Présence du visage, pouvoirs des masques

Par Olivier Douville

Miroir , « Mi-voir ».

La thématique du visage suscite en chacun un sentiment contrasté et puissant :on redoute la perte du sentiment de soi dès qu’on se sent – y compris par soi-même- regardé de travers, on traque dans le visage déformé par des traces de grimages et des maquillages, une sensation de familier, presque plus puissante que celle que délivre toute assurance de familiarité.

L’enfant se mire dans le visage maternel, il s’y confond, y entrepose et y entremêle ses impressions indistinctes. Au point que Winnicott a pu proposer que le visage maternel soit le premier miroir de l’enfant. Aussi bien sera-t-on fondé à nommer le visage maternel comme premier « mi-voir » de l’enfant, où l’enfant précipite la perception de ce qui remue ses jours et ses nuits : ses prises de nourriture et ses confiances dans un sommeil bercé. Il y suspend ces perceptions à la retrouvaille et à la reconnaissance d’un visage forme et paysage qui revient fidèlement s’émouvoir et enchanter le monde. Et le corps de l’enfant passe et se développe autour d’une expérience émotionnelle, et plus tard affective, de l’espace signifié et orienté par la présence maternelle.

Déjà s’est tramée chez Freud cette hypothèse qui, à partir du visage, et du visage de la mère, aiguise la dimension d’un point d'inconnu -un ombilic en centralité externe, une antécédence de l'étranger- comme fondateur de la psyché. A cet égard, reprenons brièvement ce qui est nommé complexe d'autrui dans l'Esquisse. Ici, Freud introduit le principe d'identité. Tous les mécanismes psychiques auront pour but une identité entre la mémoire et le percept lorsque le sujet vit une tension qui ne saurait s'épuiser par la décharge motrice et pulsionnelle. Les processus mentaux ne sont pas réservés seulement à la réalisation d'une décharge motrice ou biologique adéquate. Dans l'acte mental le moi recherche l'identité (principe d'identité, expression fondatrice d'une philosophie de la présence). L'attraction de l'image investie par le désir d'une part, la vigilance et l'attention d'autre part, facilite le processus d'identification de l'image mnémonique avec celle investie par la perception. Nous avons là une préforme de l'activité de jugement. L'énergie psychique ne suit plus des frayages primaires, cette dérivation ci implique, au contraire, un investissement dirigé du moi. Dans certains cas, l'obtention de l'identité suppose un acte moteur du percevant. Il est des cas de reconnaissance où la perception ne s'accorde pas absolument avec les traces mnésiques dont la reviviscence est désirée. Cette perception est investie et permet soit des associations sans activité de jugement, rêveries, soit le déploiement de l'activité de jugement. Il peut exister un ordre d'identité au niveau du tout et des distinctions au niveau des parties. Réminiscence et connaissance se retrouvent tout à fait impliquées et possiblement antagonistes au moment de la constitution de la première subjectivité, lorsque la perception d'autrui se construit par rapport aux différents fragments d'images que le sujet a de lui-même.

Freud part de la rencontre entre l'enfant et une personne, une altérité remarquable en cela qu'elle est du même ordre que celle qui lui a permis et donné les premières expériences de satisfaction et donc, aussi, son premier déplaisir. Il y a donc un intérêt psychique pour cet autre qui est aussi l'autre de la puissance: puissance de donner et de priver, d'être là ou pas, de répondre à la demande ou de la refuser.

Il va y avoir un moment où dans cette temporalité de la subjectivation, les divers segments de la reconnaissance moi-autrui vont s'apparier en séries de translations et clivages qui ne sont pas synchroniques entre elles. Les éléments que Freud citent sont les traits du visage, les mouvements de la main, les cris. Le cri surtout, comme poinçon de l'objet sera logé en mémoire. C'est à partir de la répétition du cri que le sujet se souvient. La remémoration repose alors non sur la réapparition du perçu, mais sur son lien avec l'organisation de la parole. La référence à l'autre humain dans cette conception freudienne du jugement est tout à fait primordiale. Freud se démarque de tout sensualisme.

Poursuivons. Quelque chose peut se détacher de la chaîne réflexe des objets signaux suspendus à des réminiscences de plaisir et de déplaisir et exercer sur elle la tyrannie de ses effets de retour. Il y a dans toute construction psychique humaine du refoulé irréductible. L'enfant, lui, est sensible au fait qu'il y a un reste qui échappe à ses capacités de pensée et d'agir. Au-delà de ce qui s'offre à ses facultés de compréhension, par-delà les gestes et les présences de l'autre, ses intentionnalités éparses ou régulières, il y a de l'énigmatique. On pourrait alors supposer que la pensée se constitue en parallèle avec le désir par les voies de l'interrogation sur ce qui se manifeste de la part du prochain comme désir ignoré.

En ce point fantasme et événements sont liés

Mais alors que le fantasme met en œuvre des traces investies dont il lui faut exclure ou déformer la représentation de leurs origines pulsionnelles, l'événement se constitue rétrospectivement au point focal où des traces vont converger pour désigner un même référent temporel. C'est seulement pour une activité de pensée que l'événement peut se proposer comme étant déjà arrivé. Dans l'inconscient, on ne peut postuler que l'existence de représentations connectées et connectant les unes aux autres des traces mnémoniques qui portent la marque de leur origine.

La scène du complexe d'autrui (Nebenmensch) ne se referme pas en achèvement. Se voir en l'autre ouvre sur l'unification imaginaire, mais sur la menace aussi d'être dessaisi de l'autre, chuté de lui. Nous reconnaissons là une impossibilité à ce que la rencontre et la confrontation avec l'altérité puissent nous rendre transparente sa volonté à notre égard. Pas de symétrie. Pas d'exhaustion possible de toute l'histoire d'un sujet, ni même de lecture possible de l'ensemble des textes épars et des mots et trop vagabonds et trop coagulés qui le sertissent et le traversent. Et c'est au moment de l'articulation freudienne du mythe primitif de ce complexe d'autrui, que se dévoile aussi que c'est sur un effacement inaugural, un oubli, que se construit la première certitude concernant ce qui relie le sujet à l'Autre.

Or l'idée même que le principe de plaisir recherche de l'identité avec le premier évènement perçu, ne va pas sans contradiction . Ce premier événement à avoir fait et laissé trace de perception est affecté d'une charge exorbitante puisque le principe même de la trace implique un perte irrémédiable, un écart entre perception et mémoire. Et tout un pan de la première topique dès qu’il veut assimiler l'erreur de jugement aux processus primaires, aboutit à la conclusion que les processus secondaires sont eux aussi contaminés par l'erreur qui traduit l'incidence du désir.

C'était déjà la Lettre 52 qui posait que pour avoir accès à la représentation de mots, le psychisme doit passer par le principe de différentes strates d'engrammes et de traductions, soit différentes substitutions qui impliquent des pertes sans remèdes. Ces propositions et hypothèses ne font plus de la mémoire un acte du sujet visant à retrouver un passé dérobé. La mémoire réinscrit, remanie, met en fiction. C'est cette traduction et cette réécriture qui sont en oeuvre dans la situation analytique. S’il est alors possible d'en tirer enseignement utile à ce domaine de nos recherches théoriques à propos de l'articulation sujet/collectif, on peut alors envisager la proposition suivante : la mémoire suppose pour réécrire ses fictions un topos d'illusion construit par la parole rendant possible la traduction, le déplacement, là où elle a été en défaut.

De ce passage de l' Esquisse, il ressort que l' investissement de l'objet ne peut être mis au compte d'une opération purement mécanique se passant d'un sujet. L'identité est bien un événement à obtenir qui vient troubler le processus de la décharge en imposant un détour d'investissement. Car dans sa constitution même l'objet dépend de l'appel, c'est à dire du cri. Il en résulte une perte de l'autre entre ses traits et son être (Das Ding). Ce qui se révèle dans le trouble de la pensée c'est le trouble du complexe d'autrui, l'objet ne dépendant pas d'une perception réelle.

Dans l'Esquisse, la source majeur de la quantité d'excitation psychique vient de l'extérieur tandis que dans les conceptualisations ultérieures elle viendra du corps. Plus précisément des pulsions, qui dessinent la cartographie érotique de cette zone frontière, sise entre somatique et psychique, et qui n'a pas de correspondant direct dans le psychisme.

Soit, mais nous reste la question de savoir sur quel socle du vivant et du psychique, de tels agencements trouvent leur point d'appui ? La réponse est là dans la Lettre 52. En deçà, nous sommes dans le registre des représentations de perceptions (que Freud appellera des Perceptions- signes), qui ne sont agencées et reliées que par des extensions de fonctionnement du corps, en commandent les articulations. A ce niveau, il n'y a place pour aucun sujet de la perception, pas de percipiens qui serait origine et source du perceptum. ce sont des impressions sans mémoire qui sont, au bout de l'appareil psychique, la manifestation d'un réel sans sujet, matrice d'une écriture où le sujet aura à advenir. Dès les premières inscriptions, celles données par les " signes de perception " et incapables de conscience , il s'agit d'une écriture dépourvue d'ordonnancement, de sens, pur chiffrage. Il s'agit là d'une modélisation de l'association qui prend en considération la construction psychique du corps. On trouve présente ici la mention d'excitations, de manifestations physiologiques accompagnant le processus de pensée .

Cette centration somatique des processus de mentalisation du lien à autrui ne disparaît pas, elle subsiste et devient camouflée (c'est à dire capable de revenir à nouveau au premier plan de l'activité mentale) dès que le sujet en vient à se représenter dans le langage. Une telle construction somato-psychique se loge et se démultiplie dans les jonctions imaginaires et symboliques du rêve et de la parole.

La pulsion de voir et ses avatars est bien liée à ce qui organise la temporalité de la pulsion orale. En ce sens ce que renvoie le visage maternel, ce premier continent identificatoire de chaque petit d’homme, dès que s’y associe la capacité de retour du mot, de la parole du chant et donc du grain de la voix, est situé comme dépendant d’un double mouvement : de la demande de l’Autre s’origine la pulsion, qui est d’abord jouissance, puis excès de jouissance rejetée au-dehors. En même temps l’Autre se divise en une part compréhensible et une part incompréhensible – qui sera identifiée par Lacan à la « chose » même, soit la part à jamais inconnue de la mère. Cette relation d’inconnue n’est point la relation dite « incestuelle » qui fait de la maman le partenaire œdipien qui s’interdit de jouir du corps de l’enfant, dans la mesure où un autre que l’enfant est supposé détenir les clefs de son désir et de sa jouissance.La mère comme suprême bien est référée à la Chose, elle n’est pas ici encore à situer en tant que le partenaire œdipien [1].

Revenons à ce qui se détache du corps du premier autre, lorsque se franchit la passe dite du « complexe d’autrui » : une part compréhensible permet au sujet d’adopter les traits de l’Autre qui se feront lettre. L’enfant en ce moment-là n’absorbe pas l’autre, il le strie, le découpe, le territorialise et le localise. Ce que Mélanie Klein avait génialement établi. L’enfant se fait alors manipulateur et découpeur des premiers flots continus de matières, au premier rang desquels vibre la vocalisation. Le flux pulsionnel qui recevra sa grammaire par la dialectique de l’appel et de la demande est, en ce temps-là loin de trouver des objets adaptés et des orifices spécifiés, est dominé par des continuités rythmées entre les trous du visage, trou de la bouche et trou de l’oreille, qui, peu à peu, trouveront leur localisation. Notre prudence nous fait ajouter que nous ne pouvons postuler et situer un tel temps « primitif » que par un raccordement entre des observations fines (E. Bick, M.-C. Laznik) et nos propres mythologies de la psychogenèse de l’Autre.

Or, l’archéologie du corporel pulsionnel qu’inscrivent les masques, diffère d’un masque à l’autre. Il est des masques qui distinguent des orifices, sources pulsionnelles établissant les registres diversifiés des trous de la face humaine. A cette condition exclusive, ils pourront être portés, soutenus par la verticalité du corps et couvrant la face de la personne qui les porte. D’autres masquent, au contraire, lissent en des trajectoires tordues et non symétriques, des sources pulsionnelles conjointes et confondues, telles de grandes biffures qui tordent la matière même de ce masque en une large biffure tordant la visage de la bouche à l’oreille. Ces derniers masques ne sont pas portés, tenus dans des réduits secrets ils sont présentés tenus à bout de bras et jamais collés au corps de qui les brandit, lorsqu’il convient de les faire surgir aisi de la nuit des ombres afin de rétablir un désordre ou de soigner un mal.

Levinas, avec Freud

Aussi le visage n’est-il pas que perception du visage. Il est un lieu carrefour où se juxtaposent le regard et la voix. La langue des Bambaras (Mali) est, à cet égard, d’une grande ressource symbolique qui dit le visage « Niéda » à partir du mot « Nié » (œil) et du mot « Da » (bouche). Du premier miroir, celui de la mère, renvoyant en miroir l’enchantement vocalisé du monde vu, au second, la surface spéculaire permettant à l’enfant de s’affronter au reflet puis de se faire miroiter dans le stock des mots qui décrivent les orbes des formations de l’idéal, il ne s’ouvre pas qu’un passage linéaire. Un reste d’indécision flotte, comme une brume, et insiste. Un reste qui fait de l’expérience de notre projection dans le visage ému de la mère une mémoire rebelle qui accompagne, sans s’y résorber, nos pauvres courses où nous nous refermons vers la conquête d’une belle image de nous-mêmes.

Et si Freud fit de l’expérience du complexe d’autrui une scène initiatrice à la genèse du sentiment moral, c’est aussi que cette scène dans ses réminiscences, loin se clore dans une fantasmagorie de fusion de la mère et de l’enfant, ouvre au cœur de chacun le sentiment d’une fragilité impérieuse et d’une responsabilité envers le dénuement et la vulnérabilité du visage humain. Un philosophe a pour ainsi dire retrouvé quelques-unes des brisées de Freud. On retrouve ici Lévinas, loin de toute cette transcendance qui lui fut supposée à tort par Badiou, fidèle à ce moment de surgissement antérieur à toute régulation discursive du lien de chacun à autrui, surgissement de ce qui serait la matrice de solidarité de chaque vivant-parlant à l’espèce humaine. La thèse centrale de Lévinas, et elle est aussi essentiellement freudienne, est de relier le sentiment de la morale à une responsabilité devant cette expérience fondamentale de concernement que cause chez tous le dévoilement du visage.

Suffirait-il de croiser Freud et Lévinas pour que nous posions que toute conception de l’ « être-là » du sujet dépend de cette expérience fondamentale du rapport au visage ? Sans doute les théoriciens du développement articuleraient ici des données que nous ne connaissons pas bien ; la psychanalyse, quant à elle pose que si le sujet est ultérieurement représenté par une combinaison de mots et de place, qui sont refoulés, il se signifie ailleurs. L’image serait ici de proposer que le sujet a toujours, dès avant sa naissance, un siège chez l’Autre. Eh bien avancer une proposition comme celle de « demeure », ou de « don de la demeure dans l’Autre et par l’Autre », n’est pas avancer une formule métaphysique ou transcendantale. Au contraire, cette assertion emporte des conséquences concrètes et matérielles. Nous ferons de l’expérience primaire du visage le temps du premier don de la demeure dans l’Autre. Le rapport à l’autre est alors un rapport à l’Hôte, énoncé qui renouvelle, dans le mouvement de Freud et dans celui de Lévinas une conception classique de la subjectivité. L’expérience du visage est ce qui définit l’hospitalité dans le monde humain sensuellement et sensoriellement mis en acte et en rythme par le visage de l’autre. Ce qui ne signifie en aucun cas que le sujet se règle, points par points, traits par traits, signes par signes, sur le visage maternel rendu à sa familiarité -ce visage maternel comme premier miroir. Cette formulation « L’expérience du visage est ce qui définit l’hospitalité dans le monde humain » rend compte ab initio d’un sujet qui est un être humanisable car ouvert à un autre plus grand que lui par quoi il l’envahit au-delà de ses propres limites. Et par les remous de sa motricité, de sa sensualité, par la sonorisation de ses traits, le visage ainsi constitué, véritable pont entre le visage à venir du sujet et le paysage du masque parlant et rythmé qu’offre la mère, suffisamment vivante, est une œuvre vulnérable. Se faire le dépôt, le garant et, au besoin, le défenseur de cette vulnérabilité est, on le sait, la tâche éthique que Lévinas concède au sujet, renouvelant ainsi, mais pour nous pas sans Freud, une théorie de la subjectivité responsable et éthique.Par là, tout comme Freud, il nous éloigne de la réduction de la théorie de l’identité à une théorie de la connaissance (i.e. de la méconnaissance du « stade du miroir » chez Lacan), car connaître c’est toujours prétendre connaître pour s’y reconnaître. L’infini de l’exigence éthique, cette disproportion, elle est insatiable et elle est à la mesure de cet aspect élémentaire de la relation d’inconnu qui se joue dans la fabrication du visage lors du complexe d’autrui.

Passage de visages

Qu’avons nous perdu dans le passage de la relation à ce visage premier à la reconnaissance de notre visage dans tout miroir ? dans ce passage du dévoilement/création première de la face humaine comme première maison de l’être à la dynamique des identifications et des sériations d’identité. Que voyons-nous lorsque nous sommes surpris par le surgissement d’un visage, à nos yeux ? Des marques familières, des signes distinctifs, des tics, quelques traits ? Et qui irait s’attarder sans péril à se perdre dans la contemplation de son visage sans l’assigner à un spectacle, sans le peindre ou le raser de frais, le figurer déjà comme une surface à aplanir pour y laisser place au décorum social, indispensable, bien évidemment indispensable ? Qui mesure encore le risque qu’il y a à être saisi par un visage ? Le coup de foudre possède un peu résistible parfum d’immortalité au moment où, irrécusable perception, infinie sensation, le visage de l’aimé(e) s’offre pour émergence d’une hospitalité primordiale sans histoire, hors histoire ? La littérature des aliénistes est aussi riche d’observations sur ces signes du miroir. Elles recensent ces moments où les patients, dans le plus térébrant des silences, captent l’infamilier de leur visage, sentent se déformer face à ce réel qui troue la surface gelée du reflet et ne quittent cette fascination figée que sur deux modes, répétitifs : se sentir happé par un trou dans l’image, et chuter là où seul le reflet fait appel, alors il se délite, se fissure ; ou s’imaginer l’orthopédie du « petit ami du miroir » ce petit doublon qui est là, patiemment modelé par des hallucinoses. Ce compagnon d’infortune fait signe. Il est et n’est pas le sujet, et si bien même il deviendrait, in fine, un joyeux compagnon, un ami fiable, il conviendra toujours que le malheureux fou s’assure de la permanence de son aide, en restant sans repos, planté devant la vitre, le miroir ou toute autre surface réfléchissante. Et les cliniciens qui travaillent avec des psychotiques dissociés connaissent bien la façon bouleversante qu’ont certains de ces patients à devenir des doubles dans la posture ou la mimique de leur thérapeute, sans qu’il soit possible, fort heureusement de confondre ce mimétisme avec une stratégie de séduction…

Masque et face

Le visage commun, celui que parcourent les traits de nos écritures du visage, celui qui se signifie et rassure, n’est plus qu’un vague et lointain souvenir de l’expérience première du visage dont quelques philosophes, quelques psychanalystes, de rares artistes et de nombreux aliénés nous offrent encore un rappel. Aussi cette préhistoire que la fabrique sociale du visage franchit n’est point abolie pour autant. Une rencontre en est possible. Risquée. Se jouerait ici un ballet entre les notions de masque et de face. Les anthropologues, dont surtout Lévi-Strauss, se sont montrés sensibles à ce que dans les peintures faciales et corporelles étaient signalées et signifiées des torsions systématiques de la perspective frontale, celle du « face à face ». Lévi-Strauss a nommé cela le « dédoublement de la représentation », qu’il a retrouvé aussi bien chez les amérindiens, qu’en Nouvelle-Zélande. Ce dédoublement consiste à figurer un profil par deux profils collés par la bouche ou par le regard. Il ne s’agit pas ici d’un masque qui serait un portrait mais bien d’un fracas de la dimension de mise à plat des lignes du visage et dont les arêtes, par leur aplatissement, réduites à des lignes qui s’entrecroisent et se condensent, viennent contrarier tout perception reposante de la face humaine. On dirait que la forme du temps de la parole a tordu ces visages. Notre relatif enchantement, ou bien encore notre malaise devant ces figures étrangement réunies, vient de ce que nous perdons trop souvent de vue qu’il n’y a pas que la perspective qui soit propre à faire surgir la troisième dimension, la perspective a cette vertu de poser le point de fuite, au loin, le plus loin possible du corps du spectateur. Or, d’autres surgissements de la troisième dimension sont donnés par des collages topologiques saisissants. Ce visage primordial que fixe le masque étudié par Lévi-Strauss est une surface creusée mais désorientée. Fait, le plus souvent d’une substance qui n’a pas cours dans les échanges marchands et les trocs mais qui se consume souvent dans les rites de destruction ostentatoire des biens (Potlatch). Le masque le plus envoûtant, celui dont la matérialité et la présence résistent à sa codification sémiotique, ce masque étudié par Lévi-Strauss, de Tristes Tropiques à la Voie des Masques est disposé comme une surface non orientable, non interchangeable, non découpable, car non assignable à un seul point de vue. Sa disposition met en valeur le surgissement d’objets qui sont à la fois en dessous et en dessus. Le masque est autre chose qu’un artifice qui couvre la face (j’étonne encore mes étudiants lorsque je leur rappelle ou leur apprend que la plupart des masques ne sont jamais « portés » ! ), il est une surface qui tente de représenter une écriture. Non seulement, comme le voulait l’anthropologue au point qu’il le démontrât, l’écriture de ce qui organise le jeu social, mais plus radicalement l’écriture du surgissement de la parole, du surgissement du son humain en ce qu’il humanise le percept et la communauté des percepts. Au point que chaque figuration du visage est doublée par un contre-masque qui en menace l’ordonnance spéculaire la plus commune. Souvent le masque souvenir de l’informe et du surcroît de jouissance pulsionnelle voisine avec une figuration plus ordinaire, plus sociale de la face humaine. Moins éprouvante. Ainsi un masque swaihwé aux yeux ardents et bien fixé sur sa base cylindrique, évoquant et convoquant dans sa perfection formelle le chemin direct de la voix humaine qui va de la gorge à la bouche, ne peut-il être compris que par relation à une autre figure de la face, aux yeux exorbités, ou désorbités, qui renvoie à la signification du mari qui aurait contacté un mariage à ce point trop exogame qu’il en aurait perdu les yeux. Pour de nombreux peuples, une alliance mesurée, réglée est associée à la bonne vue, une alliance trop proche ou trop lointaine à une perte des yeux. Aussi le masque tempéré est-il cadeau de mariage, tel ces masques tout à fait spéculaires, qui, pour un Swaihé est une monnaie, un moyen de bien marier sa sœur, et la figure déformée est-elle le plus insolite et insolent rappel de l’intrépidité du désir humain d’aller chercher et garder l’objet d’un désir qu’aucune règle d’alliance ou de parenté ne codifie et ne contrôle.[2]

Ainsi l’on voit que les deux registres du mythe et du rite (le port et la présentation du masque, avec les nuances établies supra.) font se croiser et se correspondre toute une population de visages où, toujours et systématiquement, l’objet spéculaire qui fait la face de la face est contredit par un objet anamorphotique et diffracté qui contrarie ce repérage en miroir du visage humain. Moins pour le bannir que pour en célébrer les tourments de sa genèse, soit l’imposition de la dimension de la parole sur le réel de la chair et de la peau.

Ce dernier objet, le masque comme visage en anamorphose contrariant l’image de « soi », nous préoccupe maintenant dans ce modeste article.

L’objet « masque » étudié ainsi comme un conglomérat de lignes dispose en une tension le jeu de l’écriture (le masque est alors une écriture, un lieu recouvert par des traits et des lignes) et de la parole (le masque comme appel au dire et au dire du chant). Pas de maques donc qui ne viennent référer à un usage langagier du masque. Usage qui relie celui qui parle au masque, le présente, ou plus rarement le porte à la face cachée du monde. Le masque propulse hors du temps et fait renaître ce moment de la naissance du monde humain, qui se dit moins qu’il se montre et se « souffre » ; lorsque le monde n’était pas encore un rêve du corps, mais un chaos à peine ordonné. Aussi les cultures qui, à l’instar des Dogons, mirent en équivalence invention des masques et invention de la finitude et de la mort, d’une part, le culte des âmes et l’institution des masques se rapportant aux ancêtres morts, d’autre part, ne font-elles que nous rappeler en quoi le commerce de visage à visage ne se résume pas à une confrontation spéculaire. Ce commerce rappelle et reprend ce temps du surgissement de la présence humaine comme présence humanisée dans un monde où l’humain sait donner accueil, trouver et créer cette troisième dimension qu’est celle de la parole vivante, portée par un corps pulsionnel, signifiée par un visage humain. Opération d’humanisation de la face qui ne va jamais sans risque, ni sans reste.

Et si le masque célèbre le surgissement de l’intentionnalité humaine de la face, il ne s’en fait pas moins, parfois, le mémorial et le dépositaire d’un informe préalable. Informe qu’il expose et tord, qu’il domestique et traduit dans ses lignes et coud dans ses traits, mais que son poids de substance rappelle, car elle est faite souvent de ces matières non régulées par les signifiants des échanges, car, substance disjointe des discours qui raisonnent les usages des matières, elle est le reste flottant de l’humus du monde. La texture errante d’un matériel originaire, la pelure de la Chose même sous-tendant la face première exhaussée et emportée par le miracle du son humain, de la parole. On ne comprendrait rien au masque si on le clivait par découpage raisonné -et cela est trop aisé- dans un jeu d’opposition entre le figurable spéculaire (la graphie du masque, son argument anthropophormiste et psychologique) et l’obscène de sa matière, son envers de la face qui en constitue pourtant le socle. Ces deux aspects sont solidaires ; leur conjonction rappelle l’instant mythique que le développement de la culture nous a fait perdre de mémoire et de vue, cet inaugural où le temps avait une forme et la mort était encore un fracas sans précédent encore. Or, pour qui pense la relation complexe et tordue entre la personne humaine et le masque, l’écart n’est plus maximal entre le spéculaire et l’ « obscène », et, contrairement aux lieux communs vers quoi sombra la pensée de Bataille, le masque n’est en rien cette exténuante « part maudite » du visage, quand bien même il en est la hantise. Le masque n’est pas que le résidu intimidant d’une victoire sur l’informe. Il est travail sur l’informe et par l’informe. Sa substance n’est rien de plus que la marque du travail de la mort sur la matière, de cette hantise de la mort qui se conjure en la célébrant, la parant, jamais en la déniant. Il se propose comme cette médiation ultime entre spéculaire et obscène, défigurant le spéculaire et le distordant dans plus de miroirs non-plats que nous ne pourrions en Occident les concevoir et les façonner. Ces torsions humanisent l’obscène sans en faire l’occasion d’une théologie funèbre et maudite, ce luxe de la pensée anémique d’un Bataille toujours hyper-chrétien et, fatalement, moraliste. Apercevons, derrière et dans les traits et les lignes du masque, le réel de sa substance.

Masque, face et susbtance

Un objet nous attend ici. Il est au Musée Guimet, à Paris, une pièce d’art japonais, plus qu’insolite. Une de ces œuvres en face de laquelle le promeneur, flânant, laissant couler indolent son regard, se sent convoqué vers un autre lieu du regard. Une autre scène, donc. Il s’agit d’un buste japonais d’un souverain Nara fait de franges de chanvre, recouvertes de cire, et disposées les unes sur les autres jusqu’à aboutir à la forme à la fois pétrifiée et sidérante d’un visage d’une actualité douloureuse. Un visage qui ne vous lâche plus. Qui vous fixe. Voyons de quoi cette rencontre est faite. Voyons ce que ce buste inflige à qui le regarde. Mais débutons progressivement. En un premier temps, il n’est ici point superflu de délivrer de l’information. Nara fut la première véritable capitale fixe du Japon. Elle fut fondée en 710 et resta capitale pendant 74 ans. Avant Nara, les capitales migraient de royaume en royaume. Les plus anciennes sources de la croyance shintoïste faisaient de la mort l'impureté la plus grave. Lorsqu'il s'agissait de la mort du souverain, alors l'impureté frappait la capitale; il fallait en conséquence détruire les palais et aller ailleurs les reconstruire. Au début du VIIIe siècle, on comprit qu'il fallait créer un centre plus durable pour le gouvernement et l'administration de l'État. Nara fut bâtie sur le plan de la capitale chinoise Chang’an, selon un projet grandiose. C’est du siècle septième que date ce buste. En lui sourdent les terreurs antiques du shintoïsme. Si tout, dès ce siècle, devient histoire de fixation, alors, il est inévitable que fleurissent les légendes, les mythes politiques et que se pétrifient dans la mémoire des archives. Le passé se fait réminiscent. Mais ce buste lui obéit à un autre régime temporel. Fait de rebuts, de ces supports que sont les fibres de chanvre, il semble surgir d’un point qu’aucune historisation ne saurait fixer, ne saurait dater. La vie qui l’anime n’est pas celle de la temporalité, du récit. Son passé est anachronique. Le présent dans lequel il nous plonge, car c’est bien lui qui nous fige et nous pétrifie, est riche d’une mémoire première. Pas d’une mémoire qui se repose dans les écrans ou les écrins du souvenir. Rien donc d’une mémoire épique ne nous enchante ici. Cette façon de mémoire qui est à justement parler, un mémorial, défait en nous le tissage convenu de nos propres filiations, de nos propres romances. Nous voici exposés à un immémorial de notre propre visage. La face insolite et obsédante de ce souverain Nara nous fixe par l’intermédiaire d’un temps qui n’est plus celui de l’histoire. C’est bien le temps anhistorique de la pulsion qui séduit, menace et règne. On dirait que cette face obscure a mangé tout le champ, tout l’espace. Et que devant elle, ou même d’elle à côté, les autres visages sagement et docilement découpés par l’alternance tracée de l’ombre et de la lumière, du jour et de la nuit, s’évanouissent comme autant de faux-semblants ou de contrefaçons. La rencontre avec ce buste n’est plus la rencontre avec un objet rare, précieux, exotique, réchappé des siècles. C’est la rencontre d’une configuration qui ordonne autrement le temps et l’espace révélant le rien qui tient toute narration et toute fabrication des identités représentées. En ce point ce masque nous regarde, nous scrute, nous creuse.

Ainsi pouvons-nous par le truchement et la grâce de quelques œuvres, sises hors du temps, renouer avec une mémoire essentielle, dépourvue encore du lustre du récit, qui est celle du moment où l’invention du masque, celle du site des morts et de la sépulture, met au jour une pure signifiance de présence, dépose et dispose une forme, marquée dans sa chair même d’un lent dégagement de l’informe, imposant au regard la temporalité de son surgissement. Ce qui s’y désigne est qu’un lieu se fait possible, se construit, s’isole, se fait désir de forme, et même désir d’œuvre où s’enclôt et se réanime cérémoniellement l’anhistorique de ce lieu de sépulture. Cette structure anhistorique, trouve asile dans notre corps, dans ce que nous ressentons face à elle. Comme si nous pouvions à nouveau être les exacts contemporains de ces temps où le monde humain des formes humaines inventait un travail de sépulture par quoi les vivants pouvaient penser l’impossible qu’il y a à penser la mort.

La possibilité de sortir vivant de cette confrontation avec la mort, avec le mort qui saisit le vif, pour se faire le déchiffreur et l’héritier d’un temps historique, se fait par l’épique, le mythe. Or ce passage qui est passage vers la parole qui nomme et découpe, qui est passage vers un monde régi par le rythme et par l’opposition des signifiants primordiaux (opposition du jour et de la nuit, du vivant et du mort) ne s’effectue pas sans perte. La mémoire narrative, disjointe de la mémoire anhistorique, de celle qui est donnée par la face réelle du rebut, ne se fait pas sans perte. Et elle ne se fait pas sans la perte d’un sentiment de continuité entre son corps et le corps du monde, entre son visage et la face du monde. Le souverain Nara qui nous hèle et nous attire à lui, c’est un peu encore de cette continuité perdue entre notre visage et le Monde qui revient sur nous et nous dépayse de nous-mêmes, nous étrange, nous rend paradoxalement seul et recouvert d’une ancestralité primordiale.

Pourquoi la matière même par quoi ce buste est fait joue-t-elle un rôle si éminent ? L’empilement des couches de chanvre, leurs longues infusions les unes dans les autres, abouche sur une compacte continuité, sorte de substance jouissante, sorte de tissu psychique, peu à peu animé, qui fait tresse avec une vie mentale encore sans jour et sans nuit, sans lumière et sans ombre, une vie de l’esprit en limbe, insistante. Loin de n’être qu’un surajout de misérables restes, ce volume que l’on obtient par la concaténation de cette forme active qu’est devenu le rebut, nous fait accéder à un geste encore plus ancien, un de ces gestes par lesquels, décisivement, une culture se fit civilisation. Ces bandes de chanvres, les unes aux autres confondues, mais ce n’est pas une forme seulement qui en surgit, c’est un geste humain, qui s’y manifeste : l’enrobement. Exhumation, découpe, enrobement, ne tiendrions nous pas ici la première triade de l’écriture, celle qui permet l’instauration d’un site où le vivant, parce qu’il l’a célébré, peut dialoguer avec le mort ? Dans les plus vénérables des masques que nous connaissons, qui ne sont pas percés de trouages réguliers ni de lignes rassurantes, on lit la voix qui accueille la majesté de la mort et déjà sa conjuration. Qui articulera, sous la présence de la grimace de la mort rythmée par les naissances, la déclinaison chantante des généalogies, c’est-à-dire, primordialement des ancestralités. Qui réservera au vivant le privilège de l’animé et animera les morts pour consoler les vivants par le lien qui les unit ensemble. Au masque alors l’antique et effarant privilège de condenser en lui et sur lui les forces de la défiguration, au masque encore le soin d’incarner la substance première, l’humus de l’humain. Et cela n’a pas de prix[3].

Qui, aujourd’hui, voudrait remonter aux plus anciennes façons qu’a l’humain de dessiner à son corps un au-delà, le montage sacré d’une doublure métaphysique, rencontrerait inévitablement un de ces premiers fétiches qui hantait les nuits du Sumer et du Nil. Quelques éclats d’os, quelques fragments de plumages, des écailles, des doigts d’écorce et de troncs, le tout entouré de bandes de papyrus ou de chanvre. Ces bandes patiemment enroulées les unes sur les autres afin de tenir l’ensemble, détrempées les unes sur les autres, infusées les unes dans les autres, réduites en magmas tremblés par endosmose et capillarité ne sont pas le plus insignifiant des matériaux. Leur insolite étendue est celle d’une mémoire atemporelle.Ces bandes de chanvre furent aussi utilisées, autrefois, et chez les anciens Japonais du royaume Narra peut-être tout aussi bien, pour emmailloter les bébés et pour permettre l’embaumement des cadavres.… A un tournant de l’histoire, qui demanderait à être précisé, où l’on fixait les souverains, les palais et les morts, où l’espace ne remuait plus ou presque, j’aime à supposer, devant ce buste, que les premiers langes et linceuls premiers dessinaient et modelaient le contour, violent, du visage du mort premier. De ce visage scrutant, par les orifices évidés de ses prunelles, le rapide ordonnancement d’un Monde nouveau d’une société qui allait progressivement chasser la dissonance, la dysharmonie, la négativité. S’y trouverait alors privilégiée la mémoire du récit sur la réminiscence des origines et des enfers.

Linceul et lange, chanvre et tissus. Moins des rebuts, certes, que des morceaux de corps du monde et d’enveloppe du monde enserrant ce qui du corps humain n’a pas encore de double, n’a pas encore été pacifié par la médiation du spéculaire : soit le corps premier du nourrisson avant toute ritualité d’accueil et le corps par quoi nous nous terminons, sans encore nous achever : le cadavre. Dès avant le miroir, il se peut alors que ces formes actives, mouvantes, encloses en leur puissance contribuent à ériger des objets interlopes, composites qui reviendraient faire signe aux vivants après avoir essuyé de leurs enveloppements les rives de l’immortalité. Leur luxuriance, patiemment, artisanalement, édifiée, pièces après pièces, chutes de tissus après chutes de tissus, rappellerait aux vivants le Monde Réel dont l’ordre de la parole les a exclus et qu’ils retrouvent en bribes, en fétiches, par le simulacre du cérémonial et le choc de sa présence. L’œuvre qui empile exsude et tord les rebuts, qui donne élan à l’informe, l’œuvre serait alors médiatrice entre les vivants et les morts, mais l’apaisement n’est jamais total, la nuit de l’œuvre tremble, remue, et nous rend insomniaque. Les éclairs qu’elle lance sont aussi des plaies. L’accord éventuel avec le spectateur n’est pas encore à l ordre du jour. Il serait bien présomptueux de convoquer en fanfare, les préjugés de la clinique afin de rectifier le charme jamais charmant que ces fétiches de nos aubes humaines ou que ce buste Nara exerce. Ce charme universel qui s’exsude du corps entre vivant et mort, ou plus exactement entre animé et inanimé, des activités psychiques qui, pour évoquer ces animation de l’humus de l’humain et les honorer et les vaincre suffisamment par la domestication de la secondarisation se déplient entre veille et sommeil…

Masque, face et jouissance

Que recouvre et présente le masque, au-delà de ses traits, dans sa texture même ? Si ce n’est une substance rebelle à sa matérialisation et qui est la chair de la parole inconditionnelle dont le sujet est endetté vis-à-vis de ses morts, et donc, de sa propre condition de mortel. De vivant. Une fois sorti le défilé des masques du réduit mimétique où il fut si souvent relégué, se dégage encore le lien entre visage, masque et face. Autrement dit, entre figuration, défiguration et transfiguration. Le masque est peu réductible au spéculaire de sa face, il est l’archéologie de la face, son contre-jour encore enfoui dans la chair du monde et qui nous regarde et nous fixe avec des yeux qui n’appartiennent pas entièrement au vivant. Ce faisant il est moins notre double que notre ancestralité, moins notre copie que la mémoire d’un passé anachronique, moins notre identité de personnage que notre réminiscence. Et c’est pourquoi, tout comme le mythe, mais en retrait de la narrativité du mythe, il coalise dans sa matière et son rythme des oppositions premières entre animé et inanimé, mort et vivant, oppositions qu’il condense. Ce sera au mythe de les délier. Aussi le masque est-il nécessairement sublime et obscène. D’une certaine façon, il constitue un moment d’amplification maximale de l’originaire par rapport à toute intrigue. Nous sommes donc dans quelque perplexité dès qu’il s’agit de le réduire à une simple image alors que le masque souligne l’inconsistance foncière de l’image et de la rectitude spéculaire, tout en en explorant et en en démontant les facettes ; par le masque le sujet éprouve, plus qu’il ne narre ou ne vérifie qu’il est inclus dans un Autre, qu’il y est inscrit dans une tonalité de registre qui dépasse et dévie tout ce qu’il peut décliner comme faisant consciemment et actuellement partie de son identité. Aussi le masque est une modalité d’un corps de l’écriture de soi qui met le sujet en face de sa préhistoire, du sentiment confus d’appartenance à l’espèce, mais le masque n’identifie pas le sujet en propre.

Il y aurait alors des registres disciplinaires à décloisonner et à articuler ; il conviendrait de laisser à la psychologie le soin de nous parler de l’image comme d’un reflet, à la psychanalyse et à la philosophie le privilège de nous entretenir de l’expérience du visage, à l’anthropologie le soin de nous parler de la matière psychique de la parole responsable de la dette de vie. Il resterait aux mythologues le loisir de nous redire à quel point un visage entièrement réfléchissant et capteur de notre luminosité de parlant nous pétrifie jusqu’au létal. Vernant et son texte sur la mort dans les yeux, à propos de Méduse serait ici un indispensable jalon. Mais aussi et encore cette nouvelle peu lue de Napoléon Bonaparte, son écrit de jeunesse « Le masque prophète » qui relate comment un chef militaire de l’ancienne Arabie galvanisait ses troupes ou les fascinait et de sa voix et en se présentant à eux affublé d’un masque dont il ne se séparait jamais fait d’un métal précieux et hautement réfléchissant. Jusqu’à la mort de ses plus fidèles bras armés. Voir le Dieu, voir la Voix primordiale et le Regard increvable, se trouver visé par l’inouï de la voix et l’invisible du regard, enfin dévoilés, enfin rendus à leur puissance originelle : comment ne pas en jouir…à mort.

La théologie a trouvé là quelque ruse qui, avec François de Salle a donné aux bienheureux, après l’éphémère de leur séjour terrestre, le loisir de contempler cette face sans reflet et sans contour, cette face sans image (on dire aujourd’hui totalement non spéculaire), cette face du divin, dans la jouissance des justes. Par quoi, et par grâce, le discord entre notre image et les objets voix et regard sera enfin résorbé pour notre félicité éternelle.

La face de dieu comme objet non spéculaire à quoi une jouissance, plus effluente et suave que le miel, nous attache. Il est chez de Salle comme une pré-figuration des thématiques lacaniennes sur la jouissance autre, qui fait de la femme, l’être la plus proche de la face dieu. Mais il est vrai que le frère de Lacan avait écrit sa thèse sur François de Salle. Citons le théologien

« Mais lorsque notre esprit, élevé au-dessus de la lumière naturelle, commence à voir les vérités sacrées de la foi, ô Dieu, Théothime quelle allégresse ! L’âme se fond de plaisir, oyant par la parole de son céleste Epoux, qu’elle trouve plus douce et suave que le miel de toutes les sciences humaines. Dieu a empreint sa piste, ses allures et passées en toutes les choses créées ; de sorte que la connaissance que nous avons de sa divine Majesté par les créatures , en semble être autre chose que la vue des pieds de Dieu, et qu’en comparaison de cela la foi est une vue de la face même de sa divine Majesté, laquelle nous ne voyons pas encore en plein jour de sa gloire, mais nous la voyons, pourtant, comme en la prime aube du jour, ainsi qu’il advint à Jacob auprès du gué de Jaboc ; car bien qu’il n’eût vu l’Ange avec lequel il lutta, sinon à la faible clarté du point du jour, si est-ce que tout ravi de contentement il ne laissa pas de s’écrier : j’ai vu le Seigneur face à face et mon âme a été sauvée. »[4] Est-ce là le paradis ? Cette jouissance n’est pas de ce monde.

Faire face à la défiguration, aujourd’hui

En revanche ce qui est de notre monde est ce concernement par l’impérieuse fragilité de la face humaine, impérieuse fragilité dont nous sommes solidaires dès que nous avons été humanisés par l’expérience du visage. Faire de cette expérience une situation co-émergente de notre appartenance à la communauté des vivants, cette communauté qui sait prendre soin de ses morts, est aussi ce que l’anthropologie des masques nous enseigne. Comme un rappel d’une scène originelle qui réclame de nous une fidélité à l’interdit majeur, celui de la défiguration de l’humain, plus éthique que celle qu’implique la crainte des tabous ou la fascination pour les totems.

Olivier Douville

Abély, P. (1930) : « Le signe du miroir dans les psychoses et plus spécialement dans la démence précoce » Annales Médico-psychologiques

Bonaparte, Napoléon, L. (1796- 1802) : Le Masque prophète et autres écrits de jeunesse. Paris : M. Vox, 1945

Freud, S. (1895) : L’esquisse d’une psychologie scientifique,Paris, PUF, La naissance de la psychanalyse : 307-396

Freud, S. (1896) : « Lettre à Wilhelm Fliess », dite « Lettre 52 », Paris, PUF, La naissance de la psychanalyse : 153-160

Griaule, M. (1983) : Masques dogons, Paris, Muséum d’histoire Naturelle, Institut d’ethnologie, Musée de l’Homme

Lacan, J. (1949) : « le stade du miroir comme formateur de la fonction du je telle qu’elle nous est révélée dans l’expérience psychanalytique », Ecrits, Paris, Seuil, 1966 : 93-100

Lévinas, E. (1982) : Ethique et infini, Paris, Le livre de poche, biblio essais.

Lévi-Strauss, C. (1979) : La voie des masques, Paris, Plon

Salle de, F (1607) : Traité de l’amour de Dieu Livre III, chapitre IX., Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1969

Vernant, J.-P. : 1985 : La mort dans les yeux. Figures de l'autre en Grèce ancienne, Paris, Hachette, coll. Textes du XXe siècle.

[1] Un repérage classique distinguera ici le fantasme de retour à l’origine du fantasme de séduction.

[2] De plus amples développements trouveraient source et inspiration dans la lecture de La voie des Masques de C. Lévi-Strauss, Paris, Plon, 1979 pages 82 à 88

[3] Un bref retour à Lévi-Strauss indique aussi que les masques en cuivre du Nord du Canada, valaient comme équivalent général d’une monnaie excellente, d’une richesse inouïe jamais échangeable, jamais divisable. La substance qui est le support de ces figures d’ancestralités (ces masques ne sont jamais portées répétons-le), étant la monnaie d’excellence de ces peuples. La figuration de l’ancêtre est me point où se focalise le capital même.

[4] François de Salle, Traité de l’amour de Dieu (1607) Livre III, chapitre IX.