Pour un examen de la situation contemporaine des consultations « interculturelles » en France

Par Olivier Douville

Avant-propos

Nous ferons d'un triple constat le point de départ de ce texte.

1. Nous faisons souvent épreuve d'une difficulté à mettre en valeur la pertinence d'une interrogation à propos de la subjectivation en son rapport à la culture, auprès des psychanalystes et des cliniciens. Le site de la culture « autre » (celle des patients en immigration) est trop souvent considéré comme le lieu par excellence où l'exilé devrait se tenir, quand il n'est pas, à l'autre extrême, tenu pour rien en raison d'un universalisme psychologique ne se révélant plus là que discours de pouvoir. « Qu'entendre de la souffrance et de la parole d'un sujet qui n'a pas les mêmes repères culturels que ceux de son thérapeute, bien que vivant dans la même société ? » La question est vaste, certes, et ne manque pas de se poser aux psychologues, psychanalystes et psychiatres travaillant au sein de lieux institutionnels regroupant une population d'origine diverse. Car, à ouvrir en vain les tiroirs de l'universalité, on se contente d'une pratique certes confortable, mais frileuse. Il ne s'ensuit qu'un effet de fermeture par le refus du praticien, fasciné par l'étrangeté de l'autre, d'éprouver les limites de son propre rapport à la propre culture, alors même que souvent une anthropologie des dispositifs techniques de l'écoute ou du soin et des théories du psychisme reste à formaliser. De plus, on peut se demander comment il est pensable et possible d'entendre la spécificité d'une parole d'un sujet si on fait l'impasse sur les grands procès d'engendrement des scènes fondatrices des constructions anthropologiques et psychiques dans telle ou telle aire culturelle : l'interdit, la filiation, etc. Le projet d'une anthropologie clinique est encore à élaborer, il ne prendra amorce qu'avec celles et ceux qui acceptent de se faire passeurs, c’est-à-dire ouverts à l'écoute de l'invention de métaphores des filiations et des ruptures.

2. Nous prenons acte d'une modification des objets, des méthodes et des terrains de l'anthropologie elle-même depuis Balandier et aussi de certaines avancées de la sociologie, lorsque cette dernière explore des fictions et non plus seulement des conduites. Nous étions familiers de l'opposition solidaire du mythe et du fantasme. La sociologie amène un autre objet d'étude : la fiction dans le lien social. Pour apprécier la pertinence de cet apport, précisons quelques définitions. Si le mythe contient la matrice des répétitions signifiantes propre à une communauté, la fiction, elle, a valeur et effet d'anticipation. L'énigme de sa fondation s'y dérobe et les romances quant à la légitimité des places à tenir s'y annoncent. Vue sous un angle clinique, la fiction est ce qui sert de rempart à tout un chacun pour se détourner de la rencontre d'avec les déterminations inconscientes de sa propre machinerie désirante. Parce qu’elle inverse les coordonnées du fantasme les plus asociales en une prescription de lien, la fiction fait se tenir chacun dans le collectif. Tout collectif, parce qu'il est structurellement dépourvu de réplique en miroir, fabrique de l’efflorescence topologique pour suppléer à cette vacance imaginaire, et c'est ainsi que s'instaurent les légitimités identitaires.

Nous devons aux avancées de l'anthropologie et de la sociologie du contemporain (avec notamment les travaux de Gérard Althabe) d'ouvrir la possibilité de réinscrire un questionnement sur l'antinomie : émerger subjectivement ou consentir à la reproduction de la fiction.

3. Enfin, et c'est une notation plus générale, nous constatons que des liens de plus en plus précis se tissent entre les modalités d'intervention thérapeutiques et les phénomènes et processus institutionnels. Les lieux de travail et d'écoute sont des sites où la dimension anthropologique est très importante. Des mal-être dans la culture se disent aussi, à vif, dans les crises de passages et dans certaines formes de « folies » ; et ce d'autant plus que ces lignes de subjectivation émergent et s'informent en rencontrant des processus et des liens institutionnels. Que veut dire ici le terme « institution » ? Ne considérons plus uniquement les institutions comme des incarnations monumentales de discours, les institutions regroupent et organisent des fonctions socio-symboliques et somato-psychiques ; les premières fondent et représentent l'institution au sens strict et les secondes fonctionnent comme instances sociales et psychiques. De plus, travailler en institution mène à éprouver et à penser, de plein fouet, les fragilités des agencements symboliques minimaux qui permettent à un sujet de s'assumer dans son histoire. L'institution fonctionne souvent comme un grand corps anonyme générant des attentes et des projections. À certains moments de leur vie en institution, certaines personnes peuvent vivre la nécessité transitoire de se mettre en un « non-lieu » protégé. Alors elles creusent de l'anonyme, de l'absence, non tant pour se dissoudre mais plus afin de se loger en latence, de se munir d'une épaisseur déconcertante ou mutique aux fins de contrer ce qui a fait pétrification dans leur mise en langage. Elles se mettent en réserve du symbolique. Point n'est besoin d'être clinicien chevronné pour se rendre compte que toute pétrification dans la mise au monde du langage est en état de dévoilement traumatique lorsqu'un sujet, empruntant des exils où se disjoignent l'être et la demeure, rencontre de nouvelles façons de vivre dans le langage qui tiennent lieu de marques d'un collectif dont il se vit exclu.

Cette façon qu'a l'institution de fabriquer de la personne et du lien peut expliquer comment l'anthropologie peut ouvrir des perspectives à la clinique : elle permet d'approfondir le passage entre le « singulier » et l'« universel », ou encore entre le niveau individuel et le niveau collectif et social. Des lieux de soin (CHS, hôpital général) ou d'éducation sont certainement des lieux privilégiés pour ce genre d'approche transdisciplinaire.

Qu'existe-t-il de proche et de lointain entre les visées réductrices qui font d'un sujet singulier la caisse de résonance de sa culture et de son groupe et celles qui transforment l'abord psychanalytique en moulinette à « occidentaliser » ce à quoi elle se prête fort bien ? Comment entendre les autres façons de vivre au singulier comme aussi légitimes que celles que le management collectif du conformisme individualiste promeut en Occident ?

Est-ce en retrouvant une possible articulation entre deux modes d'être et de non-être d'objet : l'objet pulsionnel fantasmatique et la charge culturelle de l'objet rituel, que nous pourrons situer les destins des ritualités au singulier, dans leur fonction de coupure/lien ? La question est d'importance. Par exemple, des cliniciens ont pu faire la remarque, dès l’expérience dakaroise menée par H. Collomb dans les années 1960 et 1970, à propos de ces manques de rituel ou de ces démembrements du lien entre rituel et sujet que génèrent les ruptures brutales, que certaines dilapidations des cohérences culturelles font retour sur les patients dans des tentatives où ils reprennent sur eux des termes corporels du rituel en les condensant et les fixant dans leur corporéité à la dérive. Mais encore, comment à la fois situer et entendre les références culturelles, dont nous pensons l'organisation en termes de collectif, et se rendre sensible à l'effet langagier et imaginal d'un désir au singulier ? Voilà deux questions que les prises en charge thérapeutiques des sujets en rupture – rupture de lieux et rupture de générations – nous imposent de rencontrer.

Aujourd'hui les cliniciens sont pris dans des confrontations interculturelles de plus en plus denses. Et l'accroissement sensible de leurs terrains d'études et d'exercices ne les conduit pas toujours à remettre en cause des schémas anciens et des préjugés tenaces. Il en va ainsi des habituelles notions d'enculturation ou d'intériorisation de la norme et/ou de la référence, encore trop acceptées comme allant de soi. Or la dimension de la souffrance subjective et de son errance est un objet qui échappe à la sociologie.

Comme mise en rupture avec ces vieilles lunes, la notion d’« entre-deux » jouit d'une fortune actuelle, avec tout ce qu'elle comporte comme effet de subversion possible des conceptions dogmatiques où psychisme et culture sont emboîtés en termes d'identité. Pour ces dernières, l'une de ces réalités est l'analogon de l'autre, ou, selon une autre formulation son co-émergent. Faisant rupture avec ce mythe d'une enculturation univoque et finie, la notion d'« entre-deux » amène à déplacer l'intérêt vers les phénomènes de métissage et d'altération de l'origine « pure ». Mais rien ne garantit qu'en positivant aussi facilement les topiques intermédiaires, on n'en vienne pas à idéaliser une forme d'identité de synthèse qui serait plus de l'ordre de l'addition (ou de la soustraction) de traits composites, que de l'ordre de la division subjective. On en reviendrait ainsi à une nouvelle forme de psychologie du moi, rendue plus sympathique à cause de son penchant pour les habits d'arlequin, mais on s'aperçoit que rien ne garantit de ne pas revenir à un traitement moraliste de la séparation, du déplacement, de la traduction et de l'équivoque (Douville, 2000). Sans doute parce que la positivation de l'entre-deux, tout à fait d’« avant-garde », oublie qu'avant de se mouvoir « créativement » dans un entre-deux, l'individu doit expérimenter un « pur entre » qui ne sera jamais à découvert, ni situable ni suturable.

Repérages théoriques autour de l’exil et de l’interculturalité

Les expériences d'exil et les situations des réfugiés politiques sont autant d'expériences qui fragilisent et remobilisent pour chacun et de diverses façons des univers de sens, des représentations par rapport à l'interdit, au licite, par rapport aux montages entre l’être et le lieu de l’existence, mais encore par rapport à la santé et à la maladie (Douville et Galap, 1999). L’étude de la mise en fonction de mécanismes de défense singuliers contre les angoisses de non assignation que réactivent ces expériences de déracinement, lorsque les stratégies collectives de défense ne fonctionnent plus, ou mal, ouvre sur un champ de recherches stimulant, marqué récemment par l’invention du paramètre des « cliniques de l’exil » (Benslama, 2003) puis par la conceptualisation des incidences subjectives de l’exclusion, conceptualisation tentée par plusieurs auteurs, médecins et médecins psychiatres, sociologues et psychologues (Douville, 1999, 2008 ; Emmanuelli, 2002).

Rédigé par un psychanalyste formé à l’anthropologie, cet article prend en compte des questionnements qui se sont précisés du moment où des cliniciens, psychologues, psychanalystes et psychiatres, n’avaient plus seulement comme consultants des migrants en solitude, mais des familles. Naître et mourir en terre d’exil : tels étaient des destins possibles et inédits pour des hommes, des femmes et leurs descendants. L’exil alors n’était plus le nom d’une parenthèse transitoire au sein de la vie d’un homme seul, allant engager sa force de travail loin de son sol natal. Ce terme désignait un bouleversement du rapport des sujets à leurs fondations culturelles et généalogiques, dès lors qu’une génération nouvelle prenait place en terre d’exil et se destinant à y vivre, pouvant aussi faire du lieu d’exil des parents le site de leur propre sépulture. La génération qui venait au jour pour vivre ici, en France, allait considérablement remanier les faisceaux de relation qui jouaient entre terre, berceau, demeure, et dernière demeure.

Une constance se dessine ici, en creux : l’exil, l’errance et l’exclusion des jeunes générations constituent une réalité de « terrain » pour ceux qui travaillent dans le champ de la protection sociale et de la prévention des troubles psychopathologiques au sein même de ces pays autrefois colonisés. En portant l’accent sur les remaniements psychiques qu’induisent l’expérience de l’exil et ses effets dans la génération, les cliniciens mettent l’accent sur les constructions « intermédiaires » qui font pont entre origine et accueil, tout en insistant en tant que clinicien sur l’ensemble des facteurs sociaux et psychiques qui entravent ces constructions. Ils le font car ils se tiennent aux avant-postes pour observer et reconnaître les répercussions de telles entraves sur les subjectivités (Douville, 2005, 2008).

Notre prudence clinique s’accompagne d’une position critique quant à l’usage peu précautionneux trop souvent fait du terme d’« interculturel » (Douville, 2007c). Il existe aujourd'hui, et de plus en plus, une tendance dans les recherches de psychologie à ouvrir leur horizon vers la psychologie interculturelle, laquelle implique que tout comportement est toujours englobé dans un contexte culturel – jusqu'aux modes de déviance ou de folie, modèles d'inconduites en rapport avec tel ou tel type de lien social.

Or, l’interculturel a acquis récemment dans divers champs disciplinaires, et tout particulièrement en psychologie, la dignité d'un nouvel objet scientifique en regard duquel les informations ethnologiques se présentent comme un lieu de vérité, compte tenu de la représentation d’une certaine ethnologie puisant sa légitimité originelle dans la « culture » et l’« ethnie ». Cet accroissement du marché de l’interculturel est tout à fait en phase avec une nouvelle configuration communautariste des groupes humains et des rapports que ces groupes entretiennent entre eux.

Nous aurons donc à situer en quoi le recours à une ethnologie participe d’une démarche soignante qui ne revient pas à reconduire des stigmatisations. Ainsi, pour ne citer que quelques exemples, les travailleurs sociaux s'affrontent aux contradictions des rapports sociaux qui jouent dans des lieux de vie marqués par l'exclusion. Les thérapeutes se trouvant dans les dispositifs de secteur face à des migrants en voie de déréliction personnelle s'adressent à des ethnologues pour les aider à définir des conditions de possibilité d'une communication dite « interculturelle ». Nous aurons donc à situer en quoi le recours à une ethnologie participe d’une démarche soignante ou ne revient pas à reconduire des stigmatisations – c’est le sens du séminaire que Monique Sélim et moi animons à la Maison des sciences de l’homme avec des psychanalystes, des psychologues et des anthropologues. Car c’est bien évidemment un malaise dans la pratique des intervenants du psychique et du social qui peut présider à la résurgence actuelle du thème de la « différence culturelle » sur laquelle l’emphase est mise dans une critique souvent résolue des institutions existantes.

Filiations

L’enfant est en position névralgique au centre de ces problématiques ; héritier et voué à reprendre à nouveaux frais cet héritage, il est bien l’enjeu et le relais des processus de transmission et de traduction d’une génération à l’autre.

Pour introduire à une discussion portant sur les effets de l’exil dans la vie psychique, y compris dans ses expressions psychopathologiques sur plusieurs générations, nous allons établir un repérage des termes dont il fait le plus souvent usage. Qu’est-ce qu’un enfant ? La dimension de l’enfant surgit ici, dans un premier temps, comme universelle. Elle désigne le dernier maillage dans la succession des générations. Ce n’est pas seulement le fait de la reproduction sexuée qui cause la construction de la génération pour l’humain, mais bien :

– la référence à l’ancestralité (point sis au-delà du comptage des générations et point instaurateur de la généalogie ou de la lignée) ; – la dynamique de la transmission.

On peut alors avancer que tout enfant, du moment qu’il vient au jour dans de bonnes conditions symboliques, prend place dans un monde où se tressent : – l’affiliation (il rejoint un ou plusieurs groupes dits d’« appartenance ») ; – et la filiation (il est fils ou fille de telle ou telle alliance entre un principe reproducteur et un principe interdicteur).

Selon un grand nombre de psychanalystes, la dette de vie n’est pas une dette due aux parents. Et bien des névroses montrent les effets ravageurs d’une telle conviction sur le sujet. Il en va ainsi pour la psychanalyse des cas de névrose obsessionnelle ou de mélancolie, et pour certaines nosologies, à nos yeux exotiques, de ces situations où l’on désigne un enfant aliéné à l’ancêtre et par lui habité. Une telle situation reçoit dans plus d’un pays d’Afrique des nominations très différentes et qui furent, avec un bonheur inégal, rassemblées sous la figure de l’« enfant-ancêtre » (Zempleni et Rabain, 1965 ; et pour la critique de cette notion Douville, 2005). En aucun cas uniquement réservée à l’ancêtre ou aux parents immédiats, cette dette de vie que nous recevons à notre naissance, et qui est ensuite reconnue par le social avec plus ou moins de force contraignante, est due à la génération qui suit et elle obéit à une logique de la succession, chaque génération célébrant, traduisant et reconduisant cette dette. Les ancêtres ont une fonction continue. Ils deviennent ancêtres après leur mort et fonctionnent dans un monde qui de celui des humains en est le reflet, puis l’écho et se transcende dans l’absence.

Pour qu'un individu soit détaché du magma primordial de la confusion entre soi et autrui, de la violence maternelle primaire, il faut qu'il reçoive un corps, déjà là, produit par les structures lignagères. Le corps est géométrie, il est mémoire, lieu des signes et foyer d'appel à l'autre. Ce qui diffère d'une société à une autre, c'est la force du réquisit imaginaire, qui conjoint le moi au corps et, corrélativement, la référence de ce réquisit à la dimension du secret. Sous la constante pression de la tradition, dans ce monde où la gestion et la circulation de la violence sont reconnues et partagées, l'on peut supposer qu'un tel réquisit n'est pas laissé comme épreuve à la solitude du singulier mais au contraire réaffirmé pour chaque classe d'âge et de sexe lors des initiations. De même, le fétiche est social en ce qu’il récapitule les constructions de l’identité, sa matière, les règles qui en distribuent les composantes symboliques marquées par des substances. Chaque fétiche est un conglomérat où se condensent des matières primordiales : la terre, l’humus, voire le sang. Souvent posés sur son armature primitivement façonnée d’os, de sang et de terre des fragments d’organes internes d’animaux évoquent un retournement des corps. Le fétiche pose le corps en diverses expressions, où intimité et extimité s’interpénètrent et se confondent. Cette pluralité du corps qu’exalte le fétiche répond à une problématique de l’identité. D’une part chaque corps singulier excède à l’individualité : il est une substance extra-individuelle aussi, d’autre part chaque nouveau corps venant au jour dans le monde actuel, chaque naissance, mais encore et aussi chaque retrait de vie, chaque décès, est une occasion où les différentes « instances » qui font tenir un corps, car elles correspondent à une pluralité originelle, sont amenées à se confondre puis à se hiérarchiser et à s’ordonner ; il revient aux rituels d’assumer cette fonction. Le fétiche est loin donc de n’être qu’un mauvais objet, au sens kleinien, un messager funeste car chargé d’un mauvais message. Il est aussi un état de confusion des pluralités d’instances corporelles appelant à son tour des remises en ordre, en fonction des registres qu’il présente confusément et violemment. Il est le pharmakon d’une position traumatique pour laquelle les oppositions primordiales du « mort » et du « vif » seraient condensées et confondues.

Aux particularités de cette mise au monde dans la culture dès la naissance du corps pulsionnel de l'enfant, il faut ajouter que l'enfant est à son tour un facteur de séparation. Nous sommes spontanément disposés à penser que l'enfant est le produit du groupe familial et qu’il lui appartient. Des recherches anthropologiques mènent à ce que nous puissions remettre en question ce qui est devenu un quasi-postulat : l'enfant appartient à sa famille « naturelle » (cf. Lallemand et Journet, 1991). À tenter de répondre à la question nébuleuse et qui revient sans cesse de savoir à qui appartient l'enfant, on se rend vite compte que, pour beaucoup de cultures, l'enfant est le modèle même de l'humain qui revient de l'ailleurs, un « exilé », un « étranger » à reconnaître et accueillir. Mais, ici ou là, c'est en effet à des tentatives répétées, continues de ritualisation d'un enfant « animalisé » pulsionnel et « sauvage » que le bébé va être soumis de la part des adultes qui l'entourent. Il n’est pas de culture qui ne célèbre la différence essentielle entre l’accouchement, comme opération de production d’un corps par un corps, et la mise au monde comme présentation du monde au nouvel humain, tout juste né, et de ce nouvel humain au monde. Aussi, il importe qu'à ce moment précis de l'accueil d'un nouveau-né tenu pour radicalement étranger, surgisse une dimension qui nous concerne tous : la dimension de l'hospitalité. Mais cette hospitalité provient aussi et avant tout de l'évènement d'étrangeté que l'enfant crée dans une famille. L’enfant pour être inscrit, façonné, doit être interprété, nommé. L'appartenance à la lignée ne se décrète pas au gré de la fantaisie des uns et des autres et elle s'affirme par un code. Ce code concerne les circulations des personnes, les classifications des statuts, les traitements génériques des substances du corps. Accoucher c'est, pour chaque nouvelle mère, retrouver et puis se détacher (ou se trouver en détachement) des matries ancestrales. L'exigence primaire de fabriquer de l'humain à partir du bébé réveille la séparation première d'avec la mère-nature.

L’enfant qui vient au monde est situé de la sorte non seulement comme le plus jeune élément de la famille, mais comme un sujet pris dans des liens de filiation et d’affiliation. Il faut ici rajouter que nous porterons notre attention à un certain nombre de conditions susceptibles de mettre de tels liens en crise, lorsque, par exemple, les lieux de la naissance et du développement de ce jeune, ses appartenances aux institutions de transmission symbolique de ces lieux (l’école ou le collège), surgissent comme étrangers ou même antagonistes aux topos où sont restées encloses les ancestralités et les appartenances des parents. Cette clinique des liens de filiation est une clinique de la complexité. Elle croise et tisse, souligne Guyotat (2000), les deux ordres du réel et de l’imaginaire. Le réel, c’est ce qui est bordé et jeté dans l’ex-time par l’encodage des premiers bruits, des premiers sons, des premiers rythmes, cet encodage donne un sentiment de sécurité et d’intimité. Le premier organisateur qu’est le sourire suppose la construction d’un soi corporel fait de sécurité et qualifié sensoriellement et sensuellement. Bien entendu, le réel ne s’impose pas sans une médiation, celle donnée par les rythmes du corps maternel, les liens de contact qui articulent et spécifient les sensations tactiles, visuelles et sonores.

Roman familial, mythe individuel

Le lien imaginaire de filiation a été exploré par les psychanalystes, depuis Freud (1909) préfaçant le livre de Rank sur le Héros, sous le nom de « roman familial ». S’y désigne un roman sur la filiation, qui rassemble et ordonne des fantaisies que l’enfant élabore sur ses appartenances mais peut aussi concerner les liens affectifs et romancés que les propres parents se font sur leur place dans la lignée et sur leurs rapports affectifs et identificatoires à leurs ascendants. De même que pour Freud, le roman familial a une fonction de rendre viable et pensable l'« entre-deux » générations, Lacan, en 1953 superpose à ce « roman » la notion d’un mythe individuel du névrosé qui fonctionne de façon semblable. Cette construction met un pied dans l'anthropologique et l'autre pied dans le psychanalytique.

En effet, Lacan soutient que le névrosé se doit d'articuler une loi symbolique de l'échange, une loi symbolique de la reconnaissance, une loi symbolique de la paternité. Pour Lacan, qui, en cela, suit très fidèlement les conceptions de Lévi-Strauss (1958), les lois symboliques de l'échange, de la reconnaissance et de la paternité sont les lois symboliques de la parole. Ces trois lois s'articulent, dans la psychanalyse freudienne, aux avatars d'un destin aux figures particulières. Cette articulation donne la formule d'un « mythème », soit dit autrement : les lois symboliques de l'échange, de la reconnaissance et de la paternité ont la vertu de fonder le rapport à l'altérité.

Le lien symbolique enfin est celui que garantissent la circulation et la transmission du nom, des interdits, et parfois aussi des patrimoines. L’articulation, le maillage entre ces trois liens, réel, symbolique et imaginaire, dépend des réalités institutionnelles qui englobent la famille. Ainsi la définition juridique peut-elle amplifier ce maillage (être de telle ou telle famille ne se réduit pas à un choix subjectif) ou le fragiliser à l’extrême. On évoquera alors le cas de ces enfants issus de la migration, dont les parents sont « sans-papiers ». Il peut être intimé, énergiquement, aux parents de retourner dans ce que l’administration dit être leur « pays », alors que l’enfant, scolarisable, peut rester en France. Il existe parfois pour des enfants et adolescents issus de la migration des atteintes traumatiques de la clinique de la filiation qui se jouent sur ces plans réels, imaginaires ou symboliques, et nous ne pouvons prendre la mesure de ces atteintes en se bornant à faire jouer comme facteur explicatif la notion bien tautologique et pauvre de « distance culturelle ».

Si la situation précitée renvoie à l’atteinte du lien symbolique, d’autres situations traduisent une atteinte du lien imaginaire. Des psychoses puerpérales peuvent être des délires projetés sur la descendance.

Quant à l’atteinte du lien imaginaire, il semble se traduire dans cette énorme et écrasante dépression des mères, qui se vivent comme au pays, mais loin du pays, dans la haute solitude, hantées par une communauté qui n’est plus là, terrifiées de voir et d’entendre leurs enfants devenir de plus en plus des étrangers à elles-mêmes et aux rêves qu’elles ont perdus et qui les ont perdues.

Que devient cette dette de vie ? Que deviennent les processus de la transmission de la vie psychique d’une génération à l’autre, dans l’exil ? Là encore une précision terminologique nous sera fort utile.

Le psychisme de l'enfant se construit à partir d'un matériel corporel et langagier fait d'emboîtements et d'articulations entre la culture, le social et le familial. Chaque sujet passe par la construction de romans familiaux, nourri des savoirs et des énigmes propres aux deux lignées dont il est issu. La trame généalogique d'une vie compte au moins trois générations.

C'est pourquoi parler « de seconde génération » semble, à la vérité, une terminologie des plus malencontreuses. Outre qu'elle met seulement en miroir deux générations alors qu'il faut trois générations pour donner corps à une transmission, c'est-à-dire à une retrouvaille et à une réinterprétation de l'héritage culturel et l'héritage familial, cette expression de « seconde génération » enferme le sujet au sein de son cercle domestique immédiat, ce qui accentue le clivage désastreux migrants/autochtones.

Enfin, il est patent que les expériences d'exil et de déplacement font vivre au plus grand nombre de ceux qui les traversent le fait que tout humain doit aussi garder un peu d'amour et un peu de capacités à faire lien pour autre chose que son immédiat horizon ou que son immédiate origine, c'est-à-dire au moins un peu d'intérêt pour d'autres filiations (Douville et Huguet, 1997a et b). Aucune démarche clinique avec des exilés et leurs enfants n'est possible si elle méconnaît ce point. Mais à nouveau, s’impose à nous une précision dans le choix des termes. Trop souvent les notions d'exil et de migration sont confondues. Nous insisterons sur le mot exil, qui saisit et désigne l’aventure et l’histoire migratoire au singulier, sur fond d’un exil « universel », soit la séparation d’avec les premiers objets d’amour, comme nous le verrons ci-dessous.

La notion d’exil est très vaste. Elle touche à une haute mémoire de l’humanité. Elle renvoie à des mythes fondateurs anciens, pour lesquels le fondateur, celui qui donne aux hommes l’usage de la langue et du territoire, ou le prophète a la caractéristique soit d’être un étranger, soit d’avoir vécu un temps important d’exil, voire de bannissement (Osiris, Moïse, Jésus, Mahomet). La figure de l’exilé est dans de nombreux mythes une figure « noble », comme si la conscience humaine savait depuis fort longtemps que l’étranger apportait à l’autochtone de nouvelles occasions de se saisir de soi, de mieux comprendre le monde et la condition humaine, d’échapper à son inertie. Comme si une mémoire de la division dans l’origine était transmise par les grands récits qui créent un montage entre l’humain, ses croyances et les absolus qu’il se donne.

Cette « universalité » de l’exil renvoie aussi, au strict plan ontogénétique, à notre propre histoire, singulière, qui fait de chacun un être exilé du corps maternel. Les notions freudiennes de détresse originaire (ou désaide) recoupent ce que certains biologistes ont pu trouver. Par exemple, Alain Prochiantz, qui dirige le laboratoire de développement et évolution du système nerveux au CNRS, a découvert un gène de développement, ce qui permet de faire le pont entre la génétique et le développement. Il montre que sans rapport de parole à l’autre, est entravé le développement du cerveau. Cette découverte qui conforte les intuitions des psychanalystes semble de première importance. La psychanalyse n’a pas à se dérober, sauf à cautionner un credo néo-empiriste, aux échanges avec les autres scientifiques. Mais elle le fera en réaménageant le rapport des sciences humaines au matérialisme et au darwinisme, établissant que la cause manquante dans la libido n’est pas une atrophie de tel ou tel support matériel, mais bien le signifiant et le manque à être, indiquant que l’humain est un effet de langage. La si plaisante « universalité » de l’exil – expression que l’on a pu trouver sous la plume de R. Stitou – est une notion « méta ». Elle renvoie à la dimension de la coupure et de la séparation. Les situations d’exil actualisent cela, le plus souvent dans la dimension de la perte.

Prématuration et déplacement

La condition prématurée de l’être humain, dès la naissance, ne permet aucune forme de survie uniquement réglée sur l’appareillage instinctuel. Il faut de plus entrer dans le langage. Aussi la dimension de la langue maternelle est-elle double qui désigne à la fois (et c’est bien là une source de nombreuses confusions) la musicalité première des babillages les plus archaïques et la langue déjà articulée au sein de laquelle le tout jeune enfant a pu faire entendre ses opérations de séparation – vient ici l’exemple de l’enfant au « fort-da » scandant sa disparition et sa réapparition dans le miroir à l’aide de telles sonorités.

Le déplacement qui implique une rupture dans la réalité géographique concerne de prime abord ces hommes et ces femmes que l’on nomme « migrants », ceux et celles qui ont à un moment de leur vie changé de pays, de langue et de culture. Si certains d’entre eux ont choisi d’habiter loin de la terre natale dans une contrée idéalisée, d’autres, qui furent contraints à l’immigration pour des raisons de survie, vivent parfois cet exil d’une façon beaucoup moins idéale.

Quels lieux quitte et rejoint l'exilé, quels clivages, césures ou transitionnalités s'opèrent dans l'expatriement ? Ce sont là des questions générales mais qui prennent un tour particulier lorsque nous sommes face à des hommes ou des femmes qui ont vécu et vivent une situation d'exclusion. La notion de migrant en elle-même est une notion assez galvaudée, et particulièrement pluri sémique. En effet, si migrer désigne le fait de se déplacer, que se passe-t-il quand le migrant est stabilisé quelque part, en son point dit d'« arrivée » ? Pour beaucoup de parents et plus encore d'enfants et d'adolescents, ce qui se désignait encore il y a une quinzaine d'années « mythe de retour » n'est plus crédible aujourd'hui.

Comment alors cliniquement interroger et construire ce qui fait refuge et met à l'abri celui ou celle qui, fuyant la menace, vit son exil comme une protection, parce qu'il ou parce qu'elle a ici un statut de réfugié politique ? La question est d'autant plus vive que l'effet immédiat de certains exils (en particulier ceux amenant à bénéficier de l'asile politique) est qu'il rend impossible le retour au pays.

Partons d’un constat de bon sens : ce que les expériences d’exil amplifient, au collectif comme au singulier, est qu’il n’y a pas de culture « pure », finie et en elle-même enclose. Toutes, par le fait universel des contacts de culture sont des cultures mixtes et instables, tissées de continuités et de discontinuités. Quant aux montages entre identité et altérité, ils dépendent non de la culture considérée en elle-même dans un abord surplombant, mais de rapports sociaux jouant de moins en moins au sein de mondes culturels stables que dans des situations inégalitaires de contacts de culture (Cuche, 2001). Devereux a instruit en établissant qu’un des terrains privilégiés de son investigation ethno psychiatrique était l’« acculturation antagoniste », soit ce qui est mis en avant comme carapace identitaire, parfois fonctionnant en faux-self, pour faire pièce aux ruptures de l’histoire et de la culture ressenties par l’exilé ou le minoritaire comme un traumatisme possible. Sans jamais ontologiser l’identité, il en faisait une solution singulière résultant de jeux stratégiques, de sublimation ou de régressions vers des idéaux protecteurs mais paralysants. Et c’est bien parce qu’il avait forgé une conceptualisation critique de l’identité, laquelle était et anthropologiquement et sociologiquement en phase avec les travaux de l’école de Chicago, qu’il a pu développer une pensée complexe des phénomènes de l’adaptation et de l’inadaptation. Sa théorisation des rapports entre psychisme et culture tend à promouvoir une théorie universelle de la culture et formalise des critères de « normal » et d'« anormal » en dehors des cadres erratiques d'un relativisme culturel toujours anecdotique. Soucieux de modéliser la nature des rapports entre une approche clinique et une approche anthropologique (ou sociologique) des conduites symptomatiques, Georges Devereux, dans son Ethnopsychanalyse complémentariste, invente une épistémologie. Pour désigner les univers de pertinence de ces deux discours, il introduit la notion de complémentarisme qui édicte l'autonomie conceptuelle absolue du discours sociologique (ou ethnologique) et du discours psychologique, mais aussi leur totale interdépendance en ce qu'ils se rapportent aux mêmes faits empiriques pertinents. Dans cet effort pour disjoindre l'explication ethnologique de l'explication clinique, il entre de la rigueur et du souci pour le trait singulier de chaque cas.

Devereux est un personnage énigmatique, cultivé, contradictoire, original. L’extrême sensibilité qu’il manifeste et théorise quant au repérage et au maniement du contre-transfert fait de lui un clinicien prudent, et averti que le traitement « trans- » ou « interculturel » de la différence comporte en retour un risque : que tout l'abord interculturel situe son inertie dans la fascination commode pour la notion d'identité, voire dans son engouement à la produire, la suggérer ou la prescrire ; ce qui est différent que de mettre à l'œuvre les contradictions dont elle résulte.

En ce sens on ne voit qu’en Bastide, ou plus récemment en Barth, un continuateur de sa pensée. Pour ce dernier auteur, l’identité est définie comme une manifestation relationnelle dans des mondes nécessairement pluriculturels. La fécondité clinique d’une telle conception est sans doute portée à son plus haut point chez R. Kaës (1998) dans ses travaux qui portent sur les différences culturelles en lien avec la souffrance dans l’identité.

Le paradoxe est ici que ceux qui se réclament, en France, du nom et de l’héritage de Devereux n’hésitent pas, tournant le dos aux lumières qu’apportent les anthropologues, à ontologiser et essentialiser l’ethnie et l’identité. Nous y reviendrons.

Or, l'idée qu'il y existe des symptômes « ethnologiques » ou « ethniques » doit être sérieusement discutée dès que nous prêtons attention à la réalité clinique de chaque vie d'exilé, de migrant ou de réfugié. Au demeurant, le fait de prendre en compte les données de l'anthropologie ou de l'ethnomédecine pour modifier des systèmes de soin a fait l'objet de grandes controverses dans les pays anglo-saxons et en France (Rechtman, 1996).

Anthropologie, ethnographie et ethnopsychiatrie

Il convient maintenant, pour évaluer la dérive contemporaine des thèses « ethno psychanalytiques », de rappeler que la perspective anthropologique ne peut faire l'impasse sur la dimension d'autrui. L'anthropologie a pour tâche de produire une connaissance dégagée des préjugés des systèmes de valeurs propres à telle ou telle société. L'anthropologie est le fait de scientifiques formés à l'école du concept et dont le projet s'adresse à l'humanité en son ensemble. Cette discipline doit souligner l'unité humaine du système cognitif et du rapport aux interdits majeurs tout en soulignant la diversité des expressions et des formes culturelles, mais jamais en restant campée à ce niveau-là. En cela elle ne peut creuser le lit d'un ethnicisme sauf à se renier elle-même. À l'inverse, le discours théorique de l'ethnopsychiatrie se nourrit encore de l'hypothèse d'un inconscient ethnique (les plus modérés opposeront intimité ethnique et intimité personnelle sur le modèle de l'opposition entre inconscient ethnique et inconscient idiosyncrasique). Rappelons quelques définitions : l'inconscient ethnique est défini comme la somme des refoulements que chaque culture imposera à ses membres pour conformer la personnalité à la culture ; quant à l'inconscient intime (ou idiosyncrasique) il est ce qui résulte des stress. Ignorant la nouveauté de l'invention freudienne, l'ethnopsychanalyse fait de l'inconscient personnel la conséquence des traumas, ce qui rabat la notion d'inconscient vers celle d'un inconscient affectif cher aux préfreudiens… L'accrochage à de telles définitions et la tentation de l'exotisme qui s'y trouve toujours satisfaite désignent, en négatif, un point hors champ des doctrines : s'y indique que la question anthropologique n'a pas été formalisée, qu'elle s'est enlisée dans les chemins d'une ethnologie descriptive du divers et d'une psychologie de la performance. L'ethnopsychiatrie surgit comme une fiction-symptôme du divers réduit au manifeste de ces signes et revient sous cette forme hybride poser un problème moral sur le développement d'un progrès globalisateur. Mais c'est bien là son unique mérite et encore est-il quasi involontaire.

Il faut ici rappeler sans cesse qu'il n'est aucun individu qui soit pris dans une seule origine. Autrement l'exercice même de la succession d'une génération à une autre serait impossible. Comment un sujet peut-il advenir s’il est entièrement assigné à l'indifférencié de l'héritage ? À ce titre ce sont les échelles de la génération qui se télescopent et s'abolissent. Schéma de la succession : le fils n'est pas tout comme le père ; le père n'est pas tout comme le fils si ce n'est qu'il est aussi en position de fils au regard du Tiers. Ainsi donc, si la transmission humaine ne convient pas à transmettre la présence d'une faille, la marque d'un défaut qui serait interne à son site, alors on ne transmet plus qu'un savoir érigé en fétiche ou une subjectivation mortifiée. Il est vrai que certains exilés, faute de raccorder un peu de leurs racines et de leurs paroles à ce qui serait un minimum de lieu commun avec la réalité d'ici, font choix de se livrer, comme à vide avec des imageries, à une stase. En dérive le repli du temps dans la nostalgie sans mémoire. On comprend alors en quoi les clôtures oraculaires de l'ethnopsychiatrie semblent un temps leur convenir. Enfoncer la porte ouverte du culturalisme n'est en rien savoir sur quels espaces de subjectivation elle ouvre. Il n’y a pas de culture sans sujet. Fin de l'adéquation entre le moi et la culture ; mais demeure toutefois la question de ce qui fait lien entre les sujets.

Du lien et de la transmission

Le collectif veut parer au Malaise. Consistant, résistant, il est prêt à la fixation de toute fiction pour parer au grand chagrin de l'incomplétude. Fixation au sens de résistance à la fission que le désir singulier exerce comme menace potentielle sur les filets du sens. L'identité groupale fictionnelle s'organise vers ce qui garantit l'assujettissement à la croyance en la totalité prévisible, gérable et garantie du monde comme image du corps de l'origine ; alors que dans toute scène fondatrice il demeure du brouillard et du trouble, de l'énigme – c’est-à-dire quelque chose que chaque sujet va endosser, avec plus ou moins de lucidité. Celui qui disposerait de toutes les réponses sur son être n'a plus rien à transmettre.

C'est de l'énigme que l'on transmet. C'est pourquoi la proposition qui réduit le champ de la transmission culturelle à un modèle de la constitution de la fiction identitaire ne peut satisfaire un projet d'anthropologie clinique. On gagne à définir le culturel autrement que comme ce qui unifie par les voies de l'imaginaire. S'ouvre alors la dimension de la transmission psychique d'une génération à l'autre. Le culturel n'est pas la superstructure qui recouvre des appareils psychiques totalement individualisés. La tradition, quant à elle, ne peut se définir comme une simple systémie idéale de mise au pas des sujets. Il se fait une transmission généalogique des signifiants. Le culturel et le psychique sont sans cesse en interaction.

C'est un biais pour penser l’œdipe : la nécessité de sauvegarder la vie psychique d'une génération à l'autre. Qu'est-ce que la tradition non fétichisée sinon l'assurance qu'une part du travail de division et de différenciation a déjà été faite pour le sujet par l'ascendant et/ou les ascendants ? Et c'est cela dont nous héritons, tant bien que mal, avec l'émotion d'en reconnaître quelque chose, d'insoupçonné, de ténu, qui traverse et féconde notre insu, ou, parfois avec la rage et la passion dangereuse de ne rien en vouloir savoir. Mais sans doute au dialogue entre anthropologie et psychanalyse, le socle œdipien et la théorie de la prohibition de l’inceste ne suffisent plus. Du moins depuis l’invention lacanienne de l’impossible du « rapport sexuel ». Ce que masque l’architecture œdipienne, précisément.

Pour le dire autrement, le registre de la transmission excède celui de la communication manifeste, parce qu'il est le creuset des possibles inventions de réponse à la question : « Que (me) veut l'autre ? » C'est bien ainsi que la tradition, si elle n'est pas langue morte ou prescription fétiche, construit logiquement la mise en communauté du sujet. Car la division du sujet – que sa mise en structure provoque – et son écartèlement entre ses topos non fixés d'altérité qui provoquent à la liaison hors de soi sont autant de lignes fractales qui, de la tradition, reçoivent leurs mises en perspective. Ici, en terre d'exil occidentale, le clinicien va s'apercevoir que la possible force de délocalisation du lien à la tradition comporte ce risque (stase ou franchissement) de faire coïncider le sujet avec un seul des traits de la fiction, avec un seul des vecteurs des rituels, avec un seul des modes d'être étrangers. Faisant porter leur étude sur les enfants maghrébins en difficulté scolaire en France, Z. Benchemsi et O. Natahi établissent que l'exil a opacifié le site et la dynamique du féminin, rendant difficile et douloureuse la transmission. Ils furent sensibles à la place qu'occupe la mère (et la femme) dans l’acquisition d'un savoir Autre. Pour les enfants il s'avère qu'utiliser le français c'est aussi vouloir obtenir de la mère des signes de ce qu'elle a pu percevoir de la façon dont ils se sont laissés toucher par le symbolique de la fondation occidentale. « Interrogation massive et insistante qui met la mère dans le désarroi… Ce qui donc surgit à travers les symptômes de l'enfant maghrébin, c'est ce qu'il en est de la place du féminin. Ce dont témoigne la mère de l'enfant, c'est que cette position subjective de la femme vacille dans l'exil… comme si dans l'exil il n'y a plus de Waraqua ibn Nawfal, une figure qui signifie que la femme n'occupe pas tout le champ de l'Autre. »

Il s'agirait de revenir à la question métapsychologique de la fondation de et dans l'altérité. Si l'exil ébranle les fondements de la psyché, c'est aussi parce que le sujet peut y occuper cette place d'étranger radical, place qui est, dans le rapport du moi à l'idéal, le produit d'une fabrication d'image, mais qui est aussi celle de l’étranger originaire, toujours insaisissable et scindé (l'étranger interne de l'Unheïmlich et, plus archaïque, celui du Nebenmensch).

Ne nous y trompons pas : ce n'est pas l'étranger repérable qui est désigné par la haine. Tout raciste a son bon étranger : son bon arabe, son bon juif, son bon « black ». Un « bon étranger » dit merci, se voit de loin, et surtout ne met pas en dette le majoritaire. La forme terrifiante du Malaise non accepté, non assumé se crispe dans l'acharnement contre celui qui emporte et transporte avec lui la mémoire du hors-lieu. De plus en plus la vie des hommes de cette fin de millénaire sécrète des lieux apatrides. Alors psychologues, sociologues ou politiques parlent d'exclusion, et il est fait choix de qui insérer. Le malheur se décline en sigles, et de même on épelle les radios branchées et les partis politiques débranchés. SDF, RM« iste ».

C'est dans ce contexte : subir de plein fouet les processus de déliaison qui affectent le lien social en crise et en incertitude que le migrant fait la rencontre souvent traumatique de l'étranger (celui qu'il est pour l'autre et par l'autre, peut-être celui qu'il est devenu par lui-même et pour lui-même). Le fait de migrer peut provoquer un vacillement par rapport à cette première altérité à la fois hostile et secourable qu'est le Nebenmensch freudien : être confronté à l'Autre ou se faire l'Autre avec deux destins possibles de la mélancolie et de l'hypocondrie, mais avec en tout cas un statut très souffrant de la corporéité.

En cela, la dimension de l'exil peut devenir un opérateur grossissant des débats plus vastes que ne l'est celui posé par la « prise en charge » des migrants. Car plus il y eut des constructions cliniques, ethno psychanalytiques, sur la prise en charge des migrants, et moins s'est dégagée une perspective centrale : celle de l'ébranlement des mises en récit et en fiction des fondations généalogiques pour de larges pans de la population en mal de lieu, c’est-à-dire en exil sans fin ou en autochtonie désemparée. Aujourd'hui, le sédentaire est sans centralité, le déplacement n'ouvre que rarement sur un horizon pensable. Apathie et chute rythment des états du corps en perte de réciprocités et d'échanges fictionnels. Et tombent aussi des refoulements…

Car le montage de l'humain à la référence se caractérise par une dissymétrie. Il se solde donc par une incomplétude. Il n'en reste pas moins que la dissymétrie et l'incomplétude forment une position logique qui est de structure. Quand l'origine est mise en place d'altérité absolue et consistante, alors le problème est que cet amour de l'origine par le sujet n'est pas supposé, il est cru. Mais que lui soit aimé par l'origine en retour reste supposé. L'Autre ne suppose pas le sujet. Le sujet reconnu par l'Autre reste une supposition. Du reste, quand l’Autre reconnaît directement le sujet, le vocationne à briser les énigmes et à en témoigner… cela donne des prophètes ou des martyrs, en tout cas des gens sis en place d'exception dans les procédures de la transmission. D'où l'importance donnée au sentiment de la communauté autour de soi et en soi pour pallier cette incomplétude de la supposition et continuer à vivre dans les répétitions du quotidien et dans l'acclimatation du banal.

Penser le politique

Penser le politique… C'est en Italie que l'idée qu'il était utopique – et fatalement réactionnaire – de parler de culture sans parler de lien social a trouvé son essor le plus conséquent. Les années 1960 voient trois sortes de voyageurs d'exception aller vers le sud de la « Botte ». Psychiatres, anthropologues et psychanalystes mettent leurs pas dans ceux des jésuites du XVIIe siècle. Le sud de Naples avec ses escarpements montagneux figure le grand Ailleurs. Et sur ces mêmes terres prennent naissance les démarches transdisciplinaires qui mirent à l'honneur l'interprétation des troubles psychiques et des psychopathologies liés à l'exil et à l'arrachement, en tenant compte du culturel, du social et du politique. Figure marquante de ce voyage vers une nouvelle rationalité, E. De Martino délocalise le pathologique du médical. Il veut comprendre les flambées manifestes de difficultés psychiques en fonction des connaissances qu'il a de l'histoire religieuse de cette partie mal connue, à ce moment-là, de la péninsule latine. Ces travaux sont en Europe une entreprise isolée et aujourd'hui trop oubliée. Les enfants spirituels du grand Gramsci sont soucieux de fonder une « ethno-socio-analyse » où les conflits au sein des fondations symboliques et des structures religieuses peuvent être étudiés. Pour la doxa française, ces chercheurs s'inscrivent vraiment en avance. Nul ne les a suivis. La tentation exotique française, toujours désireuse de contempler des unités culturelles – et des harmonies souvent factices – oublie encore de lier le politique au psychique et au culturel.

La plus insidieuse des conséquences de ce retard est que la dimension potentiellement politique de l'ethnopsychanalyse fut quasi totalement refoulée. Le culturalisme peut, à ce prix, avoir droit de cité, c’est-à-dire de prendre place dans les institutions en se réduisant à du thérapeutique. Chemin faisant, rapidement, l'ethnopsychanalyse devient réservée au seul migrant, groupe de « spécialistes » à l'appui. L'utopie ethno psychanalytique qui a l'histoire en horreur et la géographie urbaine en passion n'a pas tardé à faire l'apologie du ghetto. C'est de la forclusion du politique le prix à payer.

Mais aujourd'hui, outre le migrant, personne réelle mais aussi objet fétiche ou fantôme de plus d'une théorie, des pans entiers de la population sont happés par des crispations inédites et, à l'extrême, par des formes d'agonie du lien social. Aux psychologues cliniciens de ne pas oublier que la gestion savante et éventuellement thérapeutique de l'autre peut aussi noyer l'avancée que la psychanalyse pouvait apporter sur la question du sujet et sur le risque de mise en anomie de ce sujet quand sont confondus les registres de la fondation anthropologique et juridique de la personne, les niveaux du fonctionnement du vivant, et le plan de l'identité au singulier.

De diverses consultations

Revenons aux dispositifs que divers ethnopsychiatres mettent en place, de façon toute similaire d'une consultation à l'autre. Le parallèle souvent fait par eux entre consultation ethnopsy… et système thérapeutique traditionnel ne convainc guère. Il ne convient pas davantage. Le cadre proposé par l’ethnopsy… n'a pas grand-chose à voir avec un cadre traditionnel. Ce dernier est beaucoup plus solide, beaucoup plus proche du patient, beaucoup plus intime avec lui. Il ne se compose pas de témoin d'occasion. C'est un cadre intermédiaire qui assure un pont entre les paroles singulières et les rituels du groupe. Et toujours un écart est ouvert entre cette réintégration dans un consensus symbolique et mythique communautaire et le sens subjectif de la maladie. Nous aimerions faire un sort, comme on dit, à tout ce fatras de préjugés pour lequel une thérapie traditionnelle se décrit en termes de simple maniement de technique. Ce qui frappe, lorsque l'on rencontre des thérapeutes traditionnels, est la place prépondérante qu'ils donnent à la possibilité qu'une parole rende compte de ce qui, individuellement ne va pas chez tel ou tel. Un guérisseur traditionnel ne croit pas tant que ça dans les vertus du rabibochage, médicamenteux ou sorcier grâce à quoi tout rentrerait dans l'ordre. Le travail se fait aussi sur les repères symboliques de la personne, de façon à pouvoir lui rendre une possibilité de rentrer dans l'échange. Un tel résultat ne s'obtient jamais en excluant le sujet de son dire, de son sens et de son énigme. Nous ne disons pas qu'un parallèle est longtemps tenable entre clinicien occidental et guérisseur traditionnel, nous disons simplement que le soin traditionnel est bien plus concerné par la parole singulière et la vérité subjective qu'on le prétend, ici. De plus, bien des patients qui viennent consulter à l'hôpital et qui prennent des habitudes régulières de consultation en ces lieux pourraient parfaitement, s'ils réclamaient comme cadre de soin les stratagèmes d'une thérapeutique traditionnelle magique et/ou sacrée, trouver ce genre de consultation. Et ils sont capables de le faire et d'en déchiffrer les logiques et les procédures. Rien ne permet aujourd'hui d'affirmer que les migrants tiennent, dans leur ensemble, à se faire soigner par les médecines qu'étudie l'ethnomédecine. C'est même tout le contraire.

Qu'un ethnopsychanalyse explique ses interventions, auprès de patients étrangers, sur le mode de ce qu'il nous dit être des thérapies traditionnelles, évoquant les djinns, les esprits, les possessions, ou prescrivant des objets magiques, et nous sommes dans la simplification. Injecter systématiquement la suspicion d'un sort jeté, dont il faut trouver l'origine et inhiber l'effet permet non de libérer une parole, mais d'obtenir un réseau tout à fait codifié de séquences qui offrent prise à une technique du lien et de l'influence.

Contrairement à ce que recommandait, avec sa rudesse coutumière, le vieux maître Devereux, cet espace du culturel se retrouve analysé, interprété de manière à mettre en série les différents objets qui le composent. S'agit-il alors d'expliquer le symptôme par l'objet culturel ou bien de considérer le nouage entre celui-ci et l'objet du fantasme, nouage où se précise la position du sujet quant à son désir ?

Il est temps d'aborder la question : que fait une institution et que mettent en acte ses acteurs quand, devant les incidences cliniques de l'exil, ils se tournent de plus en plus vers les consultations « spécialisées » d'ethnopsychanalyse ? Si on se met en exclusion du registre du transfert en tant qu'expérience vivante pour vivre du transfert par procuration, on ne sait plus quoi faire de ce temps non vécu quand le patient réintègre et réinterroge la réalité institutionnelle. Or, que vit-on dans les lieux publics où nous exerçons ? Ces lieux psychiatriques, médico socio-éducatifs se caractérisent par une pulvérisation du soin. Cette pulvérisation est patente dans l'appel fait à des lieux extérieurs spécialisés dans une certaine direction thérapeutique.

Considérons maintenant le projet d'une anthropologie comparative des pratiques de soin, un des grands chantiers annoncés dans les parutions de la Revue internationale d’ethnopsychiatrie, et vérifions s’il a, oui ou non, permis d'extraire un élément commun aux diverses pratiques thérapeutiques ? À cela une réponse tenue pour positive par T. Nathan. Voilà un point de départ. Le trait partagé qui ferait invariance est « l'influence ». Ce processus est celui qui est universellement mobilisé pour assurer l'efficace de la thérapeutique. C'est l'universel anthropologique recherché. Il sera alors construit comme critère absolu et incontestable, donc, de toute entreprise et pratique thérapeutiques. C’est un peu court.

Très souvent on se surprend à penser que les migrants ont bon dos, et qu'ils ne sont là que maintenus captifs d'une démonstration dont le but est d'en finir avec la psychanalyse, de la résorber sous l'ethnopsychanalyse comme il est question de résorber la psychiatrie sous l'ethnopsychiatrie. Il est bien sûr tout à fait réducteur de considérer qu’un sujet soit l’emblème de sa culture. Du reste, aucun ethnologue digne de ce nom pourra supposer qu’une seule personne va vous rendre compte des totalités de codes et de discours qui régissent sa culture. C’est impossible.

Et si un sujet se croit l’emblème de sa culture, c’est très souvent sous la contrainte d’injonctions surmoïques assez tétanisantes. La question est pratique, qui est celle de ne pas confondre les registres de l’idéal avec l’instance du surmoi. Or, il est patent que des consultations qui supposent que leur patient irait idéalement mieux s’il renouait avec ses identifications « ethniques » ne peuvent en rien distinguer ces deux registres. Tout fonctionne dans la prescription du trait d’idéalité communautaire, ce qui n’ouvre aucune latitude d’écoute des effets de la férocité surmoïque. Or l’opérateur épistémologique du dialogue entre anthropologie et psychanalyse est-il ce couple de notions « identité-idéalité » ? Rien ne saurait nous l’assurer. Bien au contraire, cette façon de réduire la symbolisation à un pattern de modèles de conduites ou d’inconduites s’est-elle faite sur le refus des thèses freudiennes du dualisme pulsionnel et du Malaise dans la Kultur, ce, notamment, avec Kardiner et Mead (et nous retrouvons là la lignée qui mène à Linton et à Devereux). Nous proposerons que cet opérateur est bien l’instance surmoïque qui ouvre à une clinique du social comme à une clinique du collectif au singulier (Douville, 2008).

À l’inverse de cette substantialisation de l’inconscient, qui, confondant tout comme le firent Reich et Marcuse répression et refoulement, mobilise les idéalités d’appartenance comme le socle sur lequel un échange entre anthropologie et psychanalyse pourrait perdurer, ne pouvons-nous pas proposer une hypothèse autre ? Elle porte sur ce que le rapport de chacun à l’inconscient a de plus particulier. Le montage inconscient du sujet à son corps provient non de sens reçus qu’il refoulerait en raison d’interdits partagés mais d’autant de manque à être de l’autre et d’impuissance de l’autre à signifier au sujet quelque chose de son corps. Le sujet est introduit dans l’ordre symbolique non par des apprentissages et des gains successifs de significations venant doubler l’étoffe du monde dans un tissu de sens. Si le monde de la réalité ordinaire, ce rêve bien tempéré du corps, est le résultat d’une longue construction psychique qui prend appui sur des écritures nouvelles ou des rites obscurs et anciens, c’est toutefois bien l’incomplétude qui joue son rôle dans le rapport du sujet au symbole et au corps. L’anthropologue peut tenter d’opérer une recension des représentations de l’âme et du corps (ou de l’âme au corps) singulières à telle ou telle « ethnie », il lui sera impossible d’en inférer les aléas de la représentation inconsciente propre à tel ou tel sujet. Par exemple, une thématique coutumière de persécution par le mauvais œil n’aura pas la même portée, le même impact suivant l’importance narcissique donnée par tel ou tel sujet à un des trois temps de la pulsion : voir – être vu – se faire voir, et surtout selon ce que l’instance surmoïque met en forme de ces trois temps. Enfin, ce que le sujet prélève du corps de l’autre comme lui permettant de s’acclimater à une perte de jouissance nécessaire à son entrée dans le langage, eh bien, il n’est pas sûr du tout que cela soit culturellement prescrit et déterminé, alors même que des rituels vont mettre en scène des semblants de découpe de corps et de perte sacrificielle valant pour tous. La formule lapidaire serait ici de proposer qu’il n’y a pas moyen, avec la théorie psychanalytique de l’inconscient, de poser une détermination culturelle univoque du fantasme fondamental, soit ce fantasme qui relie le sujet à ses premières expériences de manque et de perte et à ses premières tentatives de se représenter auprès des mots charriés par le babillage maternel. La banalisation commune d’un vécu de perte va recouvrir d’un voile de fiction et de semblant ce qui est le reste, le non-collectivisable de toute opération première de subjectivation. Or ce sujet lié aux premières pertes et aux premiers restes des opérations d’introduction dans l’ordre symbolique est peu situable culturellement, socialement, historiquement. Il n’est pas plus « moderne » que « traditionnel ». Et c’est sans doute dans sa prétention à donner une lecture sociologique, ou même ethnique, du sujet de l’inconscient que le culturalisme montre au plus net ses fragilités doctrinales.

Autrement dit, une des chances des savoirs psychanalytiques est qu’ils mettent un terme aux dérives culturalistes, fussent-elles alourdies des méthodologies les plus séduisantes ou les plus sophistiquées qui soient, en s’attachant à l’accueil du sujet du langage. Ce dernier est soumis à l’altérité du langage. Sa parole traverse des épreuves où elle s’étrange, s’ouvre aux destins jamais prédits et jamais clos des inventivités de la métaphore. L’exil actualise un inactuel, c’est-à-dire un point structural de l’exil essentiel du sujet parlant, soit sa sujétion à l’Autre du langage, sujétion dont témoignent les aventures singulières de la parole.

Ouverture

Cette dérive du symbolique intergénérationnel est peut-être mise en extrême visibilité chez les migrants, mais peut-être pas seulement chez eux. Ce qu'il faudrait travailler d'effet d'exil dans la génération renvoie aussi à travailler sur l'effet d'exil de la fonction-père et de la fonction-mère. Dans la génération, c'est une réalité qui intéresse l'Occident, dont l'Occident n'est pas indemne et qu'il est absolument vain, voire stupide, de faire porter aux seuls migrants.

Raison de plus pour ne pas se contenter de réductions culturalistes. Motif encore pour s'ouvrir à une véritable pensée de l'interculturel et de ce qui fait symptôme dans le lien social autochtone et dans les modernités du pays du dit « tiers-monde » (M. Audisio et O. Douville, 1994). C'est sur cette toile et cette lame de fond des nouveaux aspects du malaise dans la civilisation que toute recherche en anthropologie clinique peut trouver le monde où elle aura à se déployer.

Il est enfin à souligner que bien moins liées à la référence ethno psychiatrique, d’autres consultations ont vu le jour, avec des longévités inégales. Certaines se sont tournées vers la pratique de la thérapie et/ou de la consultation familiale. Sont donc mis en place et théorisés plusieurs cadres de prise en charge destinés à accueillir et soigner des migrants dont la culture qui fut la leur diffère souvent nettement de celle de la société où ils résident avec leurs enfants. Nous n'avons pas ambition d'en dessiner exhaustivement le panorama. Passons en revue les plus connues, sans oublier que de nombreux jeunes d'origine étrangère et leurs parents consultent des thérapeutes dans le cadre standard des dispositifs de soin de type « secteur » ou dans le privé, à leur initiative, ce qui donne lieu à des échanges et des réflexions de travail entre psychanalystes et psychothérapeutes français et étrangers.

Le centre Minkowska tire son nom du psychiatre qui le fonda. Il est connu et réputé pour sa consultation dite « ethnoculturelle ». Celle-ci accueille adultes et enfants de sept ethnies différentes dont des cultures africaines (Cameroun), asiatiques (Viêt Nam), ibériques (Espagne et Portugal), turques et maghrébines. Cette consultation a été créée juste après la Seconde Guerre mondiale, dans le but d'accompagner des patients d'origine polonaise. Puis elle s'ouvrit, dix années plus tard, aux patients espagnols. Elle fonctionne en mettant en présence un patient et un thérapeute de la même aire culturelle, afin de garder la langue maternelle comme vecteur de communication. Les aides apportées sont diverses. Il peut s'agir autant d'une aide pour une orientation que d'une prise en charge limitée pour un retard scolaire, un bilan psychologique, un soutien thérapeutique, une demande d'aide sociale, enfin. Avec un budget public, ce centre médico-psychologique salarie des psychothérapeutes, des psychiatres et des assistants sociaux. Il organise à peu près tous les ans une journée scientifique de très bon niveau.

Aujourd’hui qui tente de construire un état des lieux des divers centres de consultations dites « inter- » ou « trans- »culturelles ne manquera pas de se rendre compte que les débats qui s’y jouent et, souvent, les opposent proviennent moins de la qualité de leur référence à l’anthropologie ou de leur proximité avec cette discipline, qu’ils ne reflètent les mêmes lignes de tension et/ou de clivages qui se font jour dans n’importe quel type de consultation ayant pour objectif la psychothérapie. En ce sens la prescription de comportements culturels, d’allure rituelle, pour soigner s’apparente bien plus à une « exotisation » de la psychologie comportementale, qu’à cette technique hybride ou métisse entre chaman et psychanalyste à laquelle aspire une ethnopsychanalyse limitée et surtout prônée par T. Nathan. Au nombre des consultations qui misent sur un accueil et une écoute de la « culture au singulier », citons la consultation des hôpitaux civils de Strasbourg en direction des patients adultes migrants, ce quelle que soit leur origine. Dirigée autrefois par Pierre-Stanislas Lagarde et Bertrand Piret, bien vite rejoints par Nicole Klein, Ahmet Kaptan, Francis Gaub, entre autres ; soutenue sans réserves par le Pr Lucien Israël, alors chef de service, puis des Prs Danion et Patris, cette consultation aujourd’hui animée principalement par Piret est associée à un séminaire d’enseignement et de recherches « Psychiatrie, psychothérapie et culture(s) ».

L’association bordelaise l’AMI (Association pour la médiation interculturelle) dirigée par A. Ben Geloune, à son tour, formalisa les conditions d’une clinique de la médiation. Ces consultations ont en commun de miser sur la création d'une aire transitionnelle, intermédiaire, toujours avec un éventuel interprète. L'origine culturelle, ethnique des populations et la barrière linguistique qu'elles rencontrent parfois interrogent le clinicien. Le travail avec un interprète connaît des modalités diverses suivant ces consultations. Et l’expérience de l’AMI a permis également d’évaluer les avantages comme les inconvénients d’une telle pratique si elle se systématise comme une technique obligatoire et routinière.

Résolument centrées sur l'accueil et sur la création d'espaces intermédiaires, ces consultations peuvent donner à entendre l'articulation des thématiques culturelles des souffrances liées à l'exil et à ce qui déjà se jouait comme situation marginale possible pour le sujet au pays de son départ. Bref s'y travaille comment l'histoire du déplacement recouvre, révèle et masque l'histoire subjective de chacun.

Un tel panorama serait fort incomplet si nous ne signalions pas que des associations se sont donné comme tâche de venir en aide aux réfugiés, victimes de torture et sans papiers. Les consultants sont donc le plus souvent des adultes. Pour le Centre Primo Levi (qui regroupe les cinq associations : Action des chrétiens pour l’abolition de la torture [ACAT], Amnesty International Section française [AISF], Juristes sans frontières [JSF], Médecins du monde [MDM] et Trêve) ou le Comede (Comité médical pour les exilés) le travail interculturel prend peu appui sur l’ethnopsychiatrie et davantage sur une clinique des traumas, des ruptures traumatiques et des souffrances psychiques dus à cette perte d’identité qui est au nombre des conséquences de traitement faisant violemment fi de la dignité de la personne.

Le sujet aux prises avec l’histoire prend alors le pas sur le sujet culturel, « culturalisé », réduit au splendide isolement que fabrique un usage réducteur et fétichiste de la notion incertaine de « différence culturelle ». Et c’est bien un tel sujet pris dans les violences de l’histoire et les impasses du politique que nous donnent à entendre les dites « cliniques des effets de l’exil ». Or ces incidences subjectives, qui ne trouvent pas, en raison de la mise en silence qui s’opère dans le social, de points d’appui pour se déplacer, se traduire et se transmettre autrement, sont bien ce que nous, psychanalystes, entendons et rencontrons, dans nos cabinets, ou, plus encore parfois, dans notre travail dans les institutions des secteurs.

Résumons. Le symbolique comme ordre ne se réduit pas au culturel, qui lui demeure contingent. Parce qu’il est défini comme sujet par les signifiants qui lui sont adressés et attribués dès avant la naissance, signifiants qu’il s’approprie dans la chair de son idéal par le truchement de l’identification, le sujet ne se définit jamais pleinement comme être. Quelque chose lui échappe de son être. L’exil, comme toute profonde expérience de rupture hors de chez soi, ravive cette incertitude corrélative des conflits dans l’idéalisation, et fait exploser les ambiguïtés en œuvre dans la fondation de la personne. L’exilé, fragilisé, peut renforcer ce qui lui reste comme possibilité de collusion avec un trait d’identification qui représente l’origine. D’où toute une série de manifestations, de cristallisations et de verrouillages de l’identité sur les indicateurs primordiaux de l’ethnicité : la race, la religion, l’idéologie, les croyances. L’origine se donne alors pour l’immédiat, pour l’ici et le maintenant. Or, il n'y a plus de mise en histoire possible pour un individu et/ou son collectif si l'origine se livre comme totalement offerte et représentée par les objets manifestes de la culture. Dans l'exil, l'origine errante cherche à se fixer « à nouveau ». Pression d'un désir de refaire Un et d'annuler de la sorte l'exil de l'Un. Certaines maladies de l'exil présentent l'énigme d'un désir de dilapidation de l'origine. De telles positions subjectives poussent au sacrifice des marques signifiantes lorsqu'un sujet s'exténue à obéir aux démesures cannibaliques d'idéaux d'assimilation. Il se rend de ce fait absent à lui-même à force de jouer de cet anonymat où se met en pièce le nom.

Mais les temps dans l'exil passent, les enjeux de transmission se déplacent. Double face de ces temps : temps de figuration et de réception non seulement de la part idéale et collective de l'origine, mais aussi de sa part maudite, avec quoi certains sur un mode mélancolique se confondent et se coalisent, mais temps aussi grâce auquel le trajet d'exil peut devenir un geste personnel, subjectif.

Ne s'agit-il pas plutôt de promouvoir ce que les élaborations psychanalytiques et les pratiques cliniques gagneraient en ouvrant la pensée clinique à ces épreuves de fondation de l'identité et de la subjectivation, épreuves qui intéressent les grands champs symboliques de la généalogie et de la transmission ?

Olivier Douville

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