Shame, chronique de l’exil des choses de l’amour

Par Jérémie Salvadero

Le film de Steve McQueen met en scène un homme du XXIieme siècle qui pourrait en être une figure représentative. Les cliniciens savent qu’il y a un malaise chez l’homme du capitalisme, au sens d’une manière propre à ce type de lien social de s’orienter dans le malaise dans la culture. Un malaise qui depuis Lacan a un nom venant du réel : l’impossibilité du rapport sexuel.

La psychanalyse serait une « érotologie de passage », sa pratique s’institue d’un discours qui procède du ratage du rapport entre l’homme et la femme. C’est l’affliction langagière sur le corps dont témoigne le symptôme et au travers de lui la structure clinique elle-même qui se veut défense et réponse au trou du sexuel. « Shame » montre un accommodage particulier du sexuel que trop vite l’on a appelé « addiction sexuelle », alors qu’il s’agissait de penser un mode de jouir, un montage de jouissance particulier et non singulier. C’est de la sexuation dont il est question, de l’inscription dans la fonction phallique telle qu’elle promeut des conditions particulières du jouir et de la baise (Jean Allouch). Ce montage nous semble une occurrence de ce que Lacan appela « le rejet des choses de l’amour dans le discours capitaliste ».

La scène d’ouverture donne le ton : un homme, Brandon, seul dans un lit aux draps dérangés, le regard vide, sans expression sur le visage, la main sur son sexe. Il se lève, va au toilette, n’écoute pas le message qu’une femme désespérée lui laisse sur le répondeur, il se masturbe sous la douche et va au travail. Il s’y masturbera au toilette, regardera du porno sur son ordinateur et le soir sortira avec ses collègues de boulot. Brandon parle peu ou pas, comme dans cette scène où, dans un bar, alors que son collègue et patron s’évertue maladroitement à séduire une jeune femme au comptoir, il finira par remporter la fille/mise, sans un mot. La scène est limpide et condense le scénario de jouissance de Brandon. Il est là, beau, puissant, le regard dur et viril, il ne parle pas, sourit à peine, sa présence seule suffit à ce que la femme le désire et se donne à lui. Lorsqu’il repart du bar, la femme le prend dans la voiture et lui la prendra dans un local à poubelle. « Prendre », voilà tout. Sans un mot, le sexe pour le sexe. Le scénario est clinique et froid : Brandon n’a pas besoin de parler pour séduire. Renversement : il ne séduit que celles à qui il ne parle pas.

Les choses se compliquent et la vérité de sa jouissance apparaît avec l’arrivée de sa petite sœur, chanteuse délicate, bavarde sensible, amoureuse désespérée et suicidaire récidiviste. Elle lui parle d’amour et de tendresse, de livrer à l’autre sa détresse et, lui, vacille : il pleure discrètement, sans se l’avouer, en l’écoutant chanter une douce version de « New-York New-York », comme s’il était attaqué du dehors par l’étrange sentiment de l’intime-sœur. La petite sœur serait l’incarnation subtile de ce qui lui est le plus extérieur et le plus intime, ce à quoi il n’a pas accès.

Une scène marque le spectateur, celle précisément où il s’agit de parler. Brandon a un rendez-vous dans un restaurant avec une de ses collègues de travail, une jolie femme qui lui parle du couple, de l’amour et de l’engagement. Dans cette scène, Brandon apparaît peut-être dans son moment le plus pathétique : incapable de choisir un plat, de choisir un vin et…de choisir une femme. Il lui dit : « je ne comprends pas le besoin d’exclusivité ». On a honte pour lui lorsque l’on voit l’horreur sur le visage de la femme qui l’écoute, son cynisme en serait véritablement un s’il touchait au ridicule et flirtait avec l’auto-dérision, mais ici nous sommes au-delà de la maladresse, nous sommes devant l’homme incapable de penser l’amour.

Pourquoi s’engager avec une femme ? Pourquoi en choisir une ? Pourquoi se battre pour la durée ? Pourquoi construire et inventer du temps et de l’intime ?

A toutes ces questions, Brandon est incapable de répondre, il s’en moque. La vérité de cette scène nous sera montrée quelques minutes plus tard, lorsque Brandon amènera sa conquête dans un appartement luxueux aux grandes baies vitrées donnant sur la mer. On comprend qu’il veut réaliser un fantasme particulier dont il avait été le spectateur plus tôt dans le film : un homme baise une femme aux yeux de tous contre la vitre de son appartement. Pourtant le scénario n’est pas celui-là, nous avons ici la plus belle scène de sexe du film. La femme ne veut pas baiser mais faire l’amour, elle l’embrasse longuement et le déshabille lentement, le caresse délicatement, elle parle et dit l’amour avec son corps, elle ne fait pas d’elle l’objet sexuel habituel que sont les femmes pour Brandon, mais se fait l’agent d’un discours dont le corps est le médium, elle dit avec son corps ce que toute parole ne peut pas dire, elle fabrique l’amour avec son corps de femme. Comme dans le roman de Jarry, elle lui montre l’amour à partir du sexe, comme dans « Le surmâle » elle semble lui dire comme Ellen a Marceuil: «Si nous pensions à nous maintenant ? Nous ne nous sommes pas encore aimés…pour le plaisir ? ».

« Nous pourrait s’aimer » semble-t’elle lui dire, le convoquant sur deux choses. La première c’est le « nous », il y aurait un « ensemble » dans le sexe, il y aurait une mise en commun du désir qui se nommerait plaisir. Brandon l’avait exclue et il commence à l’entendre, à l’entendre trop. Et puis, c’est tout con, mais il y a « aimer ». Il y a de l’amour dans le sexe. Le résultat est radical : Brandon n’y arrive pas, il jouit avant ou il ne bande pas, on ne saurait trancher, mais le résultat est le même, il ne peut continuer. La perplexité de sa partenaire n’est pas dans cette impuissance, son horreur n’est pas dans l’arrêt du pénis mais dans l’arrêt de l’homme. Brandon se rhabille, s’isole et lui demande de partir, il ne parle pas et s’éloigne d’elle. Elle a beau lui dire que cela n’a pas d’importance, il est honteux au plus haut point. Tout à coup, elle lui est répugnante. Répugnante de lui avoir fait ça à lui, de l’avoir aimé et de l’avoir castré. Il apparait que pour Brandon le sexe soit incompatible à l’amour : pas de bandaison possible si le sexe déborde du fantasme et introduit un ailleurs, une métaphore. Comme si le rapport sexuel ne pouvait, pour lui, supporter la métaphore. Pour Brandon et beaucoup d’hommes modernes, le sexe ne peut être une parole d’amour, on ne peut parler avec son corps, dire autre chose que ce que dit le désir. Le désir dit que la femme ne se jouit que d’être un objet a, un objet qui ne parle pas, un corps qui ne dit rien d’autre que le scénario désirant. L’amour est cette métaphore qui rassemble le corps sous la parole du sujet, un corps-parole qui permet un « dire mieux » le lien à l’altérité dans le partenaire. Le film montre cet exil de l’homme des choses de l’amour, se replie essentiel sur la jouissance phallique qui coupe à tout abord de l’altérité féminin dont l’amour est le principal témoignage dans l’existence. Comme le dit Jarry : « faire l’amour assidûment ôte le temps d’éprouver l’amour ».

Le trait clinique essentiel n’est pas dans le trouble occasionné par l’amour, mais par son incidence sur l’érection et la puissance phallique. L’amour est l’agent de la castration pour celui qui l’a forclos.

La séquence se bouclera quelques minutes plus tard sur une scène de sexe violente dans laquelle Brandon baise une prostituée contre la même baie vitrée dans le même appartement. Il réalise son fantasme en reproduisant ce dont il avait été le voyeur.

La suite du film montre les implications logiques de ce que ce mode de jouissance produit. L’agent, cette fois-ci, sera l’amour de sa sœur, sous l’angle de son désir de l’aider et de lui permettre de parler de sa fragilité. Elle le surprend en train de se masturber et lui ne réagit que par la violence, honteux de lui-même et de ses compulsions, honteux qu’elle le sache mais, plus encore, agressé qu’elle comprenne et veuille parler, qu’elle l’aime malgré ça. L’amour pour la faiblesse, pour la division du sujet d’avec son sexe, lui est intolérable plus encore que le fait de s’être fait surprendre. Dans une touchante conversation, il tente d’effacer l’engagement symbolique qu’implique d’être un frère et une sœur, d’appartenir au lien d’amour que l’on appelle « la famille ». Un rejet radical qui l’engagera dans divers passages à l’acte. Est montré ici que l’on n’échappe pas à ce que l’on refoule. Brandon jette son ordinateur, ses vidéos et ses magazines pornos pour courir dans un bar toucher la compagne d’un homme qui le tabassera plus tard, puis se faire faire une fellation dans un background gay et finir dans un « plan à trois » où on le verra déformé par son orgasme, défiguré par ce plaisir en excès, comme dégoûté par son propre plaisir. Dans le même temps, il y a sa sœur qui meurt, sa sœur qui implore, qui souffre et hurle dans le vide de son répondeur toute sa détresse.

La course à la jouissance forclos les choses de l’amour. Sa sœur lui parle du lieu de la détresse et du désespoir, lui montre tout au long du film que l’amour procède de la blessure et que, faute de réponse et d’un autre qui prenne soin de la division de l’être, c’est vers la mort que l’on court.

L’amour nous apparaît dans ce que le fonctionnement désirant de Brandon échoue à faire : prendre à sa charge la division de l’autre jusqu’à ses défaillances sexuelles, jusqu’à son désir de mourir, jusqu’à ses inconsistances et ses détresses. L’amour, comme mise en deux de la division, comme acte éthique d’aimer l’autre pour sa faiblesse originelle, dans une incondition quant à son histoire, ses erreurs, ses fantasmes sexuels solitaires dont il est honteux, jusqu’à sa violence et sa demande pathétique, l’amour comme éthique du lien au sujet divisé. Le rejet des choses de l’amour a un prix, la mort de l’autre et sa propre solitude. Il n’y a pas de lien véritable à l’autre sujet qui puisse exister sans la paye du prix de l’amour. Ce prix c’est l’angoisse. Brandon ne connait pas l’angoisse, il n’angoisse pas d’être avec une femme qu’il baise, elles n’ont pas de prix, pas de valeur, absolument indifférentes, prostituées ou coups d’un soir, elles ne pèsent rien parce que Brandon ne leur donne rien qui ait un prix. Il jouit seul avec elles. Il ne leur donne même pas son propre plaisir, chacun jouit de son côté. L’orgasme n’est pas don de soi à l’autre ici, il n’est qu’orgasme, plaisir pour lui-même.

Le film rappelle ce que les psychanalystes et leurs analysants ne savent que trop : le refoulé est identique à son retour. Une manière de dire que l’on ne peut pas ne pas payer le prix de nos négations. Le réel ne cesse de faire retour et ce réel, pour l’homme, c’est la femme (la sœur, l’amoureuse…), celle qui demande l’amour là où l’homme ne propose que le sexe. Celle qui, si elle joue la mascarade phallique et se prête à la jouissance de l’homme (qui rappelons-le est aussi la sienne), y supplémente la logique du pastout, l’ailleurs altéritaire radical qui produit l’amour. Autrement dit, les femmes convoquent le féminin chez l’homme, « l’amour qui féminise », l’au-delà de la jouissance phallique. La subtilité du film est de montrer l’exclusivité des deux côtés de la sexuation pour quelques hommes modernes, l’agression que représente le féminin en eux comme en l’autre. Les logiques de la sexuation telles que Lacan les développe dans « l’Etourdit », nous montrent que le côté dit masculin et celui dit féminin ne sont pas dans une logique d’exclusion mais de supplément ou d’altérité. Le pastout féminin procède du tout phallique masculin, il n’est pas de femme qui ne soit dans la fonction phallique, pas une qui ne joue le jeu du désir au masculin, que ce soit dans l’être ou avoir le phallus, simplement à cette dimension se supplémente une autre, qui est celle de l’amour. Le féminin en chacun est essentiellement ce qui transcende le désir en amour, ce qui excède la logique de la castration par l’amour de la faiblesse et de l’exil de soi à soi. Le féminin serait le nom de l’amour de l’inconscient, de l’hétéros, l’altérité radicale, l’étranger en soi, l’altéritaire irréductible.

Dans Shame, l’amour est inabordable comme supplément, il est intolérable pour Brandon de pouvoir être aimé malgré lui, malgré sa sexualité follement phallique. La honte véritable du sujet dans le capitalisme ne serait pas de jouir de la manière dont il jouit mais de la possibilité d’être aimé au moment où cette logique rencontre son impossible : comment peut-on aimer celui qui n’est pas le maître de son désir ? Comment aimer cette faiblesse qu’est celle d’être la victime des fantasmes et d’être le sujet du roi-castration ?

Jérémie Salvadero