande similitude avec les enfants décrits comme autistiques par le Docteur Kanner. Les néologismes qui sont également fréquemment trouvés dans les enregistrements des enfants schizophrènes représentent d’autres complications dans l’élaboration des symboles qui apparaissent hors-propos. Il est hors de doute qu’une partie importante du traitement des enfants schizophrènes inclut le démantèlement de ces expressions symboliques.

Le Docteur Kanner met l’accent sur le contraste entre le langage métaphorique de l’autisme infantile et le langage de la poésie et de la mythologie. La différence essentielle serait que le langage de l’enfant autistique manque de l’intention de se faire comprendre. Je me demande, néanmoins, si l’enfant autistique lui-même n’est pas emmêlé dans ses propres symboles, en effet alors que Jay était âgé de 4 ans se rapportent car Blum, il ne dit pas, et probablement n’est pas capable de dire “ Je suis Blum ” ou “ Je suis Blum parce que ”. Pour autant que des relations humaine soient concernées, l’enfant autistique vit dans un vide émotionnel ; les symboles langagiers ont émergé avec des charges affectives envahissantes, qui ont apparemment bloqué l’émergence d’autres symboles. De telles expériences sont possibles parce que le manque du pouvoir liant d’affect s’écoulant librement est caractéristique chez l’enfant normal. Il est très significatif, par exemple, que la distinction “ Je-non je ” ne soit pas établie chez l’enfant autistique, alors qu’elle apparaît prŽcocement dans le développement du langage chez l’enfant normal, et le Docteur Kanner choisit précisément l’inversion pronominale comme un signe presque pathognomonique de l’autisme infantile. Puisque l’apparition du pronom à la première personne dans le développement du langage suit de peu ce stade de l’individuation correspondant à la conscience de l’enfant comme un, entier, et séparés des autres, l’importance de ce signe ne peut pas être surestimée ”.

Références

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