Pour une lecture d’anthropologie clinique des conduites d’errance chez les mineurs

Olivier Douville

Psychanalyste et Maître de conférences en psychologie clinique et en psychopathologie - Association Française des anthropologues (Laboratoire CRPMS, Université Paris 7-Denis Diderot)

Mon propos tiendra compte de deux de mes champs d'implication clinique. Je travaille en tant que psychologue clinicien dans l’équipe mobile « Psychiatrie et Précarité » du dix-huitième secteur de psychiatrie de l'hôpital public spécialisé (EPS) de Ville-Evrard, secteur qui recouvre des villes de l'est de Paris comme Neuilly-sur-Marne et Noisy-le-Grand. Par ailleurs, j'ai contribué à mettre en place, avec l'aide inestimable de Xavier Emmanuelli, dans le cadre de son association, le SAMU Social International, des équipes mobiles et parfois des centres d’accueil pour des enfants et des adolescents en errance dangereuse et difficile dans la rue.

1/La psychopathologie de l'errance est une question inévitable et difficile.

En effet, l’errance est une conduite et elle ne compte pas au rang des grands symptômes de la psychopathologie que sont la psychose, la névrose, la perversion, les états limites, il reste à souligner aussi que l'errance est une conduite dont on ne sait pas – cela dépend des moments de la vie du sujet – si elle rend malade ou soigne.

C'est un peu comme avec la toxicomanie. On sait que cela peu rendre malade, mais, en même temps, on ne peut pas aborder un jeune toxicomane (les vieux toxicomanes ont certainement dû faire attention à leur consommation) en voyant en lui quelqu'un qui se fait du mal ou, comme le disent certains psychanalystes un peu bornés, qui a une pulsion de mort, si on n'essaie pas de voir ce que la personne essaie de soigner avec cette conduite alarmante pour un regard de bonne santé, pour un regard qui veut la bonne santé, pour un regard médical évidemment.

Mon vieux maître Georges Devereux (je crois que je peux lui être fidèle sur ce point, car je n'ai pas de problèmes polémiques avec les arcanes théoriques méthodologiques majeurs de l'ethnopsychiatrie de Georges Devereux, avec les dérives culturalistes, en revanche les oppositions sont tranchées) disait aux étudiants avec lesquels il se sentait assez proche : « Si tu as en face de toi un homme ou une femme ayant une conduite sociale aberrante, comme un indien qui aborde les coutumes de son peuple à l’envers en montant à cheval à l’envers ou en se couvrant de terre pour se laver, tu es coincé entre deux types d’explication ». La première explication est sociologique. On explique une conduite « exotique » par la caractéristique tribale ou sociale (par exemple, l’enfant ou le jeune dit de banlieue).

La deuxième est psychologique : par telle conduite, qui prend alors valeur de symptôme, le sujet tente de régler un conflit intrapsychique

Georges Devereux enseignait alors que nous pouvions parler des conflits culturels, désignant par cette expression des difficultés qu'il y a pour un sujet à comprendre la nouvelle place des pères, du féminin, les nouvelles modalités de jouissance, mais la façon dont le sujet fait avec cela un conflit pour lui renvoie à des déterminations qu'on ne peut pas toujours mettre sous le chapeau du culturel ou de la différence culturelle ». Ainsi, beaucoup de migrations se passent bien et les choses qui coincent ne sont peut-être pas à comprendre en termes « méta différences culturelles », etc.

A sa suite, je préconise de faire attention si on veut situer ce qui se joue pour qui présente une conduite pour laquelle on a un nom comme l'errance, la toxicomanie, la violence, etc. En effet, l’on peut très bien définir des modèles d'explication socio-anthropologiques qui sont très justes, mais, pour comprendre ce que la personne réalise dans ce symptôme, il faut aller chercher d'autres causalités et, pour cela, il faut d'autres méthodes que l'observation. Il faut des méthodes d’interaction dans l'entretien, mais il n'y a pas que l'entretien. Il peut y avoir des méthodes plus actives. C'est tout à fait normal d'y faire droit.

Je rappelle ces difficultés pour essayer de mieux cerner de quelle errance je parle et pour vous préparer à entendre, parce que c'est complexe, ce que j'appelle errance.

Je ne me contenterai pas de dire comme je l’entends parfois que l'errance est, pour les pré-ados et les ados, le fait de quitter la maison. De même, je ne pense pas utile de coller ou de télescoper deux termes comme errance et nomadisme. Je vais expliquer pourquoi j'ai besoin de distinguer l'errance de la fugue et du nomadisme.

A propos des fugues

À l'hôpital de jour pour enfants de la Fondation de la Croix-Saint-Simon dans le vingtième arrondissement de Paris, dirigé alors par Claude Wacjman, on s'intéressait beaucoup à la fugue des enfants, parce qu'il y en avait beaucoup, et on essayait de voir comment travailler avec les familles dans un contexte que l'on connaît bien où il y a soit un excès de dramatisation (« Comment tu as pu me faire ça ? »), soit un excès de dédramatisation (« Ce n'est rien ; tu es rentré ; ce n'est pas grave »).

On s'est rendus compte qu’un jeune, garçon ou fille, qui fugue – je schématise, parce que certaines fugues peuvent se corroder en errance, etc…– ne désespère pas du lieu qu'il a quitté. Le lieu qu'il a quitté reste pour lui un centre, un point ouvert, qui organise son rapport à l'espace de la ville, à l'espace anthropologique, à l'espace des échanges, et il ne désespère pas d'y être admis de nouveau.

La plupart du temps, la fugue a pour le jeune un sens, à savoir que le monde qu'il va retrouver – généralement les parents, la famille – après sa fugue, va l'accueillir comme quelqu'un qui aura changé.

Beaucoup de jeunes et d’adolescents fuguent sans par la suite errer durablement. Ce n’est pas parce qu’un jeune a fait une ou deux fugues qu’il va nécessairement devenir errant ou erratique, parce qu'il a besoin qu'on le reconnaissance comme ayant été traversé par des processus de changement. C'est pour cela que, la plupart du temps, pour ce que j'en sais, pour ce que j'en ai observé, pour ce que j'ai pu voir, l'âge de la fugue est le moment où le pré-ado met en place, anticipe, l'acception qu'il va devenir un adolescent. À ce moment-là, il est important qu'on ne le considère plus comme un enfant.

« Ne voyez-vous pas que j'ai changé ? » est le message qui innerve la logique des fugues.

Sans les accabler, parce qu’on ne fait pas grand-chose si on ne travaille pas avec eux, mais en parlant, en dialoguant, et non en donnant des recettes ou des modes d'emploi, non seulement parce que c'est absurde, mais aussi parce que ce n’est pas appliqué, il faut amener les parents à ne pas accueillir l'enfant fugueur en lui disant : « Reviens, tu es pardonné. Tout sera comme avant », parce que le jeune essaie précisément par la fugue de faire valoir qu'il a changé. Il doit donc être accueilli dans un monde qui accepte qu'il a changé.

Certaines familles ont des intolérances énormes par rapport au changement des adolescents qui sont parfois beaucoup plus accablantes.

Prenons l’exemple (pas tout à fait fictif ou fantasque) de cette pré-adolescente, qui, après avoir été mise en scène par un narcissisme maternel que les premiers signes d'âge pris pour des signes de vieillissement scandaleux avaient mise à mal et qui se soignait en faisant de sa fille une petite Lolita habillée comme une poupée Barbie (ce qui était d'une obscénité épouvantable), s'habillait dans des sacs à patates. Au moment de la puberté, cette adolescente s’est ensuite habillée comme les filles de son âge, de son groupe, mais la mère de 35 ou 40 ans s’est alors immédiatement habillée comme une Lolita.

Autre exemple : un fils dit à son père qu’il a une copine et qu’il a franchi le pas et la première chose que fait son père est de sortir, lui le vieux, avec une gamine de 17, 18, 19 ou 20 ans.

Si des enfants comme cela ne fuguent pas, je dis et redis que c'est à désespérer de la jeunesse.

La fugue est aussi une demande que les parents acceptent que le jeune entre dans la génération. Entrer dans la génération est d'accepter d'être un peu ringard

A propos du nomadisme

Reste à voir dans ce premier développement, pourquoi je pense que l'errance n'est pas du nomadisme. À cet égard, je voudrais préciser mon point de vue.

Je travaille à partir de mon expérience clinique. Je ne suis pas un spécialiste de l'errance tous azimuts. Je ne parle donc pas de toutes les errances. Je parle de sujets que je n'ai pas rencontrés dans l'errance, mais dans l'échouage de l'errance.

Je distingue à partir de ce qu'ils me disent cette errance malheureuse, sabordée, qui m'évoquerait plutôt de grands bateaux disloqués sur des écueils insoupçonnés, invisibles et pourtant très tranchants du nomadisme.

Le nomadisme n'est pas une absence de maison. Le nomade sait ce qu'est une maison. Pourquoi ne voit-on pas cela ? Parce que nous pensons que la maison est un bâtiment. La maison n'est pas un bâtiment. Cela n’a rien à voir. Des bâtiments ne sont pas des maisons. Les gares ou les halls d'aéroport où dorment certains ne sont pas des maisons. La maison est un usage du lieu. C'est une façon de découper humainement le lieu.

Si vous observez la route de certains nomades, ce que j’ai eu la chance de faire en Afrique sahélienne, on voit qu’ils s'arrêtent le soir, non parce qu'ils sont au bout du rouleau ou qu’il y a une fatigue intense, mais parce la halte se fait là où le lieu est un lieu de mémoire (on parle de sociétés, de peuples, sans écriture, mais, lorsque vous êtes immergé dans des peuples dits sans écriture, vous vous rendez compte qu'ils arrivent à lire le monde – ce qui est au cœur de ce dont je vais parler sur l’errance – et que par rapport à cette compétence vous êtes un illettré total), c'est-à-dire un lieu où d’autres les ont précédés et où d'autres viendront par la suite. D’ailleurs, ils leur laissent toujours quelque chose : du sel, du riz, du millet, du mil, etc.

Ensuite, on va organiser ce lieu non seulement matériellement (montage des tentes, stockage des marchandises, parcage des bêtes), mais également spirituellement, symboliquement (parfois, les hommes, les femmes, les vieux, les jeunes sont dans des lieux distincts), selon l'absolu qu'on se donne.

Sur une superficie aléatoire, le nomadisme dépose et inscrit la dimension transcendantale du lieu. Il n'y a pas d'usage plus averti de ce qu'est une maison humaine que le nomadisme.

En revanche, dans l'errance, il y a une ruine de l'habitat, de la maison. Un sujet en catastrophe d’errance ponctue pas son errance de ricochets en reconstituant un domicile à chaque ricochet. Il patît plutôt un effondrement graduel tétanisant du lieu.

Parfois, les sujets en errance s'arrêtent. C'est une chose tout à fait intéressante.

Je commence toujours mes entretiens avec des jeunes, des ados, qui sont dans l’errance, en parlant di présent figé, de ce qui fait arrêt dans le mouvement. Cela peut vous sembler étrange car vous vous dites peut-être que le psychanalyste interroge tout de suite sur le papa, la maman, la naissance, etc. Pas du tout. Ce dialogue sur l'avant suppose que le présent soit habitable. Si le présent ne l'est pas, vous pouvez toujours lancer vos filets freudiens dans les eaux profondes du passé, vous n'en sortirez rien. Pour que le présent soit habitable, avant d'aller chercher le passé il s’agit d’eessayer de comprendre ce qui a arrêté ce mouvement.

Ce mouvement a été arrêté par une sidération. Il semble en effet que le lieu où s'est échoué l’errant est sans au-delà. Le lieu où s'arrête le mouvement est donc le dernier rempart, une espèce de parapet, avant la chute et il n’est pas question de revenir en arrière, parce que, pour revenir en arrière, il faut pouvoir avoir accès aux traces qu'on a laissées.

Le moment d'arrêt se ponctue généralement par des affects du corps comme les sensations d’écœurement, de vertige, qu'on ne peut pas toujours mettre au crédit du simple effet de substances toxiques ingurgitées.

Pour certains de ces jeunes – pas tous – qui ne se définissent pas comme des clochards célestes, des nomades de la route, des spécialistes des haltes, il s'est joué une impression de fin du monde. Ce n’est pas une impression de solitude, car nous avons nécessairement un rapport à la solitude même lorsque nous sommes entassés dans une rame de métro, même si nous supportons d'aimer quelqu'un qui supporte de nous aimer. Cela se voit notamment à l'adolescence avec les demandes d'amour – c'est pour cela que l'amour est une façon qu'a l'adolescent de sortir d'un imaginaire infantile – qui ne signifient pas : « Fais en sorte que je ne sois pas seul », mais « Fais en sorte que mon rapport à la solitude ne soit pas destructif, parce que tu n'ignores pas ton rapport à la solitude et que tu peux le supporter».

Une impression de fin du monde, mais de quel monde ? C'est à partir de cette impression de fin du monde que l'on peut tenter d’avancer dans notre réflexion

D’abord, nous pouvons aborde l’autre en donnant consistance à ce qui fait de son espace actuel et résiduel autre chose qu’un non-lieu sans recours « Ton corps a tenu le coup, ton corps a résisté et, là où tu es, est-ce que c'est rien ou y a-t-il des petites choses qui comptes pour toi ? » Alors, graduellement, les petites choses qui comptent, qui sont rassurantes – ne vous attendez pas à du lyrisme – peuvent être un bord, une limite ou encore une trouée tel une petite flaque de lumière dans l’espace obscurci : un coin de trottoir, une enseigne lumineuse.

A partie de quoi seulement se précisera ce qui du rapport au temps et à l’espace partagé s'est dégradé dans l'errance.

Des lieux d’errance

Je vais détailler trois lieux. Je ne découperai pas les espaces d’une ville en mètres ou kilomètres carrés, car un même endroit peut représenter plusieurs lieux par rapport à la parole humaine.

Pour que cela soit plus parlant, je vous emmène à Bamako où de grands lieux attirent les jeunes qui vont se fixer dans une modalité d'errance. Prenons un premier lieu où ils sont assez nombreux et point trop inquiétants : la grande place de la Mosquée.

Sur la grande place de la Mosquée, vivent des mendiants qui sont organisés comme une société de mendiants (quelques pages des Misérables de Victor Hugo constituent, bien que cela se passe à Paris, une excellente anthropologie de la logique de l'organisation de ce milieu). Les enfants qui vivent là n'ont pas perdu le contact avec les adultes. Ils les aident, par exemple en guidant les aveugles, en allant demander la charité – qui est un des cinq piliers de l'Islam – le vendredi, le grand jour de la prière, et les adultes qui les tolèrent veillent un peu au grain en prévenant, par exemple, si un gosse se fait très mal au cours d'une bagarre, les autorités qui vont généralement chercher les autorités sanitaires, voire le SAMU (j’ai d’ailleurs plaidé pour qu’il y ait une convention entre le service d’urgence de l'hôpital général et l'hôpital psychiatrique pour qu’ils soient aidés en cas de désintoxication sans qu’ils soient pour autant bouclés en psychiatrie).

L'espace urbain et l'espace psychique s’entrelacent autour de nombreuses variables, mais j'en ai distingué deux, car ce serait trop long de prendre les autres en considération : la vie de la parole, et la perception de l'espace-temps comme faisant une perspective pour le sujet.

La vie de la parole, parce que, dans ce premier lieu, il y a des échanges réguliers avec les adultes et que les enfants se parlent entre eux autrement que pour s'imposer des modes de comportement, autrement que par slogan.

D'une certaine façon, leur mobilité dans la ville est assez bonne. Ils peuvent quitter la perspective étroite qui donne sur telle bâtisse avoisinant la Mosquée, etc. Ils ont un rapport à l'anticipation.

Je ne dis pas qu'il ne faut rien faire pour eux, mais quelque chose ne nous alerte pas dans l'urgence. C’est bien sûr très précaire et on a raison d'aller les voir, mais j'ai remarqué qu’avant que je mette en place cette équipe du SAMU Social à Bamako, les équipes de type ONG n'allaient que là. Elles ne faisaient pas de mal, mais il y avait d'autres urgences à définir et à explorer.

Le deuxième lieu est un endroit où l'humain importe, mais en tant qu'il y a fait passage et qu'il n'est lus là.

Par exemple, les jeunes préadolescents et adolescents qui vont venir se socialiser lorsque le marché est fini, lorsqu'il n'y a plus de départs de cars à la gare routière, lorsqu'il n'y a plus de départs de trains à la gare ferroviaire, ou qui vont venir au bord d'un restaurant lorsqu'il ferme ses portes, sont très intéressés par le fait qu'il y ait de la trace humaine, mais se sentent rassurer par le fait que cette trace humaine ne peut plus leur parler, ne peut plus les voir physiquement. Ils se reposent à l'ombre d'une présence humaine qui n'occupe plus le lieu. Ils sont dans la hantise de ce qui est parti. Ils se parlent entre eux.

Ils ont des occupations beaucoup plus limitées que les enfants et les adolescents du premier groupe, leurs relations sociales sont terriblement autoritaires (il y a de la domination, y compris de la domination sexuelle), ils inventent entre eux une langue faite de morceaux de bambara, de français, de peul et d'autres langages avoisinants comme le soninké.

Il est à considérer qu'aussi bien pour les enfants du premier groupe (place de la Mosquée) que pour ceux du deuxième (gares différentes ou marché finissant), les enfants ne se regroupent pas, par exemple, par ethnie (l'approche qui viserait à considérer des groupes d'enfants errants comme des groupes ethniquement stables ne marche donc pas), mais par communauté de traumatisme, comme le font les enfants qui ont été profondément maltraités dans leur famille ou ceux qui ont été profondément maltraités dans certaines écoles coraniques (il y en a des bonnes, mais certaines ne sont que des centres d’entraînement à la mendicité comme en parlait Victor Hugo ou Olivier Twist, ce qui pose un problème, parce que les grands dignitaires musulmans de Bamako, qui n'ont rien à voir avec les espèces de bandits qui sont au nord, ont tenter de fermer ces écoles coraniques d’entraînement à la mendicité et , mènent une lutte que je trouve courageuse et nécessaire).

On retrouve également ensemble ceux qui ont fuit la guerre au Libéria ou en Sierra Leone avec leurs familles qui ont parfois été exécutées en route, et ils se fabriquent, à partir de leurs langues respectives (le bambara, le soninké, le toucouleur, le noschi, l’argot des grandes cités, etc.) une langue à eux que ne comprennent pas les linguistes spécialistes des langues africaines avec lesquels je travaille sur les enregistrements que j'ai fait .Il est intéressant de voir que cette langue extrêmement appauvrie met certes le corps en mouvement mais en l’instrumentalisant. On se rend compte que cette langue prématurément close sur elle-même ne permet pas l'expression du rêve ou de l'imaginaire. On a vu, de façon massive à Goma en RDC, que cette langue avait perdu toute référence pour parler du corps autrement que comme d'une machine ou d'un déchet. Par exemple, les métaphores usuelles pour parler du sexe, du rapport sexuel, du nouveau-né, ont été absolument abrasées par la violence des guerres et le mot qui revient tout le temps est « monstre » pour désigner aussi bien le sexe masculin, le sexe féminin, que l'enfant qui va naître. Ici comme ailleurs lorsque je rentre en contact avec ces grands errants je ne commence pas à leur parler en demandant leur nom, parce que beaucoup de jeunes sont si anxieux qu’ils ont l'impression qu'ils sont dans un troc, qu’on va leur donner un soin que s’ils donnent une identité, mais je me présente et donne mon nom. Après, au bout d’un moment, je dis : « Je t'ai donné mon nom, mais tu ne m’as pas donné le tien. Tu as des raisons, et je ne vais pas t’ennuyer avec ça, mais ça me pose un problème si je veux t'appeler, comment je fais ? » À ce moment-là, ils donnent des noms plus ou moins

Un point important qu’on ne connaît pas bien : en Afrique, les guerres ne sont, la plupart du temps, pas des guerres d’expansion du territoire, pour gagner de la place. Elles visent à décrédibiliser l’humanité de l'autre. Ce sont des guerres contre les vivants et contre les morts.

Ces guerres contre les institutions (l'État, l'armée) représentent une menace terrible pour les institutions fondamentales et pour la sépulture. La plupart de ces guerres modernes visent à pervertir entièrement le rapport anthropologique de l'humain à sa sépulture. Cela a pour effet de détruire la possibilité pour les humains de disposer d'un langage qui les rende aimables comme vivants et sexués. Toutes les métaphores qui disent quelque chose de l'accueil du sexuel dans le langage ont été terriblement abrasées.

On voit se profiler un peu partout cette réalité anthropologique absolument considérable (sur laquelle travaillent, à Goma, Mme Bourges, une anthropologue qui travaille pour les Nations-Unies, et Jacques Leroy et AdelinN’situ qui sont plus proches de mon champ théorico-clinique) dès lors que l'errant se socialise en inventant une langue qui le rend automate.

Le troisième lieu est le no man's land où il n’y a ni des humains (familles d'adoption et autres), ni traces de l'humain, comme les friches entre les villes et les aéroports ou les usines en ruine (qui sont parfois des lieux chargés de mémoire, notamment de mémoires ouvrières) où plus personne ne va, hormis les errants. L’errant n’y va pas uniquement par commodité, mais parce qu’il essaie de faire parler les blessures que la ville porte sur son corps.

Dans ce no man's land, le sujet est en très grand danger et risque même de mourir. On voit très souvent que ces sujets se solidifient dans une sorte de rapport duel très important où un exclu ou un errant arrive néanmoins à tenir le coup, parce qu'il prend soin à sa façon d'un autre exclu ou d'un autre errant.

C’est un lieu où la communauté humaine n'est plus adulte/enfant, où elle n'est plus toutes les traces de l'excès d'une civilisation laissée à la fascination, à la convoitise des enfants (qui est le deuxième lieu), où la communauté humaine se réduit à ce que l'on pourrait appeler un complexe d’autrui (on trouve cette expression sous la plume de Freud dans Esquisse d'une psychologie scientifique en 1895) : j'ai encore une dignité – parce que nous sommes toujours de plein pied dans la clinique de la dignité –, parce que j'arrive à prendre soin de la vie.

Tout cela semble très joli et très consolateur, mais cela se paye d'un certain prix.

Je vais donner un exemple du prix que peut payer un grand adolescent errant à faire couple avec un autre qui va plus mal que lui et je vais prendre un exemple scandaleux non de deux errants, mais d'un errant et de son chien, le chien étant très important dans l'errance.

Quand j’ai travaillé à Rennes avec mon ami le professeur Villerbu, nous nous demandions quel lieu créer pour jeunes en errance. Nous sommes donc allés voir ceux qui font très peur avec leurs chiens. Ils ont encore des crêtes d'iroquois comme dans le temps jadis, un côté « Taxi driver », mais ils peuvent, ce qui est moins décoratif que de Niro, laisser des plaies s'infecter sur eux.

Si le jeune dont je parle exhibait une plaie infectée, puante, qui allait de sa main à son coude, son chien, de type rottweiler, aurait pu participer à un concours canin et le remporter. Cela veut dire que le seul corps dont le jeune pouvait prendre soin était celui de son chien.

Comme je ne pouvais pas faire appel à la sagesse, parce que cela sous-entend faire de la morale en disant : « C'est bizarre que vous vous occupiez bien de votre chien et pas du tout de vous », je me suis mis à parler du chien : « Il est super, vous le soignez bien votre chien ». Il me répond : « C'est normal, il est sympathique » (notez l'anthropomorphisme « il est sympathique »). Je dis : « Oui, il s'occupe bien de vous ». Il répond : « Oui, il pense à moi tout le temps et je suis sûr qu'il rêve de moi ». Là, je suis en alerte. Le jeune n'est pas psychotique (et je ne pense pas que le chien le soit), mais je n'ai pas l'habitude d'entendre cela tous les jours. Et on parle du chien pendant une demi-heure. Moi : « Le chien pense à vous, rêve, etc., mais vous vous rêvez ? » Lui : « Je ne peux plus rêver, je ne peux plus penser ».

Arrive un moment où il me parle des gens qu’il aime bien, parce qu’il faut rendre le présent habitable. Lui : « Le chien fait peur ». Moi : « Vous aussi avec votre bras infecté. Ça fait peur ». Lui : « Je ne le sens pas ». Moi : « D'accord, mais ce n'est pas une raison ».

fantasques, plus ou moins vrai, mais qu'importe.

Il semble que la libido, c'est-à-dire l’énergie qui permet de sexualiser le corps, de permettre au corps de tenir debout, de nous rendre aimable sexuellement (et non séducteur), vient se transférer sur le corps de l'autre. C’est l’autre dont je dois prendre soin, c’est l’autre qu’il faut re-libidinaliser, c’est l'autre dont je dois m'occuper, c'est l'autre dont la beauté m'importe.

Le jeune parle du chien comme d'un corps : « Il est beau », « son poil est brillant », « Il est viril mon chien ».

La libido est passée chez l'autre. C'est une loi de l'espèce. C’est anthropologique. Ce n'est pas la particularité de ce garçon à Rennes qu'on a fini par soigner, ou de ces pauvres gosses qui sont en affondrement entre l'aéroport de Dakar et Dakar ou entre l'aéroport de Bamako et Bamako. Lorsque vous n'êtes plus pris dans et par la voix humaine, dans et par la parole humaine, pour sauver votre libido, vous la posez sur le corps de l'autre.

Cela m’a nviter à faire très attention lors de nos consultations avec des adolescents.

Je me souviens d’une situation dans un centre pour adolescent de la banlieue parisienne où j’ai travaillé un temps. La plupart du temps, les jeunes sonnent à la porte de ce centre, mais n’entrent pas. Parfois, quand j’ouvre la porte, il n’y plus personne. Une fois, cela a sonné trois fois de suite et, chaque fois que j’ouvrais, il n’y avait personne, puis j’ai vu à la quatrième fois où j’ouvrais cette porte devant moi, immobile, un grand échalas et j’ai eu alors le sentiment – c’est une perception physique – qu’entre lui et moi il y avait une sorte de voile brumeux, invisible, et que, s’il franchissait ce voile, c'est-à-dire s’il entrait dans le centre de consultation, il allait mettre les pieds dans une espèce de vide. Je l’ai donc suivi eu dehors et je lui ai dit : « On peut se parler ? ». Il a continué de marcher. Je l’ai suivi. Il m’a montré la ville, l’allée Mozart, l’allée Haendel, l’allée Beethoven, l’allée Vivaldi (j’aime bien écouter ces quatre musiciens, mais je ne suis pas certain que ça parle énormément aux jeunes de la cité) en m’indiquant les encoches : « C’est là où B… a fait une overdose », « C’est là où on s’est castagné avec les flics », « C'est dans ce pavillon, parce que ça a été un truc traumatisant, que, pour la première fois de la Cité, les flics ont osé monter à l'étage et emmerder les daronnes africaines » . Vous ne pouvez pas savoir l'effet que ça a eu dans de nombreuses cités la fait que les gendarmes sont venus inquiété les mamans africaines. Un tabou a sauté. Le fait que les gendarmes osent entrer dans les maisons, non pour chercher des dealers ou d’autres délinquants, mais pour accuser les mamans africaines, a été d'une violence inouïe.

Je n'étais plus à Venise avec Vivaldi ou à Salzburg avec Mozart. J'étais dans des logiques d'entrecroisement de lignes et d’espace qui prenaient sens de par ces encoches.

Il me met devant la porte d'une cave et me pousse – je suis surpris – et je tombe sur un gamin beaucoup plus jeune, entre 11 et 13 ans, assommé de colle (tout d'un coup, j'étais dans ce que j'ai vu de plus catastrophique en Afrique) au milieu d’un amoncellement de tissus et de cartons dans lequel il disparaissait. Il était là depuis des heures et personne ne l'avait vu si ce n’est quelques jeunes

On a soigné le môme, qui venait de Saint-Étienne.

Lorsque j’ai revu le grand échalas, je lui ai dit : « C'est formidable ce que t'as fait » (c’est tout juste si je ne lui pas ai pas remis la médaille de la résilience et donné l’accolade) et sa réaction a été violente sans être agressive, plutôt une mise au point. Il m'a dit : « Non, ce n'est pas formidable ce que j'ai fait. Je t'ai emmené là où j'ai failli mourir ».

J’ai vu et entendu la même chose en Afrique. Baba, un jeune de 16 ans, il avait survécu à des choses épouvantables. Il avait vu sa famille massacrée sous ses yeux. Il s'était planqué. Il avait fait la route de Sierra Leone jusqu'en Côte-d'Ivoire puis il est remonté jusqu'à Bamako. Au cours de ce périple, il avait aidé un copain qui était mort suite à un neuropaludisme. Arrivé à Bamako, il n’avait pas trouvé pas la cousine dont il avait l’adresse, mais il avait réussi à trouver un petit boulot. Il prenait de la drogue, etc.

Là aussi, on a envie de lui dire : « C'est formidable ce que tu as fait », mais, chaque fois qu'on va dans le sens de mettre trop tôt un idéal du moi, le type répond que sa dignité n'est pas d'être un héros, mais que l’on reconnaisse enfin qu’il est vivant, mais que « j’étais là où j’ai beaucoup » et le mot bambara qu’il utilise « périr » pour les animaux (le bambara est une langue précise et il a utilisé le mot qui désigne la mort des animaux et non celui qui désigne la mort des humains) correspond à « mouru » en français.

Beaucoup d'errants font l'expérience d'être des survivants à la destruction, mais, si on n'arrive pas à accueillir ce qui a été détruit chez eux, si on les met pas d'emblée au niveau de celui qui a vécu une épreuve quasi-initiatique et qui est devenu un surhomme ou un sur-résilient, etc., alors ils vous rattrapent et vous disent quelque chose que je ne peux traduire autrement que par : « Ma dignité, ce n'est pas d'être un survivant, c'est d'avoir encore des choses à faire avec ces parties détruites de moi que j'amène, que j'essaie de réparer chez l'autre, mais il serait peut-être temps venu que je puisse en parler un peu »

Quand ce grand des banlieues m'a dit : « Je ne suis pas un héros », il a fait une demande d'écoute. Je lui ai dit : « Vous n’êtes pas rentré dans ce lieu où vous avez sonné, mais, si vous entrez, vous verrez des choses qu'on a dans tous les endroits où l'on soigne : des tables, des chaises » (certains ont un bureau, mais je n’aime pas être derrière un bureau quand je parle à quelqu'un), parce que cette maison vit, qu’elle est pleine de paroles et qu’il y a de la place pour ce que vous pouvez dire ». C’était possible. Il n’allait pas chuter dans un vide. Il n'y avait plus ce voile transparent.

Un dernier point qui me semble important.

Je vous ai dit qu'il fallait comprendre ce qui avait arrêté le flux de l’errance pour situer ce qui avait été au point de départ, mais ce qui au point de départ est très souvent le sentiment terrible de quitter un lieu (maison familiale ou institution) non parce qu’il est devenu trop petit ( mais parce qu'ils ont le sentiment d'avoir été expulsé, jeté, de ce lieu et pas de façon symbolique qui serait de dire : « Ce n’est plus ta place » ou « Tu n’es plus dans le coup, tu reviendras plus tard ».

La case « Départ » de l'errance est un mouvement très simple. Ils quittent un endroit qui a été traumatique pour eux, parce que cet endroit s’est, brutalement, unanimement, entièrement, révélé être un non-lieu. L'errant n'est pas quelqu'un qui quitte un lieu pour aller vers un non-lieu. C'est quelqu'un qui quitte un non-lieu en essayant d’inscrire une promesse de lieu.

Voilà ce que les errants échoués peuvent nous apprendre sur l’errane.

Alain Gouiffès, psychiatre, UMAPPP Rouen : Il est difficile, au vu de ces récits, de rebondir et d’attraper quelque chose pour entamer les échanges.

J'ai bien aimé la notion de nos parents ringards. Je ne l’avais jamais entendue. J'espère être devenu un père, un grand-père et un psychiatre suffisamment ringards.

Je m'appuie sur une quarantaine d'années d’exercice public et de choix dans la psychiatrie. J'ai le sentiment que la psychiatrie et le travail social se sont énormément transformés.

Si on prend l’exemple de Rouen, l’équipe mobile qui est appelée « Équipe mobile Psy-Précarité » est née dans la région, parce qu’au début des années quatre-vingt-dix, des choses n'allaient pas bien dans le social. Quand les gens n'allaient pas bien, on s'adressait à la psychiatrie au sens large, parce qu’on avait le sentiment que cela ne répondait pas.

C’est aussi les liens d'amitié avec les collègues du social qui ont fait qu’on a trouvé autre chose et que cela s’est progressivement mis en place adans ce lieu qu’est le Carrefour des solidarités.

J’ai le sentiment qu’avec le rapport Lazarus[1] en 1995, on ne peut plus cacher la souffrance. Le travail social s'est transformé ainsi que la psychiatrie vis-à-vis de la souffrance psychique, et j'ai le sentiment que, depuis une dizaine d'années, cela se transforme, se bouleverse, encore avec toutes ces femmes avec enfants qui sont parfois quasiment à la rue.

Les populations migrantes en provenance du Nigéria et du Congo nous racontent des récits de barbarie et de torture, de destruction de l'humain, quelque chose qui est au-delà de tout.

Je voudrais savoir si on ne pourrait pas parler, pour faire court et provoquer un peu, de manifestations nouvelles d'une clinique de l'errance ou du mal être dans ce lien social qui interpellent le travail social et la psychiatrie, qui nécessitent de nouvelles réponses, de nouvelles façons de travailler, y compris dans les formations, parce que n’est-on pas mis en demeure par ces nouvelles manifestations cliniques qui ont à avoir avec une certaine destructivité de l'humain et sommés de continuer à chercher et à esquisser des bout de réponses ?

Olivier Douville : Je ferai une réponse « méta » et une réponse plus locale.

Nous sommes dans un monde où un certain nombre de grandes façons de dire les choses appartiennent au passé. Ce que l'on appelle la globalisation, que l’on peut trouver dramatique ou extraordinaire, existe immanquablement.

Il existe aujourd'hui deux types d'anthropologie, mais je pense qu’aucune n’est adéquate à l'époque que nous vivons, et je vais m'éloigner (puis je vais y revenir) de cette proposition des espaces que je trouvé extrêmement stimulante, pour approfondir ce que je raconte.

L’anthropologue lambda formé à la française (l'anthropologie française s'était énormément intéressée aux mythes, aux masques, aux rites, à la mythologie, surtout suite à Griaule et à Lévi-Strauss) va demander au paysan sénoufo de Côte-d’Ivoire toutes les mythologies sur le grain de mil – et il en aura comme Lévi-Strauss en a eu sur le tabac –, toutes les mythologies concernant les matières dont sont faits ses outils pour l'agriculture, et il en aura, puis il va rentrer et faire un beau livre, un beau film, sur les mythologies.

Un autre anthropologue va dire que la vie de ce paysan sénofuo, qui vit dans un tout petit village où il y a un poste de télévision (avec trois milliards de postes de télévision dans le monde, on n'est plus à l'échelle de l'anthropologie des années 1920), dépend des économies macro, globales, car, si le cours du mil s'effondre, toutes les relations de lignage, de parenté, de cousinage peuvent s'effondrer, parce que ce paysan sera conduit à l'exil, à la migration.

Je raconte cela pour dire que nous ne pouvons pas faire fi de l’économie quand on travaille sur l'anthropologique et le psychologique.

Je suis fondamentalement d'accord qu'une anthropologie essentielle nie que nous sommes des êtres faits pour l'échange et pour la dette, mais il se trouve que « échange » et « dette » sont également des termes économiques. On a saigné à blanc des pays et on leur fait croire qu'ils ont des dettes. Des équilibres pourraient être rétablis par des échanges qui arrêteraient de fétichiser l'or, mais on fait croire que ces échanges sont de l’ineptie.

Les concepts fondamentaux de l'anthropologie ne sont pas dans un bocal essentialiste. Ils doivent interroger de plein fouet la globalisation et l'économique.

Aujourd'hui, les crevettes que l’on mange ont été pêchées à Macao, décortiquées à Hong Kong, conditionnées à Oslo. Cela ne gène personne que les crevettes parcourent le monde entier, mais on s'indigne quand les hommes veulent le faire. Quelque chose cloche fondamentalement.

Personne n'a jamais réussi à empêcher les mouvements de migration, sauf à prôner le meurtre de masse. Il faut arrêter de faire n’importe quoi. On n'empêchera pas les hommes d'échanger, mais ce sera sur un fond de globalisation avec un impératif d'adaptation au pur présent comme on le voit souvent dans la psychiatrie où l’on considère qu’être en bonne santé, c'est ne pas poser de problème au social, c'est-à-dire s'adapter au pur présent. On n'est plus dans l'idée qu’être en bonne santé, c'est être capable de régresser à son propre service. On n'est plus dans l'idée que la bonne santé est au plan de la réalité, mais également au plan symbolique, c'est-à-dire être capable de donner des paroles qui font vivre l'autre, être capable de recevoir des paroles qui nous font vivre et être capable de rêver et d’anticiper

L'idéal de la bonne santé qui s'accompagne inéluctablement d'un renforcement des préoccupations hypocondriaques les plus crétinisantes est l’idéal d'un sujet sans histoire, sans passé et sans futur. Peut-il habiter le présent ? Non. Il peut habiter l'automate qui se prend pour le présent, parce que ce qui serait la possibilité de rêver qu'on puisse être en bonne santé en faisant quelque chose de fécond, y compris de nos maladies mentales, n'existe plus, parce qu'il n'y a plus de maladies mentales. Il n'y a que des troubles et personne ne veut être un trouble. On veut être aussi limpide qu'un verre d'eau.

Je vous assure que ce n'est pas un projet d'avenir.

À côté de cela, il y a des îlots de résistance auxquels les sciences humaines contribuent plus ou moins bien.

Qu'il y ait une ringardisation de la psychanalyse, c'est manifeste. Sur la question du mariage pour tous par exemple, trop de psychanalystes sortent un discours religieux tout droit issu du concile d’Elvire qui s’estouvert en 305. Il n’y a que des psychanalystes ou des religieux pour avoir osé dire, il y a dix ans, que le PACS allait engendrer la polygamie ou l'inceste généralisé. Aujourd’hui, un trop lourd bataillon de psy sont, tel le personnage de Lange joué par J. Berry dans le film de Prévert Le Crime de M. Lange, en train d’agoniser dans une courette en réclamant des prêtres.

Nous, psychanalystes, sommes comme tout le monde à un tournant dans nos rapports à nos conceptualités. Tant qu’elles ne voudront pas mordre sur le politique et sur l'économique, les sciences humaines se rabattront sur des théories mythologiques ou religieuses de l'être humain pour le bloquer dans des petites boîtes qui ne peuvent pas communiquer entre elles.

Nous avons donc un effort à faire et qui ne peut pas être académique.

Partout dans le monde, des sujets montrent qu'il existe une maladie qui a peut-être existé avant, mais à moins grosse échelle, qui est l'absence de parole, l'absence d'autrui. J’ai appelé cette maladie la « mélancolisation du lien social ». Que pouvons-nous faire ? Sur quelle culture prendre appui pour ne pas vouer ceux qui viennent vers nous, c'est-à-dire la génération qui vient, à croupir dans une mélancolisation auto-sacrificielle ?

Je crois qu’on pourrait inventer dans la cité des espaces « transitionnels » où pourraient se reformer des néo-socialités qui ne seraient pas toujours soumises au diktat de la performance, de la compétitivité, et où l’on pourrait dire, quand des gosses expriment des symptômes, fussent-ils des autismes, ils ont leur part de rêve.

Je ne sais pas ce qu'on peut faire à l'échelon général, à part des gargarismes sur la paix dans le monde, ce qui n'a jamais intimidé les marchands d'armes, mais je sais qu’on peut ensemble, psychanalystes (quand nous auront cessé de faire de la morale), anthropologues, gens de terrain, essayer d'inventer des dispositifs et de les évaluer, non en fonction des critères de l'anthropos economica, qui est une chimère meurtrissante, mais par rapport à ce que cela a permis pour libérer ces possibilités complètement freudiennes d'aimer, de jouir de son invention et de rêver.

Alain Gouiffès: J'aimerais rebondir sur une question que je trouve extraordinairement peu travaillée, parce que j’ai aussi une formation de psychanalyste et cet intérêt.

Je regrette profondément que la psychanalyse soit devenue ce qu'elle est devenue par les psychanalystes, avec notamment ce rapport à l'argent peu travaillé et insuffisamment élaboré, et que l’intervention de modalités de la psychopathologie et de le psychothérapie dans le service public soit aussi peu questionné. Nous sommes encore dans ce rapport d'échanges de la fin du dix-neuvième et du début du vingtième siècles.

Qu'est-ce qui fait que ce soit aussi peu mis au travail ? Pourquoi les psychanalystes semblent-ils absents de ces champs de recherche dans les services publics ?

Olivier Douville : Je vais nuancer.

Les psychanalystes sont constitués de plusieurs générations différentes. Quand on va dans des colloques de psychanalyse à Paris – mais c’est peut-être pareil en province –, on a la certitude que la psychanalyse est une maison de retraite au vu de l'âge des participants.

En revanche, si je vais à un colloque de psychanalystes en Chine, je me dis que c'est un sport de jeunes, parce qu'ils ont 30 ans.

Passé cette première impression de carte postale, je ne crois pas que nous ayons une idée du paysage des psychanalystes en France. Je pense qu'on est assez nombreux, qu’il y a beaucoup de générations, que beaucoup de psychanalystes ne se font pas une montagne d’argent (ils ont quatre ou cinq patients et travaillent à côté à l’hôpital), même si certains sont inflexibles en matière d’honoraires. Il y a aussi des initiatives comme La Clepsydre. C’est donc un paysage composite.

Cela va venir, parce que l'avenir des psychanalystes est en jeu.

Ce n’est pas possible de parler du monde moderne dans une incessante déploration. Toutes les œuvres de Freud, de Winnicott, de Lacan, de Dolto, de Klein, ne peuvent pas se réduire à une lente déploration sur le déclin du père qui expliquerait pourquoi cela va mal dans le monde. Il n'est pas et plus possible de réduire tout le corpus analytique à ce moulin à prières tristounet et impérialiste.

Alain Gouiffès : Je suis bien d'accord.

J’ai aussi bien aimé quand tu as évoqué la fugue, le nomadisme, de partir d'un non-lieu pour chercher à habiter un lieu, parce qu'on a trop souvent une vision négative de cela et c'est l'intérêt d'une journée comme celle-ci de montrer l'inventivité, la créativité, qui existent dans des formes de sociabilité différente, mais que l'on ignore, parce qu'on ne se donne pas la peine de chercher à les connaître ou de les rencontrer.

Olivier Douville : Je vais répondre de deux façons.

On peut décrire un certain nombre de conduites. L'errance, la toxicomanie, sont des choses régressives, mais il faut également les envisager comme des essais de rigueur. Ce n'est pas parce que c'est une régression qu'il n'y a pas de rigueur. Il faut donc essayer de comprendre pourquoi le sujet en est réduit à cela, ce qui se réduit du sujet dans cela, ce qui survit du sujet, ce qui insiste du sujet. Cela me semble important.

Un adolescent qui va errer va essayer de bricoler quelque chose, mais il ne peut pas sublimer seul son invention. On ne sublime pas si on n'est pas accueilli par un espace social préexistant. C'est pour cela que l’idée d'inventer des espaces sociaux qui permettent le passage du bricolage à l'invention est bien, mais, pour que cela permette ce passage, encore faut-il reconnaître le bricolage pour ce qu'il est, c'est-à-dire un essai de rigueur.

[1] Antoine Lazarus et Hélène Strohl. Cette souffrance qu’on ne peut plus cacher.