Paradigme et paradoxes du rêve dans la psychose. Conversation à Dijon [1]

Par Olivier Douville

Dans un exposé en bonne part improvisé lors de deux journées d’étude d’Espace Analytique, intitulée « Comment s’écrit l’inconscient ? », je me posais la question du travail avec le rêve dans certaines cures de patients psychosés. Le chagrin d’un patient à la réputation de schizophrène m’avait mis sur une piste ; sa réputation aurait pu être presque un destin. Il se plaignait d’un dosage très fort de médicaments – il est vrai que les nouveaux internes peuvent avoir la main lourde. « Je comprends qu’on me donne des médicaments, me disait-il, d'ailleurs je n’ai plus d’hallucinations. Mais ce qui est terrible, c'est que je n’ai plus de rêves non plus. Les médicaments m’enlèvent mes rêves.» Moi, en revanche, j’avais justement rêvé de ce patient peu avant cet échange.

J’ai donc essayé de situer avec lui la valeur et la fonction de ses rêves et d’entendre les liens qu’il faisait entre rêve, hallucination et délire – sujet de doctorat qui rappelle la thèse de médecine de Philippe Chaslin en 1887 sur le rêve, dont je dirai plus loin quelques mots –, mais sur son intérêt. Ce qui m’impliquait dans ce matériel même du rêve, au demeurant il appelait « le chantier »: c'est-à-dire ce qu’il faisait avec moi. Il disait par exemple au moment de venir parler avec moi qu’il allait « au chantier ». Il devint rapidement assez prolixe sur la façon dont rêve, délire, hallucination lui tenaient autrement compagnie depuis qu’il « avait décidé de me supporter », comme il le disait si bien. Il posa à sa façon le cadre : « Écoutez, je veux bien vous supporter. Alors, on va se voir… tous les jeudis. » m’annonça-t-il, avec cette façon de lucidité tranchante qu’ont certains sujets de structure psychotique sur les tissages des transferts et des contre-transferts.

Il était, en somme, avec moi dans un travail de « supervision » de ses superauditions. J’écris aujourd'hui sur lui , sur ce patient – mais puis-je l'appeler "patient"? que veut dire ce terme ? Plus grand-chose, dès lors que nous sommes dans une relation analytique. Il s’agit bien plutôt d’un analysant en psychose et en psychose de transfert qui m’avait accroché en attirant mon attention sur quelque chose de très bien repéré par ce qu’on appelle aujourd'hui la psychiatrie – naguère l’aliénisme –, à savoir les liens entre l’hallucination, le rêve et le délire.

Commençons alors par une petite balade historique à travers quelques textes importants de la psychiatrie dite « classique ».

Et tout d'abord à la thèse de Chaslin sur le rôle du rêve dans l’évolution du délire. Nous sommes en 1887. A la fin du XIXe siècle, tout le monde en psychologie, psychiatrie, et en neurologie également, s’intéresse aux rêves – il n’y a pas que Freud. En ces vastes terres de l’onirisme, les savants succèdent aux romantiques et aux poètes. L’invention récente de la neurologie, avec Santiago Ramón y Cajal, histologiste et neuroscientifique espagnol réveille un vif courant d’intérêt, compliqué de ce qui reste de Mesmer pour le spiritisme et des expériences « spirites » alors en vogue pour le dédoublement de personnalité. Sont abondamment débattus la nature des phénomènes d’illusion et d’hallucination, ainsi que leurs liens avec le rêve. L'historien Alfred Maury pose, en 1861, le problème de l'accélération de la pensée dans le rêve. Au début de notre siècle, Henri Bergson définit le rêve comme l'activité psychique en son essence, le rêve est "la vie mentale tout entière, moins l'effort de concentration". Dans sa thèse Chaslin se penche sur le lien entre la formation de certains rêves et l’apparition de symptômes ; il rapporte par exemple le cas, comme il y en a tant dans la littérature de l'époque, d’une jeune fille hystérique devenue momentanément paraplégique à la suite d’un songe où elle se voyait poursuivie par des hommes. Nous sommes avant les Etudes sur l’hystérie. On sait déjà que certains rêves entraînent ce que l’on appellera plus tard des « conversions ». On s’intéresse en la circonstance à la part de jouissance des rêves, et à la façon dont le symptôme essaie d’en proposer un déchiffrement phallique. Bien sûr, on ne parle pas en ces termes à l’époque. D'ailleurs, on ne dit pas grand-chose de théorique; la neurologie et toute autre forme de causalité organique ne peuvent pas tout expliquer, l’étonnement est grand, on ne comprend rien mais, comme les cliniciens sont intelligents ils observent attentivement ce qu’ils ne comprennent pas ou pas encore.

On avait remarqué notamment que beaucoup d’endormissements profonds étaient précédés d’hallucinations. Dans Le sommeil et le rêve, paru en 1867, Maury ajoutait, avec son lyrisme coutumier, que dans le rêve la pensée devient comme le miroir fidèle de l’organisme qui s’y réfléchit tout entier. Le rêve serait alors un reflet de l’organisme , thèse hardie s'il en est, mais qui entre en résonance avec des formules bien plus tardives de Jacques Lacan. Chez Lacan, ce balancement entre l'affirmation que le monde est un rêve du corps – ce qu'on trouve dans le séminaire Encore, précisément –, et que le monde est un reflet de l’organisme est important. C’est peut-être cela, la valeur du déchiffrement, du retournement, de l’interprétation dans le rapport du sujet aux plis coutumiers de sa réalité. Importait à tous ces aliénistes : la saisie d’un passage, d’une conversion du monde onirique comme reflet du corps au monde du rêve, où le désir et la jouissance ont maille à partir, comme s'il s'agissait non plus du reflet des organes, mais d'un rêve du corps. Le rêve, nous le voyons déjà, ne chiffre pas tout, et ne peut figure tout ce qui le compose. Si le rêve fabrique des figurations, un reste insiste. Le rêve est une mémoire propre à préserver des impressions du passé, et certaines de ces impressions du passé ne sont pas d’emblée, et ne seront peut-être même jamais disposées comme un récit.

Les thèses d’un Delbœuf et les constats d’un Lasègue peuvent nous aider ici. Cette régression au passé vaut non comme gardienne du sommeil, mais comme guide du sommeil. Elle a une fonction de passeur ; elle emporte vers le sommeil des hallucinations qui sont d’abord celles de la vue, puis celles de l’ouïe. Lasègue posera, pour sa part, des questions encore pour nous extraordinaires. Parlant d’une patiente sans préciser autrement le diagnostic, il dit : « Une personne se couche et s’endort vers 9 heures du soir. À peine a-t-elle les yeux fermés qu’elle est réveillée en sursaut sous le coup d’une hallucination visuelle. » Quand on entend « hallucination visuelle » on imagine trop vite et sans peine une scène de Grand-Guignol, ou un tableau saturé par des ectoplasmes de cauchemar. Mais ce n’est pas du tout cela. Pour Lasègue, l'hallucination visuelle est représentée par un point clair ou par un point sombre. Ce qui réveille sa patiente est un trouble de la sensation première de l’absence ou de la présence de la lumière. En outre, loin d’être le départ d’une image, ce point clair ou sombre vaut comme préludes à une catastrophe de l’image. Le point clair devient facilement un incendie, le point sombre un gouffre, un trou noir, un précipice. Lasègue s’intéresse donc à ces hallucinations en tout point différentes des illusions oniriques toujours emplies d’images. Il nous introduit à une réflexion décisive portant sur les racines de l’hallucination, tantôt claire, tantôt sombre, et sur la qualité de ces hallucinations qu'il serait possible de décrire comme des hallucinations négatives. Il en va ainsi des hallucinations négatives par embrasement. Pour en rendre mieux compte, l’on peut recourir l’imagination suivante : nous serions dans un cinéma à l’ancienne et, la pellicule se bloquant dans le projecteur, la chaleur de la lampe à incandescence embraserait la pellicule. A côté de cette hallucination à incandescence, l’auteur distingue une hallucination par obscurcissement total.

Ce travail de Lasègue, très fin cliniquement, n’apporte aucune élaboration neurologique – les aliénistes n'œuvraient pas dans ce champ. Essayons pourtant de faire saillir la question clinique. Si je lis Lasègue en compagnie de Winnicott – « Une hallucination qui dénie l’hallucination » –, comment se pose le problème de cette hallucination qui dénie l’hallucination ? Deuxième question : en quoi cela a-t-il un rapport avec le rêve ? Tout le travail de Chaslin, Delbœuf, Calmeil, Lasègue et quelques autres traités qui, c’est remarquable, se penchent moins sur le rêve que sur ce qui en interrompt son travail (formule moderne), son processus ou sa marche (formules de l’époque) tiennent compte de l’aspect pénible de l’endormissement ou du réveil, nous instruisent de ce que tout rêve n’est pas l’abri ou le gardien du sommeil. Ce qui les intéresse, c’est ce qui empêche le flot du rêve de couler, flot étudié plus tard par Freud dans ses courants et ses mécanismes. C’est la saillie aride du réel dans le rêve qui accapare leur vigilance clinique. Et là, ils formulent une série d’interrogations précises que nous aurions tort de considérer comme inactuelles, et qui portent explicitement sur les liens entre la nature et la qualité de l’hallucination, et les empêchements ou les pannes de la fonction de gardien du sommeil que le rêve pourrait avoir. Ils nous livrent une clinique des troubles du réveil, exacte et saisissante encore.

Voilà que le rêve ne fleurit pas, qu'il ne déplie pas ses rosaces autour d’un point de catastrophe qui pourrait être son ombilic : c’est la grimace enténébrée ou aveuglante d’un trognon d’onirisme qui saute au visage du sujet à l’instant de son brusque réveil. Le dormeur intranquille n'est pas éveillé par paliers mais arraché tout soudain à la précaire volupté du sommeil, empoigné par le pressentiment d’une catastrophe, celle de l’anéantissement des traces du sujet dans le monde. Ce n’est plus alors que fulgurance farouche, ou assombrissement, obscurcissement total. Un monde où disparaît toute ombre ou une ombre qui fait disparaître le monde. A ceci près que rien n’évoque ici ce qui, dans la peur du noir, fait signe vers la phobie des ombres indistinctes. C'est la catastrophe de l’aveuglement, de l’éblouissement, les brisures et les vertiges du travail onirique qui intéressent les aliénistes de l’époque. Ils découvrent par exemple, avec Morel, que dans la maladie mélancolique revient souvent le rêve, non de la mère morte, comme le dit André Green, mais de la mère qui s’enflamme, qui s’embrase, qui se détruit dans un éblouissement : autodestruction immédiate du corps du premier Autre, sur lequel le sujet a prélevé les premiers signifiants. Qu'est-ce que le rêve, sinon cette activité hallucinatoire venant nier la catastrophe, la conjurer pour tenter de déposer la possibilité d’une image. Un presque rien qui permettrait encore d’arrimer un peu de narcissisme primaire, un battement signifiant de rythme.

Passons au récit de rêve. Lorsque Freud dit que le rêve est la réalisation d’un désir, ce n'est pas au sens où la bonne fée de Cendrillon fait de la citrouille un carrosse promis, bien sûr, à redevenir citrouille. Le rêve, selon moi, réalise le désir comme un réalisateur réalise un film. Le désir est « réalisé par »… Le rêve dispose des éléments signifiants dans une mise en scène, une trame, une dispersion orchestrée des jouissances, auxquelles il attribue plusieurs points de fuite et de recoupement ; il conjure le péril que tout pourrait se condenser en un point de catastrophe. Les opérations de déplacement et de condensation liées à l’exigence de figurabilité créent une disparité, une hétérogénéité de la scène du rêve qui permet à celui qui se réveille de bénéficier de l’illusion qu’il a écrit un texte dont il est l’auteur. Le rêve est, en somme, une hallucination tempérée – bien tempérée – qui vient contrarier l’hallucination. Voici peut-être ce que la névrose parvient à nous faire entendre. Pour une raison assez simple à énoncer : le lieu de la névrose est en effet le fantasme ; entre le sujet et l’objet une multitude d’opérations de coupure vient permettre au sujet de travailler avec des éclats, des bribes d’objets.

Mais qu'en est-il dans la psychose ? Cette structure – pas fatalement une maladie, loin de là –, se caractériserait-elle par un empêchement du travail de l’inconscient ? On se reportera ici à un texte magnifique : la Lettre, autrefois 52, que Freud à Fliess adressait pour expliquer que l’inconscient est déjà un système de lien, un système d’écriture. Que se passe-t-il lorsque le travail de l’inconscient est empêché ? Le sujet éprouve très certainement les plus vives difficultés à endosser son corps. Un sujet n’a de corps en effet que dans la mesure où ce corps est visé par les messages, les intentions (à la fois trop claires et trop énigmatiques dans la psychose) de l’Autre et qu’il peut en capter quelque chose qui en chute. Alors, dans a psychose cette prégnance de l’Autre est trop claire parce qu’il ne vient pas dans ce montage à l’Autre à la place d’un autrui, qu’il n’est pas interchangeable, qu’il n’est pas un parmi d’autres. Bref, qu'il est visé. Si bien que son réel, le réel de son corps est concerné. Or, quand les motifs de ce concernement lui restent énigmatiques, dans la mesure où la chaîne signifiante ne s’est pas établie, c'est un trou, un vide qui vient en lieu et place de ce qui se raccroche au S1. Un point de catastrophe s'ouvre entre perception et mémoire – et non pas entre mémoire et perception.

Prenons l’insulte. Dans la psychose, elle se vaporise précisément là où elle désigne. L’insulte hallucinée « Tu n’es qu’un… » reste suspendue. Elle est cet oxymore de haute solitude entre une certitude et une énigme tétanisante. Enigme d’un côté, certitude de l’autre, équivoque nulle part. Le lieu psychique de la psychose, dans le réel, ce sont ces mots du préconscient. Je fais ici référence à une indication développée par Lacan dans le Séminaire sur L’identification : le préconscient est de l’ordre du réel pour la psychose. Ce qui veut dire que « les mots sont pris pour des choses ». Bien sûr, dans l’ordinaire de la vie d’un patient psychotique, il y a un décalage entre les mots et les choses, mais le régime de son rapport à la parole reste très menacé. Chaque mot est une sorte de bloc d’énergie pulsionnelle qui peut lui exploser à la figure. Tel est le lieu psychique menacé et menaçant dans la psychose. Un déboulement de « mots-chose » rivé au corps dans et par le travail de l’hallucination, rivant ce corps à des coordonnées de temps et d’espace dans le délire. Ce topos insiste et s’impose contre le néant. En ce sens l’insistance de « mots-choses » rivés au corps fait partie de ces hallucinations qui contrarient l’hallucination négative, on dirait alors que le prolongement direct du Réel par l’Imaginaire, est déjà une construction. Cette hypothèse permet de considérer que la plupart des hallucinations sont une victoire sur la néantisation de l’existence, et que le cœur même d’une hallucination est en quelque façon une hallucination négative contrariée, surmontée. Se réhabiliterait ici que le psychotique n’est pas un a-sujet, mais une façon d’hyper sujet sorti victorieux d’une néantisation, quoique précaire soit une telle victoire.

Les aliénistes que j'ai cités, puis les psychiatres qui leur ont succédé, ont beaucoup travaillé sur ces catégories d'hallucinations – il n’est que de relire le magnifique Traité des hallucinations d’Henry Ey qui compile, ordonne et discute la tradition psychiatrique pour se rendre compte de l’extrême richesse et de l'intelligence de cette époque, dont il ne s’agit pas pour autant d’être nostalgique. Si nous reprenons la thèse de Chaslin, un de ses nombreux mérite est de nous dire que rêve et psychose ne sont pas identiques ; le rêve n’est pas une psychose et la psychose n’est pas un rêve. L’affaire était réglée dès 1887, même s'il y a eu ensuite un retour en arrière, et des arguments donnaient consistance à une clinique différentielle. En voici un qui pose qu’entre rêve et psychose, les éléments sont les mêmes : hallucination, illusion, idées délirantes , mais – et c'est une avancée due à Chaslin –, ils ne s’organisent pas de la même façon ; ni par regroupement ni par hiérarchie, ni par ordre de succession.

Les modèles de la folie et du rêve ont souvent cheminé ensemble. Il existe des arguments psychanalytiques éprouvés qui avancent que le rêve est une forme de psychose normale en tant qu'il est une régulation inconsciente. L’interrogation des aliénistes – importante, et même précieuse – n’était pas aussi analogique. Je me risquerai à la formuler ainsi : « Comment se fait-il que certains vécus oniriques font bouger les sujets dans leur organisation, dans leur structure ? » Par exemple, Réty, en 1883, dans son texte sur La folie à double forme, signale que de brusques transitions entre état maniaque et mélancolique se produisent durant le sommeil. Que se passe-t-il la nuit pour qu’un état maniaque devienne un état mélancolique ? Y a-t-il des rêves susceptibles d'expliquer le passage de l’état maniaque à l’état mélancolique ? Réty a thématisés les rêves : de ruines, de punition, d’atteinte à la santé, de dommages subis. Mais son explication ne suffit pas. Il faut revenir aussi à Hippolyte Taine qui reprend le chantier du rêve dans un traité, dont la lecture est capitale, intitulé : « De l’intelligence ». Une de ses préconisations est qu’il ne suffit pas de chercher les contenus du rêve pour en faire la clinique. Ce n’est pas parce qu'un rêveur vous raconte qu’il a rêvé qu’il était pauvre, malade, ruiné, puni, que vous aurez saisi le pourquoi de la bascule entre manie et mélancolie. Il faut, ajoute-t-il, rechercher l’expérience sensorielle du rêve, son lieu psychique. Et il prend l'exemple de l'hallucination d’une voix qui prédit la guillotine – on retrouve de tels exemples chez Chaslin, Calmeil, Lasègue, Delbœuf. Tous expliquent l’effet « pathogène » du rêve non par rapport à son contenu, mais par le fait que le sujet est tiré du rêve par une expérience sensorielle qui a le statut et la valeur d’une hallucination. C’est ce point-là qui est travaillé, qui nous est légué et dont nous pouvons saisir la complexité. Elle réside dans cette séquence : si le réveil est causé par une hallucination, nous devons toutefois supposer que cette hallucination est elle-même une lutte contre l’hallucination négative.

Parvenu en ce point, il me faut préciser ce qu'est l’hallucination négative. L’hallucination négative – pour aller très vite – équivaut à ne rien voir là où il y a quelque chose. Partant d'une telle description du processus psychique on se retrouve devant le problème différentiel suivant : ce négatif de l’hallucinations est-ce une amputation qui limite mon champ perceptif? Est-ce équivalent au scotome d’un percept que je ne veux pas reconnaître, parce que ne pas vouloir le reconnaître fait partie de la logique du refoulement ? On pense ici aux cécités hystériques, où le scotome supprime ce qui dérange le sujet. Or, dans l’hallucination négative d’autres logiques psychiques sont en jeu. c'est tout le champ perceptif qui est désorganisé : ce n’est pas qu’il y a quelque chose et que je ne le vois pas, mais que le champ perceptif est comme dévoré par une tache qui menace le sujet, par un envahissement où se dissout la vision du monde. Si cette clinique reste rare, elle est néanmoins un modèle nécessaire pour parler du rêve. Et nous ne saurions la limiter à une défaite du montage de la pulsion scopique. Car a l’ hallucination négative souvent se double par une espèce de fouillis sonore : l’éblouissement du monde s’accompagne en effet d’une sonorisation indistincte, comme si, perdant de sa consistance visible, le monde insistait en retour dans un cri qui saisit le sujet. Un cri du monde convoque le sujet dans un spectacle de fin du monde. Expérience rien de moins qu'invraisemblable, mais dont Freud a indiqué la prégnance pour comprendre l’hallucination négative.

De leur côté, les aliénistes, dont Cotard, neurologue passionné de philosphie, travaillaient à la fin du XIX° siècle sur deux phénomènes de déqualification de l’expérience sensorielle visuelle du monde : le premier s’est appelé – et c’est important parce que le rêve joue là-dessus –, la perte de la vision mentale. Ce n’est pas la perte de la vision mais de l’appareil mental permettant de la découper en unités signifiantes. Et c’est typique de la mélancolie. A mesure que le sujet perd la consistance de son corps, cesse de se repérer par rapport aux orifices – yeux, narines, bouche, oreilles, anus, etc. –, il perd le sentiment d’habiter un corps –, lequel est relié par ses orifices à l’entre-deux-corps, à ce qui se passe entre un corps et un autre –, et se dérobe alors le sentiment d’un vécu situé dans la perspective temporelle et dans l’espace. D’où les délires, fréquents, d’énormités. De tels délires se traduisent par d'horribles impressions de vertige, par le rabattement de l’espace sur le sujet, par des scènes d’angoisses typiques où les objets du monde, et tout précisément ce qui permet de se loger en ce monde, les immeubles et les maisons, s’effondrent sur le sujet. Il n'est pas ici question de phobie Il s'agit bien plutôt d'une perte du volume interne du corps, entraînant une perte de la spatialisation… de ce corps. D’où les délires d’énormités évoqués plus haut : le sujet enfle jusqu’aux limites de l’univers. En fait, il faut se demander ici pourquoi les limites de l’univers – n'est-ce pas plutôt qu’elles se resserrent autour du sujet au point de l’étouffer, de le rendre compact. C’est ça l’énormité : la perte de l’espace signifiant. Dans ce cas, le sujet n’éprouve pas le chagrin enragé ou colérique de l’aphasique qui sait qu’il possédait les mots et qu'il ne les a plus au bout de la langue. Il vit autre chose dans son rapport au langage : les mots ne se détachent plus, ne découpent plus l’espace en régions symboliques. Cette perte de la vision mentale est très souvent le moment inaugural de l'hallucination négative. Là, loin que le sujet veuille retirer quelque chose de la scène du monde, il est éjecté hors de cette scène, et rien n'y fonctionne plus comme le point qui lui donnerait ses coordonnées, à partir desquelles le lire, c’est-à-dire, in fine, pour lui, le voir.

Une compréhension trop rapide de la métapsychologie – en particulier du schéma du chapitre 7 de la Traumdeutung –, peut nous faire confondre le rêve et la psychose, et conclure que le rêve est une expérience de régression, et la psychose une pathologie de la régression. D’où l'idée que le rêve est, comme la psychose, une perte de contact avec la réalité. Si le parallèle est facile et fonctionne, Freud ne l'a pas soutenu.

Monique Tricot : Dans un de ses derniers textes Freud écrit sans autre précision que « Le rêve est une psychose de courte durée. » Cela ne signifie-t-il pas qu’on peut en revenir, à la différence de la psychose?

Olivier Douville : Absolument! Et à la fin de L’Abrégé, il reviendra sur ce qu'il affirme au début – que seule l’hystérique souffre de réminiscences –, pour l'étendre à la psychose. Ceci à propos des hallucinations que l'on retrouve dans les rêves de psychotiques ramenant à l’âge où le sujet entend parler mais n’est pas encore structuré dans la parole. On n'a pas assez tenu compte de ces précautions de Freud, et on a banalisé le rêve et surbanalisé la psychose, en en faisant une simple régression. Or, la question se joue autour de l’ombilic du rêve : qu’est-ce qui fait que nous ne sommes pas réveillés par l’ombilic du rêve? qu’il y a comme un temps de répit avant le réveil ? Le schéma de la régression me semble beaucoup plus bleulérien ou janésien que freudien. Entre Freud et Janet la pomme de discorde conceptuelle consiste en ceci : pour Janet, l’inconscient est une excroissance psychopathologique; pour Freud, il est la condition même de l’humain, c’est-à-dire la condition de l’incondition. En tant qu'il est marqué par le ratage du sexuel, l'inconscient est la condition de l’incondition de l’humain dans le corps et dans le langage. C'est une donnée anthropologique – au sens de l'anthropos –, et non pas médicale. L'Œdipe est une configuration inconsciente et non une organisation sociobiologique! Le modèle de la régression, emprunté à Janet, veut que la pathologie soit une dissolution du niveau de conscience qui revient à un état antérieur. Freud, pour sa part, propose de situer les régressions comme des courts-circuits entre mémoire et perception. Il sort du modèle de la régression comme infantilisation ou primitivisme, pour imposer celui de l’hallucination. Ce qui est capital dans le débat sur le rêve. Si on replie en une boucle le schéma feuilleté décrit dans la Traumdeutung, ou dans la Lettre 52 déjà citée, on s’aperçoit qu’il ne s’agit pas de faire se conjoindre ce qui était le plus séparé, de mettre ensemble le plus élevé et le moins élevé, mais d’indiquer un point de catastrophe entre mémoire et perception. C’est-à-dire non de renvoyer à un fonctionnement primitif mais de montrer que le psychisme se déplie contre une catastrophe – « un point de mélancolie » –, où perception et mémoire, loin de se prêter main forte, symbolisent dans un moment hallucinatoire que le rêve n’ombilique pas.

La distinction rêve/psychose est nécessaire aussi pour une autre raison cruciale chez Freud : les troubles des connexions logiques sont réalisés par des mises en image : ou bien ou bien, avant/après. Le fonctionnement mental inconscient appartient au processus primaire qui n'a rien de la logique classique reposant sur le principe de non-contradiction. Pour autant, il y a des lois de figuration — condensation et déplacement — dans le processus primaire, dont Freud réussit à établir les coordonnées en leur supposant une logique spécifique, sans préjuger d'une destruction des arcanes logiques secondaires. Il y a dans l’écriture freudienne cette interrogation : « Qu’est-ce qui pourrait se construire et se transmettre dans les générations qui ne soit pas seulement marqué par le travail de la secondarisation? » Il est capital de distinguer les modèles de la régression chez Freud d'une part, et chez Janet ou Bleuler, d'autre part. Sous peine de ne pouvoir parler du rêve. Et pour bien comprendre le modèle de la régression, nous devons supposer avec Freud un élément anthropologique – pas ethnologique – qui pose l’inconscient comme la condition de la condition du sujet et non comme une formation pathologique.

Les lois qui régissent le processus primaire ne sont en aucun cas réductibles aux troubles du langage et de la logique de la psychose.

Mais alors le rêve dans la psychose serait-il un cauchemar ? Le rêve serait-il un cauchemar pour la psychose ? Le cauchemar intéressait beaucoup les psychanalystes, et en particulier Jones. Avec le cauchemar, Jones travaille sur la phénoménologie très précise du rapport sexuel accompli, en tant qu'un corps se donne comme objet de jouissance pour un autre corps. Seulement, c’est un objet de jouissance qui ne passe pas par les jeux de séduction, par l’idée à la fois captivante et rassurante qu’il pourrait ne pas être là. Quand les jeux de séduction ne sont plus efficaces, c’est le cauchemar sexuel. Ce que dit Jones, avec son bon sens rugueux, c’est que dans un cauchemar, la scène qui se déploie est celle d’un corps qui absorbe un autre corps, selon une modalité pulsionnelle aboutie dans laquelle un être – l'expression est de Lacan – pèse de tout son poids de jouissance étrangère sur la poitrine du sujet. On pourrait ici évoquer brièvement l’inquiétante étrangeté. Cette jouissance étrangère est-elle une jouissance refoulée qui fait retour ? Ce n'est pas sûr mais c’est étrange. Relisez le texte : Freud est perdu, le voyageur est perdu, il veut aller d’un point A à un point B, il se plante. Ce n’est pas grave, c’est un bon marcheur. Il recommence. Et il se plante. Toujours au même endroit… Commerce sexuel. Même chose dans la Psychopathologie de la vie sexuelle : « Je ne veux rien savoir de… Tout de même, c’est formidable quand ça me fait signe. Mais je n’y suis pour rien. » C’est le côté agaçant de la névrose. Dans l’inquiétante étrangeté, il y a autre chose : la collusion entre la mort et la vie, l’animé et l’inanimé. Ce n’est pas tout à fait le même scénario métapsychologique, ni le même échec du refoulement, ni la même topique du refoulement. Ce qui pourrait être mu par la dimension signifiante de la pulsion ne l’est plus. Ce qui pourrait faire cette charmante variation dans la répétition se disqualifie dans l’obsession de l’automate. L’inquiétante étrangeté est souvent plus effrayante qu’inquiétante. En ce sens, elle permet de lire autrement le texte de Jones sur le cauchemar. Le cauchemar concerne une irruption, sur la scène de la jouissance sexuelle, d'une jouissance autre. Il est une tentative de mise en forme, de division du sujet. Si nous pouvons écrire au tableau : le sujet divisé poinçon a, formule bonne à connaître et à travailler, il n’empêche que dans notre vie de tous les jours, nous ne sommes pas divisé en permanence, nous ne sommes pas garantis constamment de la rencontre avec l’objet par le poinçon du fantasme. Ce n’est pas si simple ; la névrose ne nomme pas tout. Voilà ce que nous appelons le cauchemar. Cela ne veut pas dire que nous sommes psychotiques. Le cauchemar est en rapport avec ce qui, en nous, renvoie à cette affreuse volonté de vivre, à cet horrible vouloir vivre, en un point où il s’agit de continuer à dormir en donnant une forme à la jouissance de l’Autre et en essayant de l’abonner au sexuel. En d'autres termes, le cauchemar est l’occasion d'articuler quelque chose au désir incestueux. Si l'on s’en tient à l’équivalence du rêve et de la psychose, on est amenés à considérer que la psychose est un échec de la secondarisation. Et nous voici à nouveau pris au piège d’une compréhension des faits psychotiques par l’hypothèse malencontreuse de la régression.

Il s’agit d’opérer un pas de plus, et de considérer la psychose comme un échec de la constitution de l’inconscient, on n'est plus dans le même registre qu’avec toute psychologie de la régressions. Cela renvoie à la construction du discours de l’Autre. L'empêchement du travail de l’inconscient a alors une conséquence concernant très directement le rapport du sujet à son corps. C’est en étant visé par ces mots dans le réel, et qui ne sont pas les métaphores de son désir, que le sujet se sent visé au lieu de son corps, c’est-à-dire qu’il se trouve livré à des éclats sonores, à des éclats de voix, à des fragments du regard que rien d’un fantasme de séduction ne vient tamponner.

A ce point, je voudrais raconter le début du travail avec ce patient que je voyais à midi – ça commence toujours simplement –, qui ne déjeunait pas avec les autres. Que se passe-t-il? fut ma première qustion. Et sa réponse, pour l’avoir lue dans les livres, m'a tout de même laissé pantois : « Je ne mange pas parce que je n’ai pas de bouche. » C’est le même patient qui se plaignait de ne plus avoir de rêves. N’est-ce pas une contradiction? « Cher ami, que racontez-vous là ? Vous avez une bouche puisque vous me parlez. » Ce n’est pas la chose à faire. D’ailleurs, rien ne me dit qu’il parle avec sa bouche, même si ça a l'air d'être le cas. Moi, j’ai des oreilles. Il les regarde ; il ne les quitte pas de vue quand il ouvre la bouche. Peut-être mes oreilles sont-elles sa bouche? Avec des patients engagés dans une négation aussi massive, peut-on dire que le patient et son « psy » sont pris dans un carrousel d’objets partiels qu’aucune partition entre bon et mauvais ne viendrait réguler ? Il était resté mutique pendant au moins dix ans. Il me confiera par la suite « Ma femme a dit : "ça fait au moins dix ans qu’il ne parle pas". » Cela fait longtemps aussi qu’on est sans nouvelle d’elle. Si l’on reste dix ans sans parler, peut-être n’a-t-on plus de bouche? Peut-être était-il temps qu’il prenne bouche? Peut-être avait-il peur d’avoir un trou en place de la bouche? Une bouche se définit aussi par des bords et une intériorité, c’est une source pulsionnelle par où s’ombilique le corps humain dès qu’il mord les sons du langage. Si la pulsion n’est pas en place, les seuils, les limites psychiques et sensorielles de l’orifice ne sont pas signifiées. J’entends alors non qu’il dit vrai, mais qu’il dit réel. Il n’a pas de bouche mais en place, un trou aux bords erratiques. Et il lui reviendra de lire ce qu’est une bouche humaine dans le miroir de mon oreille qui donnera un possible trognon de pulsion, au plan de la mis en place de la source pulsionnelle. Voici une histoire qui peut nous aider à comprendre que «l'homme sans bouche » n’a pas mordu le discours, qu'il a un trou en place de bouche et n'est alors plus dans le temps humain. Vous savez ce moment de Cotard éclaire ce que sont les accidents de la psychisation de l’organisme par l’humain

«L'homme sans bouche » et moi nous parlons régulièrement. Il commente ses délires : il est transporté de planète en planète par des Javanais aux longs bras. Il dit moins souvent qu’il n’a pas de bouche mais me questionne : « Sur quelle planète on est ? » Je n'en sais plus grand-chose moi-même. « On est sur la planète Osiris », me dit-il. Il a des hallucinations terribles, psychotiques, olfactives. Il ne sent ni bon ni mauvais à mes narines pourtant chatouilleuses, mais il a l’impression de puer comme un cadavre. Je comprends que si les Javanais aux longs bras se déplacent de planète en planète, c’est qu’au moment où il sent qu’il va crever, surviennent les hallucinations olfactives, alors il lui faut déménager, quitter cette puanteur qui l’obsède.

« Mais vos paroles, ça me fait gonfler », me dit-il quand je lui parle. Ce n’est pas simplement que « je le gonfle », il incorpore un tas de choses qu’il ne peut détailler. Je lui propose : « Si vous voulez, on peut se voir au moins tous les jeudis ». Sa réponse je vous l’ai donnée : « Oui, je veux bien vous supporter, je prie Dieu d’être en bonne santé et sport. » Il dit des choses terribles et extraordinaires : « J’ai dormi ». J’apprends à me taire avec lui. J’explore : « Comment savez-vous que vous avez dormi ? » Il répond : « Je me suis réveillé ». « Ça fait quoi, d’être réveillé ? » ; là encore sa réponse vient me surprendre « Ça met un peu de couleurs aux murs ». On vient juste de repeindre le hall de ce pavillon d’hospitalisation. Plus tard, un infirmier vient me dire que mon patient le rend fou parce qu’il respire les murs. C’est vrai, il respire la couleur. Pour une fois que quelqu'un, dans le pavillon, apprécie qu’on ait repeint les murs! Il sait qu’il est réveillé parce qu’il peut sentir les couleurs avec son nez-bouche. Il reprend goût à ce que le monde ait retrouvé des couleurs. Il émerge de l’indistinct.

Je pense alors, et le note dans un des mes petits carnets « S’il se réveille, on va peut-être pouvoir parler des rêves. » Je me prépare à cela et j’arrive à la séance. Et comme il me supporte, il me dit : « J’ai rêvé. » Ses rêves étaient racontés non des récits mais comme des feuilletages assez proches du rêve traumatique de certains enfants : une image, puis une image, puis encore une image, comme si l'on tournait les pages d’un illustré. Soudain, l'image terrible qui fait que le jeune rêveur se réveille. Lui rêve qu’il est devant une tortue immense. J'attends la suite : « Et puis, je deviens la patte de cette tortue. Et puis mon rêve est terminé. » Cela dure pendant un mois. Il rêve qu’il est devant un animal immense et qu’il est la patte de cet animal-là. Je le vois toujours à 10 heures, toujours le jeudi. Un jour, préoccupé, il me demande: « Ah, si vous permettez, est-ce que je peux vous voir plus tard parce que j’ai rendez-vous avant ? » Il a rendez-vous ! avec qui ? « j’ai rendez-vous avec mes voix. » Je le regarde, très décontenancé. « Oh, mais ça ne va durer un quart d’heure. » précise-t-il. Je m’attends à ce qu’il aille s’asseoir Je pense dans un fauteuil du hall, non, il va droit à mon bureau, s’y assied et me dit fermant la porte: « À plus tard. » . Me voici perplexe et désœuvré. Je marche dans le couloir, et dis bonjour. « Est-ce que votre bureau est libre? » me demande ma stagiaire. « Non, il y a quelqu’un qui est en séance. » « Avec qui ? » « Je vous le dirai plus tard. C'est compliqué ». Vient enfin le temps de la séance avec moi, il vient me chercher, me reçoit et me confie quelque chose de saisissant : depuis qu’il raconte ses rêves, ses voix, vite revenues en dépit d’un traitement chimiothérapeutique qui s’adoucit graduellement, ont changé. Elles sont disposées comme en stéréophonie, une partie de son oreille gauche continue à être accablée. C'est comme ça depuis longtemps, mais à présent il entend dans l’oreille droite une voix beaucoup plus discrète, fluette, mais vachement… sympathique : « Douville vous dit : vos gueules. » Et quand Douville dit « vos gueules! », c’est assez fort pour que les autres voix se tiennent à carreau. Comme beaucoup de psychotiques, il s’est identifié à une partie du corps de l’autre

Intervenante : C’est le début de la construction d’un corps : par la patte.

Olivier Douville : C'est cela : il construit un corps ; il pacifie la voix tonitruante de l’autre ; il a besoin du travail de rêve pour la pacifier.

Intervenante : C’est une tentative de constituer du refoulement réel.

Olivier Douville : Ici, le nom propre a un aspect de réel.

Intervenante : Ce n’est pas parce que c’est votre nom propre à vous que c’est du nom propre à lui. Il tente de saisir quelque chose au sens réel.

Olivier Douville : C’est la première fois que je l’entends dire mon nom. C'est peut-être une fonction de lettrage, de lettre. Une instance de la lettre s'interpose dans du monde sonore. C'est du nom corps-lettre sur lequel il prend appui pour rendre habitable ce bruissement et qui survit à l’hallucination négative.

Monique Tricot : Il n’est pas sûr que ce soit du nom du père.

Olivier Douville : Il était envahi par une cadavérisation et pour lui, ouvrir la bouche était se vider. C’est une histoire de topologie. Le « je n’ai pas de bouche » ne signifie pas « je n’ai pas de trou ». C'est plutôt que trou et surface pourraient s’équivaloir, c’est-à-dire : « je n’ai pas de bord du trou qui s’appelle la bouche ».

Monique Tricot : Et « je n’ai pas de lieu du corps qui soit source de la pulsion ».

Olivier Douville : Oui, parce que l’échec du travail de l’inconscient est l’échec du travail de la pulsion.

Intervenante : Peut-on dire que le sujet se place à côté du corps de l’homme dans ce rêve de la patte d'un animal, qui marche d’abord sur quatre pattes, puis sur deux, puis sur trois?

Olivier Douville : Il avait un père mutilé de guerre, avec une jambe de bois.

Monique Tricot : Il est important que vous fassiez ressortir l’animal. Cet homme qui vous supportait, vous qui vous intéressez à la Chine, introduit dans son rêve l’animal sur la carapace duquel a commencé l’écriture chinoise. Il écrit un rêve, en somme.

Olivier Douville : Il est vrai que les premières écritures chinoises dérivent de l’observation des craquelures des carapaces de tortue jetées au feu.

Intervenante : Qu’évoquait-il quand il parlait des planètes ?

Olivier Douville : Les Javanais aux longs bras venaient d'images de marionnettes vues dans un dictionnaire Larousse. Parmi les planètes, il y avait Osiris, Tiperton –un petit îlot français au large du Mexique couvert de goélands –, et Catilia. Au début de son délire, Dieu faisait exploser sous ses yeux la planète Catilia quand il avait 20 ans. Ensuite, il a ajouté : « Catilia est un grammairien. »

Monique Tricot : A un moment, il se dit gonflé : comment était son corps ?

Olivier Douville : Il était extrêmement maigre. Il s’est remplumé au fil des séances.

Monique Tricot : Ne peut-on penser que le gonflement est un début de l’incorporation qui va rebondir ensuite dans le nom ? Dès qu’il supporte de gonfler il commence à être incorporé. Bien sûr, il est facile d’associer sur le travail clinique auquel un autre, courageusement, s’est colleté, mais quel statut donner au rêve rapporté ? Est-ce un cauchemar ?

Olivier Douville : Pour moi, c’est une sidération et un affect. Je ne crois pas qu’il y ait de tels cauchemars dans la psychose. En revanche, il y a des états de sidération, des sensations vertigineuses de fin du monde. Il m'est arrivé de rêver que j’allais au cinéma ; on jouait le rêve de ce patient psychotique de fin du monde, d’effondrement, d’écroulement, et je me disais : « Ce n’est pas un film, c’est un cauchemar, un film d’horreur. » Je me réveillais, j’allais boire un verre d'eau. Je surajoute sûrement un affect, mais c’était un plan de projection topique susceptible d'accueillir ce rêve. Reste qu'on ne saurait confondre cette expérience onirique avec le cauchemar tel que le présente Jones.

Monique Tricot : Le cauchemar se situe au bord d’une interrogation névrotique.

Olivier Douville : Le cauchemar est ce qui fait pliure entre la jouissance phallique et la jouissance de l’Autre. Le cauchemar oublie l’Autre. Ce patient avait cessé de rêver après trois semaines d’absence de ma part. Il avait été décidé de surmédiquer tous les patients, dont celui-ci. Il n'avait plus d’hallucinations mais ses rêves lui manquaient ; il n'avait plus d’imagination. En fait, il faisait très bien la différence entre rêve et hallucination.

Monique Tricot : Peut-on penser que le processus primaire est à l'œuvre dans le rêve à la patte de tortue ? C’est-à-dire condensation, déplacement, figurabilité. Ce rêve a-t-il quelque lien avec un trognon de fantasme ou non ? Est-ce que le fait que vous ayez des oreilles – c’est quand même la première chose qu’il remarque chez vous –, permet la constitution d’un trognon de fantasme ? Quand il dit : « On me prive de mes rêves », n'est-ce pas qu’il est privé d’un espace où il n’a pas affaire à quelque chose qui lui est imposé, comme l’hallucination.

Olivier Douville : En effet, et il y a trois séquences dans le rêve : « Je suis devant une immense tortue. Elle me regarde. » Il est fixé par la tortue. On est là entre le régime du rêve et de l’excitation. Deuxième séquence : il la regarde. On est au début de la constitution de la pulsion, et de la possibilité de diviser les hallucinations en deux. Car c'est là le problème de la psychose : « je suis la jambe; je deviens la jambe »

Monique Tricot : La jambe ou la patte ?

Olivier Douville : La patte.

Olivier Douville : C’est un équilibrage de l’excitation qui n’est pas le risque de voir l’hallucination, même persécutive, se néantiser dans un éblouissement. Le rêve est une sorte d’obturateur du passage entre ce qui permet le remodelage des hallucinations et ce qui lui permet ensuite de pouvoir découper une zone du corps.

Jean-Jacques Corre : Ce qui fait peut-être bascule entre hallucination et rêve, c’est que le rêve se raconte ; l’hallucination, elle, est racontée à soi.

Monique Tricot : C’est quand même un embryon de récit. Jean-Jacques Corre, qui intervient dans nos cartels cliniques, nous a rapporté un très long travail avec un patient psychotique qui avait raconté pendant plusieurs années le même rêve.

Jean-Jacques Corre : Le rêve est aussi un moment d’adresse. Peut-être y a-t-il un lien entre ce moment d’adresse et la régression d’une activité délirante?

Olivier Douville : La personne à qui on raconte est aussi un lieu de dépôt des signifiants persécutifs du sujet.

Monique Tricot : L'adresse est spatiale et il se produit un remaniement de l’espace. Il y a un point de perspective si on peut s’adresser à un lieu qui fait dépôt.

Olivier Douville : Les patients dans la psychose nous donnent des tas de choses qui ne sont pas à lire, des bouts de textes, des frgaments. Je pense par exemple à ces patients qui font des dictionnaires. Le dictionnaire est lié au fantasme d’immortalité dans l’enfance, parce que c’est l’immortel qui s’en occupe.

Monique Tricot : Le fantasme d’immortalité dans le syndrome de Cotard, c’est quand on n’a plus ni bouche ni ventre, ni oreilles ni rien. Alors, on est immortel.

Olivier Douville : On est immortel dans une involution sur soi-même. Mais si le lieu de dépôt n’est pas aussi un lieu qui peut recracher, il n’y a aucune possibilité de construction d’un point pulsionnel. Si Douville vous dit : « vos gueules! », c’est que Douville est non pas le nom du père, mais le nom d’un trajet pulsionnel. Néanmoins, il a à voir avec la théories des noms du père, avec la pulvérisation. Il est l’ombilic d’un trajet pulsionnel. Ombilic du rêve que l'on pourrait opposer au trajet pulsionnel, au risque d'en faire une hallucination négative. S’il n’y a pas d’ombilic du trajet pulsionnel, ce qui sidère, c’est l’hallucination négative.

Intervenante : L'activité hallucinatoire serait donc une activité défensive, créée, nous dit Freud, par le monde interne. Cela m'a fait associer avec les femmes de la place de Mai, en Argentine : est-on là du côté de l’hallucination ? On les appelle des folles parce qu’elles viennent maintenir présente la mémoire des disparus. Si l'on dit qu'elles sont folles est-ce parce qu’elles ont leur façon à elles de nier l’hallucination du pouvoir qui affirme : « Circulez, il n’y a rien à voir. Ceux que vous cherchez ne sont pas morts mais dissouts, ils n’existent pas. » Il y a comme une hallucination qui vient nier l’hallucination.

Olivier Douville : Vous parlez d'une néantisation. On ne peut faire entendre raison aux Folles de Mai ; rien ne les arrête parce que dans ce régime, entendre raison, c’est se pétrifier sans aucune dette vis-à-vis des morts. Elles sont folles parce qu’elles sont réfractaires à la raison d’État. Ce que vous dites est très important et me fait penser à une période au Cambodge, il y a 12 ou 15 ans. Il fallait reconstruire beaucoup de choses, y compris la psychiatrie. Des bonzes qui avaient survécu avaient donné des cours de médecine absolument nécessaires, du style « secouriste », après qu'ils avaient récupéré leurs pagodes pendant longtemps transformées en porcheries. J’allais au Cambodge avec des psychiatres pour voir ce qu’on pouvait faire. Il y avait beaucoup de soldats errants à moitié fous et on avait décrété dans le pays : « Le Cambodge va s’en sortir, le peuple cambodgien va redevenir uni. » Il fallait faire une alliance des bourreaux et des victimes. Au coucher du soleil, arrivaient sur le bord du Mékong des gens de tous âges. Deux adolescents, des vieilles personnes, des vieillards très très vieux – déliraient-ils ou pas ? –, comme les Folles de Mai, rien ne pouvait les empêcher de venir au bord du fleuve. Ils traversaient le pont. Et quand le pont était barré par des militaires désœuvrés, ils prenaient un bateau. Ils clamaient qu’ils n’étaient pas des humains mais des morts vivants, qu’ils étaient faits de terre, de boue, des corps morts des animaux, des poissons, des êtres humains, et que l’endroit où étaient les morts devait être nommé pour qu’ils puissent redevenir des humains. C'était une élaboration symbolique, cathartique, et délirante. Ils faisaient entendre, dans leur délire, qu’ils étaient prêts à sacrifier presque le tout de leur raison, sauf la raison généalogique. L’apparence qu’ils se donnaient était hallucinatoire. J’ai dit que je ne les reconnaissais pas. Ma traductrice, violemment émue, se mit à pleurer. C'est alors qu'en voyant ses larmes, par le truchement de ce « corps de larmes » de la traductrice que je pus identifier le visage d’un de ces errants. C'était celui d'une jeune femme, de la vendeuse de galettes de riz que je voyais tous les jours quand j’allais faire mes courses au marché de Phnom Penh, et que je ne manquais jamais de saluer.

Intervenante : Les Folles de Mai brandissent des photos qui viennent nier le trou institué par le pouvoir d'Etat.

Olivier Douville : Vous dites, au fond, que les destructions sont des destructions du visage humain. Quant à mon patient, il est sorti de dix ans de terreur. Personne n'y faisait attention parce qu’il faisait la vaisselle. C'est la première chose qu'il m'a dite : « J’ai fait la vaisselle ». Il a passé une semaine à parler de la façon dont il nettoyait un bol, avec la terreur de le casser. Il est devenu progressivement un peu sourd, parce qu’il était bombardé par les sons suramplifiés par une hyperacousie. Il essuyait un bol et ça faisait autant de vacarme qu'un train qui passe. Beaucoup de patients qui vivent dans la catastrophe de l’hallucination négative souffre d'hyperacousie, mais sans distinction. C’est le cri du monde.

Monique Tricot : L’extrême différence avec les Folles de Mai, c’est que celles-ci sont sur une scène de remémoration ; elles sont là avec la photo du fils, du mari, de la fille. Ici, on est dans un espace où le sujet est livré aux expérimentations de ses voix. Et on va peut-être passer du champ de l’expérimentation à celui de l’expérience.

Intervenante : Le cauchemar peut aussi bien surgir du monde interne que surgir du monde du dehors. Pour les Folles de Mai, c’est la scène du dehors qui est cauchemardesque.

Olivier Douville : Le rêve, c’est le cauchemar des hallucinations.

Intervenante : Le monde externe peut rendre l’autre fou, tandis que dans la maladie psychiatrique, la folie surgit du dedans de la personne.

Olivier Douville : Ou plutôt d’un lieu que nous imaginons comme son dedans, mais à partir du moment où il nous emmène, où il nous supporte dans notre effort de ne pas penser une topologie élémentaire du dehors et du dedans, nous basculons dans un univers asymétrique, non euclidien, sans points de perspective, non mœbien, bombardé par des points qui sont peut-être des ombilics, mais jamais stabilisés. C'est notre luxe de névrosé de penser qu’on a un dedans et que notre pensée vient de là.

Intervenant : Ainsi le rêve est un délire adressé à quelqu’un ?

Olivier Douville : Le rêve est adressé. Et le sujet ne peut adresser une hallucination à quelqu’un. Dans son Traité des hallucinations, Henry Ey dit à peu près : « Ne faites jamais dessiner ses hallucinations par le patient », et il a raison. Ça ne se dessine pas plus que ça ne se modèle. En revanche, le rêve peut se dessiner. Et quand ce patient me dit qu'il n'a plus de rêves, c’est une façon de dire : « Mon champ mental est limité », et aussi :« Si je n’ai plus de rêve, comment vous tenez le coup, vous, comme lieu d’adresse ? » Ce qu’il appelle rêve, c’est ce qu’il raconte. Ce qu’il appelle hallucination, c’est ce qu’il subit. Il est content de ne plus subir, mais s’il n’a rien à raconter, il en déduit une inconsistance de l’autre et un sentiment d’inexistence. La possibilité de feuilleter des images, de dire que ce sont des rêves et de me les confier ont réorganisé le choix hallucinatoire. Le patient ne vous dit pas : « J’ai des hallucinations ». Il les entend, ce n’est pas pareil. Le rêve est un objet, presque une possession/non-possession, on peut en parler comme d'un objet. Pas de l’hallucination. Dans ce cas il dit : « J’ai rendez-vous avec mes voix. » Il les spatialise et au lieu d'en être pénétré, il leur donne rendez-vous.

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[1] " retranscription revue d'un atelier de travail sur le rêve au Cercle Freudien de Dijon - Cycle de travail sur le rêve. La langue du rêve. Désir et Jouissance 4° année 2009-2010"