Rêve et violence

Par Olivier Douville, psychanalyste

Mon point de départ, ce sera Freud (désolé pour les onfrayaddicts) et, je partirai des deux temps explicites dans la mention que fait Freud du rêve princeps, l’injection qui est faite à Irma. Pour Freud, il y a deux temps. Et Lacan va opposer dans la pointe sèche de son regard un peu rayon laser ces deux temps au moment où il se donne une théorie du moi qui n’est pas, grosso modo, la théorie psychologique du moi. J’explique d’abord ces deux temps. On connaît ce rêve : « Ma femme et moi, nous recevons un grand… etc. », les rivalités avec Otto, tout ça est assez rabâché. Et dans ce que je vais appeler la première partie du rêve, c’est-à-dire avant l’apparition de la formule de la triméthylamine, dans la première partie du rêve il y a en quelque sorte deux temps de ce rêve. Les bons étudiants qui sont ici ouvrez un peu vos oreilles. Dans la première partie figurent Irma et Freud, et tout le monde ensemble, des médecins qui sont des substituts imaginaires de Freud, ainsi que la femme et la fille de Freud. Cette première partie a fonction d’un argument qui serait le suivant, à savoir que c’est un rêve de réalisation sociale, c’est un rêve aussi de déculpabilisation, c’est un rêve de socialisation du rapport de la lutte à mort entre le moi et le reflet, socialisation par la mise en scène d’une rivalité professionnelle. Pour dire que cette première partie est interprétée par Lacan comme ce qui participe de la structure imaginaire du moi. On va commencer comme ça : le moi n’est pas un conglomérat de facultés psychologiques permettant l’inhibition et, en conséquence, l’adaptation. Le moi, c’est un lieu tensionnel, c’est une scène ; pour Lacan, c’est une scène tensionnelle, dans une tension imaginaire entre l’être et le reflet. Donc, structure imaginaire du moi qui prend en compte, qui prend en charge les différentes polarités du narcissisme et des idéaux. Cette structure imaginaire du moi s’effrite du moment que, dans la gorge d’Irma – et dans son rêve évidemment – Freud voit des cornets ( ?) blanchâtres absolument répugnantes. Et là pourrait être assez facilement proposé qu’il voit des objets corporels qui ne s’inscrivent pas sous les deux registres du moi idéal et de l’idéal du moi dans le miroir ; ces trucs corporels absolument dégueulasses ont un pouvoir de le fasciner. Mais il ne se réveille pas. Donc on aurait là un ébranlement des supports corporels, l’image du moi modulée et harmonisée par les supports des idéaux, et en même temps la poursuite d’un délire de rêver qui outrepasse en quelque sorte le désir narcissique d’un moi qui serait tenu par ces objets privilégiés, à la fois dans l’identification et dans la rivalité. De toute façon, il n’y a pas de rivalité sans identification. Ce qui est important, c’est que Freud, dans son rêve, va disparaître. C’est le tournant qu’on peut appeler celui de la deuxième partie. Vous trouverez ça explicitement – je ne l’ai pas amené, j’étais assez chargé comme ça – dans le Séminaire II sur Le moi. Et dans la deuxième partie, Freud disparaît. La formule de la triméthylamine : il n’y a plus de Freud, il n’y a plus personne, il n’y a plus de médecin, il n’y a plus grand monde, il n’y a plus rien ; il y a la formule. Il y a un rêve qui met en scène la disparition du sujet sous le primat de ce qui pourrait s’écrire – voilà par exemple ce qu’écrit Lacan : Freud disparaît. Il redevient quelque chose qui est une pure matière sonore. Au fond [on a tort de penser que la formule s’écrit ; le festin de Balthasar, ce n’est pas si simple], la formule est énoncée d’abord par une pure voix qui n’est la voix de personne, une voix complètement atone, complètement anonyme, une formule hors sujet. Il n’y a pas de place, pour un sujet, qui viendrait colorer cette formule par des intensités vocales, qui laisserait supposer qu’il en est l’auteur ou le récitant, ou même tout simplement le lecteur ému, remué, et que cette formule qui, effectivement, condense les sceaux des débats Freud-Fliess surgit sans la moindre dramaturgie personnelle ou personnifiante. Elle désigne une place vide, vide de moi, où se situe comme un pur discours au-delà du sujet, au-delà de ses images, au-delà de ses certitudes. C’est tout à fait important parce que ce point semble très trivial parce que c’est exceptionnel. Parce que si vous lisez la Traumdeutung qui a connu un certain nombre de traductions, dont une dernière qui a le mérite de l’élégance – c’est-à-dire que les autres, sur ce chapitre-là, ce n’était pas réussi –, vous verrez bien que rares, voire rarissimes sont les rêves qui se terminent par l’aphanisis du sujet, et à cette place surgit un pur discours. C’est assez rare. On pourrait s’amuser, évidemment, à dire que ce qui a été rêvé par Freud, Lacan l’a réalisé, qu’il y avait des aphanisis du sujet dans Scilicet, et la tentative sans doute par le mathème de donner une transmission intégrale, de fabriquer un pur discours et qu’au fond, peut-être, la formule de la triméthylamine, c’est un mathème. C’est un mathème qu’il ne faudrait pas simplement prendre comme un jalon dans la découverte de la psychanalyse et dans le fatras du premier Freud, puisque maintenant on aime bien considérer que tout ça s’est fait par étapes, qu’il y a le premier, le deuxième, le troisième Freud, comme il y a un premier, un deuxième, un troisième, voire dernier Lacan. Beaucoup de gens parlent du dernier Lacan ; on ne sait pas combien il y en a eu avant. Mais une chose est sûre, c’est le dernier. On vous dit « le dernier Lacan », alors on voudrait savoir où est l’avant-dernier. Et là, ça commence à être brumeux. Quant à l’avant-avant-dernier, on est tout de suite épinglé avec des manies de généalogistes, d’archéologues, je dirais, indécentes. Finalement, cette espèce de chose absolument extraordinaire, à savoir que Freud nous raconte – c’est vraiment un cahier scolaire, un cahier de devoirs scolaires : « Pendant mes vacances d’été, j’interprète mes rêves à la façon freudienne. » Je vous assure qu’il y a beaucoup de publications, ça ne vaut pas mieux que ça. Vous pourriez décomposer la première partie avant peut-être les esquarres dans la bouche – parce que ça ce n’est plutôt pas très ragoûtant –, vous pourriez décomposer la première partie : « Alors j’associe, alors je raconte deux fois mon rêve, alors ceci, alors cela. »Pour la formule de la triméthylamine, l’auto-analyse – qui est évidemment une auto-analyse dans le transfert à Fliess, ce n’est pas une introspection, ce ne sont pas les rêveries d’un oniriste solitaire – l’auto-analyse et le rêve de l’injection à Irma, c’est pareil, c’est exactement pareil, c’est exactement au même moment, c’est exactement en même temps. Et donc, toutes les techniques de l’auto-analyse qui sont connues, qui sont archi-connues, qui sont du reste tout à fait d’actualité – évoquer les restes diurnes, faire des associations, etc. –, toutes ces techniques ne s’appliquent pas au surgissement de la formule de la triméthylamine. Ce qu’il y a, c’est que cette formule évoque le manque à être du sujet. Donc, on pourrait dire qu’au fond, finalement, qu’elle est la réponse à cette espèce de mycélium strictement angoissant et sur lequel il n’y a pas grand-chose à dire, qui est l’ombilic du rêve. Et cette réponse, en termes, on dirait, pour aller très vite, et en termes très lacaniens la castration, la castration étant cette espèce de manque de présence, de manque à être du sujet devant l’évocation de sa formule.Je prends tout à fait au sérieux cette piste de Lacan qu’il va, à mon avis, reprendre. Il va trouver d’autres façons, il va parler du rêve de l’injection à Irma à plein d’autres reprises, à cinq ou six autres reprises, mais il m’a semblé qu’en lisant – là où du reste j’ai été heureux de le relire, c’est-à-dire à Chengdu, dans le Sichuan, au colloque de… j’ai relu « D’un discours qui ne serait pas du semblant » qu’on appelle, quand on aime bien exotiser… « le séminaire chinois de Lacan ». Et je vois dans l’édition, j’ai pris l’édition de l’Association freudienne internationale – ça s’appelait comme ça à l’époque, ça s’appelait l’AFI, et maintenant ce n’est plus l’AFI – à la page 80 - la leçon du 10 mars 1971 : « Que le rêve soit un rébus, dit Freud, naturellement. Ce n’est pas ça qui me fera démordre un seul instant que l’inconscient est structuré comme un langage. Seulement, c’est un langage au milieu de quoi est apparu son écrit. » C’est tout à fait important : c’est un langage. On pourrait prendre n’importe quel fruit du travail de… – déplacement, condensation, exigence de figurabilité – et puis le traiter, le tordre, le métamorphosiser si j’ose dire : qu’est-ce que ça raconte, qu’est-ce que ça veut dire, qu’est-ce que ça condense ? Sachant que c’est souvent dans les détails évidemment qu’on a des chances de trouver les plus précieux des trésors signifiants. Mais ce qui est tout à fait exemplaire dans cette citation, c’est un langage au milieu de quoi est apparu son écrit. Quand on lit cette phrase, quand j’ai lu cette phrase, je me suis dit : oui, le rêve de l’injection à Irma, c’est un langage, c’est un langage bavard, c’est le moi qui est content de bavarder sur ses légitimités sociales. Freud en avait parfaitement besoin. C’est vrai que c’est un langage ; ce n’est pas un discours. Et c’est vrai que nous avons le père Freud qui nous balance le premier rêve : voilà, c’est bien d’être marié, ma femme et moi, et d’avoir des grands halls dans lesquels on reçoit. C’est bien, c’est hyper freudien. Évidemment, si on fait de la psychanalyse dans le 93, le grand hall dans lequel on reçoit, c’est le hall de l’immeuble, mais ce n’est pas le hall de l’appartement. Il y a aussi le Forum des Halles (les halls). Mais enfin, ce n’est même plus un forum. Au milieu de quoi apparaît son écrit. Et à vrai dire, vous retrouvez ça chez Leclaire quand il parle de Poor-djeli, ce rêve de la Licorne, toute cette espèce d’imaginaire extrêmement chouette du reste, extrêmement chatoyant. Il ne faut pas tout de suite en priver le patient, ni s’en priver les oreilles. Les patients arrivent, ils ont des rêves, Indiana Jones à côté c’est du Bresson. Mais quand même, notre boulot, c’est de réduire ça à une espèce d’impatience toute rimbaldienne à trouver des lieux et la formule. Et très souvent, il est même parfois considéré de trouver cette espèce de formule, c’est-à-dire cet assemblage de l’être qui nous nous tient… pas loin d’avoir terminé le boulot. Ce qui est très intéressant, c’est qu’il y a quand même des patients qui racontent des rêves comme ça : ils sont dans un théâtre social, et puis ils vont remarquer des choses plus ou moins compréhensibles. Généralement, ce qu’ils voient marqué au mur, ce n’est pas rigolo, ce n’est pas : « Bienvenue à Disneyland » ou « t’es joli, coco ». Ce n’est pas ça qui va être marqué au mur. C’est quelque chose qui concerne directement et pétrifie leur sexualité ou leur mort, c’est-à-dire qu’ils voient surgir un écrit du rêve qui concerne le réel, qui concerne les points de rencontre du réel du sujet. De sorte qu’on aurait peut-être – et là je fais un saut rapide, je reviendrai à ce patient – comme l’indique du reste Freud – je reviens à Freud, on revient toujours à Freud, même Freud revenait à Freud – dans ses Nouvelles Conférences, en particulier dans la XIXe Conférence qui s’appelle « Révision de la théorie du rêve », on a une idée que la question de l’angoisse pose un problème à la doctrine établie du rêve. Et je vais y revenir parce que très souvent, quand on est dans cette idée de l’angoisse, on pense tout de suite aux rêves traumatiques. Et mon idée – c’est une idée, pas une thèse – c’est que ce repérage très fréquent, qui consiste à diviser la forêt de rêves freudiens en une allée principale, le rêve comme réalisation du désir, entendu du reste – je le dis souvent – que le mot réalisation ne veut pas dire satisfaction. Le rêve n’est pas comme la lampe d’Aladin ou la petite fée, mais c’est une réalisation, comme on dit qu’un film est « réalisé par », mis en scène. Réalisation, c’est réalisé dans l’imagerie. Donc l’allée principale, c’est le rêve comme réalisation du désir, et sachant que ce n’est pas du tout le rêve de la voie royale qui mène à l’inconscient, mais l’interprétation du rêve. Là aussi, il faut quand même remettre les citations dans leur cohérence. Et qu’à côté de ça, disons dans une allée secondaire, sur le bas-côté, on aurait le rêve traumatique. C’est-à-dire que s’il y a de l’angoisse, c’est qu’il y a un rêve traumatique. Or, ce que je vais essayer de poser, c’est qu’il peut y avoir de l’angoisse après-coup qui ne renvoie pas à la fonction de l’après-coup de l’angoisse dans le trauma, à savoir fabriquer de l’angoisse comme signal de danger because le signal du danger a manqué au moment de l’attaque traumatique, mais d’une angoisse qui est la façon dont le sujet essaie de récupérer du moi là où l’irruption de l’écrit se fait sur fond d’aphanisis de ce moi. Donc trois types de rêves ; et encore une fois je ne suis pas content de cette formulation parce que je dirais que ce sont peut-être trois angles d’attaque des phénomènes oniriques dans une cure. Et j’ajouterai que c’est quand même la façon dont certains psychotiques rêvent qui nous permettrait de mieux explorer cette troisième typologie, non pas tant que ça du rêve, je dirais, mais de la latitude interprétative du rêve. Je suis tombé sur un livre qui m’a absolument bouleversé, qui est le livre de Charlotte Bérald et qui a pour nom Rêver sous le Troisième Reich. Qu’est-ce que c’est que ce livre ? Charlotte Bérald n’est pas quelqu’un qui était dans la fonction analyste. Donc, vous allez me dire que c’est peut-être un problème de méthode. Mais quand même, c’est quelqu’un qui était dans la culture analytique, elle entendait les rêves. Elle allait chercher les rêves, elle partait tous les matins, elle partait chercher des rêves dans la population qui vivait sous le Troisième Reich : des Juifs qui restaient là, des Allemands préoccupés – il y en a eu quand même. Et ce qui était tout à fait intéressant, c’est que ce n’était pas le rêve traumatique au sens où on le connaît, où on croit bien le connaître. On croit bien le connaître puisque généralement, qu’est-ce qui nous permet de dire : « J’ai une familiarité avec le rêve traumatique » ? Ce que Charlotte Bérald répond, ce n’est pas ça. Mais qu’est-ce qui nous permet de dire « j’ai une familiarité avec le rêve traumatique ; je sais ce que c’est » ? C’est parce que nous comprenons la plupart du temps les rêves traumatiques par rapport à la phobie infantile, puisque la phobie infantile, c’est exactement ça : je m’approche au plus près du topos – qui n’est pas nécessairement l’objet, ça peut être l’espace – anxiogène, et juste avant que le machin anxiogène arrive, il y a un blanc. Le rêve traumatique, c’est ça. Il y a un gosse qui me racontait son rêve traumatique, c’était tout à fait relié à une perception terrible qu’il a eue. Il lit un livre d’images – maintenant peut-être qu’ils apprennent, mais c’était encore un môme d’une famille qui trouvait que le livre ce n’était pas mal – très joli, il y a des routes qui s’enchevêtrent, il commence à avoir très peur, et il sait que s’il soulève une page, il va y avoir derrière un visage, une tête de mort complètement – comme il dit – en train d’étouffer, en train de cracher. C’est un môme de 7 ans et il est effectivement extrêmement phobique, c’est-à-dire qu’il ne peut pas traverser les carrefours. C’est un peu emmerdant. Maintenant ça va. j’ai aussi quand même fait gaffe ; du coup je n’ai plus peur, je traverse comme une fleur. Non, il faut faire gaffe quand même ; il ne faut pas aller trop vite. C’est pour ça que le comportementalisme, déjà avec les adultes ce n’est pas génial, mais avec les enfants ! La phobie a aussi à voir avec la prudence, il faut faire gaffe. Un comportementaliste qui vous enlève comme ça une phobie de traverser la rue en trois jours chez un môme, il y a intérêt à ce que les parents soient phobiques. Ça vire au steak tartare, cette affaire. C’est parce qu’on connaît bien – ce n’est pas parce qu’on a l’habitude, parce qu’on a toujours des enfants phobiques qui viennent nous voir – c’est parce que la phobie, c’est quand même l’étape normale de notre développement. Enfin, c’est à espérer. Il y a peut-être des sujets sans gravité – maintenant, il paraît que tout le monde est sans gravité –, mais je ne suis pas sûr qu’on soit une humanité qui n’ait jamais connu la phobie infantile. Ce n’est pas possible, parce que c’est rare. Il faut des circonstances de vie absolument exceptionnelles. Des gosses qui ont tout le temps été sous la guerre dès l’âge de 6 ans, ils n’ont pas tellement eu de phobies. Puis on voit que quand la paix revient, que les petits appareillages sociaux se remettent en place, des adolescents de 15/16 ans qui vous font des phobies infantiles. Ça, c’est clair, ça revient. Donc la phobie infantile, on sait ce que c’est : c’est s’approcher au plus près de la loi qui fait peur, puis il y a une menace. Quand Freud, dans les Nouvelles conférences d’introduction de la psychanalyse, parle de l’angoisse, de l’effort du rêve qui veut dénier le déplaisir par la déformation – je signale au passage que les mots le plus souvent utilisés par Freud quand il parle de métapsychologie, c’est « déformation » et « déplacement » –, eh bien, ce n’est pas nécessairement le rêve traumatique. Alors, de quoi s’agit-il ? Il s’agit de cette angoisse qui saisit quelqu’un – je peux vous dire que dans le rêve, tous les supports de son moi se sont brutalement abolis. C’est vrai qu’après la perception comme ça des esquarres, des cornets et des choses absolument dégueulasses dans la bouche grande ouverte d’Irma – et allons-y pour la symbolique sexuelle –, ce qui est quand même tout à fait importance, c’est qu’il n’y a plus de support du moi. Le Freud du rêve regarde cela, il se retourne, il n’y a plus de support du moi. Le sujet, devant le miroir, voit un truc absolument infâme, il se retourne, il n’y a personne pour faire la part des choses. Ce qu’on appelle en termes non lacaniens, donc peut-être pas très futé, personne pour distinguer le dedans du dehors. Il n’y a personne, mais à la place de quoi surgit une formule. Ça, je l’ai déjà raconté. Allons un petit peu plus loin et revenons à : qu’est-ce que c’est que cet étrange objet du rêve qu’est la lettre ? Ou plutôt : quelle valeur a la lettre lorsqu’elle devient un étrange objet du rêve ? Ça, c’est le deuxième temps de ma causerie. Qu’est-ce que ça devient ? Revenons à ce patient. Pendant un moment, ce patient – et pour ça, je vous ai annoncé Charlotte Bérald, parce que finalement c’est très lié à ce qu’on peut entendre dans la psychose, les rêves que collectionne Charlotte Bérald dans un livre qui s’appelle Rêver sous le Troisième Reich et qui est paru chez Payot dans la collection « Rivages », avec une illustration qui vient de Goya, eh bien ce sont des rêves de destruction de la maison. La plupart du temps, ce sont des rêves de destruction de la brique. À Berlin, du reste… avait fait plus qu’une allusion, il en avait fait une des pièces importantes de sa conférence, qui était d’autant plus remarquable qu’il ne nous faisait pas la morale. Et c’est tout à fait important. Je donne une autre illustration. Je vais essayer de voir ce que ça veut dire métapsychologiquement. Je donne une autre illustration. Comme certaines et certains le savent peut-être, je vais de loin en loin, mais régulièrement en Afrique travailler pour voir comment ça marche, le centre que nous avons mis en place avec mes amis maliens, à Bamako, centre dans lequel, alors qu’il était destiné à l’accueil des enfants errants et des adolescents en rupture, on a vu arriver des sujets traumatisés, choqués – ce n’est pas un trauma encore au sens de l’élaboration d’une scène traumatique ; j’en ai parlé en long, en large et en travers à ce séminaire, je ne vais pas y revenir – par ce qui s’était passé pour eux dans les guerres du Libéria et du Sierra Léone. Il y a longtemps de cela, je suis parti au Cambodge à la demande des gens de l’OMS, au moment où on reconstruisait la psychiatrie. C’étaient les bonzes qui avaient dans leur pagode redonné les premiers cours de médecine. Vous voyez le topo ! Je peux vous dire qu’au moment où il n’y avait pas de plausibilité sociale, au moment où on ne savait pas si celui qu’on croisait allait nous secourir ou nous tuer – enfin « nous », les occidentaux là-bas venus « aider » on était hyper protégés – les gens m’ont dit à propos des mômes en détresse que nous voulions aller secourir que ces gamins avaient cette idée que si on allait vers eux avec trop d’insistance, c’était pour leur faire la peau ! Pareil, à Bamako, quand on a commencé à bosser non avec les errants ou les so-called « enfants des rues », mais avec les rescapés de al guerre, ceux –là aussi ils avaient peur du contact Le secourable, l’hostile c’était insécable. A lors les simples d’esprits (l’Université en fabrique à la pelle) diront c’est de l’ambivalence. Mais non ! C’est à hurler ce genre de placage. Ça n’a rien à voir avec ce mixte de sentiments hostiles et tendres. Rien à voir ! Il s’agit de sujets qui ne se repèrent plus dans le moindre « complexe d’autrui » qui ne peuvent trouver des indices de réalité qui permettent de départager le secourable du dangereux. C’est ça être sans maison. Radicalement. Le sans maison c’est quoi, c’est pire que la réclusion ou l’hébergement précaire. C’est le lieu où tout signe de vie provenant de l’autre peut-être reçu comme une menace grave. On imagine à peine comme ils survivent psychiquement. Je précise à propos de ceux que j’ai rencontrés, enfant ou adolescent, aucun parmi eux, que ce soit à Bamako, que ce soit à Phnom Penh – je crois que c’est très important – ne supportait d’être traité comme un héros de la résilience. Aucun. C’est peut-être en rapport avec ce que disait Éric Didier à Convergencia : si vous alliez voir ces enfants ou ces adolescents en disant : « Finalement, c’est formidable ce que tu as fait. Tu as réussi à survivre. Tu es encore là », etc. Là, avec une telle entrée en matière – cette consternante revalorisation de l’image d’autrui ( et allons-y pour la connerie en masse de la psychologisation du monde) - il n’y avait aucun lien possible avec ces jeunes. Ils vous regardaient avec une espèce d’indifférence accablée. Évidemment, on n’a pas fait ça longtemps – enfin, moi, je n’ai jamais fait ça. Il y avait une espèce d’indifférence accablée jusqu’au jour où j’ai entendu à Phnom Penh un adolescent dire : « Oui, je suis encore vivant, mais pour ça, j’ai dû beaucoup » – ce n’était pas mourir le mot. C’était périr, ce n’était pas la mort humaine. C’était plutôt comme l’obstination de la mort sans fin de l’animal ou du botanique. C’étaient aussi les termes de la langue ; j’avais une interprète, nous avions un interprète. Et exactement au même moment – je l’ai déjà dit peut-être – où le soir venait, on voyait sur les rives du Mékong au couchant du soleil – j’insiste, parce que c’est important ces moments-là où la chair des signifiants, le jour et la nuit, s’entrelace à sa chair- on voyait arriver sur les rives de ce fleuve des créatures, des sujets qui étaient pétris de l’énergie d’avoir été créés sans trouver la moindre assignation identitaire, et qui allaient comme dans une espèce de procession. Vraiment, ça m’a évoqué les films de Romero sur les zombies. On aurait dit qu’ils étaient faits avec de la terre, avec du sang, avec des plumes qu’on conglomère pour faire des fétiches, mais pas tellement à Phnom Penh du reste, plutôt à Ouagadougou ou ailleurs. Et ces sujets qui arrivaient, on les rencontrait – la phénoménologie à trois balles – mais quand on les rencontrait, on ne savait plus vraiment qui on était. On subissait un état de dépersonnalisation transitoire qui n’avait rien à voir avec la façon dont on expédie le génie de Freud de nous raconter dans L’inquiétante étrangeté que ce n’est pas simplement le retour du refoulé, mais que c’est une confusion sur l’animé et sur l’inanimé qui crée le pire de l’inquiétante étrangeté tout à coup, parce que vous rencontrez dans la réalité des points qui sont à peu près comme les décalques d’un matériel refoulé qui va trouver à s’activer. Ça existe, mais ça n’épuise pas le génie du message freudien dans L’inquiétante étrangeté. L’inquiétante étrangeté n’est pas simplement un texte sur le déjà-vu et le retour du refoulé ; c’est un texte sur la dépersonnalisation. Eh bien, on pouvait être dépersonnalisé. Et ce qui est quand même absolument extraordinaire – je vous l’ai peut-être déjà dit, mais je vais le reprendre parce que ça a un sens par rapport à la marche que je vais faire, y compris avec ce patient –, ce qui m’a sorti de cette espèce de – ce n’était même pas de la terreur, la terreur n’était pas là encore, ni l’horreur, ni l’effroi ; ça, ce sont déjà des élaborations, c’était une sidération. Ce qui m’a sorti de cette sidération, c’est que je me suis retourné vers mon interprète : « Qu’est-ce qu’il raconte ? » Et je savais que, comme tous les soirs – mais j’avais besoin de dire : « Qu’est-ce qu’il raconte ? », j’avais besoin d’un dédoublement de la voix, d’entendre sa voix pour ne pas être assailli par cette espèce de lancinante chanson, parce que je n’avais même pas l’impression que ça sortait de leur bouche pour tout vous dire. Je me retournais donc vers cet interprète qui allait me dire… un phénomène de glossolalie, on invente une langue comme ça, une langue ancienne. Oui, c’est une langue ancienne parce que ça percute notre rapport à lalangue en un seul mot. Mais comme on interprète… eh bien c’est en récupérant l’évidence qu’en face de moi j’avais un visage humain, parce qu’il n’y a rien de plus humain que de pleurer. Rire aussi, paraît-il. C’est en me retournant, dans une espèce de carrousel de regards, que j’ai reconnu parmi ces déambulants la petite vendeuse de manioc que je saluais tous les matins dans le marché général de Phnom Penh. Tout ça pour vous dire qu’après, je suis rentré en communication, et avec les adolescents à Bamako, et avec cette jeune fille qui vendait du manioc sur le marché. Mais je peux vous assurer que lorsque je touchais à la question de raconter un rêve, avec évidemment tous les défilés culturels – mais les protocoles traditionnels, ça ne tient plus là – un tel désabonnement de la bienveillance sociale, mais les premiers rêves n’étaient pas des rêves traumatiques. Ce n’étaient pas des rêves traumatiques au sens où les décrit Freud ; c’étaient des rêves d’effondrement de tout abri. Mais ce n’était pas raconté d’une manière poignante comme le rêve traumatique ; c’était autre chose. Et c’est après, c’est-à-dire quand il y a eu une espèce de bienveillance sociale minimale, que le sujet pouvait trouver un autre abri que de faire chanter dans la déclamation sans plainte les cadavres déshumanisés. C’est au moment où, ou du moment où le sujet n’était pas englué dans la mort de masse, que pouvait s’élaborer un travail de traumatisme au singulier. Et donc, c’était très très intéressant parce que ces rêves d’avant les rêves traumatiques, c’était systématiquement ce que raconte Charlotte Bérald, ce que j’ai vu et entendu à Bamako, ce que j’ai vu et entendu à Phnom Penh. Et à Bamako et à Phnom Penh, des années après : début des rêves traumatiques. Ce n’est pas uniquement l’évolution du transfert ; c’est aussi l’évolution du social autour de ces gens-là. Eh bien, c’est tout à fait étonnant, ces rêves, c’est toujours la même implacable mécanique : destruction de l’abri, destruction de l’altérité et quelque chose qui fait signe et qui est la plupart du temps perçu comme un arrêt de mort. Gardons ça un petit peu en mémoire, à savoir que dans le travail du rêve, il y a certaines circonstances extrêmes qui seraient – on ne peut pas dire que ce sont des sujets psychiquement fragiles qui font ces rêves-là. Là, on est dans l’agonie sociale, il y a une polyphonie catastrophique du rêve. Eh bien, le sujet reste fixé à… énigmatique qui le concerne, mais qui le fixe, qui le fige complètement. Donc, au milieu un rébus, au milieu de quoi apparaît un écrit – il ne faudrait pas ajouter un truc à la con, c’est complètement débile, mais moi, je ne peux pas ne pas ajouter, c’est ma façon de m’annexer un texte qui résistera très bien à cette annexation –, au milieu duquel apparaît un écrit qui fixe généralement le sujet sur quelque chose d’un rapport très perturbé, très contrarié à la lettre. Mon idée étant, donc, que travailler avec ce que dit ce patient, et peut-être d’autres, sur ce qu’il rêve et comment il rêve – je vais reprendre mon article – nous permettrait peut-être, en dépassant certaines apories que je vais citer pour ne pas les retenir davantage, permettrait peut-être de transitionnaliser ce rapport du rêve à l’écrit qui surgit dans la polyphonie souvent souriante de ces rébus, surgit un écrit qui…Alors voilà ce patient. Je vais prendre un moment tout à fait étonnant où on a repeint le pavillon. Donc on repeint le pavillon, et évidemment tout le monde râle. Ils trouvent que le bleu est trop bleu, qu’il n’est pas assez bleu. De toute façon, dans un hôpital psychiatrique, dès qu’il y a de la nouveauté, on râle. Après tout, on ne reconnaît plus les floraisons et les proses des vieux murs, nos marques – ça, c’est de Rimbaud, « les floraisons et les proses des vieux murs » dans les… Sauf ce patient qui – un infirmier dit que mon « analysant », pour ne pas dire mon « patient », un analysant sans divan, vous dites des choses sur les analystes sans divan… parce que je pense que l’analysant a toujours une longueur d’avance sur l’analyste. Donc, parlons des analysants sans divan, rendons-leur cette justice, puisque ce sont eux qui ont une longueur d’avance sur l’analyste. Donc cet analysant sans divan, lui, apprécie beaucoup la nouvelle peinture. Mais quand je dis qu’il l’apprécie, c’est qu’il la mange, c’est-à-dire qu’il l’apprécie en connaissance de cause, comme les enfants. Quand vous achetez de la peinture pour les enfants, il faut vous assurer qu’elle est mangeable. Ils la mangent. Alors, on me charge – ça ne fait pas partie du cahier des charges de la psychothérapie ; après tout, il n’y a que moi qui l’écoute – on me charge de lui dire que la peinture, ce n’est pas fait pour être mangé, qu’il faut en laisser un petit peu pour les yeux des autres. Et puis, quand on a 50 ans et qu’on est schizophrène patenté, patente, ça vous fout mal d’avoir du bleu turquoise de la narine au menton, comme si c’était carnaval. Voilà ce qu’on me dit. Voilà donc ce à quoi on réduit la fonction d’un psychothérapeute, à savoir apprendre au psychotique de ne pas se badigeonner la partie inférieure du visage de bleu turquoise en léchant les murs. Maintenant j’ai appris que pour dire des choses comme ça au patient, il fallait que je fasse 150 heures de formation de plus, sinon je n’aurais pas droit à la TVA, parce que nous vivons une époque formidable. Évidemment, que je ne raconte pas ça à mon analysant, mais je vois qu’à chaque fois qu’il arrête sa dégustation, il se retourne vers moi et me dit : « Je suis réveillé. » Merveilleux ! C’est une phrase risquée. Je ne me risquerais pas à dire « je suis réveillé ». Je le dirais plutôt passivement : « Mais qu’est-ce qui t’a pris de me réveiller ! » Mais « je suis réveillé », il faut le faire. Qu’est-ce que vous en savez que vous êtes réveillé ? Vous êtes un peu éveillé, et encore. Mais réveillé, c’est une autre affaire. Mais lui était vraiment réveillé, c’est-à-dire qu’il était sorti de quelque chose. Donc, manifestement, il m’a dit qu’il y a un lien entre le fait qu’il bouffe la peinture et qu’il est réveillé. Bien, partons de ce qui l’amène. Je dis : « La peinture, vous avez l’air de trouver ça très beau. » Il me regarde. C’est quelqu’un qui – je vous l’ai peut-être dit – quand j’ai dit qu’on pourrait se voir tous les jeudis et tous les mardis, il me dit : « Si vous voulez, j’ai décidé de vous supporter. » Donc il m’a supporté, il a été mon supporteur, après on l’a mis au club thérapeutique. Par moments, il m’a supporté ; donc j’ai décidé de le supporter, c’est très bien. Et en fait, il m’expliquait des choses. Il a toujours considéré que j’étais un peu con, ce qui m’a fait le plus grand bien du reste. Il m’expliquait des choses, il n’était pas tellement sur le registre : « Qu’est-ce que vous me voulez ? Vous devinez mes pensées. Je devine vos pensées. » Il savait que je ne fonctionnais pas par télépathie, con que j’étais. Il me disait : « Je mange ça parce que ça sent bon. »Et donc ce patient m’étonnait beaucoup parce que d’ordinaire, lorsque l’on changeait quelque chose – je vous le rappelle un peu, je vous le resitue – la couleur du pavillon, il ne faut pas exagérer quand même, on ne repeint pas le pavillon tous les deux ans, les frères Ripolin… mais on changeait des trucs de temps en temps, pas trop – il avait cette idée qu’on l’amenait de planète en planète. Et là, on repeint le mur, il bouffe la peinture. Il y a eu un accrochage avec ce patient, c’était un type qui ne mangeait pas à midi. Je lui disais : « Pourquoi vous ne mangez pas ? » Il me disait : « Je n’ai pas de bouche. » Il mange le mur. J’essaie de comprendre : « Qu’est-ce que ça vous fait de manger le mur ? » Il me dit : « C’est bon, ça sent bon. » Et donc je suis parti sur « ça sent ». J’ai dit : « Est-ce qu’il y a des fois où ça sent mauvais ? » Il me dit : « Oui, il y a des fois où je pue. » C’était un type plutôt très propre, il ne puait pas du tout. Et je dis : « Quand vous puez, ça pue quoi ? ». Il me dit : « Ça pue la mort, je pue le cadavre. » Je le regarde. Est-ce que j’interprète ? Est-ce que je reconstruis avec lui ? Je n’ai pas besoin de reconstruire, je dis : « Mais quand ça sentait trop mauvais le cadavre, comment vous faisiez ? » Il dit : « À ce moment-là, les Javanais m’amenaient dans une autre planète. » J’ai fini par comprendre que ce qui motivait son délire comme ça de sosie et de Frigoli, mais cosmique, c’était un peu une extension Star Wars de Frigoli et du délire de sosie, mais en extension Star Wars ; tout à coup, le planétarium s’empare d’une question identitaire. Ce n’était pas qu’on changeait quelque chose. J’avais eu complètement tort de me référer à ce lieu commun, à savoir que ce que veut la psychose, c’est l’identique. C’est vrai, mais ça ne suffit pas. Ce qui se passait dans son délire : on transmigrait de planète en planète, mais il retrouvait la même chose. C’est pour ça que… identique. Il m’expliquait qu’il avait vécu au Maroc quand il était gamin, il m’expliquait que sur la planète Berechi, sur la planète Quinquilia, etc., il y a une France pareille, il y a un Maroc pareil. C’était un planétarium, mais pas très science-fiction. Mais ce qui motivait ces migrations, c’était qu’il échappait comme ça à un Cotard. C’est-à-dire que quand les Javanais… auxiliaire thérapeutique, ce sont des marionnettes qu’il avait eues quand il était… ça lui avait foutu un choc du reste. Il allait de planète en planète et quand il arrivait sur une nouvelle planète, ça ne puait plus. Et tout le travail qu’il a fait avec moi – mais moi, je m’en suis rendu compte qu’au bout de deux ans et demi/trois ans – c’est un travail auquel il tenait, non pas parce qu’il me parlait, non pas parce qu’il me racontait des choses, ça lui plaisait bien, il me supportait. C’était un vrai supporter d’ailleurs ; il faut le faire aussi, me supporter. Mais ce qui faisait durer les choses, c’est que le travail avec lui, ça avait complètement fait cesser l’hallucination olfactive. Alors, ça lui faisait dire des choses que je ne comprenais absolument pas : « Vos paroles me font gonfler et ça sent bon. » C’est bizarre, surtout quand vous dites des choses du style « bonjour », « asseyez-vous, on va causer » : « Ah, vos paroles me font gonfler et ça sent bon. »Je continue un peu mon machin. Je vous ai peut-être raconté qu’un jour, il me dit – on avait des rendez-vous à peu près précis, à 10 heures le jeudi – il me dit : « Je ne peux pas vous parler aujourd’hui. » Au bout de trois ans, quand même, coup de canif dans le contrat du supporter intolérable. « Vous ne pouvez pas me parler aujourd’hui ? » Il me dit : « Non, parce que j’ai rendez-vous avec mes oreilles. » Il me voit un peu étonné, il me dit : « Mais rassurez-vous, ça ne va pas durer longtemps, j’en ai pour un quart d’heure. » « Bon très bien, allez à votre rendez-vous avec vos oreilles, on se retrouve dans un quart d’heure. » Et il se dirige vers mon bureau, il s’installe dans mon bureau, il ferme la porte. Je le laisse dans mon bureau. Je rencontre évidemment une stagiaire qui me dit : « Ton bureau est libre ? » Je dis : « Non, c’est occupé. C’est un peu compliqué. » Au bout d’un quart d’heure, je rentre. C’est là où il m’explique qu’il a cette espèce de partition, de l’hallucination. Tout son fatras hallucinatoire est contrarié par une autre voix qui, dans l’oreille gauche, lui dit : « Douville vous dit vos gueules. » C’est comme ça que ça se passe.J’ai déjà, depuis qu’il m’a confié cet épisode étonnant, un peu réfléchi. D’abord l’analogie entre le rêve et l’hallucination. Si on prend le rêve, il y a trois temps du rêve. Le premier temps : le théâtre du moi et la socialisation du désir. Et là, je pense qu’il n’y a vraiment pas besoin d’un travail psychanalytique très fouillé pour interpréter cette espèce de théâtre social du moi, par exemple en termes de rivalité. Deuxième temps du rêve : l’irruption d’un objet non spéculaire qui cause de l’horreur. Et si ça se poursuit, l’aphanisis du sujet et l’apparition comme un coup de tonnerre d’une formule ou d’une lettre. Cette structure, elle n’est pas sans lien avec l’hallucination, c’est-à-dire que le premier temps de l’hallucination, c’est une interlocution : « Tu n’es que. » Il y a un pseudo-moi. Ça peut tout à fait être comme le décalque de la ligne A’. Et puis, cette espèce de silence. Et puis ensuite, l’insulte – l’insulte qui peut avoir un haut pouvoir social : « Tu n’es qu’un escroc », mais qui généralement – et c’est toujours le destin mélancolique de l’hallucination – a quelque chose à voir avec la forme et avec le mélancolique. Avec des reprises délirantes, comme l’avait constaté Cotard avec le… à l’hospice de Vanves, une patiente disant qu’elle était morte et qu’on l’avait transformée en demi-poussin, mais entendant… Ils n’étaient pas enquiquinés par l’ISM, ils prenaient leur temps. De toute façon, ils ne comprenaient rien, donc ils prenaient leur temps. Nous, on croit comprendre, on ne comprend rien ; mais quand on comprend, on ne prend pas notre temps. Donc on… des scores. C’est un hôpital ; ce n’est pas Roland Garros ! Donc, dans l’hallucination de cette patiente, c’est : « Tu n’es qu’un demi-poulet ! » C’est un petit peu comme quelque chose qui a à voir avec le reste, parce que si on comprend la structure de l’hallucination comme une espèce de rabotage, on fait comme s’il y avait du moi, on trouve des pseudos-moi. Schreber, c’est : « Moi, je l’aime, lui un homme, je ne l’aime pas, je le hais, je ne le hais pas, il me hait », on ne comprend pas ça si on ne sait pas qu’au départ la psychose de Schreber, c’est un dédoublement, c’est-à-dire c’est un paradoxe : « Je suis un cadavre lépreux qui traîne derrière lui un autre cadavre lépreux. » C’est-à-dire que c’est la structure du miroir qui relie deux objets non-spéculaires. Si on ne comprend pas que ça commence comme ça, Schreber, par cette d’impossible torsion de la mélancolie qui crée du spéculaire, qui crée la structure du spéculaire en raboutant des objets qui ne le sont pas, on n’a aucun moyen de comprendre ensuite le traitement rhétorique de ce spéculaire autour de la torsion : « Moi, un homme, je l’aime bien. » Il faut piger que ça commence par : « Moi, je suis un cadavre lépreux traînant derrière moi un autre cadavre lépreux. »Donc les structures de l’hallucination donnent le travail de l’hallucination. Ce n’est pas une fausse perception, ce n’est pas déficitaire, encore une fois ; c’est très créatif. Le travail de l’hallucination – je vous l’ai déjà montré, je ne vais pas y revenir – surgit pour outrepasser les pouvoirs délétères de l’hallucination négative. Le travail de l’hallucination, c’est de créer du faux spéculaire qui raboute deux objets qui, spéculaires, ne le sont pas. Sauf qu’il retrouve quand même un miroir dans notre écoute, un miroir dans l’écriture, parce que c’est l’écriture qui vient à bout de cette torsion impossible : en écriture écrivant, prenant en charge finalement le miroir de l’écriture créant une pluie de lettres qui, elles, sont spéculaires. Or ce sujet, qu’est-ce qu’il raconte ? Qu’est-ce qu’il me raconte ? À partir du moment où il orchestre comme ça des hallucinations où, au fond, la disparition du sonore de l’hallucination semble obéir au surgissement d’une hallucination plutôt sympathique – parce que dans son oreille gauche, ça crie « tu n’es que », « tu n’es qu’un cadavre », c’est ça qu’il entendait, « tu n’es qu’un crevé ». On a beau lui dire : « Oui, c’est vrai, vous avez une structure rhétorique un peu crevée », ça ne sert à rien. « Tu n’es qu’un crevé ! », et ça, ça hurlait à lui crever les tympans. Et quand il dit « ça hurlait », puisque c’est lui qui le dit, « ça hurle à m’en crever les tympans », ce n’est pas « crever » au sens de perforer, c’est au « crever » au sens de laisser pourrir. Puis une autre voix plutôt douce – ça ne me ressemble pas trop, mais c’est plutôt sur le style de « allez-les enfants, arrêtez-vous conneries, Douville dit vos gueules », comment ça parle ? « Ah dans mon oreille droite… » Alors je ne vais pas hurler, parce qu’ils vont s’inquiéter à côté. Et dans l’oreille gauche, c’était tout doux : « Douville dit vos gueules, arrêtez vos conneries. Il faut dormir maintenant. »Et c’est là où il commence à me parler de ses rêves. Vous allez entendre un rêve psychotique. Eh bien, ce n’est pas du grand spectacle. Le rêve psychotique, ce sont des feuilletés de rêves qui se promènent. Et puis, il tombe devant une tortue. Il me dit : « Je tombe devant une tortue. » Vous dites par exemple : « Tu ne sais pas sur qui je suis tombé ? » J’ai dit « bonjour ». Un mec qui tombe devant une tortue, il n’y a pas de problème… Le rêve d’après, il s’arrête devant une tortue : l’érection du corps. Comme au même moment j’essayais d’apprendre à écrire le chinois, j’essayais d’apprendre avec des gens très cultivés. Les gens très cultivés, quand ils vous apprennent une langue, ils ne vous parlent pas. Ils vous font une théorie sur la langue. Ils ne vous parlent pas la langue, ils ne disent pas comment aller acheter un bol de riz ou boire du thé. Ils vous disent : « Ah, mais dans les temps anciens, ça voulait dire que ; maintenant ça s’écrit comme ça. Et puis Lacan. » Simplement je suis… je veux aller voir le temple, je veux acheter du thé. « Ah oui, tu sais, voilà ce que ça veut dire. Mais il y a la symbolique, et ça veut dire autre chose autrement. » Alors j’ai pris des cours de rattrapage à Chengdu ; je ne vais pas rentrer dans les détails. Mais toujours est-il qu’au moment où il rêve de tortue, j’apprends d’une source bien informée, grâce à Julien… à Guibal, le chinois de psychanalyse actuel, Michel Guibal. J’apprends l’origine de l’écriture chinoise qui s’appelle la scapulomancie. C’est un terme qui fait très joli dans la conversation, mais vous aurez intérêt à savoir ce que ça veut dire quand on vous demandera des précisions. Je vais vous le dire : ça consiste à lire les signes qui viennent sur des os calcinés, qui est, on le sait, un divertissement de tous les jours. Qui n’a pas tous les jours mis un os calciné dans le chaudron ? Et c’était sur les carapaces des tortues. Donc j’apprends que l’écriture chinoise, au départ chamanique, puisque chin, au départ ça voulait dire « danse » : on voit très bien qu’on danse avec le vide. Que la naissance de l’écriture chinoise, c’est les carapaces de tortue. Vous gambergez un petit peu. Et lui me dit : « Je suis devant une tortue. » Il me dit : « Je peux dessiner mon rêve. » Ça m’enquiquinait, parce que j’ai lu… Le traité des hallucinations : « Ne faites jamais dessiner. » Lui dessine. Je ne vais pas lui dire : « Ne dessine pas. » Et il ne dessine pas du tout une carapace de tortue ; il dessine comme une grille de mots croisés, il dessine la carapace de tortue avec des grilles. Ne faites pas attention si vous ne voyez pas de carapace de tortue, ce n’est pas grave, je ne suis pas en train de faire un cours de la vie des reptiles. Et dans chacune des carapaces de tortue, il fait des signes comme ça. Alors, on arrive dans la joyeuse partie travaux manuels des prises en charge des patients psychotiques, c’est-à-dire qu’il regarde ses lettres, puis il me dit : « Je suis la patte de la tortue. » On termine là-dessus, c’est très bien. Le mot patte va venir dans son hallucination. « Il ne faut pas-te inquiéter. » Ce ne sont pas exactement les mêmes hallucinations que « tu n’es qu’une merde » ou « tu n’es qu’un crevé ». Il fait une conversation qui lui fabrique une espèce de moi de rechange : « Il ne faut pas-te inquiéter. » Je lui dis – parce qu’il dessine ces lettres, puis après il fait comme ça, mais ce n’est pas pour les effacer, c’est comme s’il voulait les saisir. Donc monsieur Bricolage sort son barda : « Si vous voulez, vous pouvez les modeler. » Évidemment, comme c’est de la pâte à modeler de couleur, il commence à en becqueter un peu. Je fais bien attention quand je fais mes courses rue des Franc-bourgeois, je vais d’abord au rayon comestibles. Au rayon comestibles, je dis : « Je travaille avec des gens qui mangent la couleur, donnez-moi des couleurs mangeables. » Il mange, il mâche, il fait une petite bouillie. C’est assez peu ragoutant, je dois dire. Il met la bouillie comme ça sur des feuilles ; il y a plein de feuilles, il y a plein de bouillie, et il fait des lettres. Il fait les lettres qui viennent de l’alphabet. Comme les pattes de l’alphabet. Vous n’avez pas fait ça quand vous étiez petits ? Du bouillon gras aux pattes de l’alphabet. Comme ça, vous pouvez mettre votre prénom au bord de l’assiette. Vous étiez content, vous étiez le roi du monde. Vous finissiez votre bouillon, il était un peu froid du coup. Alors là, il y a un truc absolument extraordinaire, parce que la première syllabe de son nom, c’est « fou ». Il s’appelle « fou » quelque chose. Il me dit : « Je suis monsieur Fou pas fou. » Il est dingue, mais il n’est pas fou. Il n’est plus malade de sa folie. Quelle mémoire, ce type ! Parce que quand j’ai commencé à me solliciter qu’il me supporte enfin : « Pourquoi vous ne mangez pas avec les autres ? » « Parce que je n’ai pas de bouche. » Pendant longtemps, c’était le shifter, le jingle, l’embrayeur de nos entretiens. Il arrivait, il disait : « J’ai une bouche, pas de bouche. » Je détaille, j’articule : « J’ai une bouche et pas de bouche. » Mais lui, c’est : « J’ai une bouche pas de bouche. »Trois ans après : « Je suis Monsieur Fou pas fou. » Ce n’est pas pareil. « J’ai une bouche pas de bouche », c’est exactement comme les gosses psychotiques qui disent : « Je veux du pain pas de pain », « je veux de l’eau pas de l’eau ». C’est-à-dire qu’il n’y a pas le jeu de la bobine sur le signifiant. C’est immédiatement oui et non. Et quand il dit : « Je suis Monsieur Fou pas fou », c’est un jeu, presque un jeu de bobine. « Je suis Monsieur Fou, pas fou. » Il se situe très bien dans cette interstice entre « fou » et « pas fou ». Il a constitué avec ces lettres une espèce de rébus où son nom et le mien sont entremêlés. Il écrit quelque chose comme « Fouville », puis quelque chose un peu après qui évoque son patronyme. À partir de quoi, je peux vous assurer que ce type est complètement, radicalement sorti de son Cotard. Il n’y a plus eu pendant des années le moindre signe chez lui d’hallucination qui lui disait « tu vas crever », ou plutôt « tu es crevé », aucun signe de négation des organes. Il avait réussi à faire tenir des lettres et il avait opéré ce que je dirais ce paradoxe de la psychose : il avait opéré une chirurgie sur son corps sans corps. Une espèce de chirurgie, une espèce de cartographie des bruits, une espèce de trognon de transfert, une espèce de trognon de fantasme, une espèce de trognon de pulsion. Trognon de pulsion : « La tortue me regarde. Je suis sa patte. Je suis ce qui peut être un mouvement. » J’ai pensé à la pâte à modeler, parce qu’il disait : « Je suis sa patte. » Un trognon d’écriture, un trognon de plausibilité – « trognon » en terme assez savant s’appelle des sinthomes. C’est un terme assez savant, peut-être trop savant. En terme trivial, ça s’appelle des suppléances. « La suppléance est au psychotique ce que la résilience est à l’enfant des rues. »Revenons, pour terminer, à cette histoire de maison qui s’effondre. Qu’est-ce que c’est que la maison qui s’effondre ? Ce n’est pas le moi simplement, c’est le préconscient. C’est le préconscient en tant que c’est la barrière qui fait… des mots, renvoyant un peu certains des mots, qu’on pourrait appeler des signifiés, au… usage de leur commodité sociale et permettant le travail de l’inconscient, c’est-à-dire l’écriture sous forme de traces et de lettres de ces bombardements de représentation qui assaillent tout sujet. Revenons, encore une fois, à certains textes de Freud dans les Nouvelles Conférences, mais à un autre moment. Freud indique qu’il s’est trompé. Il s’est trompé par restriction : « Quand en 1895, dans les études, j’ai énoncé que les hystériques souffraient de réminiscence, je me suis trompé, non que les hystériques ne souffrent pas de réminiscence, mais parce que les psychotiques également souffrent de réminiscence. » Je vais, pendant les minutes qui restent, détailler ce point-là. Il est d’importance. Dans les années 1930, Freud a reçu pendant un an et demi un patient psychotique qui reste dans l’histoire des prises en charge de Freud connu sous le deux lettres : A et B, l’"abbé" de Freud, qui lui avait été adressé par le pasteur, Pfizter sur recommandation de Breuer. Ce n’est pas une anecdote, parce que tout ce que Freud a pu – en écrivant des lettres très gentilles du reste à la maman du patient –, tout ce que Freud a pu emmagasiner, non pas comme savoir sur la psychose, il était constamment en échange avec Binswanger, dans une espèce de liberté de ton. Autant pour ses disciples, il disait : « Attention à la technique quand même, pas trop de fantaisie. » Binswanger disait : « Avec les psychotiques, vous pouvez y aller. »Tout ce que Freud a collectionné comme matériel lui a permis la rédaction d’un article en 1927 tout à fait important, c’est l’article sur le « Fétichisme ». Il faut quand même savoir que l’article sur le « Fétichisme » de Freud ne repose pas, loin de là, sur une seule clinique de la perversion, mais bien sur une clinique de la psychose. Ce qui explique pourquoi du reste, dans le fétiche – parce que c’est toujours à plusieurs niveaux, c’est extraordinaire – dans le texte de Freud n’est pas seulement cette espèce de lustre qui protège le sujet de se souvenir qu’il a entrevu la castration de la mère, mais que le fétiche, c’est également quelque chose qui est consistant et qui donne, par retour au sujet, le sentiment d’une légère garantie de son existence. En d’autres termes, écrivant sur le fétichisme, Freud écrivait bien sur le rapport du sujet psychotique à un certain nombre d’objets, qui n’avaient pas de trace du reste d’objets qui prolongent le corps sous forme d’outils, mais qui avaient fonction de fixer un certain nombre de bombardements sensoriels sous le primat de la trace, trace donnée à lire dans le transfert, qui faisait de cette trace la lettre évidemment indéchiffrable, mais consistance de la logorrhée ou de la glossolalie psychotique, c’est-à-dire l’écho sur le corps de cette réminiscence dont parle Freud, qui n’est rien d’autre que la réminiscence de la langue. « En d’autres termes, ce dont souffre les psychotiques, c’est d’une réminiscence qui n’est pas la réminiscence qui est amenée par levée de refoulement, mais c’est la réminiscence en prise directe de l’écho des premiers investissements sonores qui reviennent sur le sujet comme des événements sensoriels, capables de ruiner ce qui pourrait encore lui servir de préconscient. » Voilà ce que c’est que de souffrir de réminiscence. Freud est d’une exactitude exemplaire en disant que ce dont il souffre, c’est des premières impressions sonores lorsque les mots n’étaient pas encore travaillés par la grammaire de la langue. Quand même, quand on a lu ça, eh bien on peut effectivement penser que notre travail avec des patients psychotiques, c’est de permettre cette création ou cette fabrication du trait et de la trace, qui vaudra non plus un lettrage de la langue mais très certainement une figuration de ce qui peut faire bord dans la langue. Et on retrouve à l’évidence – parce que rien de ce que j’ai dit n’est particulièrement original – la définition de Lacan de la lettre, à savoir faire un bord avec la jouissance. Donc, il est tout à fait possible de créer du littoral avec la psychose, à mesure qu’on permet à certains patients et qu’on s’autorise aussi de raconter leurs rêves autrement qu’en faisant de leurs rêves la dictature d’une machinerie hallucinatoire. Voilà, c’est tout pour ce soir, allons boire un coup !

Olivier Douville