Présentation de l’ouvrage de Freud : Totem et Tabou (1913)

Par Olivier Douville

Psychanalyste, Maître de conférences des Universités, Laboratoire CRPMS Paris 7. Membre de l’Association Française des Anthropologues. Auteur de Chronologie de la psychanalyse du temps de Freud, Paris, Dunod, 2009

Freud depuis son livre majeur sur la Science des Rêves (1900), a entreprit des travaux sur la signification inconsciente de motifs symboliques. Mais l’audition d’une conférence d’un disciple de Jung, J. Honnegger, portant sur le délire, en 1910, renforça autant qu’il précisa ce rapport. C’est alors que l’intuition d’une correspondance étroite entre la vie psychique des névrosés, celle des enfants et celle des peuples qualifiés alors de « sauvages » ou de « primitifs », s’imposa à lui.

En 1912 lorsque paraît ce grand essai qu’est Totem et Tabou, s’ajoute à l’audace théorique le souci d’appliquer la psychanalyse à la culture- ce dont témoigne la création d’une revue originale, Imago qui consacre la psychanalyse appliquée aux faits d’arts et de culture, revue où vont paraître les 3 parties de Totem et Tabou.

Le titre de l’œuvre accole deux mots qui sont des réalités religieuses et institutionnelles longuement étudiées par les anthropologues du début du XX° siècle et par les spécialistes de l’histoire des religions (Roberton Smith). L’ambition de Freud est de faire se rejoindre plus étroitement encore ces deux institutions par le biais de l’hypothèse de l’inconscient. Quatre essais composent ce livre et mettent en relief des correspondances entre psychisme individuel et ordre social . Le premier fait se superposer la crainte de l’inceste, aussi bien chez le névrosé en cure analytique que chez les dits « primitifs ». Le second relie les nombreuses ritualisations autour de lieux, d’objets ou de pensées tabous chez le névrosé obsessionnel avec l’institution du tabou. Que le tabou des morts soit le principal moyen qu’à l’observateur de situer le sens culturel et singulier du tabou en général est la thèse proposée. Le troisième essai, examinant le mode de pensée animiste, éclaire, au-delà de la particularité de la pensée magique, qui est chère à l’obsessionnel autant qu’il la redoute, le fonctionnement même de l’inconscient. Plus connu, le dernier essai, contient le mythe de la mise à mort d’un père primordial, jouissant et son incorporation cannibalique par la coalition des frères. Si le repas totémique est un moment d’éphémère triomphe sur le père, cela ne signifie en rien une liquidation de la question du père. Bien davantage ce dernier est inventé comme référence symbolique, mais non sans ambivalence, car sur lui convergent l’amour et la haine . La transformation du mort en figure totémique est l’opération par laquelle s'érige l'instance au nom de quoi sont posés les interdits. Se mettent en place le réseau des échanges et des réciprocités autant que se déplie un univers de pensées et de sublimations possibles.

Ce texte, prodigieux croisement entre l’anthropologie et la clinique psychanalytique, abouche d’un mythe politique faisant place à l’hypothèse des mouvements de la libido dans les institutions qui régissent le savoir et le pouvoir. Un tel mythe se situe en avance sur bien des constructions des anthropologues concernant l’ethnographie des institutions.

La réception de Totem et Tabou fut houleuse au sein de l’anthropologie L’aspect de la documentation semblait vétuste et l’hypothèse du quatrième essai grossièrement plaquée, trop loin du terrain. Certains critiques modulèrent leurs attaques et, tel un Kroeber, en recommandèrent la lecture à tout anthropologue. Il n’en reste pas moins qu’avec ce texte Freud a rendu possible les bases d’une anthropologie psychanalytique non seulement des mythes ou des rites mais des institutions.

Olivier Douville

Extraits de Totem et Tabou

« … il suffit simplement d’admettre que la troupe de frères qui s’ameutèrent était dominée par les mêmes sentiments contradictoires à l’égard du père que ceux que nous pouvons mettre en évidence, comme contenu de l’ambivalence du complexe paternel, chez chacun de nos enfants et de nos névrosés. Ils haïssaient le père qui faisait si puissamment obstacle à leur besoin de puissance et à leurs revendications sexuelles, mais ils l’aimaient et l’admiraient aussi. Après qu’ils l’eurent éliminé, qu’ils eurent satisfait leur haine et mené à bien leur souhait d’identification avec lui, les motions tendres, qui avaient alors été terrassées, ne pouvaient manquer de se faire valoir. Cela se produisit sous la forme du repentir, il apparut une conscience de culpabilité, coïncidant avec le repentir éprouvé en commun. Le mort devenait maintenant plus fort que ne l’avait été le vivant ; toutes choses telles que nous les voyons encore dans le destin d’êtres humains… Ils créaient à partir de la conscience de culpabilité du fils les deux tabous fondamentaux du totémisme, qui pour cette raison même ne pouvait que concorder avec les deux souhaits refoulés du complexe d’Œdipe. »

(3° partie : « Le retour infantile du totémisme », traduction J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, avec la collaboration de F. Baillet, Sigmund Freud, Œuvres complètes, XI, Paris PUF, 1998, page 362)

« Dès ses tout débuts, la recherche psychanalytique a fait été de ressemblances et analogies entre ses résultats concernant la vie d’âme de l’individu et ceux de la psychologie des peuples. Cela ne se fit tout d’abord, comme on le conçoit, que timidement à une échelle modeste et sans dépasser le domaine des contes et des mythes. Une telle extension n’avait pas d’autres visées que de conférer, par ces concordances inattendues, de la crédibilité aux résultats en soi fort invraisemblables de cette recherche.

Dans les quinze années qui viennent de s’écouler, la psychanalyse a pris confiance en son travail ; la troupe non négligeable de chercheurs qui ont suivi l’incitation d’un seul est parvenue à une concordance de vues satisfaisantes, et le moment semble désormais favorable pour fixer un nouveau but à un travail qui s’étende au-delà de la psychologie individuelle. Il s’agit non seulement de dépister, dans la vie d’âme des peuples, des évènements et des corrélations ressemblant à ceux qui ont été mis en lumière par la psychanalyse, chez l’individu, il s’agit aussi de risquer la tentative de rendre clair, grâce aux idées de la psychanalyse, ce qui dans la psychologie des peuples est resté obscur ou douteux. La jeune science psychanalytique veut pour ainsi dire restituer ce dont elle était à ses débuts redevable à d’autres domaines de la science et espère pouvoir rendre davantage qu’elle n’a reçu en son temps.

Une difficulté de l’entreprise tient à la qualification des hommes qui se chargent de cette nouvelle tâche. Il serait vain d’attendre que les chercheurs en matière de mythes, les psychologues des religions, les ethnologues, les linguistes, etc., se mettent à appliquer à leur propre matériel les modes de pensée psychanalytiques. Les premiers pas dans toutes ces directions doivent absolument être faits par ceux qui jusqu’à présent, en tant que psychiatres ou chercheurs en matière de rêves, ont fait leurs la technique psychanalytique et ses résultats. Mais, dans d’autres domaines du savoir, ils ne sont eux-mêmes que des profanes et, quand ils ont acquis à grand-peine quelques connaissances, des dilettantes, ou dans le meilleur des cas, des autodidactes. Leurs réalisations ne pourront éviter les faiblesses ni les fautes que le chercheur de métier, le spécialiste, qui domine le matériel et est exercé à le manier, découvrira aisément et poursuivra peut-être de son ironie et de sa superbe. »

(«De quelques correspondances dans la vie d’âme des sauvages et des névrosés » introduction parue dans la revue Imago en 1912 à la première partie de Totem et Tabou, op. cit. Pages 383-384.)

La réception de Totem et Tabou par les anthropologues, un débat encore actuel ?

Par Olivier Douville

Résumé : L’auteur explore les diverses logiques selon lesquelles les trois essais de Freud composant Totem et Tabou ont été reçu dans le milieu anthropologique, alors en pleine mutation. Si des grandes figures de l’anthropologie ont récusé les prétentions de Freud à prendre appui sur leur champ disciplinaire et ont, du même coup, refusé que ce texte puisse avoir une importance dans la formation des anthropologues, d’autres ont nuancé leur critiques, et tout en exprimant leurs embrarras et réserves, ils ont pu faire place, pour la discuter à l’idée que le champ social pouvait connaître ses scènes inconscientes (c’est un peu l’exemple de Kroeber, plus nettement celui de Mauss). Dans le même temps que la pratique de terrain d’un Malinowski déjoue une compréhension trop familialiste de l’Œdipe, un accord par trop superficiel et empressé fait le culturalisme rabattre la doctrine freudienne sur celle qui met l’accent sur l’importance de la petite enfance sans prendre en compte la complexité de ce qu’est l’inconscient freudien

De tels débats peuvent être rappelés aux lecteurs à l’heure où bien des psychanalystes prennent au nom de leur propre théorie de l’Œdipe des positions contrastées et parfois virulents sur les métamorphoses contemporaines des formes de la famille et des logiques des filiations.

Mots clefs : anthropologie, complexe œdipien, diffusionnisme, évolutonisme, parenté, tabou, totem.

1. Totem et Tabou et ses premières réceptions

Le texte de Freud Totem et Tabou paraît dans les deux premiers numéros de la revue Imago, de 1912 à 1913. La création de cette revue ne marque pas le début des emprunts que les premiers psychanalystes purent faire à l’anthropologie lorsqu’ils ne l’évoquèrent pas la réduisant aux études sur le folklore. Elle n’en reste pas moins le premier laboratoire de psychanalyse appliquée en extension à l’anthropologie et à la religion. Son premier numéro qui contient le début de Totem et Tabou paraît le 28 mars 1912 chez l’éditeur viennois Hugo Heller. Imago se proposait de se spécialiser, comme le proclamait son en-tête, dans l’application de la psychanalyse aux sciences humaines. L’on peut considérer la création de cette revue en tant que cristallisant et favorisant un projet de la psychanalyse freudienne : modéliser les grands processus de la vie psychique, non seulement par l’examen des faits psychopathologiques et de leurs logiques inconscientes mais encore par l’examen des rapports du sujet à la culture. Nous connaissons le rôle que joue l’analogie chez Freud, entre hystérie et création d’art plastique, névrose de contrainte et religion, paranoïa et science. Redisons-le : il ne sert à rien de rester fasciné ou, à l’inverse, trop vivement déçu par ce qu’offre de commode, voire de tautologique, toute analogie. Le bouleversement de perspective clinique qu’introduisent de telles comparaisons s’accompagne, inéluctablement, d’un bouleversement épistémologique. Dans un sens c’est le normal qui renseigne sur le pathologique, plus que l’inverse. Et Freud le soulignera plus tard, dans son Malaise dans la civilisation : « La culture travaille avec les mêmes moyens que l’individu. » On voit affleurer autre chose ici qu’une simple analogie entre psychisme et culture. La forme du symptôme – son enveloppe formelle et ce qui s’y traduit de version de l’Autre est certes dépendante des grandes romances qu’une culture se donne de l’autonomie du sujet et des principaux conflits qui le traversent, nécessairement. Il n’en reste pas moins opératoire pour la psychanalyse de ne pas faire de la culture et du psychisme singulier des doublons dans la mesure où le travail du symptôme, sa jouissance interne, la passion peu traitable qui en fait le partenaire du sujet, travaille avec et contre ce qui est au principe même de l’exigence de la civilisation : soit l’alliance entre renoncement et sublimation. C’est dès 1913, et, paradoxalement aussi avec un reste de fidélité aux dogmes évolutionnistes de son temps, que Freud proposera une théorie de la culture originale. La culture étant ce qui produit des mises langagières destinées à faire du monde un monde généalogiquement déterminé. Elle devient pensée comme ce qui rend le matériel humain : corps, images et mots assemblés sur le fil des générations, mais, et cela est plus qu’une nuance, dans des modes de transmission de l’interdit qui sont, en bonne part, inconscients.

Si, dès la création d’Imago, on ambitionne de dresser le panorama bibliographique des apports de la psychanalyse aux sciences humaines, si l’on commence tant à s’intéresser à l’origine sexuelle du langage (A. Berny, 1913), à la dimension politique du lien social (E. Jones commentant W. Lipmann, 1913), au rapport entre sexualité inconsciente et religion (Shroeder, 1914), la psychanalyse, loin de s’appliquer à l’anthropologie, fait un détour par l’anthropologie pour accomplir une révolution métapsychologique qui tient compte de l’effet des processus psychiques sur le temps des générations. Avec Totem et Tabou, puis, seize années plus tard, avec Malaise dans la civilisation…, Freud définit et redéfinit le surmoi. En effet, si la culture est envisagée comme une défense contre la détresse, alors il est un aspect du surmoi qui est moins à comprendre comme le simple héritier du surmoi des parents, qui est donc moins le direct héritier du complexe œdipien qu’il n’est un descendant et un effet de l’ambivalence entre demande d’amour et pulsion agressive, ce dont témoigne l’angoisse de culpabilité. Ce n’est pas pour autant que la thèse d’un Surmoi collectif résumerait ici l’invention freudienne. En effet, si le Surmoi est comme le propose Freud l’héritier du complexe œdipien, il n’est alors nulle raison de soutenir qu’il se collectiviserait davantage que l’inconscient propre à chacun. Nous touchons là aux limites des lectures qui tentent de lire les liens entre psyché et culture par le biais d’une succession d’analogies. Jacques Lacan le présentait déjà dans un de ses premiers textes : « Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie »[1]. Ainsi écrit-il : qu’ "aucune forme donc du surmoi n’est inférable de l’individu à une société donnée. Et le seul surmoi collectif que l’on puisse concevoir exigerait une désagrégation moléculaire intégrale de la société. Il est vrai que l’enthousiasme dans lequel nous avons vu toute une jeunesse se sacrifier pour des idéaux de néant, nous fait entrevoir sa réalisation possible à l’horizon de phénomènes sociaux de masse qui supposeraient alors l’échelle universelle".

Toutefois, si la psychanalyse freudienne s’était contentée d’égrener une suite de correspondances entre ce qu’apportent l’analyse des institutions totémiques et celle des rituels et le matériel inconscient que dévoilent les cures, cette idée d’une analogie n’aurait amené qu’un effet de miroir entre les savoirs anthropologiques et psychanalytiques. Or il y a plus et autre chose dans la façon qu’a le fondateur de la psychanalyse d’utiliser le savoir anthropologique. La culture reste un lieu de problèmes conceptuels utiles pour comprendre mieux la clinique, la cure. Mais aussi cette part obscure du collectif qui ne se révèle pas dans le simple examen des modèles idéaux de comportements et de valeurs. On est donc loin d’une psychanalyse appliquée qui prétendrait donner des leçons, interpréter dans son jargon tout ce qui semble a priori étranger ou exotique. Ce que la psychanalyse dévoile est que le sujet humain n’est pas « maître » de son monde, que la réalité du lien social est débordé et divisé par le pulsionnel, et donc par le sexuel. Les considérations anthropologiques sur le lien social sont interrogées dans leur noyau le plus obscur par les théorisations psychanalytiques dans la mesure où le savoir psychanalytique insiste sur l’anomie de ce qui inscrit le sexuel dans les mondes culturels.

Les trois parties de Totem et Tabou font s’accoler deux mots qui sont des réalités religieuses et institutionnelles longuement étudiées par les anthropologues du début du xxe siècle et par les spécialistes de l’histoire des religions (William Roberton Smith, 1846-1894). L’ambition de Freud est de faire se rejoindre plus étroitement encore ces deux institutions par le biais de l’hypothèse de l’inconscient. Quatre essais composent ce livre et mettent en relief des correspondances entre psychisme individuel et ordre social. Le premier fait se superposer la crainte de l’inceste, aussi bien chez le névrosé en cure analytique que chez lesdits « primitifs ». Le second relie les nombreuses ritualisations et formations réactionnelles qui tentent de faire pièce à des pensées mal refoulées et redoutées chez le névrosé obsessionnel avec l’institution du tabou. Que le tabou des morts soit le principal opérateur que l’observateur possède pour situer le sens culturel et singulier du tabou en général est la thèse proposée. Le troisième essai, examinant le mode de pensée animiste, éclaire, au-delà de la particularité de la pensée magique, qui est chère à l’obsessionnel autant qu’il la redoute, le fonctionnement même de l’inconscient. Plus connu, le dernier essai, contient le mythe de la mise à mort d’un père primordial, jouissant et son incorporation cannibalique par la coalition des frères. Si le repas totémique est un moment d’éphémère triomphe sur le père, cela ne signifie en rien une liquidation de la question du père. Bien davantage ce dernier est inventé comme référence symbolique, mais non sans ambivalence, car sur lui convergent l’amour et la haine. La transformation du mort en figure totémique est l’opération par laquelle s’érige l’instance au nom de quoi sont posés les interdits. Ultérieurement, dans le texte sur L’Homme Moïse, Freud insistera sur la béance qui surgit et insiste dans le lien de chacun au Père mort, le sentiment religieux ne venant pas alors prendre la valeur d’une consolation mais plus encore celle d’une illusion venant faire pièce à cette béance. Se met en place le réseau des échanges et des réciprocités autant que se déplie un univers de pensées et de sublimations possibles. L’incrustation du thème du Totem dans le Moïse ne peut que nous égarer dès qu’on perd de vue que la spéculation freudienne des années 1912 et 1913 nous instruisait sur l’origine d’une société soucieuse d’inventer puis de préserver des institutions qui surgies dans la violence d’un après-coup semblent sans fondateur ni législateur attitré, lors que la question du Moïse est bien différente. Il est question dans ce dernier texte de l’émergence d’une nation, de la sacralité d’une écriture, du lien entre un peuple et son législateur – ce que soulignait avec clarté Bruno Karsenty, récemment reçu à Espace Analytique. Revenons aux années 1912 et 1913. La horde c’est déjà l’expression d’un lien social archaïque certes, mais qui lit Freud ne peut confondre cet état du social à un état de Nature. La horde, répétons le ce n’est pas la nature dont nous séparerait la naissance des institutions totémiques. Si Freud a puisé chez Durkheim l’idée centrale qui relie Totem, Fait religieux et interdit, ce n’est pas pour autant qu’il est loisible de calquer le schéma commode de l’opposition Nature/Culture à ce que serait l’état social de la horde et l’état social d’un collectif marqué par son obéissance craintive aux tabous et à sa vénération quasi totale aux figurations totémiques. Le point important à saisir est que du moment où les frères se contraignent à la vie sociale, ils inventent des lois du langage claquées sur les modèles des lois de l’échange. Si l’ensemble du Totem et Tabou repose sur un modèle analogique entre enfant, névrosé et primitif qui reprend celle du biologiste et libre-penseur Ernst Haeckel (1834-1919) pour qui l’ontogénie récapitule la phylogénie, alors Freud suppose que l’histoire du développement individuel (ontogenèse) est la répétition exhaustive et accélérée sur une courte période de l’histoire de l’espèce (phylogenèse). Cette autre analogie sera ultérieurement très controversée tout particulièrement par Claude Lévi-Strauss qui, en 1949 dans sa thèse sur Les Structures élémentaires de la parenté, épingle l’analogie comme une « illusion archaïque » (chapitre 7)[2]. À l’époque, pourtant, de tels rapprochements s’affranchissaient des préjugés évolutionnistes en donnant « le même appareil psychique » à n’importe quel être humain. En ce sens, l’analogie la plus profonde qui se fait jour dans ce texte n’est plus celle qui met en miroir les coutumes du lointain que trouve l’enquête ethnographique avec les constructions psychiques typiques des conduites phobiques et obsessionnelles de l’enfant, l’analogie la plus profonde donc, se fait entre le travail de la culture et la dynamique œdipienne. On notera également que la tendance à voir dans les sociétés du lointain une métaphore de l’enfance de l’humanité est aussi le fait de théoriciens tel un Charles Blondel (1876-1939) qui confronte conscience infantile, conscience primitive et conscience morbide et les pose comme interchangeables, ou même, quoique de façon plus nuancée chez Jean Piaget (1896-1980). Ce texte, prodigieux croisement entre l’anthropologie et la clinique psychanalytique, accouche d’un mythe politique.

Du temps du Totem et Tabou, la fiction d’une origine primitive de l’humanité était largement partagée par les sociologues triomphants et les anthropologues pionniers (Wilhem Wundt, James George Frazer, Léon Reinach et Marcel Mauss). Là ne résident pas la saveur et la valeur de la fable freudienne. En revanche, Freud forge une hypothèse neuve en ce qu’elle noue collectif et singularité, c’est celle du refoulement comme moteur de l’histoire et cause de l’inconfort d’un sujet en prise avec le travail de civilisation.

Les spéculations freudiennes ont pu être trouvées trop hardies, trop spéculatives ou encore éloignées de façon vertigineuse des élaborations épistémiques propres à l’anthropologie des années 1910 et de l’exigence d’un travail sur le terrain qui s’y faisait jour. Il n’empêche, la métapsychologie qui s’y affirme et se prolongera une dizaine d’années plus tard avec l’écriture de la seconde topique, distinguant le conscient de l’inconscient et postulant une tripartition des instances psychiques entre ça, moi et surmoi, vise à une cartographie universelle des conflits psychiques et des circuits et destins de la libido au sein des institutions culturelles et sociétales. Le malentendu subsiste toujours néanmoins à propos de ce qui serait ici universalisable. Il est clair que les extrêmes disparités des modèles familiaux et des règles d’alliance ne peuvent permettre d’universaliser la structure manifeste de la famille occidentale en étalon de ce qui serait « normal » dans la construction des individus et des collectifs. L’accès à un rapport au symbolique, qui va au-delà des imbrications entre l’imaginaire des premières relations, est loin de nécessiter, où que ce soit, l’imposition d’un père de famille, lequel aurait la tâche un peu lourde de figurer à la fois, le tiers, le rival et le modèle. Pour le dire autrement, il manque sans doute à quelques psychanalystes une théorie opératoire du tiers symbolique qui ne se rabattrait pas sur une célébration du patriarcat. Avec la pointe des élaborations lacaniennes, on y voit tout de même plus clair. Lacan indique que c’est avec l’appareil de langage que chacun se structure, et que c’est bien l’incorporation de cet appareil qui crée la première séparation entre le sujet et ses jouissances. En cela cette première castration est antérieure à ce qui sera repris ultérieurement dans les modèles de l’interdit et de l’échange qui sont au cœur des configurations des lignées et des filiations. Considérer cela permet de ne pas homogénéiser trop vite un modèle de famille ou de société comme cela fut souvent postulé par les premiers freudiens et quelques autres[3].

Attardons-nous ici sur cette notion de l’universalité du complexe œdipien. Un rappel s’impose ici : l’« universel », voyez-vous, ce n’est pas pareil que l’international. L’addition de notes « psy » sur telle ou telle structure familiale n’est rien de plus et rien d’autre que cela : une addition. On ne prouve pas l’universel et on ne le fait surtout pas par une comparaison entre peuples et mœurs, même si cette comparaison est très étendue. Cette ancienne catégorie aristotélicienne de l’Universel, reprise par Plotin, puis son disciple Porphyre, désignerait-elle dans la formule « universel de l’œdipe » non ce qui se rencontre en tous lieux, mais ce moment où le sujet éprouve que le plus intime peut, dans le plus extime, se renverser, et c’est ça l’universalisation d’un sujet. L’on peut alors proposer que la reprise œdipienne de l’adolescence serait ce moment où le sujet éprouve que ledit complexe œdipien loin de se résoudre dans l’identification au parent de même sexe serait ce temps logique par lequel le sujet, gavroche politique ou métaphysicien qu’encombre sa cosmogonie portative, fait rencontre de cette catégorie de l’universel qu’il rattache à la vacillante existence de son désir.

Les doxa anthropologiques vont devoir réagir à ce coup de théâtre qu’est ce foisonnant essai Totem et Tabou. Au moment d’Edward Tylor et de Lewis Henry Morgan, au cœur du xixe siècle donc, l’anthropologie connaissait sa première naissance. Sa maison académique était vaste, elle était riche de longues croisées et d’ouvertures sur les peuples amérindiens. Morgan dépose sur le berceau de la jeune discipline les vertus pionnières des études sur la parenté. Il multiplie les enquêtes sur le terrain, procède à coups de questionnaires qu’il expédie aux quatre coins du monde pour établir les bases d’une véritable table de Mendeleïev des terminologies de parenté. Tylor, passionné par l’anthropologie et la préhistoire, donne à cette première discipline, en 1871, sa condition de science autonome avec la publication de Primitive Culture. Son anthropologie vise à comprendre autant des modes d’organisation sociale que des modes de croyance reliant l’humain à l’absolu qu’il se donne. Inventeur de la notion d’« animisme », il fait reposer son édifice descriptif sur une psychologie qui reste cependant sommaire et tout imprégnée de tendances rationalistes et spiritualistes. L’un et l’autre pensent et l’universalité du psychisme humain, et un évolutionnisme naïf, dont on retrouvera encore quelques traces sous la plume de Freud, mais non sans contradiction alors avec cet abord plus structural qu’emporte avec elle la thèse de l’universalité du complexe œdipien.

La maison anthropologique se prolongera par la suite dans des institutions rassurantes, telle la première chaire d’anthropologie de Grande-Bretagne occupée par Tylor en 1896. Les premières lignes de tension dans le champ anthropologique académique vont dater de la toute fin du xixe siècle. Elles opposent : les tenants d’un évolutionnisme strict et diffusionniste comme Tylor,les anthropogéographes allemands, théoriciens de l’emprunt culturel, dont le zoologiste et géographe Friedrich Ratzel et, surtout, Adolf Bastian (1826-1905), le premier homme de terrain, en anthropologie, le premier à avoir échangé avec un guérisseur traditionnel environ soixante-dix ans avant Malinowski. Il fut le fondateur avec Robert Hartmann de la Zeitschrift für Ethnologie.

La vision matérialiste et psychologique de Bastian l’éloigne de toute conception « neutre » du terrain ; il dépasse la description de sociétés « locales » considérées dans leur fermeture et leur supposée permanence pour privilégier une analyse de la complexité et de la plasticité des modifications des rapports sociaux provoqués par les diverses rencontres entre culture locale et nouveaux éléments importés (Bastian, 1881). Il fut un des premiers ethnologues à avoir tenté de comprendre avec beaucoup de respect les logiques thérapeutiques traditionnelles. Bastian a voulu construire à partir de ses voyages et des collections rassemblées dans le Musée ethnologique de Berlin, véritables outils de sa pensée, une « statistique des pensées » (Gedankenstatistik), c’est-à-dire un atlas historique où seraient inscrits les formes locales de « pensées élémentaires » et leurs mouvements dans l’espace. En combinant de nombreux héritages de l’histoire intellectuelle allemande, cette recherche obéissait à deux motivations principales : opposer une mission de conservation aux destructions et aux disparitions qui étaient le fait du colonialisme, analyser et comparer les « idées locales » pour aboutir à des « idées élémentaires » et fonder ainsi par induction (c’est-à-dire par la recherche empirique, par des faits, et non par déduction) l’« unité psychique de l’humanité ». Nous avons vu que cette insistance sur l’unité n’empêchait nullement Bastian d’accorder une place de premier choix aux échanges, véritable moteur de l’évolution culturelle – et les parallélistes stricts pour lesquels toute société récapitule une succession invariable de stades clairement définis, ce qui influencera Freud tout autant que les thèses biologiques de Haeckel, au rang desquels Morgan ou Frazer, principales sources d’information d’un Freud « ethnologue ».

Totem et Tabou ne tombe pas comme un coup de tonnerre dans le flou et le mou d’une discipline ethnographique encore embryonnaire. En 1913, date de la publication du dernier des essais qui composent ce livre dans la revue Imago, le champ disciplinaire de l’anthropologie connaît déjà ses tensions et ses filiations, c’est le temps du renouveau et des déchirements aussi que ce champ traverse alors. De nouvelles approches se diffusent et gagnent du terrain supplantant les vielles lubies évolutionnistes. F. Boas écrira en 1920 « Le point de vue évolutionniste présuppose que le cours des transformations historiques dans la vie culturelle de l’humanité obéit à des lois bien déterminées qui sont universelles. Cela implique que, dans ses grandes lignes, le développement culturel soit le même pour toutes les races et pour tous les peuples. Cette idée se trouve clairement exprimée par Tylor dans les pages introductives de son ouvrage classique, Primitive Culture (1871). Dès lors que l’on admet que l’hypothèse d’une évolution uniforme doit être prouvée avant de pouvoir être acceptée, toute cette structure explicative perd ses fondements »[4]. Boas fera toutefois une concession à Freud, en reconnaissant à la psychanalyse le mérite de porter l’accent sur l’influence des premières impressions reçues au tout début de la vie de l’individu. Mais c’est pour omettre immédiatement la notion d’inconscient et on ne voit guère alors pourquoi une problématique axée sur l’importance qu’à la prime enfance dans les modalités de socialisation future serait ipso facto psychanalytique. Bien des culturalistes formés par Boas, dont tout singulièrement M. Mead, vont rabattre la psychanalyse sur une possibilité d’étudier culturellement les modalités éducatives responsables de la formation d’une personnalité de base. Certes, cette nouvelle école américaine dite « Culture et personnalité » s’engageant dans de vastes spéculations sur la façon dont la culture modèle tout au long de la prime enfance des caractères et des personnalités se voudront en rapport avec la psychanalyse, usant des concepts freudiens pour en récuser le plus souvent l’universalité. Mais la métapsychologie se trouvera copieusement rabotée le refoulement étant confondu avec la répression sociale, le désir avec le besoin.

Faisons un petit retour en arrière. Pour les anthropologues des années 1910 et 1920 Freud a le grand tort de chercher la caution de ses thèses dans l’évolutionnisme alors agonisant. Bien entendu, nous pouvons développer un tout autre point de vue et défendre l’idée que le primitif en psychanalyse ne désigne pas un état archaïque d’un lien social que toutes les organisations culturelles auraient connues et traversées, mais un legs fantasmatique, réservoir de jouissance et touchant à l’universalité de l’inconscient. Cette mise au clair étant faite on mesure à quel point l’anthropologie se renouvelant copieusement ne pouvait que se montrer allergique à l’évocation de l’autorité des anthropologues tenus à juste titre pour dépassés et dont Freud faisait ses boussoles et ses mains courantes probatoires. Et c’est bien en fonction de telles lignes de clivage et de remaniements des corps de doctrine que le message freudien sera reçu — et en fonction des rivalités au sein des écoles anthropologiques tout autant. Totem et Tabou sera traduit et publié en 1918 à New York et en 1919 à Londres, c’est-à-dire à un moment où l’évolutionnisme voit s’éloigner de lui les faveurs des anthropologues lesquels, en grand nombre, édifient de nouvelles lignes de pensées, de nouvelles doctrines que ce soit dans le fil du diffusionnisme ou dans le courant naissant du fonctionnalisme, du morphologisme (Boas, Lowie) et à peine plus tard, comme nous l’avons vu du culturalisme (Mead, Kardiner).

En même temps, le fait d’aller sur le terrain n’est plus le privilège dépassé de quelques pionniers que leur décès fige depuis peu en ancêtres de légende, dont, bien sûr, Adolf Bastian. De plus en plus nombreux, de jeunes anthropologues (et parmi eux Malinowski) vont connaître en Amérique du Nord ou en Mélanésie leur baptême du feu méthodologique. L’épistémologie de l’anthropologie la fait s’éloigner des grandes généralités, toujours suspectes d’ethnocentrisme, pour privilégier l’empirisme, la collecte, le rapport aux documents et aux témoignages. Les modèles sociologiques issus des travaux de Le Bon et, de même, les grilles anthropologiques peu aisément discernables sous le poids opaque de la moisson de faits dont regorge Le Rameau d’or de Frazer peuvent apparaître à un public cultivé comme des antiquailleries lorsque Freud les reprend pour son propre profit théorique. C’est aussi que ni les sciences de la vie ni surtout les sciences du social – au premier rang desquelles l’anthropologie — ne se plient au moindre idéal de formalisation. Une épistémologie qui se souciera de mathématiser le savoir ne surviendra qu’après Freud.

L’essai de Freud ne sera toutefois pas reçu avec le dédain qu’on suppose d’ordinaire au milieu anthropologique des années 1920 (Douville, 2009[5] ; Smadja, 2013). La réprobation des anthropologues vis-à-vis de l’anthropologie freudienne n’est toutefois pas unanime, et, par exemple, le savant humaniste et grand témoin de la destruction des cultures amérindiennes qu’est Alfred Louis Kroeber se fera plus nuancé (Pulman, 1991). On a vu en Alfred Louis Kroeber, à tort, le porte-parole des critiques et même des polémiques anti-freudiennes. Tout en restant un critique sévère de Freud, il n’en recommandait pas moins en 1939, la lecture de Totem et Tabou à tout anthropologue.

Les grandes critiques que Kroeber adressent aux thèses de Freud se tiennent en dix points [6]

- les allégation de Darwin et d’Atkinson, qu’on sait pour deux sources profondes d’inspiration du texte de Freud, sont purement hypothétiques

- les sacrifices d’animaux ne constituent en rien la part majeure de bien des religions, c’est en particulier vrai des religions méditerranéennes

- rien ne plaide en faveur du lien entre l’institution totémique et le sacrifice animal

- l’idée que les fils tuent et mangent le père est une élucubration

- le fait clinique que les enfants phobiques déplacent haine et crainte du père sur l’animal d’angoisse n’indique en rien que les fils de la horde fonctionné psychiquement ainsi (on retrouve là une des premières attaques portée à la thèse de la récapitulation par l’ontogenèse de la phylogénèse)

-s’il y avait tout de même eu « déplacement » , auraient-ils, ces fils conservés un tel degré de haine vis-à-vis du père au point de le tuer ?

- en quoi peut –on certain que la crainte du totem substitut du père ait permis la suppression des impulsions sexuelles « incivilisées » ?

-si les frères avaient permis à des étrangers – que d’autres pères jaloux- avaient peut-être chassés de prendre possession des femmes auxquelles ils avaient renoncé, quelle possibilité auraient eu les frères autre que de s’attacher à d’autres clans ?

- il n’est nullement établi que les prescriptions d’exogamie et d’interdit de mise à mort de l’animal totem constituent les deux piliers de l’institution totémique

- et, de plus, rien ne permet d’affirmer que ces deux tabous soient les plus anciens.

Kroeber eut toute sa vie de chercheur une relation profonde et compliquée à la psychanalyse, analysé durant l’année 1917, il exerça comme praticien de 1918 à 1920 à San Francisco.

Enfin, en France une place à part pourrait être réservée à Marcel Mauss qui à l’unisson de ces collègues américains dénoncent et les archaïsmes et les excès de Freud mais donne au Totem et Tabou une valeur éminente en retenant ce qu’il nomme la notion de « psychose sociale »[7] désignant par cela non une addition de pathologies mentales, mais des processus sociaux où des idées primitives qui ont une vaste capacité de persistance et de développement et qui peuvent hanter la conscience individuelle comme la conscience collective. Lecteur du Totem et paradoxalement inaverti alors des thèses de 1921 sur la psychologie des masses lequel essai conviendrait mieux encore à sa démonstration, Mauss reconnaît à la psychanalyse, qu’il évoque de loin et avec mille précautions, le soin de nous instruire sur le contre-jour de toute vie sociale, son soubassement inconscient, ses possibles délires en partage.

2. Particularité ou universalité du complexe œdipien

Freud n’a-t-il découvert qu’une névrose viennoise ? Voilà bien un point sur lequel l’on peut se montrer sceptique ; car à l’époque où Freud travaillait à Vienne, on y retrouvait différentes versions de la famille occidentale, aussi bien celles de l’aristocratie descendante, de la bourgeoisie montante, du petit peuple, que les familles agnatiques issues de la campagne et qui poussées par l’exode rural se pressaient dans le dénuement aux portes de la cité.

Freud, avec Totem et Tabou, a rendu possible les fondements d’une anthropologie psychanalytique non seulement des mythes ou des rites mais des institutions. Il est révélateur que les deux titres des articles de Freud parus dans Imago en 1912 et 1913 et qui présentent la majeure part de Totem et Tabou aient été précisés comme « Symptôme de la névrose » et « Anthropologie des institutions archaïques ». Relever le terme d’institution est ici s’interroger sur le rapport à une certaine temporalité, celle qui fonde en raison symbolique les règles d’alliance et de filiation, celle qui permet à chaque génération de se savoir et de se compter comme mortelle dans le dialogue avec une ancestralité solaire (le totem donneur de mythe et de noms) et sous la menace d’une ancestralité occulte (le tabou où frémit et fulgure la part indestructible du sacré dans sa face de terreur). Le langage institutionnel qui révèle et couvre de mystère les lois de la parole, le langage du mythe qui dévoile l’origine pour, du même geste, la revêtir d’énigme : tels sont bien des objets entre l’anthropologie et la psychanalyse. Sauf qu’à l’époque de Freud, et à l’exception d’un Franz Boas dont l’œuvre fut peu fréquentée par le psychanalyste, l’hypothèse selon laquelle le langage et l’institution charriaient des contenus d’une pensée inconsciente ne mettait pas précisément les anthropologues au travail. Totem et Tabou déloge Œdipe de sa demeure sophocléenne et met en avant un acte inaugural, laissant une place vide, celle de la jouissance primitive, place vide qu’indique le totem et qu’oriente le tabou. Il suffirait pourtant de bien détailler les implications épistémiques d’un tel sous-titre pour se rendre compte qu’à côté de cette célèbre et peut-être trop célèbre série d’analogies entre tableaux psychopathologiques et faits de culture, il conviendrait plutôt d’insister sur la valeur de concepts limites, de concepts sis « entre » le psychique et le social tels les mythes, dans leur renversement dans le fantasme.

L’analyse du mythe et d’une certaine façon sa relativisation se fera avec Jacques Lacan. Si d’abord et, en rigoureux structuraliste proche sur ce point de Lévi-Strauss, il pose que les interdits majeurs s’articulent en nécessité logique, alors le meurtre du père primordial prend effet d’une fonction logique dans le rapport de quiconque à la jouissance. Mais, viennent très vite d’autres considérations qui sont de logique. Une question insiste : « y a-t-il vraiment un père à tuer ? » Ce père équivalent de la jouissance mythique, est-il l’ombre portée de la préhistoire sur nos esprits et nos mœurs, ou n’est-il pas, plus précisément, une hypothèse du névrosé qui tient, dur comme fer, à ce qu’il y en ait au moins un parmi les hommes qui soit antérieur à la logique de la castration. Envisageons le postulat freudien. S’il consiste à énoncer qu’il faille tuer le père pour jouir enfin, alors surgit, en opposition au sujet, un père incastrable. Cette histoire abracadabrante qu’est Totem et Tabou explique, par un redoublement, le surgissement de la névrose dans le fil rhétorique même d’un fantasme de névrosé. Il faut sans doute miser sur une belle dose de névrose obsessionnelle pour supposer que les fils aient un quelconque père à tuer. Ce père « du » totem est bien père de la névrose et non pièce centrale de la norme, pour ne rien dire de la psychose qui se coltine ce père tout en le rejetant avec obstination. À partir de là surgissent un certain nombre de difficultés pour qui veut comprendre la notion composite de « travail de la culture » qui, notion bifront, signale autant les aléas de la névrotisation nécessaire à chacun que les voies rigoureuses, escarpées et contrariées de la sublimation.

Il n’est donc plus nécessaire de supposer que la violence des frères trouverait en la férocité d’un père maltraitant son origine et son excuse. Cette image d’un père primordial dévorant ou castrant sa progéniture mâle ne venant alors qu’atténuer le lien névrotique entre désir et culpabilité, tenant d’atténuer cette dernière par l’invention d’une telle fable.

L’inscription du sujet dans les institutions culturelles exige une séparation qui fait de lui un mortel, sexué et parlant. Elle suppose donc que tout sujet institué doit s’appuyer sur une logique symbolique et signifiante. La ligne de fabrique des montages institutionnels recoupe ce qu’est la prise du sujet par le langage en tant que tout langage articulé porte en lui-même une séparation et un interdit.

Une facilité serait ici de rabattre la fable du totem en lui réservant le privilège de servir de cristallisation dans les échanges ardus et tenaces qui fait se rejoindre et s’opposer quelques anthropologues à quelques psychanalystes. Il y a la tradition du débat interdisciplinaire. Elle repose sur des questions simples qui sont celles des rapports entre la morphologie de la famille et la mise en forme des conflictualités et des rivalités les plus précoces dans la vie du sujet. Nous ne prétendons pas renfermer les débats sur l’œdipe à de telles confrontations, toutes dignes d’être explorées dans leur minutie, comme nous ne manquerons pas de le rappeler dans les paragraphes qui suivent. L’esprit de Totem et Tabou doit également se définir dans un régime intrinsèque à la psychanalyse et qui concerne la mise en chantier par Freud de sa théorie de la névrose et du désir incestueux. Autrement, ce texte d’une hardiesse peu commune prendrait un caractère sentimental, répétitif, presque religieux.

Au moment où se joue la possibilité de fonder une théorie anthropologique interne à la psychanalyse, Freud invente une fable en laquelle il croit. Qui le lit de près ne verra pas sous sa plume l’hypothèse que cette fable soit un mythe, il la tient pour une reconstruction non d’un état initial du social mais d’une forme rudimentaire d’organisation sociale que cimente l’intimidation et la régulation despotique de la violence. Il reviendra à Lacan et à Lévi-Strauss de catégoriser ainsi l’invention freudienne qui pour le psychanalyste est un moment de l’histoire humaine, peut-être même le premier trauma sublimé que cette histoire ait connue, sans doute le premier jalon qui fait passer l’humanité de la préhistoire à l’histoire, cette dernière marquée par le renoncement à la satisfaction biologique et à la jouissance.

À compter de Totem et Tabou, la psychanalyse jouera souvent, trop souvent, la carte d’un « appel au père », le sujet œdipien se fondant alors sur un « père » apte à renverser le désir maternel et à accompagner l’évolution de l’enfant dans l’aventure logique et chronologique de la séparation d’avec le corps premier et dans l’aliénation à un corps culturel. Le père vaudrait à la fois pour ce grand principe de jouissance mythique qui ne s’entrevoit que par la nostalgie de ce qui n’a pas eu lieu et comme un tiers.

3. Malinowski, Jones, Róheim

L’anthropologue britannique Bronislaw Malinowski s’oriente vers cette discipline, à la suite de sa lecture de Frazer. Lors de la première guerre mondiale tandis qu’il est assigné à résidence par les autorités australiennes, il va étudier pendant vingt mois les habitants des îles Trobiand (Mélanésie à l’est de la Nouvelle-Guinée). C’est à la demande de Seligman qu’il va étudier la manière dont le complexe œdipien et d’autres manifestations de l’inconscient prennent forme dans une communauté fondée « sur le droit maternel ». Considérons cet aspect des thèses de Malinowski qui opèrent une distinction entre la fonction paternelle (soit le lignage) et le père biologique (soit le bios). De telles distinctions ne sont pas sans intérêt pour les cliniciens ayant de nos jours à recevoir des sujets vivant dans des constellations familiales très hétérogènes et souvent dissemblables les unes par rapport aux autres. Ces familles, qui peuvent sembler au moraliste tapi sous le vernis psychanalytique des variations erratiques ou désordonnées de la famille nucléaire conjugale, sont, au contraire, des moments de solutions qu’invente l’humain pour articuler la filiation à la lignée. Naissance, génération, filiation ne sont pas des données de nature, ni des codes immuables, mais, à chaque fois, des inventions sociales, des notions conçues avec des liens plus ou moins fortement revendiquées à la biologie. S’y infiltrent pour chacun les aléas de ses pulsions et les épures de ses désirs.

Comme nous avons trop l’habitude de réduire Malinowski à un anti-freudien, j’éprouve le besoin de mieux le présenter au lecteur. Lisons les deux journaux qu’il a écrits et qui relatent le quotidien de son existence sur le terrain lorsqu’il explorait, non sans un vif inconfort psychique, les sociétés des îles Trobriand en Mélanésie. L’un sera rédigé en 1914-1915, l’autre en 1917-1918 Une des particularités du journal de Malinowski, c’est qu’il est écrit en plusieurs langues. C’est un Polonais, exilé en Angleterre, un élève du grand anthropologue Seligman. Il n’est pas le premier à être allé sur le terrain, loin de là avant lui ont voyagé Bastian, au milieu du xixe siècle, et Boas dans les années 1904 et 1905. Malinowski fait partie de cette génération pionnière formée par Seligman ; qui est en quelque sorte la fleur et l’honneur de l’anthropologie britannique de cette époque et qui suppose le contact prolongé avec le terrain. Or le terrain des anthropologues britanniques est un terrain vierge. Ce qui ne va pas être le cas des anthropologues français qui iront souvent travailler en Afrique de l’Est ou en Afrique de l’Ouest ou des anthropologues des États-Unis qui vont recevoir en pleine face les traces de ce monde que, pour se construire, les États-Unis ont détruit, à savoir le monde amérindien. Les îles Trobriand sont sous administration australienne. Enfin les institutions locales, indigènes, fonctionnent en étant encore peu réglementées par les colonisateurs ; l’institution du mariage, de l’initiation, des échanges, etc. Donc c’est un terrain magnifique pour Malinowski qui y trouve des objets de recherches exceptionnels dans le même temps qu’il entreprend la relation de la façon dont il se découvre à ses propres yeux. Il sera le premier anthropologue à penser que la littérature de l’ethnographe allait prendre deux voix : d’une part, la monographie ; d’autre part, l’écriture d’un journal intime qu’il va qualifier « d’auto-analyse ».

Revenons à ces temps où il vivement question de mettre l’élaboration de Freud à l’épreuve du terrain. C’est là qu’entre en scène un personnage qui aura une importance stratégique centrale, Marie Bonaparte. Elle découvre la psychanalyse au cœur des années 1920 Auparavant, elle avait écrit un certain nombre de choses, notamment un essai méconnu sur la guerre, où elle célèbre l’universalité de « l’âme des peuples ». Enfin le monde serait composé de peuples qui auraient chacun une espèce de psychisme. La rencontre avec la psychanalyse lui fait céder sur ce point.

Malinowski, alors professeur à la London School of Economics est un promoteur résolu de l’ « anthropologie sociale ». Il définit ainsi une science tout juste native, celle qui fait de l’anthropologue un observateur minutieux de ce qui semble fonctionner ensemble dans une société que ce soit sur le plan des techniques ou des échanges marchands, et qui implique que l’anthropologue soit immergé au sein d’un groupe social défini et convertie à la méthode de l’observation participante.

Tenter une analyse concomitante de plusieurs institutions suppose de rompre avec l’évolutionnisme et de défendre la rationalité du « sauvage » en défrichant la réalité de pensée qui est sous-jacente à l’amas chaotique des faits d’observation dispersés et disparates. Cette pensée consistait en un ensemble de règles des plus strictes, pour ne pas dire des plus rigides. Si le jardinage est lié à la magie, de façon cérémoniale, la compétence des Trobiandais à entretenir un jardin est exemplaire, leur connaissance de la nature des sols vaut bien celle de n’importe quel jardinier britannique et il ne serait pas question d’amender l’aspect peu ou pas fertile de certains sols par des rituels magiques.

Nous touchons là au premier temps de malentendu entre les freudiens, et Malinowski, les premiers se rendant suspects aux yeux de l’anthropologue par leur fidélité pesante aux dogmes désuets de l’évolutionisme, thèse évidemment réfutée comme un archaïsme pour qui veut défendre et illustrer la rationalité des gens du lointain.

Est davantage connue une autre pomme de discorde qui touche à l’observation de la vie sexuelle des indigènes observés par Malinowski. L’anthropologue a consacré une part importante de son travail de recherche à l’étude de la sexualité, comme le montre un de ses livres les plus populaires La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives [8]. L’anthropologue y décrit une vie sexuelle très différente de ce que les psychanalystes pouvaient avoir sous les yeux. Il en va ainsi, selon lui des jeux amoureux en groupe d’enfants à partir de six ans, qui se précisent à l’adolescence lorsque le jeune vivra dans les maisons des jeunes gens, les bukumatula, où les filles rendent des visites marquées d’une volupté admise, l’insouciance et l’appétit décousu faisant progressivement le lit d’un attachement durable et profond. Les Trobiandais sont décrits comme une population matriarcale et matrilinéaire, c’est-à-dire un mode de transmission des biens et du statut d’un homme aux enfants de sa sœur. Le mariage étant virilocal, le jeune couple réside dans le village du marié, les enfants mâles du couple, devant, à l’adolescence vitre avec leur oncle maternel. Enfin le rôle procréateur du père n’est pas reconnu par les Trobiandais. Il est alors aisé de démontrer que le complexe œdipien tel que décrit par Freud n’a pas de correspondance avec ce qui se passe dans ces îles du lointain, sans que pour autant les inventions culturelles dont disposent ces sociétés pour réguler le sexuel et l’alliance apparaissent pour des solutions embryonnaires, prématurées ou même déficitaires au regard des modèles européens. Le recul du temps permet ici deux remarques, la première est que la dite universalité du complexe œdipien se trouve discutée en comparant modèle des modèles familiaux. En ce sens le débat « familiarise » le modèle œdipien sous le primat d’une photo de famille. Or le visage psychanalytique de la famille n’est évidemment pas universel. Et c’est même le fait que ce dit complexe est nomme complexe œdipien et nous touchons là à la problématique des névroses et pas tant que ça à celle des formes de la famille tant c’est la majesté de la référence antique qui arrache ces données à leur contingence et les élève à la nécessité qui passe du singulier à l’universel, ou du particulier à la structure.

Le complexe que décrit Malinowski et qui, selon lui est typique des sociétés qui combinent les traits matriarcaux, virilocal et mettant au premier plan l’autorité de l’oncle maternel ne peut être par lui que formulé ainsi : « désir d’épouser sa sœur et de tuer l’oncle maternel ». Récusation de Freud, comme on le dit si vite et si improprement, ou reprise de la logique freudienne, soit la matrice ambivalentielle où inceste et meurtre joue leur ballet de séduction, déploie leur mirage et donne la cartographie structurelle de le même disposition, quand bien même change la formulation des termes en présence ?

Je ne saurai ici quitter l’anthropologue sans mentionner le fait que ses très fortes ont rencontré de sévères corrections sous la plume non d’un psychanalyste mais d’un anthropologue américain, Melford Spiro[9]. Pour Spiro c’est bien la rivalité entre l’enfant et le parent de même sexe qui est au fondement du complexe œdipien, et il ne saurait exister une grande différence entre les sociétés trobiandaises et la nôtre, l’accès sexuel à la mère étant interdite par le père où que ce soit. Enfin, il est à déplorer, toujours selon l’anthropologue de Chicago, que Malinowski nous ait donné si peu à entendre des relations entre le jeune et son oncle maternel, alors que c’est après l’adolescence que le jeune va vivre avec cet oncle. Avant cela conlut Spiro, les familles occidentales (mais on les sait très hétérogènes) et les familles étudiées naguère par Malinowski se ressemblent plus qu’elles ne se distinguent.

Le milieu analytique de ce début de xxe siècle pouvait appeler de ses vœux l’apparition d’un psychanalyste capable sur le terrain d’entendre le matériel inconscient de ces hommes (et parfois mais tellement plus rarement de ces femmes) qui sont les « informateurs » de l’anthropologue. C’est probable. Ce qui est certain c’est qu’avec Géza Róheim, ce personnage providentiel, qui fait la navette entre les deux disciplines, va prendre corps. Róheim va, grâce à la générosité de la princesse Marie Bonaparte, relever le gant, après les polémiques qui opposèrent, dès 1924, Jones aux anthropologues britanniques. Fin lecteur de texte, il ne faisait pour autant pas entièrement siennes les thèses contenues dans Totem et Tabou. Il se rangeait précisément dans le sillage de Melanie Klein, donner la priorité à l’étude des relations précoces entre la mère et l’enfant et se souciant peu de la notion d’héritage phylogénétique. Marie Bonaparte finance alors l’expédition de Bronislaw Malinowski, et trois années plus tard, en 1928, celle de Géza Róheim, aux îles Trobriand. L’enjeu est de savoir si les « complexes familiaux », comme dira Lacan, le complexe de castration, les symptômes, etc., et surtout le complexe œdipien sont à peu près les mêmes partout – c’est le début des longs débats portant sur l’universalité de ce complexe. Pour Malinowski, la réponse est claire. Il affirme que l’érotisme anal n’encombre pas la vie des Trobiandais et, de façons plus large, que la sexualité infantile prégénitale n’existait pas dans cette culture. Un lecteur moderne, averti des avancées lacaniennes en psychanalyse pourra créditer Malinowski de réfuter l’universalité du complexe œdipien tel que décrit au regard de la société bourgeoise occidentale en ne voyant en ce dernier qu’une des formes possibles de la castration parmi bien d’autres. Toutefois ce que l’anthropologue a écrit à ce propos reste, dans l’ensemble de son œuvre, marginal – ce n’est pas là sa préoccupation majeure d’anthropologue – et, en dépit de sa culture psychanalytique, parfois confus. Il ferraille tout d’abord avec Jones et dans ces débats, Malinowski, lecteur dévoué mais brouillon des thèses freudiennes, va très rapidement réduire l’empan de la théorie de la sexualité infantile au seul érotisme anal. Or, dans l’ensemble des matériaux qu’il récolte et transmet au lecteur avec une minutie de tous les instants, il ressort que les Trobiandais reçoivent, lors de leur prime enfance, une éducation à la propreté anale des plus strictes qui s’accompagne de la prescription d’un dégoût pour les matières fécales. Enfin, si Malinowski avait voulu découvrir les traces d’un érotisme anal, encore lui aurait-il fallu mettre en œuvre une autre méthodologie que celles qu’il employa. Ne fournissant qu’un matériel chétif à propos des relations entre le jeune garçon trobiandais et sa mère, l’anthropologue déduit l’absence de désir incestueux refoulé pour la mère et une prédominance du désir incestueux envers la sœur. L’hostilité du fils, quant à elle, loin de se porter vers le père géniteur irait directement s’adresser à l’oncle maternel. Avec l’enthousiasme des pionniers, motivé par un réel désir qui resta insatisfait de se faire reconnaître par le milieu psychanalytique, Malinowski a sans doute accumulé les hardiesses maladroites et impatientes. Considérer ici qu’il faille réviser ses méthodes serait tout à fait déplacé. Nous préférons le créditer d’avoir su s’aventurer avec la théorie freudienne dans une exploration plus cohérente qu’il n’y paraît de réels complexes familiaux qui, pour trobiandais qu’ils soient, n’en révèlent pas moins les aléas du désir humain sis au cœur de la parenté, c’est-à-dire de l’alliance et de la filiation.

Malinowski ne fut pas un adversaire résolu de la psychanalyse. Et si le ton de l’adresse aux psychanalystes se fait parfois rude ou condescendant, il ne prétend pas combattre les dogmes freudiens. À plus d’une reprise il souligne l’importance de la contribution de Freud à l’anthropologie, mais relativiste, il refuse le credo de l’universalité du complexe œdipien et plaide pour une étude approfondie de chaque civilisation afin d’établir la nature du complexe spécifique qui y prévaut (Malinowski, 1927).

Jones laisse le débat, il passe alors la main à Géza Róheim qui prend l’affaire par un autre plan. Il considère que si l’on veut observer l’universalité du complexe œdipien, il ne suffit pas d’observer des systèmes de parenté, bref, des institutions, encore faut-il écouter comment les gens parlent, et comment l’inconscient se fait jour dans ce que les gens disent. Aussi bien et avec une certaine désinvolture, ignorant que selon les cultures on raconte plus ou moins volontiers ses rêves, il va provoquer les Trobriandais, hommes et femmes, enfants et adultes, à lui en faire part. Il en déduit qu’on trouve dans les rêves trobriandais et viennois à peu près les mêmes archétypes : la menace de castration, l’angoisse de castration, et les érotismes afférents à chaque stade, oral, anal, phallique, génital.

4. Aujourd’hui

Tous ceux qui observeraient d’un peu près l’histoire de la diffusion de la psychanalyse dans le monde du temps de Freud, trouverait une belle moisson d’arguments pour réfuter une telle argumentation. L’audience de la psychanalyse dans sa première splendeur a été rapide et large. Son esprit a été puissant et il est plus d’un mouvement d’émancipation intellectuel et politique qui a pris comme argument doctrinal le freudisme. C’est le cas des mouvements intellectuels chinois au début des années 1920, avec le réformateur social Zhang Dongsun (1886-1973), des mouvements intellectuels d’émancipation du Bengale avec Bose, ou encore, du courant de « Harlem Renaissance » qui eut une des figures de proue la romancière noire Zora Neale Hurston, à laquelle Boas fit connaître les textes freudiens (Douville, 2009).

Aujourd’hui encore, des psychanalystes exercent un peu partout dans le Monde ; on attend encore il est vrai que des notions cardinales de la doctrine psychanalytique soient mises à la discussion. Qu’apporte à nos doxas l’existence de la psychanalyse en Inde, au Japon ou en Chine ? Au Sénégal ou en Afrique du Sud ? Aux Antilles ? Beaucoup d’européens prennent régulièrement les grands courriers internationaux pour aller au lointain former ces nouveaux venus dans la communauté psychanalytique, ces impétrants plein d’ardeur et soucieux de bien faire. Il est parfois à redouter que le décervelage missionnaire nuise à l’avancée des réciprocités.

Aujourd’hui, nous sommes face à un choix. Soit les diverses anthropologies et sociologies de la famille, promptes et habiles à montrer la complexité et l’instabilité des logiques de composition des familles, auront beau jeu de montrer que notre vieille psychanalyse n’a servi à rien et rejoint le musée des vanités obsolètes car elle n’avait rien anticipé ne traitant et n’idéalisant que des formes et des logiques de la famille et de la filiation datant d’avant la première guerre pendant que la société changeait et dépassait d’elle-même le trio (plus que triangle) œdipien, soit on tiendra, comme le fit également Laurent Ottavi, en novembre 2014 sur un colloque à l’Université de Rennes traitant de la névrose et de la famille moderne, qu’il n’est pas trop téméraire de poser que c’est la psychanalyse elle-même qui a aussi changé le monde et a ouvert les modes d’inscription du désir et de l’interdit dans des configurations familiales plus éparses et pus souples. En cela le dialogue entre la psychanalyse et l’anthropologie – ou pour mieux le dire entre des psychanalystes et des anthropologues ne piétinerait plus à se cristalliser sur le complexe œdipien et sa prétendue universalité (que l’on cherche à tort dans une pseudo mondialisation des conjugalités et des filiations) mais il pourrait situer en quoi les nouveaux visages des mœurs et des habitus sont en partie tributaire de l’invention psychanalytique elle-même.

Olivier Douville

[1] In Ecrits, Paris, Seuil, 1966, pp 125-150

[2] Paris, édtion Mouton, 2002

[3] On doit à Eric Smadja une compilation érudite et éclairée des débats que cristallisèrent les théories du complexe œdipien entre anthropologie et psychanalyse : Le Complexe œdipien, cristallisateur du débat psychanalyse/anthropologie, Paris, PUF , 2009. A lire également du même auteur, Freud et la Culture, Paris, PUF, 2013

[4] in The Methods of ethnology, American Anthropologist, new series 22 (4), pp 311-321

[5] Chronologie de la psychanalyse du temps de Freud, Paris, Dunod, 2009

[6] A. Kroeber Totem and tabou, an ethnologic psychoanalysis (1920) republéi sous Totem and Taboo in retrospect, The Nature of Culture, The Universitéy of Chicago Pressn 1952, pp 301-109

[7] M. Mauss « Rapports réels et pratiques de la psychologie et de la sociologie » (1924) in Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 8° édition, 1999, 290-297

[8] La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, (1927) Paris, Payot, 1963

[9] Œdipus in the Trobiands, Chicago, Universitéy of Chicago Presse, 1982