« Œdipe incestué » : violences de l’inceste et subjectivation escarpée

Par Jenyu PENG [1]

Introduction

L’inceste, une violence toujours inaudible

Si l’inceste sous forme d’agression sexuelle est aujourd’hui moins ignoré grâce aux révélations médiatiques d’affaires extraordinaires[2], les cas de violence incestueuse moins spectaculaires restent dans l’ombre. Paradoxalement, plus les média braquent le projecteur sur ces révélations extraordinaires, plus la banalité de l’inceste « ordinaire » demeure absconde ou minimisé par la monstruosité surdimensionnée d’un père qui, à l’image du Saturne de Goya, séquestre, viole et torture sa propre fille. Ce voyeurisme médiatique fausse le regard sur la violence incestueuse et, une fois passé la fascination, finit par dégouter « les spectateurs ». In fine, au lieu de progresser, la parole des victimes n’en devient que plus inaudible.

Quant à la souffrance liée à l’inceste, bien que l’opinion publique soit de plus en plus alertée de cette forme de violence perpétrée au sein de la famille, elle reste quelques chose d’abstrait pour la grande majorité.[3] Force est de constater que le témoignage des victimes, en public ou dans le privé, suscite trop souvent de la méfiance, lorsque ce n’est pas de la gêne ou de l’indifférence. La mécompréhension est plus criante encore lorsque il s’agit des proches auprès de qui des victimes espèrent trouver un secours. L’inceste, c’est pour les autres.[4] Mais s’il s’avère qu’il s’est produit dans l’entourage immédiat, alors celle ou celui qui le prononce se heurte à un profond malaise, la fuite, le silence ou le déni, autant de signes pour maintenir l’ordre établi ou du moins un semblant d’ordre.

Plus inquiétant encore, chez les professionnels à différents niveaux du système de l’aide aux victimes ou du soin fourni aux auteurs d’agression sexuelle, les attitudes envers des cas d’inceste peuvent être faussées par les stéréotypes culturels qui entourent ce phénomène. Même si le traumatisme de l’inceste a été répertorié par des cliniciens travaillant directement avec les victimes comme un traumatisme psychique digne de considération particulière, pour certains « psy », magistrats et experts, la prévalence et les conséquences de l’inceste auraient été trop exagérées par des idéologues de la protection de l’enfance.[5]

La psychanalyse et les victimes d’inceste : une rencontre impossible ?

Après une enquête de terrain menée en France entre 2003 et 2005 auprès d’une soixantaine d’anciennes victimes[6], j’ai pu constater que, malgré les brèches récentes du tabou, la résistance et le déni, dont la psychanalyse a éclairé les mécanismes inconscients, fonctionnent à plein à tous les niveaux de la société. C’est notamment par une prise de conscience de la rencontre difficile entre la psychanalyse et des victimes d’inceste que j’ai été amenée à travailler sur ce traumatisme particulier. Dans ce chapitre, l’inceste est saisi dans sa part de violence lorsqu’un parent adulte utilise le corps de son enfant, ou un enfant dans la famille élargie, comme un auxiliaire de satisfaction sexuelle. Le premier cas connu par le public français est celui d’Eva Thomas, fondatrice de SOS Inceste, qui fut la première à dévoiler ce type de crime. Dans son livre Le viol du silence où elle retrace son parcours escarpé vers une renaissance après le « meurtre psychique » commis par son père, elle dénonce les « trahisons » non moins meurtrières des « psy », disciples de Freud selon elle, qui au mieux prenaient son récit pour un fantasme on-ne-peut-plus normal, et au pire tentaient de la convaincre qu’elle avait vécu une histoire d’amour passionnel avec son père.[7] Le pamphlet antipsychanalytique, Le livre noir de la psychanalyse, mobilise un témoignage semblable, la confrontation avec un analyste dogmatique, pour aggraver d’autant la charge contre la psychanalyse et en faire une pratique nuisible pour les victimes d’agressions sexuelles.[8] D’autres témoignages dépeignent pourtant un visage très différent de la psychanalyse, certaines victimes parlant même d’une expérience salvatrice. D’où provient un tel contraste d’expériences ? À travers des témoignages recueillis dans des groupes de parole[9], puis des entretiens individuels auprès de trois victimes ayant participé à ces groupes, et enfin avec deux autres rencontrées à l’association Paris Aide aux Victimes, j’ai tenté dans le cadre d’un travail de thèse d’apporter des éclaircissements sur les causes potentielles d’un grand malentendu. Celui-ci relève à la fois de la théorisation psychanalytique et de la nature même du traumatisme de l’inceste.[10] Je souhaiterais souligner dans ce chapitre quelques points forts de la thèse, en tentant de prolonger le dialogue entre la parole des victimes et des réflexions des théoriciens de la psychanalyse.

La littérature

À partir des années 1980, beaucoup d’encre a coulé pour dénoncer les crimes d’inceste perpétrés dans un nombre important de familles. [11] Il s’agit principalement d’ouvrages nord-américains, écrits par des victimes sous forme de biographie ou par des professionnels « psy ». En raison de la proportion écrasante des cas d’inceste commis par des pères sur leur(s) fille(s), cette littérature s’est vue propulsée par le mouvement féministe comme le signe d’une domination patriarcale exercée sur le corps féminin. Parmi les auteurs cliniciens, l’ouvrage de Judith Lewis Herman (1981), psychiatre féministe d’orientation psychanalytique, est une étude approfondie qui a fait date et reste influent. [12] À partir de quarante cas clinique de « survivantes d’inceste », l’auteure montre comment la souffrance reste souvent dissimulée par des diagnostics psychopathologiques et les mécanismes de verrouillage qui se mettent en place dans les familles concernées.[13]

En France, les ouvrages psychanalytiques traitant l’inceste dans son versant d’agression sexuelle sont quasi inexistants avant les années 1990. Dans la Psychanalyse des comportements violents, Claude Balier, psychanalyste travaillant dans le milieu carcéral, a consacré un volet aux crimes sexuels qui, répondant à des appels de plus en plus criants de la société, deviendra en 1996 le thème central de la Psychanalyse des comportements sexuels violents, dans lequel un chapitre est consacré à l’inceste.[14] Quant aux séquelles psychologiques pour les victimes d’inceste, plusieurs ouvrages ont été publiés par les psychothérapeutes du Centre des Buttes-Chaumont[15] qui visent à faire connaître auprès du grand public les différentes formes de maltraitance, dont l’inceste, que subissent un nombre important d’enfants dans l’enceinte familiale.[16]

Dans une perspective pour examiner la clinique des agressions incestueuses dix ans après la première campagne gouvernementale de sensibilisation auprès des professionnels, Le traumatisme de l’inceste a rassemblé des réflexions sur la théorie et la pratique de différents professionnels, essentiellement des psychiatres, psychologues et psychanalystes hospitaliers, proposant des points de vues assez divers sur le sujet (psychopathologique, juridique et anthropologique).[17]

Parmi les psychanalystes, peu d’auteurs ont publié des ouvrages traitant directement de l’inceste comme d’un trauma réel. Après avoir épluché cinquante-deux dossiers judiciaires, Laure Razon n’hésite pas à critiquer l’idéologie « fantasmatique » du freudisme, encore très répandue dans le milieu analytique, et tente de porter un regard plus nuancé sur la réalité de l’inceste.[18] Dans une remarquable synthèse imposée par l’exercice du « Que sais-je ? », Hélène Parat insiste quant à elle sur les ramifications du phénomène, depuis la séduction ambiguë jusqu’à l’agression pure et simple.[19]

La théorie de la séduction, l’abandon et les reprises

Pour comprendre le malentendu qui persiste entre la psychanalyse, ou plutôt certains psychanalystes, et les victimes d’inceste qui viennent les consulter, ainsi que les attaques venant de certains courants psychothérapeutiques qualifiant la cure psychanalytique de nuisible pour ces victimes, je centrerai mon propos sur certains passages clés de la littérature psychanalytique, en particulier chez Freud, Ferenczi et des théories plus récentes concernant la notion de la séduction dans son rapport avec l’inceste (Laplanche ; Racamier).

À l’aube de la psychanalyse, son fondateur s’est en effet penché sur treize cas d’agression sexuelle à caractère incestueux, qui manifestaient leur souffrance par des symptômes hystériques parfois spectaculaires.

« J’ai pu pratiquer la psychanalyse complète en treize cas d’hystérie... Dans aucun de ces cas ne manquait l’événement caractérisé là-haut[20] ; il était représenté ou par un attentat brutal commis par une personne adulte ou par une séduction moins rapide et moins repoussante, mais aboutissant à la même fin. »[21]

De cette observation clinique, Freud a tiré une étiologie de la névrose, à savoir la « théorie de la séduction ».[22] Mais peu de temps après, il y renonce, avec une exclamation restée célèbre : « je ne crois plus à ma Neurotica ! ».[23] Malgré cet abandon explicite de sa théorie de la psychonévrose, Freud en retient les mécanismes inconscients de défense, la psychogène des symptômes somatiques dus aux conflits inconscients, et l’effet d’après-coup (Nachträglich) des événements traumatiques comme la pièce angulaire de sa métapsychologie. On peut donc dire que la psychanalyse s’est en partie construite sur la clinique du traumatisme de l’inceste.[24] Cependant, le tournant théorique freudien concernant l’étiologie des psychonévroses (du trauma réel venant du dehors au conflit intrapsychique venu du dedans, de la séduction–agression réelle au fantasme œdipien) annonce un déplacement de l’écoute analytique qui, s’éloignant de la réalité externe, se concentrera sur la réalité psychique et les représentations produites par l’appareil psychique, à savoir, sur les fantasmes. Bien que pour la psychanalyse, le fantasme ne soit jamais une pure invention de la psyché totalement étanche au monde externe[25], ce remplacement de la théorie de la séduction par le complexe d’Œdipe a conduit nombre de psychanalystes à circonscrire la scène incestueuse dans la sphère du fantasme. Ce faisant, l’analyste évacue la possibilité que l’inceste ne soit pas que fantasme, mais qu’il puisse aussi s’agir d’une réalité déstructurante imposée par un parent et contre qui l’analysant doit se battre quotidiennement. Les conséquences les plus fâcheuses de cette focalisation sur les fantasmes inconscients dans l’écoute analytique proviennent surtout d’une fixation de leur contenu. Dans « Un cas de paranoïa en contradiction avec la théorie psychanalytique », Freud a confessé son « erreur » d’avoir cru à la véracité des agressions incestueuses :

« À l’époque où l’intérêt principal était dirigé sur la découverte des traumatismes sexuels de l’enfance, presque toutes les patientes me racontaient qu’elles avaient été séduites par leur père. Il me fallut finalement constater que ces rapports n’étaient pas vrais, et j’appris ainsi à comprendre que les symptômes hystériques dérivent de fantasmes, et non pas d’événements réels. Ce n’est que plus tard que je pus reconnaître dans ce fantasme de la séduction par le père l’expression du complexe d’Œdipe typique chez la femme. » [26]

Beaucoup de victimes et psychanalystes féministes considèrent cet abandon de l’hypothèse initiale de Freud comme une trahison. Car, prise comme une vérité universelle, cette fixation du contenu des fantasmes originaires (scène primitive, castration, séduction, etc.)[27] n’a pas manqué de dévoyer plus d’un psychanalyste par ignorance ou aveuglement. Cette attitude provoque de fait un traumatisme secondaire chez des patient(e)s qui ont pris le courage de dévoiler l’inceste. Cependant, malgré cet abandon déconcertant par le fondateur de la psychanalyse, il y aura trois reprises célèbres de la théorie de la séduction, chacune dans des perspectives théorico-cliniques qui ouvrent des horizons d’interprétation très différents.[28]

Ferenczi et la « confusion de langue »

En 1933, contre le freudisme dominant de son époque[29], Sándor Ferenczi reprend la théorie reniée par son père spirituel, pour l’orienter dans une toute autre direction. Dans un article désormais classique dans le domaine du traumatisme des agressions sexuelles durant l’enfance, il critique une tendance chez ses confrères analystes à négliger l’impact indélébile des événements externes sur la structuration de la personnalité et le développement des psychopathologies.[30] Il souligne l’importance du trauma psychique réel avec la notion de « commotion psychique », et plus particulièrement du choc psychique que peut représenter pour un enfant une réponse d’amour « passionnel » de la part des adultes, lorsque celui-ci leur demande de la « tendresse ».[31] En mettant en perspective l’effet traumatogène de l’acte des adultes qui confondent, intentionnellement ou non, ces deux langages pulsionnels, passion ou tendresse, Ferenczi distingue clairement la sexualité infantile de la sexualité adulte. Toutefois, la nature de cette confusion dont la nuisance semble être évidente pour Ferenczi exige d’être davantage clarifiée. Comme nous le verrons dans les cas cliniques discutés plus loin, le lieu de la confusion n’est pas dans la réalisation du désir incestueux inconscient chez les deux sujets impliqués dans cet acte, comme Freud a parfois tendance de le suggérer, notamment dans les Trois essais,[32] mais au sein même des modes de satisfaction pulsionnelle chez l’adulte agresseur qui, malgré la maturation biologique, fonctionnent selon le registre de l’autoérotisme où l’autre n’existe pas pour lui, ou reste un objet partiel, autrement dit, dépourvu de statut de sujet. Cette confusion chez le parent agresseur (les « incestueurs »)[33] ne serait pas sans conséquences graves sur l’enfant qui prend celui-ci comme « modèle » surmoïque.

Clinicien raffiné, Ferenczi cherche avant tout à comprendre et à décrire les mécanismes de défense chez les victimes en réponse aux événements traumatiques. Il propose plusieurs notions comme la dissociation, l’identification à l’agresseur, l’idéalisation du bourreau, le clivage, qui restent des outils de travail pertinents pour la clinique des traumatismes résultant de violences faites par des êtres humains sur d’autres êtres humains. La dissociation, ou la « psychose passagère », désigne une rupture provisoire, partielle ou totale, d’avec la réalité, lorsque le sujet est face à une situation d’effroi extrême. Cet état pourrait entrainer, selon Ferenczi, un « clivage psychotique d’une partie de la personnalité », et « cette partie clivée survit en secret et s’efforce constamment de se manifester sans trouver d’autres issue que, par exemple, les symptômes névrotiques ».[34] Avec le couple de concept « trauma-clivage », Ferenczi réintroduit le trauma venu du dehors dans l’étiologie des psychonévroses. Contrairement au mécanisme de refoulement qui suppose qu’une liaison entre la représentation des choses (l’affect) et la représentation des mots (le sens) ait été établie avant leur déliaison, le clivage empêche tout processus de symbolisation, et les traces mnésiques traumatiques se trouvent conservées telles quelles, sous forme d’affect, ou de mémoire corporelle, tandis que, au niveau conscient, le sujet reste amnésique sur l’événement. C’est pourquoi, chez certaines victimes, il peut y avoir une période plus ou moins longue d’amnésie avant qu’un autre événement apparemment anodin vienne « réveiller » des souvenirs traumatiques enfouis. Ainsi la théorie ferenczienne du traumatisme prépare le terrain pour des théories cognitives de la mémoire traumatique au tournant du XXIe siècle. Par ailleurs, le concept de l’« identification à l’agresseur » et celui de « l’idéalisation du bourreau » permettent de saisir les mécanismes de survie chez les victimes subissant à long terme des formes diverses de torture psychologique, au point de développer une dépendance, un attachement même aux bourreaux, ce qui serait incompréhensible dans une vision manichéenne. Dans les années 1970, ce phénomène se trouve être rebaptisé « syndrome de Stockholm » en référence à une prise d’otages et une interprétation qui a fait date[35]. En exagérant le côté pathologique du phénomène, ce terme renforce une image de victime vulnérable et passive.

Laplanche et la théorie de la séduction généralisée

Lorsque Laplanche reprend à son tour la théorie de la séduction, en réclamant un certain héritage ferenczien, il vise en effet à refonder la base métapsychologique de Freud sur cette même théorie mais en la généralisant à tous les êtres parlants.[36] En traçant une continuité évolutive sous-jacente entre le Freud de la « séduction infantile » et celui de la « séduction précoce »[37], Laplanche cherche à dépasser l’une et l’autre en avançant la notion de la « séduction originaire ». Il entend ainsi opérer une transformation radicale de la théorie initiale pour la dépathologiser et la généraliser.[38] Reprenant la théorie de l’étayage, Laplanche suggère une fonction spécifique de la séduction :

L’idée qu’on repère parfois chez Freud, d’une genèse de la sexualité selon l’étayage, est nécessairement, si on la prend au sérieux, celle d’une émergence, d’une divergence progressive, au sein d’un fonctionnement biologique, entre l’auto-conservation et la sexualité. [39]

Selon le schéma proposé dans ce passage, la sexualité diverge de l’auto-conservation, à l’image d’une couche superficielle d’un oignon qui s’en détache : « l’oignon ne se pèle pas tout seul, c’est la séduction qui vient peler, sur l’auto-conservation, une certaine lamelle qu’on peut dire sexuelle. »[40] Dans cette redéfinition, la séduction se trouve ôtée, comme le souhaite l’auteur, de l’aspect pathogène de la scène, et se voit conférer une place fondamentale dans l’émergence de la sexualité humaine. Il n’y a pas d’espace ici pour approfondir la question de la nature de cette sexualité qui a besoin du soin corporel prodigué, souvent par la mère, pour être « éveillée », comme le dit Freud dans les Trois essais. Remarquons seulement que, en voulant dépathologiser « le père de l’hystérique », Laplanche tend à brouiller la distinction entre la sexualité infantile et la sexualité de l’adulte. Il attire notre attention sur la perspective ouverte par Freud dans les Trois essais quant à la notion de perversion qui, selon lui, devrait être resituée dans le développement de « l’ensemble de la sexualité ».[41] Regrettant que « « le père de l’hystérique » ne bénéficie pas de cette perspective qui l’aurait replacé dans la généralité du développement humain », Laplanche laisse complètement de côté la question des conséquences psychiques de cette forme de perversion, même dépathologisée, lorsqu’elle prend pour but un enfant.[42]

Nonobstant la dépathologisation de la séduction, le versant traumatique de la scène reste maintenu, mais sa signification subit aussi une transformation radicale. La figure séductrice de la première théorie, le père pervers, étant remplacée par la mère soignante, le contexte ne concernant plus l’agression sexuelle mais le soin corporelle, ce qui est traumatique n’est plus lié à un « attentat sexuel »[43] – que Laplanche qualifie d’« anecdotique » –, mais aux signifiants, aux « messages énigmatiques » émanant de l’adulte qui prodigue des gestes de soin à l’enfant pour satisfaire ses besoins. Selon Laplanche, ces messages, « véhiculant avec eux la potentialité, l’interrogation purement potentielle d’autres message – sexuels », « suscitent un travail de maîtrise et de symbolisation difficile, voire impossible ».[44] Ainsi formule-t-il, à travers cette théorie de la séduction généralisée, un traumatisme originaire, ordinaire et commun à tout sujet parlant. À la naissance, celui-ci s’efforce de déchiffrer un « langage de la passion » qui n’est « traumatique que dans la mesure où il véhicule un sens à lui-même ignoré »[45]. Ce traumatisme originaire devient la condition sine qua non à la fois pour l’avènement de la sexualité et l’entrée dans le monde symbolique. Dans cette perspective, le traumatisme de l’inceste réel n’entre pas en ligne de mire.

Racamier et l’incestuel

Contrairement à la plaidoirie de Laplanche pour une dépathologisation de la séduction originaire, Paul-Claude Racamier décrit, sous le terme d’« incestuel », des phénomènes cliniques qui dérivent du dévoiement de la « séduction narcissique ».[46] Ayant pour modèle de base le couple mère-bébé, cette forme de séduction « symétrique » dans des situations habituelles est primordiale pour la vie physique et psychique du bébé. L’auteur emploie un néologisme, « antœdipe », à distinguer de l’œdipe, pour désigner l’organisateur psychique qui fonctionne selon le principe de l’auto-conversation. Jusque là, il s’agit encore d’un phénomène universel. En revanche, lorsque la séduction narcissique perd sa symétrie et s’enracine dans le maintien du sentiment de toute-puissance et du fantasme de la non séparation, l’antœdipe penche vers l’incestuel, récusant l’affrontement contre l’angoisse de la castration (dont l’issue se dirige vers l’acceptation de la différenciation des sexes) et celle de la séparation (c’est-à-dire la différenciation des êtres et des générations), tâches fondamentales pour l’œdipe. C’est pourquoi Racamier déclare que non seulement « l’inceste n’est pas l’œdipe. Même en est-il tout le contraire ».[47] Pour Racamier, l’incestuel, forme dérivée de l’antœdipe qui ignore le statut subjectal de l’autre, n’implique pas forcément les actes sexuels, mais il serait la base sous-jacente de l’inceste « agi ». L’invention du concept de l’antœdipe resitue les « relations incestuelles » et/ou incestueuses dans une difficulté de la différentiation psychique, à partir de la sexualité infantile, de la sexualité proprement adulte ou « génitale » selon Freud, et propose ainsi une réinterprétation de la confusion de langue de Ferenczi.

Cependant, l’observation clinique de Racamier se centrant sur des « couples incestuels », la notion de l’incestuel nous éclaire peu sur les cas d’inceste où l’anéantissement psychique du sujet se trouve à tel point atteint que la « séduction narcissique », même asymétrique, perd totalement son efficacité d’analyse. Par ailleurs, deux paradoxes surgissent : comment se fait–il que la plupart des enfants victimes d’inceste semblent entrer tant bien que mal dans une configuration œdipienne, accéder à l’ordre symbolique et développer le sens de l’interdit, malgré le déni de la transgression chez le(s) parent(s) agresseur(s) ou complice(s) ? De plus, théoriquement, selon le modèle de la séduction narcissique de base avancé dans la théorie de l’incestuel, on devrait s’attendre à un nombre écrasant de couples incestuels mère-enfant (fils notamment). Or dans les faits, la majorité des violences incestueuses est exercée, du moins à en juger selon les cas révélés, par un parent masculin sur des enfants de sexe féminin. Comment comprendre ce décalage entre la formulation théorique et la réalité sociale ?

Loin de moi la prétention de vouloir résoudre ces contradictions autour de l’inceste dans un seul ouvrage, et encore moins dans ce chapitre. Je souhaite seulement insister ici sur la nécessité d’inventer en psychanalyse des nouveaux concepts pour comprendre la complexité du traumatisme de l’inceste. Il serait crucial que ces concepts puissent saisir l’inceste « agi » au delà d’un simple « passer à l’acte » d’une pulsion incestueuse mal définie, ou d’un fantasme originaire réputé universel.[48] À travers des entretiens effectués auprès d’anciennes victimes, il m’a paru nécessaire de revisiter la violence et le traumatisme de l’inceste dans son lien avec la configuration œdipienne, comprise comme un processus incontournable de la subjectivation. Faute de mieux, j’ai proposé le terme d’« œdipe incestué » pour signifier le meurtre psychique que vit un sujet naissant dans son désir d’être inscrit et reconnu dans une filiation. J’espère que les extraits d’entretiens qui vont être présentés maintenant et la tentative d’analyses qui suivra permettra d’apercevoir la nécessité de dépasser l’opposition simpliste entre l’inceste et l’œdipe et de renouer un dialogue avec des notions psychanalytiques existantes.

Étude clinique

Intrusion corporelle, parasitisme psychique, amnésie défensive

Une amnésie presque totale avait frappé les souvenirs des dix premières années de Nina. Après le départ de son père qu’elle « adorait », sa mémoire est soudain devenue plus claire comme si on avait ôté le voile noire qui bouchait la scène de son enfance. Lors de son premier rapport sexuel, elle fut choquée par des « flashback » dans lesquels son père lui caressait le sexe. « Mauvaise fille ! Comment peux-tu imaginer une chose pareille ! », se reprocha-t-elle. Cependant, à chaque rapport ultérieur ont resurgi d’autres souvenirs troublants qui, assemblés bout à bout, lui ont signifié une réalité accablante et indéniable de l’inceste : des scènes d’attouchements, de pénétrations anales et des fellations forcées, dans la salle de bain, le cabinet ou la chambre qu’elle partageait avec sa sœur cadette…[49] Une intrusion répétitive des limites corporelles cohabitait avec un soin maternisant et une idéalisation narcissique de la part du père.

« Ce qui me perturbe, en fait, c’est que… effectivement, moi, je me rappelle que c’est mon père qui s’occupait de moi, c’est lui qui me donnait le bain, qui se réveillait la nuit quand j’étais malade, etc. Il m’avait complètement idéalisée. Je devais toujours être belle, pure, parfaite. Il disait toujours que j’étais comme lui, j’étais son double, j’étais sa fille préférée. En plus, j’avais une sorte de charge sur moi, il fallait lui plaire… Je crois que c’est pour cette raison que cela a été si compliqué d’associer mon père à un agresseur. Parce qu’en même temps, il débordait d’amour, mais d’une manière assez malsaine et perverse. (...) Mais dans mes souvenirs d’enfant… même la scène de la salle de bains n’était pas traumatique pour moi, elle était normale. Et je m’amusais. C’est ça qui est perturbant. Tout a été fait relativement en douceur... »[50]

Violence douce, mais violence tout de même, d’autant plus destructrice lorsqu’elle refait surface qu’elle avait été enfouie sous une apparence inoffensive. L’injonction d’être le double du père exige la non séparation psychique et corporelle. L’abandon des frontières physiques et psychiques devient le prix à payer pour l’obtention de l’amour paternel. « Identification à l’agresseur » selon Ferenczi, relation incestuelle d’après Racamier, cette injonction détruit ou rend impossible l’établissement des limites, primordiales pour l’instauration du sujet. Lorsqu’il n’y a pas un sujet qui peut dire « je me souviens… », la remémoration est semée de trous noirs. À la place des souvenirs, des symptômes énigmatiques « montrent » la souffrance psychique, tels les patients hystériques à l’époque de Freud. Durant de longues années, des cauchemars répétitifs de rats et une phobie des toilettes extrêmement handicapante rongeaient la vie de Nina de l’intérieur.[51] Plusieurs psychologues et psychanalystes ont tenté de déchiffrer son énigme, mais en vain, car à aucun d’eux n’a pu être révélé l’indicible, et aucun n’a soupçonné derrière ses symptômes un traumatisme causé par l’inceste.

Miraculeusement, vingt cinq ans après le départ du père, Nina a pu faire le rapprochement à travers ses écrits intimes entre les cauchemars qui la hantaient depuis trente ans et des scènes de fellation resurgies de façon intrusive. Dès lors, ses nuits ont été libérées des images répugnantes des rats qui entraient un à un dans sa bouche… Si son autoanalyse a fait cesser les cauchemars dans lesquels, sans arrêt, elle « bouffait des rats », c’est bien grâce à l’interprétation du retour du refoulé qui crée une liaison entre la représentation des mots et la représentation des choses, permettant une symbolisation des impressions sensorielles jadis dépourvues de sens. Dans son écriture, Nina a accompli, du moins jusqu’à un certain point, la tache principale de la cure psychanalytique.

Avec ou sans amnésie, les conséquences de cette forme de violence, parfois « douce » en apparence mais en apparence seulement, se manifestent sous des formes variées et changeantes tout au long de la vie des victimes, sans qu’elles puissent établir un lien entre ses maux et les agressions incestueuses : des sentiments de malaise ambigus, des fugues, des symptômes somatiques, des comportements asociaux, l’addiction à diverses substances, une vie sexuelle désordonnée, une accumulation de diverses étiquettes psychopathologiques, des tentatives de suicide…[52] Ces signes bruyamment muets sont des symptômes au sens propre, qui tentent d’exprimer une vie intérieure parasitée par la pulsion destructrice de l’inceste, mais que l’entourage sait rarement déchiffrer, ou feint d’ignorer, ou bien accuse la victime de « faire son intéressante ». Dans le cas où les souvenirs des scènes incestueuses ont été refoulés pendant une période relativement longue, comme c’est le cas de Nina, les victimes sont souvent les premières à douter de la réalité des bribes de souvenirs resurgis : « pour moi, il ne m’était rien arrivé »… « Hallucination négative », dirait Sándor Ferenczi, « déni » pour employer un terme freudien. Mais le cœur du problème est plutôt que dans la majorité des cas, ces souvenirs traumatiques sont niés par l’agresseur et/ou d’autres membres de la famille. Faute de trouver une place dans la mémoire familiale, ces souvenirs sont prisonniers d’une mémoire isolée et impartageable. La victime se heurte à un « négationnisme » collectif qui annule toute légitimité de plainte et, dans des cas extrêmes, la pousse à la folie ou la mort. Après avoir écrit une longue lettre de confrontation à son père, et n’ayant obtenu que des désaveux suivis de réponses contradictoires, Nina a dû prendre acte du fait que personne dans sa famille ne voulait entendre sa version.

« Parce qu’il n’y a personne qui me dit : « C’est vrai »... Et je n’arrive pas à me positionner comme victime... Je ne sais pas pourquoi j’ai besoin de cette validation. En fait, je continue à basculer tout le temps. Il y a encore des moments où je pense que je suis folle, que j’ai tout inventé… Je croyais que parler allait me libérer d’un énorme fardeau. Je crois que j’avais espéré inconsciemment de la compassion. Et je n’en ai pas eu... La compassion c’était de me reconnaître comme victime. Si vraiment j’ai vécu ça, et qu’on me croit, alors on pourrait me plaindre un tout petit peu. Non, ce n’est même pas de me plaindre. C’est de reconnaître que c’est horrible. Du moins les gens proches. Mais personne ne m’a dit que c’était horrible. »

Le traumatisme de l’inceste n’est donc pas seulement un traumatisme provoqué par des actes sexuels, des irruptions pulsionnelles, qui troublent l’ordre familial. Même devant ces témoignages, un certain nombre de défenseurs de la libération sexuelle s’entêtent à dénoncer toute forme de restrictions sociale ou étatique visant à réprimer ce qu’ils proclament être le droit légitime de chacun « de jouir à sa façon ».[53] Ces hardis pourfendeurs du moralisme, toujours prompts à une « provocation » somme toute bien en phase avec le consumérisme de l’industrie pornographique, refusent de voir que dans les cas d’inceste, pour la victime, le traumatisme en question anéantit profondément la représentation de soi et que du côté des parents agresseurs, tous les efforts sont déployés pour dissimuler le désordre sous-jacent. Un semblant d’ordre familial est garanti en faisant porter à la(les) victime(s) le rôle sacrificiel du bouc émissaire, avec une destruction psychique pour conséquence.

« Je ne suis qu’un prolongement de mon père. »

L’interdiction de la parole, la manipulation de la mémoire et la négation de l’existence du sujet sont monnaie courante dans les différentes formes de violence incestueuse. Ces aspects prennent une tournure flagrante dans le cas de Carole, une femme d’une trentaine d’années, également victime de son père.[54] Ces « jeux » ont commencé lorsqu’elle avait trois ans et se sont poursuivis, après le divorce des parents, dans la nouvelle famille de son père jusqu’à ses dix ans. Un jour, dans un élan d’autodéfense, alors qu’elle menace de révéler le crime à sa mère, le père lui répond par un chantage : « Tu veux que je me tue, c’est ça ?! » Tout en cherchant à fuir des griffes du père, dans son esprit de petite fille, elle se sentait coupable d’avoir « piqué le mari de sa mère ». Plus tard, cette impression s’est accentuée par l’indifférence de la mère lorsqu’elle tente de lui confier ce secret écrasant. Et ce sentiment de culpabilité est sous-jacent à tous ses symptômes autodestructeurs ou autopunitifs. Avec le recule, elle récuse tout discours prétendant que l’incestuée représente un objet de désir pour l’agresseur :

« Pour lui, je ne suis même pas un objet. Parce qu’avec un objet, on fait quelque chose, on a une ambition pour qu’il soit valorisé. Mais moi, je n’existe même pas pour lui ! ... Je ne suis qu’un prolongement de mon père. »

Le témoignage de Nicole exprime un sentiment douloureux d’anéantissement de soi que l’on retrouve chez beaucoup de victimes qui doivent se battre la vie durant pour le droit à une identité propre. Un état qu’Hélène Parat définit comme « appendice narcissique » de l’agresseur. [55] Contrairement au désir du désir de l’Autre qui constitue le sujet parlant, le désir de l’enfant œdipe « incestué », psychiquement parasité, n’a littéralement pas lieu d’être.

Ayant entamé une cure analytique depuis un an, Carole décide de faire connaître autour d’elle le crime incestueux. Pour elle, dans son chemin vers une nouvelle subjectivation, parler, c’est pour exister. Cependant, jusqu’à notre rencontre, ce père incestueux qui a fait d’autres victimes à des filles de mariages successifs continue de nier les faits, en maintenant qu’il s’agit des fantasmes ou d’une folie de Carole, la seule qui ait osé parler. Le parcours vers une reconnaissance au sein de la famille s’annonce comme une lutte permanente.

Discussion : articulation théorico-clinique

Amour œdipien ou piège d’inceste : « œdipe incestué »

Dans Totem et Tabou (1912-1913), Freud établit trois interdits fondamentaux à l’issue du meurtre du Père par les frères de la horde primitive : l’inceste, le meurtre et le cannibalisme. Le récit freudien remonte à un temps immémorial, une origine mythique du tabou de l’inceste qui, inscrivant la différence des sexes et des générations, se transmet depuis lors comme le garant de la paix sociale. Ainsi établi, le père de la psychanalyse recourt à ce mythe phylogénétique de la civilisation pour saisir le commencement ontogénétique du sujet. Les interdits fondamentaux deviennent les édifices de l’ordre symbolique dans lequel doit s’inscrire l’œdipe pour devenir un être social, civilisé.

Or les extraits d’entretien de Nina et de Carole permettent d’entrevoir le piège que représente la situation œdipienne pour la victime : espérant obtenir l’amour parental, elle doit obéir aux ordres insensés du parent qui, en retour, détruit la configuration œdipienne dans laquelle aurait dû se réaliser la subjectivation par l’identification (y compris l’identification sexuelle) aux deux parents, ainsi que la pacification progressive des conflits intrapsychiques et intersubjectifs. [56] Autrement dit, dans le cas de l’inceste, la condition œdipienne participe à la formation du traumatisme qui est plus que sexuel. Elle crée un traumatisme multiple, beaucoup plus difficile à suturer qu’une agression sexuelle commise par quelqu’un d’extérieur au cercle familial. Si l’œdipe désigne pour la psychanalyse les conditions universelles permettant la naissance du sujet parlant, l’inceste est un réel catastrophique qui vient saboter cette fondation. L’inceste est bel et bien le contraire de l’œdipe, mais les victimes d’inceste vivent les deux situations à la fois, d’où ma proposition, encore incertaine, de la notion d’« œdipe incestué ». Le meurtre psychique incestueux expulse le sujet naissant de chez lui pour l’enfermer dans un espace souterrain et sous humain. Il démolit la base de confiance dans l’établissement des liens, rend toute relation érotisée et transforme en même temps tout « autre », non plus en un semblable à moi comme dans le miroir lacanien, mais un envahisseur ou un persécuteur. De ce massacre interne, il est difficile de trouver ou créer un refuge même psychique. La famille devient elle-même un lieu de torture.

Tabou de l’inceste ou tabou de parler de l’inceste

Si l’agresseur viole la loi fondamentale de l’inceste, il n’y a rien de glorieux dans cette « transgression » qui, en réalité, n’en est pas une, puisque l’acte n’est pas assumé. Il est souvent dit que l’interdit de l’inceste n’est pas inscrit dans la psyché du parent-agresseur, et que, en ayant le rapport sexuel avec son propre enfant, il cherche à retrouver le paradis perdu – l’état de non séparation d’avec la mère – pour nier l’engendrement ou bien retrouver l’illusion d’omnipotence du petit enfant dans sa relation avec la mère. Cependant, le déni de l’agresseur de la loi symbolique ne l’empêche pas d’imposer des règles rigoureuses aux autres, notamment, à la victime, objet auxiliaire de son moi, sur lequel repose le fantasme d’omnipotence. Dans les familles incestueuses, on observe constamment une confusion entre l’inter-dit fondamental pour établir l’ordre symbolique et une interdiction. Le premier permet l’inscription du sujet en tant qu’être social, tout en lui accordant la capacité du jugement et de véritables transgressions ; tandis que le dernier invalide par avance toute possibilité du discernement autonome et érige l’incestueur comme seul maître de la loi, réduisant tout autre à un état d’esclave à exécuter ses ordres.

Traumatisme inter- ou transgénérationnel

Lorsque l’on scrute les témoignages des victimes ou des « survivants », on est immédiatement frappé par la répétition des violences incestueuses dans une même famille.[57] L’agresseur se contente rarement d’une seule victime, et la victime subit souvent plusieurs agressions par le même parent ou plusieurs membres de la famille, ou des « personnes de confiance ». Si le traumatisme n’est pas verbalisé mais au contraire gardé en secret, il peut devenir un traumatisme intergénérationnel. Ceci, non seulement au sens où l’acte incestueux peut se répéter d’une génération à l’autre, ce qui est loin d’être systématique, mais encore plus dans la mesure où le sentiment de l’anéantissement du soi, la rupture du lien familial, la fragilité des frontières psychiques et corporelles peuvent également se transmettre sous formes de divers symptômes aux générations suivantes. Si ce premier pan du traumatisme trans-générationnel – le risque que la victime se transforme en agresseur – a été largement souligné, même par les victimes elles-mêmes, pour mener une campagne de sensibilisation, il convient de rappeler que peu de victimes reproduisent l’inceste. Dans la grande majorité des cas, bien que le tabou de l’inceste soit nié par l’adulte, il est inscrit, avec une douleur vive, dans la psyché de l’enfant. À notre sens, les éléments de réponse à cette énigme sont moins à chercher du côté de la « résilience » des victimes que dans les liens qu’elles ont su nouer à travers des rencontres porteuses de sens et dans leur capacité de créer une filiation symbolique.

Conclusion : De l’Enfant pervers polymorphe à l’œdipe incestué

Pendant longtemps dans le dogme de la psychanalyse, l’œdipe tend à se confondre avec l’inceste. Le scénario freudien du complexe d’Œdipe assimile l’enfant au primitif, et l’adulte à l’homme civilisé.[58] Selon le Freud des Trois essais, l’enfant, « pervers polymorphe », est doté d’un moi précoce, dominé par le Ça, et mu par le seul principe du plaisir. En d’autres termes, dans cette représentation, l’enfant serait un transgresseur potentiel. Vivant sous la menace de se voir submergé par la pulsion incestueuse, il doit instaurer un surmoi à travers l’introjection du surmoi parental, modèle idéal et persécuteur, sur son chemin vers la subjectivation (synonyme ici de la socialisation ou de la civilisation). Les parents sont les contremaîtres de la construction des barrières psychiques qui encadrent les formes anarchiques de satisfaction. Ils sont les gérants de la loi symbolique, condition sine qua non du refoulement du désir incestueux. Ici, la psychanalyse rejoint l’anthropologie structurale pour identifier la prohibition de l’inceste comme la règle fondamentale structurant la vie psychique et sociale.

Dans cette perspective, l’étiologie des psychopathologies serait à chercher du côté du désir œdipien non surmonté. Tandis que les êtres « normaux » refoulent leur désir d’inceste, la scène de la séduction (re)surgie dans la mémoire des névrosés se résume à un produit fantasmatique de la projection identificatoire sur l’objet aimé du désir interdit, un mécanisme défensif visant à réduire l’angoisse due à la transgression imaginaire de l’interdit et au sentiment accablant de culpabilité vis-à-vis de l’autre parent dont l’enfant recherche aussi l’affection.

Or, les témoignages d’anciennes victimes suggèrent au contraire que c’est bien l’adulte qui met en acte la « sexualité infantile » décrite par Freud[59], pour demeurer dans un mode de satisfaction autoérotique qui annule l’existence de l’autre en tant que sujet différencié du moi ; et c’est bien l’enfant qui, malgré l’attaque physique et psychologique du parent, s’efforce de se constituer comme œdipe pour trouver une issue à une configuration œdipienne déformée.

Toutefois, la dogmatisation des concepts de fantasmes originaires ou de complexe d’Œdipe chez certains psychanalystes ne justifie en aucun cas la « chasse à mort » dont la psychanalyse fait l’objet depuis une décennie, poursuivie par une meute hétéroclite.[60] Les témoignages des victimes soulignent de nouveau combien la problématique de l’œdipe est centrale dans la compréhension du traumatisme de l’inceste. En outre, la psychanalyse fournit des outils intellectuels pour mieux saisir le déni, individuel ou collectif, qui continue d’aggraver des plaies déjà béantes. Elle permet également de formuler des hypothèses pour approcher le sentiment de honte ou de culpabilité chez les victimes, qui sont à l’inverse presque toujours absents chez les agresseurs. Inversement, la clinique de l’inceste permet en effet à la psychanalyse contemporaine de sortir d’une vision familialiste de l’œdipe, pour le resituer dans les conditions de naissance d’un sujet parlant, en quête d’une loi symbolique véritable. Je crois que grâce à ce nouveau regard croisé, la psychanalyse peut aider l’« œdipe incestué » à devenir un sujet capable de nouer des liens dans une relation pacifiée et, en même temps, d’affronter des éventuels conflits intersubjectifs.

Jenyu PENG

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[1] Docteure en psychopathologie fondamentale et psychanalyse (Université Paris Diderot), J. Peng est chargée de recherche à l’Institut d’ethnologie de l’Academia Sinica et enseigne au département de psychologie à l’Université Fu Jen (Taiwan).

[2] Citons comme exemples, après les procès d’« Outreau » et celui d’« Anger », l’affaire « Joseph Fritzl » en Autriche, et celle de Lydia Gouardo en France. À noter que dans le cas Fritzl, le nom de l’agresseur est cité dans la presse, tandis que dans celui de Gouardo, l’agresseur étant décédé au moment de la révélation, l’affaire est connue par le nom de la victime dont le récit est publié sous forme de livre, Le Silence des autres (2008), à l’aide du journaliste Jean-Michel Caradec’h.

[3] Le sondage « Les Français face à l’inceste » réalisé par IPSOS pour AIVI (Association Internationale des Victimes de l’Inceste) et AXA Atout cœur (une association qui organise des actions sociales en France en regroupant des bénévoles) en 2009, estimant que deux millions de Français auraient été victimes d’inceste, a eu des retentissements importants. En 2010, un nouveau sondage effectué par IPSOS à la demande de l’AIVI, « Vécu, état de santé et impact sur la vie quotidienne des victimes », indique des problèmes de santé alarmants aux niveaux psychique et physique chez les victimes d’inceste en comparaison avec des Français non victimes. Les résumés de ces sondages peuvent être consultés sur le site Internet de l’AIVI (http://aivi.org) .

[4] Hélène Parat (2004), L’inceste, p. 20.

[5] Jusque dans les années 1990, beaucoup de psychanalystes mélangent encore l’inceste et l’œdipe, prenant le récit d’agressions incestueuses comme l’expression du désir œdipien. Du côté du corps de la magistrature, le maître Xavier Lameyre,enseignant-chercheur à l’Ecole nationale de la magistrature, spécialiste en matière d’agressions sexuelles, dénonce dans un entretien donné au journal le Monde une « hyper-répression » du « meurtre psychique » (le viol) par rapport au meurtre physique (« Le traitement pénal des violences sexuelles est démesuré », édition du 6 mai 2005). Marcela Iacub, juriste de formation, déplore dans plusieurs ouvrages l’hyper-moralisme d’une société française qui confond à son avis la question du droit et celle des meurs, en préconisant une mise en équivalence du viol et des agressions sexuelles à des coups portés sur le corps. Dans ses arguments se trouvent des positions extrêmes qui vont jusqu’à disqualifier le statut de victime de viol. Par exemple : « On a bien moins de pitié pour ceux qui sont accusés de « tournante », parfois dans des conditions où le non-consentement des filles du point de vue de la loi pénale est plus que douteux… » (M. Iacub, P. Maniglier, Antimanuel d’éducation sexuelle, 2005, p. 134).

[6] Rencontrées principalement à l’Association Internationale des Victimes de l’Inceste (AIVI), ainsi qu’à l’association Paris Aide aux Victimes (PAV).

[7] Eva Thomas (1986), Le viol du silence. Cf. notamment p.40-41 ; p.59-61. Prenons ici un exemple, lors d’une séance de thérapie de groupe, suite à son récit de la scène du viol, le « psy-chef » demande à tous les participants de lui répéter l’un après l’autre : « Tu avais le droit de coucher avec ton père ». (p. 61)

[8] Témoignage de Claire L., « Traumatisme bis », in C. Mayer et al. (2005), Le livre noir de la psychanalyse. Notons qu’il ne s’agit pas ici de la confusion de l’inceste avec l’amour, mais d’une obsession inepte du complexe de la virginité chez la « psychanalyste » en question.

[9] Neuf séances de groupe de parole (27 heures au total) ont été organisées par AIVI entre 2004 et 2005. J’ai pu y assister en tant que coordinatrice ajointe et entendre ainsi les histoires à la fois sidérantes et émouvantes de quarante sept victimes, âgées de 24 à 65 ans.

[10] J. Peng (2006) La psychanalyse à l’épreuve de l’inceste ; et J. Peng (2009), À l’épreuve de l’inceste.

[11] Jusque ici, la question de l’inceste est appréhendée par les sciences sociales presque exclusivement dans son versant prohibitif. Depuis l’origine de l’anthropologie, les débats ne cessent de se focaliser sur l’origine de la prohibition de l’inceste prise comme l’élément culturel universel autour duquel sont fondées l’organisation sociale, les activités religieuses, l’ordre juridique et le système économique. (Voir la notion d’échange développée par Claude Lévi-Strauss dans Les structures élémentaires de la parenté). De son côté, la thèse freudienne sur l’universalité du désir inconscient pour l’inceste, prise pour preuve de l’universalité du complexe d’Œdipe, s’appuie en grande partie sur l’ouvrage de l’anthropologue britannique James G. Frazer (1910), Totemism and Exogamy, concernant l’origine socio-juridique du tabou de l’inceste. Voir Freud (1912-1913), Totem et tabou.

[12] Judith. L. Herman (1981), Father-Daughter Incest.

[13] L’auteure a été prise pour cible d’attaque par les tenants du mouvement du « False Memory Syndrome », mouvement de riposte organisé essentiellement par les parents incriminés d’inceste aux Etats-Unis dans les années 1990, qui accusent des « psy pro victimes » d’implanter des « faux souvenirs » liés aux scènes d’abus sexuel dans les cerveaux de leurs enfants. Dans le milieu professionnel, le débat sur la véracité des souvenirs et des témoignages des victimes continue.

[14] C. Balier (1988) Psychanalyse des comportements violents ; (1996), Psychanalyse des comportements sexuels violents.

[15] Centre de psychothérapie dans le dix-neuvième arrondissement de Paris, fondé en 1986 par Martine Nisse, Frédérique Gruyer et Pierre Sabourin, où sont fournis les traitements des victimes et des auteurs d’agressions sexuelles, dont l’inceste.

[16] Cf., F. Gruyer, M. Faidier-Nisse, P. Sabourin (1991) La violence impensable : inceste et maltraitance, Nathan, nouv. éd. 2004 ; M. Nisse (1997) L’Enfance victime : faire face aux violences. Le guide du parent, l’Atelier de l’archer, réed. 1999 ; M. Nisse, P. Sabourin (2004), Quand la famille marche sur la tête : inceste, pédophile, maltraitance, Seuil.

[17] M. Gabel, S. Lebovici, Ph. Mazet (éd., 1995), Le traumatisme de l’inceste.

[18] L. Razon (1996), Énigme de l’inceste.

[19] H. Parat (2004), op.cit.

[20] Plus haut, Freud définit ainsi l’événement en question : « L’événement duquel le sujet a gardé le souvenir inconscient est une expérience précoce de rapports sexuels avec irritation véritable des parties génitales, suite d’abus sexuel pratiqué par une autre personne… », in S. Freud (1896), « L’hérédité et l’étiologie des névroses », Névrose, psychose et perversion, p. 55.

[21] Ibid.

[22] En résumant les facteurs étiologiques potentiels des névroses, Freud mentionne dans « Manuscrit A » (fin 1892 ?) : « Traumatismes sexuels subis avant l’âge de la compréhension. » in La naissance de la psychanalyse, op. cit., p.60. Pour des descriptions détaillées de différentes nosographiques selon la période où l’agression sexuelle surgit, on peut lire, à titre d’exemple, « Lettre à Fliess n° 46 du 20-5-1896 » in La naissance de la psychanalyse, op. cit. p. 145-148 ; ou « Lettre à Fliess n° 52 du 6-12-1896 », ibid., p. 153-160.

[23] S. Freud (1897), « Lettre N° 69 à Fliess du 21-9-97 », in La naissance de la psychanalyse, p.190.

[24] Thèse soutenue par Marie Balmary dans l’Homme aux statues (1979), mais celle-ci est très critiquée dans la communauté de psychanalystes probablement à cause de son affichage catholique. Par exemple, Laplanche (1987) suggère explicitement que Balmary n’a rien compris à la théorie de la séduction de Freud (Nouveaux fondements de la psychanalyse, p. 121).

[25] La preuve en est que Freud emploie l’analogie de « sang-mêlé » pour souligner que le dedans et le dehors sont solidaires dans la construction des fantasmes comme produits psychiques du désir. Cf., R. Roussillon (2004), « La “réalité externe”, sa construction et sa composition psychique », in B. Chouvier et R. Roussillon et al., La réalité psychique : psychanalyse, réel et trauma, p. 8.

[26] S. Freud (1933), Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, p. 161-162. Je souligne.

[27] Freud déclare avoir trouvé dans le matériel psychique de ses patients certains types de fantasme inconscient qui seraient le fond commun de la psyché de l’Homme, héritage dans la phylogenèse de l’hommo sapiens. Voir S. Freud (1915), in Névrose, psychose et perversion, op. cit., p. 215. Dans Fantasmes des origines et origines des fantasmes, Laplanche et Pontalis établissent ces fantasmes originaires – fantasme de la séduction, fantasme de la scène primitive, fantasme de la castration - comme foncièrement liés à la théorie sexuelle infantile, autrement dit, comme des réponses que l’enfant avance au niveau inconscient à des questions fondamentales concernant la problématique de l’œdipe : d’où viennent la sexualité, l’enfant et la différence sexuelle ?

[28] Je ne tiens pas comptes ici des reprises de certain(e)s psychologues féministes américain(e)s dans une posture dénonciatrice de l’abandon de Freud pour retrouver une étiologie à causalité linéaire qui risque de déduire l’existence d’agressions sexuelles « oubliées » à partir des symptômes psychopathologiques divers ; d’où la dérive de l’invention du syndrome de la personnalité multiple qui serait guéri par une technique de remémoration pour exhumer des souvenirs traumatiques refoulés. Cf., I. Hacking (1995), Rewriting the soul : multiple personality and the sciences of memory.

[29] Pour qui, l’abandon de la Neurotica fut la condition sine qua non de la vraie naissance de la psychanalyse, la période avant la découverte du complexe d’œdipe et de la sexualité infantile étant considérée comme pré-psychanalytique.

[30] S. Ferenczi (1933), « Confusion de langue », in Psychanalyse IV.

[31] Il est intéressant de noter que, en qualifiant l’agression sexuelle d’amour passionnel, Ferenczi évite de porter un jugement moral sur l’acte même condamnable de l’adulte.

[32] S. Freud (1905), Trois essais sur la théorie sexuelle.

[33] Terme forgé par les thérapeutes familiaux du centre des Buttes-Chaumont, et emprunté par des victimes. La combinaison des mots « inceste » et « tueur » est volontairement choisie pour désigner le caractère meurtrier de certains cas d’abus sexuels intrafamiliaux. Cf. F. Gruyer, M. Fadier-Nisse et P. Sabourin (1991), La violence impensable, op. cit., p. 105.

[34] S. Ferenczi (1930), « Principe de relaxation et néocatharsis », in Psychanalyse IV, op. cit., p.94.

[35] En août 1973, à l’issue d’une prise d’otages, les téléspectateurs suédois ont été choqués par la sympathie que les otages (quatre employés d’une banque de Stockholm) ont manifesté à l’égard de leurs agresseurs menottés par la police. L’expression « syndrome de Stockholm » est attribuée au psychiatre et criminologue Nils Bejerot qui a assisté la police pendant la négociation et est beaucoup intervenu dans les médias après l’affaire.

[36] J. Laplanche (1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, op. cit.

[37] La première se situe à l’époque des Études sur l’hystérie jusqu’au renoncement de la « neurotica » ; la deuxième se concrétise dans les Trois essais où Freud avance la théorie de la sexualité infantile. Pour Laplanche, en remplaçant la figure séductrice du père pervers à la mère prodiguant des soins aux enfants, cette évolution représente un progrès théorique au sens où elle marque « un approfondissement qui va de l’anecdotique de nos scènes « à la Nabokov », vers l’essentiel » (Ibid., p. 119, c’est moi qui souligne). C’est pour cette raison que Laplanche affirme que la théorie de la séduction n’a jamais vraiment été abandonnée, mais refoulée et éclatée en plusieurs notions fondamentales. Voir le tableau comparatif des trois versions de la théorie de la séduction (ibid., p. 104). Mais ce qui est anecdotique du point de vue des fondements d’une théorie universelle ne l’est aucunement pour la personne qui le subit.

[38] Ibid., 2e partie « Fondements : Vers la théorie de la séduction généralisée », p. 89-148.

[39] Ibid., p. 142.

[40] Ibid., p. 142-143

[41] Citons le passage : « Freud, jusqu’au reniement en bloc de sa théorie (septembre 1897), ne démordra pas de ce caractère pervers de celui qu’il nomme de façon schématique le « père de l’hystérique ». Les scènes incriminées sont ouvertement décrites comme pathologiques, et ce caractère pathologique des scènes ne sera pas pour rien dans les impasses où va s’engager la réflexion freudienne. […] C’est seulement les Trois essais qui remettront à sa place la notion de perversion en démontrant que l’ensemble de la sexualité se développe, sinon sous le titre de la perversion clinique, du moins sous le signe de l’absence de but et d’objet préétablis, c’est-à-dire dans une errance qui ne retrouvera qu’à la fin la sexualité dite génitale. » (Ibid., p. 108)

[42] Dans cette perspective, la perversion pourrait même être comprise alors comme une tentative possible pour résoudre des énigmes liées à la sexualité humaine. C’est un monde conceptuel où se confondent les jeux sexuels et les agressions sexuelles, sans frontières ou opposition entre l’agresseur et la victime. Le traumatisme de l’inceste réel se noie de nouveau dans les fantasmes œdipiens.

[43] « J’inclus dans la séduction originaire des situations, des communications, qui ne relèvent en rien de l « attentat sexuel ». L’énigme, celle dont le ressort est inconscient, est séduction par elle-même. » (Ibid., p. 126)

[44] Ibid., p.128.

[45] Ibid., p.124.

[46] P.-C. Racamier (1995), L’inceste et l’incestuel.

[47] P.-C. Racamier (1995), op. cit., p. 17.

[48] Réflexions à propre des fantasmes originaires, J. Peng (2009), p.79-86.

[49] Pour plus de détails sur le récit de Nina, voir À l’épreuve de l’inceste, p. 50-56.

[50] Ibid., p. 54.

[51] Ibid., p. 53.

[52] À partir d’une riche expérience clinique, Y.-H. L. Haesevoets (1997) a établi un tableau clinique complet des différents symptômes observés chez les victimes d’inceste, cf. L’enfant victime d’inceste : de la séduction traumatique à la violence sexuelle, p. 99-105.

[53] S’appuyant sur le constructivisme social et le relativisme culturel, ceux-ci tendent à considérer le traumatisme sexuel comme un produit socioculturel à une époque donnée, ce qui n’est pas totalement faux. Mais au lieu de comprendre la formation de ce traumatisme, ils renvoient encore une fois la responsabilité aux victimes elles-mêmes, et non aux agresseurs. Ces pourfendeurs de l’ordre moral et promoteurs d’une libération sexuelle tous azimuts confondent le mouvement émancipateur qui libère le désir du sujet dans sa rencontre avec l’autre, et le crime sexuel où l’auteur fonctionne exclusivement sur un mode d’auto-érotisme qui annule l’existence de l’autre. Voir M. Iacub (2002), Qu’avez-vous fait de la libération sexuelle?

[54] Pour plus de détails concernant le récit de Nicole, cf., À l’épreuve de l’inceste, p. 20-22, 37, 224.

[55] H. Parat (2004), op. cit., p. 84-85.

[56] Ce phénomène se manifeste dans tous les témoignages des anciennes victimes que nous avons rencontrées dans le cadre de notre recherche de thèse.

[57] Voir Peng (2009), « Rupture de renouvellement de filiation », p. 57-68.

[58] Analogie mille fois critiquée à partir du milieu du XXe siècle par des anthropologues à l’instar de C. Lévi-Strauss (Le Totémisme aujourd'hui, 1962).

[59] Ibid., p. 91-140.

[60] Avec en tête, le néo-scientisme de la psychologie comportementaliste et neurologique, et en queux, les facéties du Livre noir ou celles d’un Michel Onfray, pour ne prendre que ces deux exemples.