Mélancolie et Méditerranée

Trajets de la mélancolie dans le bassin méditerranéen

Par Olivier Douville

Texte élaboré partir d’une intervention faite à Montpellier, lors du colloque de l’association internationale francophone de libre psychiatrie, le 28 juin 2012

Dans son livre sur « La mélancolie » du 10ème siècle de notre ère, 3 siècles et demi après l’hégire, Ishâq Ibn Imrân, commentant Rufus d’Ephèse, qu’il appelait Rufus El Alfasi, notait que le terme de mélancolie désigne à la fois le nom de la maladie et le nom de la cause. Effectivement en grec, mélancolie veut dire « bile noire ». Le mot grec μελαγχολία (melankholía) est omposé de μέλας (mélas), « noir » et de χολή (khōlé) « bile ». La bile noire, ou du moins son excès résiduel serait la cause de la mélancolie. Dans un premier temps je vais tenter de dessiner l’histoire de la bile noire, une des quatre humeurs. Déjà le chiffre 4 nous intrigue par sa signification ésotérique. C’est qu’avec Pythagore, une figure géométrique très simple, le tétraèdre, que nous appelons le carré, permet d’envisager qu’on puisse découper le monde en quatre composantes. Les quatre éléments furent déjà repérés par Empédocle en leur état de nécessaire composition, alors que pour des philosophes antérieurs un seul élément était tenu pour la cause de tous les éléments ; il en fut ainsi pour Héraclite qui donnait prééminence au feu ou pour Thalès qui pensait que l’eau était l’élément premier. Ces éléments sont encore les nôtres : terre, air, feu et l’eau - dans d’autres cultures, comme la Chine par exemple, il y a cinq voire six éléments, le bois et le métal sont en plus. A ces éléments correspondent quatre saisons et quatre âges de l’homme. Au sein de ce tétraèdre la pensée grecque antique qui va de Pythagore à Empédocle va loger quatre composantes : le sang, les deux biles (la noire et la jaune) et le flegme. Ce bouclage du tétraèdre pythagoricien se fait sur l’alliance du microcosme, soit l’homme et son corps, avec le macrocosme, le cosmos. Il ne sera achevé que par Empédocle. Vient ensuite le fait que ce modèle très fixiste et qui durera bien longtemps, ouvre plus de questions qu’il n’en résout.

En effet, quatre humeurs … mais comment s’articulent-elles, du moins si elles s’articulent ? Peuvent-elles se changer l’une en l’autre ? Et que se passe-t-il si le modèle d’Empédocle, l’alliance parfaite, idéale, toujours espérée et réalisée jamais entre le microcosme et le macrocosme souffre dans son majestueux équilibre en raison soit de l’excès, soit du défaut d’une des quatre composantes, comme cela peut se produire dans l’équilibre psychosomatique du sujet. On parlera - nous retrouverons encore l’expression chez Molière - d’humeur peccante, terme précieux qui indique que ces humeurs peuvent, par leur excès ou leur défaut, modifier un individu, tant au plan du physique que du moral.

Il revient au médecin et physiologiste Alcméon de Crotone qui suivit les enseignements de Pythagore de travailler sur la notion de stase, c’est à dire de résidu d’une humeur en excès. Pour cela, il propose un schéma général qui va devenir dynamique, alors que celui d’Empédocle avait tendance à figer les intuitions et les calculs de Pythagore. Au sang, correspond le printemps, chaud et humide. A l’été, correspond la bile jaune, chaude, sèche. La bile noire est caractéristique de l’automne, du froid et du sec alors que le flegme, en hiver, se caractérise par un aspect froid et humide.

Le médecin grec qui, à l’époque classique se met à penser la raison et l’équilibre, use pour cela d’une langue très physique, très axée sur le visible, et il rencontre la problématique de l’excès. Cet excès qui le fascine et l’horrifie a pour nom l’hubris (« ὕβρις»). Ce terme désigne toute démesure, et tout orgueil pouvant attirer sur la vie d’un mortel le courroux des dieux. La pensée médicale grecque « classique » ne scinde pas le corps de l’esprit. Le dérèglement de l’esprit renvoie à un déficit des mécanismes régulateurs de l’équilibre soma/psyché. Durant la splendeur athénienne, ce dérèglement de l’humeur va donner lieu à des descriptions très précises d’extases ou de sorties de soi-même dans la fureur. Nous ne les trouverons pas dans un premier temps de telles descriptions des liens entre hubris et folie chez les médecins - il est vrai que de nombreux manuscrits sont considérés comme perdus ; nous trouverons ces descriptions dans les œuvres des auteurs des tragédies. Ceci est vrai en particulier de Sophocle et surtout pour sa pièce Ajax. Ajax, héros de la guerre de Troie, convoitait les armes du défunt Achille. Aveuglé et rendu fou furieux par Athéna, sort de lui-même et massacre le bétail de l’armée, le prenant pour les chefs grecs – les compagnons d’Ulysse et les Atrides qu’il accuse de tromperie. Ne supportant pas l’horreur de son acte, il se suicidera par la suite se jetant sur l’épée arrachée au troyen Hector.

Il reviendra à la philosophie de considérer la nature de ce qu’est l’excès car pour le philosophie, surtout celle d’Aristote, il ne convient pas seulement que le sujet soit équilibré, il doit rompre les charmes de la morne adaptation et se dépasser. Comment peut-il toucher l’extase nécessaire sans sombrer dans la folie ? C’est tout à fait, par exemple, l’enjeu du débat entre Socrate et Phèdre dans ce dialogue platonicien Phèdre où il est discuté des différentes sources qui causent le délire qu’il voit dans une forme de métaphysique envoyées par les dieux, Apollon, Bacchus ou les Muses, mais pas uniquement.

Attardons nous un peu sur les premiers moments de ce dialogue ; que lisons-nous ? Phèdre et Socrate vont à philosopher en dehors de la ville et tiennent des propos tout à fait bucolique : « (Phèdre : « Jai bien fait, me semble-t-il de venir pieds nus ; toi c’est ton habitude. Aussi pourrions-nous facilement suivre ce filet d’eau, en y trempant les pieds ; et ce ne sera pas désagréable, surtout en cette saison de l’année et à cette heure du jour »). Là, on se demande ce que cette remarque peut bien faire dans un dialogue philosophique ? Or, cette introduction est essentielle pour qui veut comprendre la mise en place du primat du logos. Platon nous explique quelque chose de neuf, si la philosophie a un lieu de naissance qui est l’Agora, cette place où circule la parole et les biens (on y tient marché) est qui se trouve au sein de la Cité, il ne saurait être question qu’elle s’arrête aux limites de la cité ; en somme la partition entre la cité comme lieu de la Raison et la nature doit être vaincue par la philosophie et l’on peut très bien philosopher dans la nature parce que l’on peut aussi philosopher sur la nature. La nature peut être pleinement domestiquée dans les filets de la raison, la seule connaissance qui vaille est celle du « monde commun à tous » c’est-à-dire du monde pris dans les mailles de la Raison. La fureur pour Platon n’est pas nécessairement une mauvaise chose, ce ne serait pas simplement que la fureur fût un mal, c’est déjà une énergie qui peut se mettre au service d’un dépassement. Bien évidemment, une autre question est ouverte qui est le retour au monde de la raison de celui qui connaît ces états de dépassements furieux.

Un tel défi est vaste car l’apaisement de la fureur ne produit pas un retour à l’état initial. Ce serait une perte sèche pour la philosophie si ce qu’apporte l’excès n’est pas questionné et ne sert pas à vivifier notre rapport à la raison et à enrichir de la sorte la raison commune. S’esquisse ici un défi qu’Aristote va relever, nous le verrons, il ne s’agira plus de ramener l’excès mélancolique à un état d’équilibre antérieur, mais de conserver le bénéfice de savoir poétique que cet excès peut apporter au mélancolique s’il est accueilli, soigné et tempéré, Pour Aristote, il est clair que le mélancolique est bien la personne capable d’une extase qui la déporte hors d’elle-même au risque de la folie. En ce sens, le mélancolique n’est pas seulement l’être de l’excès ou du manque, il n’est pas seulement le sujet qui est soumis aux effets de la bile noire ; la mélancolie est à la fois le nom d’une maladie et le nom d’une position qui est celle d’exception. Tel est le sens que nous pouvons attribuer à la fin du Problème XXX,I : « Mais puisqu'il est possible qu'il y ait un bon mélange de l'inconstance, et que celle–ci soit, en quelque sorte, de bonne qualité, et qu'il est possible, au besoin, que la diathèse trop chaude soit en même temps, tout au contraire, froide (ou inversement en raison de l'excès qu'elle présente), tous les mélancoliques sont donc des êtres d'exception, et cela non par maladie, mais par nature. » (trad.. J. Pigeaud)

Revenons rapidement sur ce qu’est la bile noire. La bile noire produit deux états de la matière. D’abord il y a l’humeur noire normale qui est secrétée de la façon suivante : suite à un régime froid et sec, la rate attire les éléments les plus grossiers de cette humeur, se nourrit des meilleurs et elle envoie le reste à l’entrée de l’estomac ; ensuite le devenir de la bile noire peut se trouver figé de façon anormale. Cette stase se produit lorsque l’excès de stockage de la bile noire vient du fait, non pas seulement qu’il y ait trop de bile noire mais surtout que cette bile noire ne peut plus se transformer et qu’elle reste permanente dans sa nature. Pour situer de façon claire cette explication de la maladie mélancolique par une telle stagnation il faut tenir compte du fait que le système classificatoire des éléments et des humeurs devient dynamique ; c’est un système de transformation que propose le médecin et astronome Alcméon de Crotone, par exemple. Là, on s’intéresse à la circulation de ces humeurs et on suppose alors que le sang peut se changer en bile jaune, que la bile jaune peut se changer en bile noire que tout ça est instable et mouvant, à cela près qu’il y a une humeur qui ne peut pas se changer et qui reste résiduelle. On aura compris que cette humeur qui ne peut pas se changer c’est la bile noire Pour la dissoudre et la changer, l’équilibre naturel de compensation et de transformation cyclique ne suffit plus, il faut un soin. Ce thème du résidu et de l’incomplète coction des humeurs connaître un développement lors des XVI° et XVII° siècles de notre ére.

Le mélancolique est donc l’homme du résidu, l’homme du reste, mais n’oublions pas que cet état est aussi un défi pour la philosophie, à cette époque où les savoirs n’étaient pas cloisonnés et que les médecins étaient souvent des philosophes. Avec Hippocrate puis après avec Aristote, nous rentrons dans une lecture beaucoup plus naturaliste de la mélancolie d’où un retour très important à une cette théorie des humeurs et une éviction de l’idée que la mélancolie puisse être causée par une intention droite venue des dieux vengeurs ou taquins de l’Olympe. C’est bien ce matérialisme qui intéresse Aristote dans deux textes qu’il consacre à la mélancolie, soit De la vérité des songes et le Problème XXX,I « Lhomme de génie et la mélancolie ». Je ne mentionne que rapidement ce premier texte De la vérité des songes dans lequel le philosophe accorde au mélancolique le pouvoir d’avoir des songes justes mais pour l’unique raison qu’il fait tellement de songes qu’il serait bien étonnant qu’ils soient tous faux.

Ce qui intéresse Aristote dans le problème XXX – 1, c’est le premier chapitre de la section des Problemata c’est pour ça qu’on l’appelle le problème XXX – 1, c’est le lien qui peut être fait entre exception, folie et vérité. Le problème XXX – 1 a marqué toute la Renaissance, il est une des sources d’inspiration très importantes de Marsile Ficin, de Giovanni Pico de la Mirandole et de son neveu Jean-François. L’ouverture de ce texte est absolument fondamentale : « comment se fait-il que tous les hommes de génie soient sans exception des mélancoliques ? ».

C’est la place de l’exception qui s’annonce ce qui est pour Aristote une question de logique ; Aristote commence à découper le monde dans des catégories qui vont énormément être utilisées et conservées, et nous les aurions oubliées s’il n’y avait pas eu la culture arabo-musulmane dans l’Organon. Lorsque l’on parle d’exception, on désigne « ce qui ne rentre pas dans le genre ». Aristote va refonder la théorie des humeurs. Ainsi quand il est dit que quelqu’un est sanguin, il est désigné de la sorte ce qu’est la condition physiologique et morale générale de l’humain ; le sang peut se transformer pratiquement aisément, plus aisément sans doute en bile jaune qu’en bile noire, mais le phénomène central de la conversion des humeurs est celle de la transformation du sang dans les autres humeurs. Ainsi, le type sanguin n’a aucune espèce d’exceptionnalité philosophique ou psychopathologique, il est un aspect pittoresque du caractère. Il n’en est pas du tout de même pour la mélancolie.

Aristote dans son problème XXX-1, nous renvoie à la nécessité de savoir ce qu’un sujet peut faire de son état d’exception Alors Aristote va donner des exemples de mélancoliques ; il va utiliser rétrospectivement la mythologie puisque voilà Hercule qui, dans un excès de folie, a tué ses enfants et qui est également couvert d’ulcères ce qui est un signe du tempérament mélancolique, avec l’exemple Hercule est soulignée l’unité psychosomatique . Est aussi fait mention de la folie d’Ajax ou, encore, de la mégalomanie du général Lysandre, seul général à s’être fait statufié de son vivant, ce qui épouvante évidement les tenants de la démocratie. On a oublié Lysandre mais son excès est un scandale pour le démocrate athénien. Est certainement plus poignante encore la figure torturée de Bellérophon. Bellérophon, c’est le plus vaillant, le plus admirable des guerriers dont il est fait mention dans l’Iliade. Ulysse n’était pas tant que ça vénéré par les Grecs. Il a été assez moqué par le Moyen-âge, regardez par exemple, le livre XX de l’Enfer de Dante, il fut seulement réhabilité à la Renaissance. Voici un fragment de sa légende : à Bellérophon, Athéna et Poséidon, permettent de capturer Pégase, près de la fontaine de Pirène, pour le récompenser de sa vaillance. Montant ce cadeau extraordinaire, ce cheval ailé, Pégase, un des fils de Posséidon, Bellérophon vainc la Chimère. Dès lors, il ne se sent plus d’aise, il chevauche de nouveau Pégase et va tutoyer les dieux de l’Olympe et là, Zeus est en plein courroux. Zeux, on ne le dérange pas même quand on est un mortel héroïque, et que l’on chevauche Pégase. Et Zeus va exercer un pouvoir de rétorsion cruel, il agit de la même façon que celle qu’usa Héra sanctionnant Io, il envoie un taon, cette mouche féroce qui pique Pégase et Bellérophon et sa monture tombent au sol. Et comme il est dit de Bellérophon dans le Chant VI de l’Iliade, « et désormais rongeant son cœur, il errait dans la plaine aélienne (ou le désert d’Alèios) redoutant le pas des humains ».

Anecdote ? Oui et non parce qu’aussi bien qu’Ulysse et que Bellérophon et jusqu’à Homère classé évidement par Aristote dans la série des mélancoliques prestigieux dans l’ouverture du propos sont des figures de la terreur grecque, de la terreur de voir disparaitre la cité. Voici ce que raconte l’Iliade, la crainte de la disparition d’une ville ; et voilà ce que ce sont Les guerres du Péloponnèse de Thucydide, cette épopée concrète qui relate la possibilité de reconstruire une ville à partir d’un mur. Et voilà, encore, ce qu’est Bellérophon, une vision grecque du désert qui en fait un lieu où l’on ne peut pas découper le moindre espace humanisant sur cette terre. Le désert ne recèle ni promesse, ni tentation. Le mélancolique, pour Aristote, n’est pas simplement un malade, il présente de ce qui mettrait en péril toute l’organisation politique et philosophique, soit l’alliance entre la ville et la raison, autrement dit il questionne la polis à mesure qu’il la met en péril. Pourtant il ne suffit pas là de s’alarmer ou de s’inquiéter, il serait contraire à la raison philosophique de conjurer la puissance de questionnement dont fait montre le mélancolique dans ces dénonciations furieuses, ses refus des semblants et des convenances. Aristote va rendre un hommage au mélancolique parce que la grande affaire d’Aristote, nous semble faire écho à ce qui occupe Platon dans ses derniers dialogues infiniment plus pessimistes que ne l’est La Répubique. Parmi les derniers dialogues de Platon, considérons celui qui est une violente charge contre les sophistes et contre la démocratie et qui a nom Le Politique. Il faut suite au Théétète et au Sophiste. Qu’est-ce que c’est que le « politique » ? Un dialogue avec quelqu’un, l’étranger d’Elee. Cette place de l’étranger a une valeur logique incroyable ; ce n’est pas un membre de la jet society athénienne, ce n’est pas un interlocuteur issu du plus petit peuple athénien, ce n’est pas même l’esclave, c’est l’étranger. Mais c’est, en tout cas, celui qui n’est pas passé par les mêmes fondations. Et tout ce dialogue exprime une méfiance pour l’opinion, que seule la probité du législateur peut sortir de l’égarement. Le mélancolique aristotélicien aidé par le médecin est éloigné des séductions de l’opinion, sa puissance poétique ne se corrompt pas en rumeur publique. Certes rapprocher de trop le Problème XXX,1 et le Politique serait un tour de force autant gratuit que mal venu, mais une question traverses ses deux textes et qui est celle de la défiance de la philosophie par rapport à l’opinion commune, écervelée. L’opinion n’est vraie que par hasard, le vrai est dans les mains du législateur et du médecin. Un mot encore sur l’étranger, non le barbare. Ce terme désigne celui qui pourrait bénéficier de ces fondations et ainsi que l’énonce Isocrate, l’un des dix orateurs Attique dans le Panégyrique d’Athènes : « Nous sommes Athéniens, non par la naissance mais par l’éducation », ce qui est une phrase démocratique par excellence qui ne semble pas être complètement obsolète.

Alors, ce qu’est le mélancolique, c’est aussi quelqu’un dont le « dire » dérange et là Aristote tout à son travail de classer en fonction de leur cohérence les diverses formes d’argumentation, ne peut que s’intéresser à cette dimension de vérité que contient la poésie. Il réfute certes les Sophistes, mais n’oublions pas que ces derniers furent les premiers thérapeutes, tel Antiphon. Pourquoi ? Parce que connaitre les pouvoirs ambivalents de la parole, cela prédispose à l’écoute. Ce qui intéresse pour Aristote, c’est que la parole du mélancolique, est une parole qui doit être préservée dans la mesure où un effet de cet excès de mauvaise humeur chez ceux « qui sont mélancoliques par nature et non par accident » donne au mélancolique la possibilité de s’exprimer à travers une gamme de comportements multiples. Instable, ambivalent, le mélancolique n’est pas nécessairement un malade. Il possède, en raison de sa labilité une propension à aimer la métamorphose et la métaphore. De sorte que, ainsi que le soulignait J. Pigeaud dans son introduction au Problème XXX, I, certains dires du mélancolique vont être hissés au rang de l’inspiration poétique, et c’est cette intuition fulgurante qui a donné son passeport à ce texte. Ainsi fut-il repris par La Mirandole, Ficin, et tant d’autres. Extrapolons. Nous tenons là une des sources qui permet de comprendre la réputation d’inspiré qui fut généreusement prêtée au mélancolique. En effet, cette parole de l’excès dite parole poétique elle est une position de dignité. Certes, certains sont malades, l’humeur noire est passée à la bile noire ; certes, le mélancolique n’est pas toujours très fréquentable, on ne le présente pas comme chagriné nécessairement, il va falloir attendre la médecine arabo-musulmane pour faire le lien entre mélancolie et tristesse avec Ishâq Ibn Imrân, principalement. Mais il est furieux, il est irritable, il est radin, il n’est pas de bon commerce mais ce n’est pas une raison pour refuser que sa parole puisse sinon dire le vrai du moins mettre à mal la dégradation de l’opinion, la platitude de l’expression commune. Le texte d’Aristote sur la mélancolie est à ce moment-là un texte tout à fait esthétique et politique.

L’homme exceptionnel, cet homme du résidu, cet homme de la bile noire non convertible, indécomposable, reste quelqu’un qui apporte sa touche, son originalité, son urgence, voire sa violence à une nécessaire bonne santé dialectique du lien social. En ce sens, le méson, soit l’état du mélange instable du mélancolique, peut permettre une vraie habileté dans la saisie de l’occasion, ce qui ne garantit toutefois nul savoir y faire avec l’occasion. Il s’écrit toujours dans le XX,I et ses reprises tardives à la Renaissance, un dépassement total de la médecine hippocratique

Comme vous le savez sans doute, cette médecine va être conservée dans la médecine arabo-musulmane par quelques détours que nous allons maintenant explorer.

Presque un millénaire sépare la mort d’Alexandre Le Grand de celle du Prophète. Alors, il y a une décision, avant l’hégire, tout à fait importante que nous pouvons dater de 489 ; nous sommes bien avant l’hégire. Qu’est-ce qui se passe en 489 ? L’Eglise chrétienne, catholicos, a commencé à écrire les plus rudes de ses dogmes concernant la nature du corps christique, cette opération de définition de la substance christique sera verrouillé avec les deux conciles de Nicée (325, et 787), puis bien après lors du troisième concile d’Aix-la-Chapelle en 809 puis en 1215 avec le Concile de Latran 4.

Il est clair le dogme d’une homologie de substance entre le fils et le père, que consacra Nicée 1 s’est fait au prix de sacrifier l’arianisme. Cette opération fut loin de gagner tous les milieux chrétiens et en particulier le milieu chrétien le plus cultivé qui est celui des Nestoriens. Ils soutiennent, eux, la thèse d’une double nature de l’homme et de dieu en la personne du Christ. Si déjà Nicée 1 avait tracé quelques lignes de démarcation, c’est bien le concile d’Ephèse, troisième concile œcuménique de l’histoire du christianisme, qui entraina la rupture. Convoqué en 430 par Théodose, il réaffirme l’union hypostatique des deux natures du Christ et marque la proclamation décisive du Christ comme homme et Dieu. Nestorius, archevêque de Constantinople, se refusant à nommer Marie comme la mère de Dieu, introduisait, lui, une division entre ces deux natures. Cette position dogmatique de Nestorius le met sous la coupe du Canon 6 qui excommunie ceux qui refusent les conclusions du Concile. On peut supposer que l’accent mis sur la nature humaine du corps du Christ favorise le développement de l’idée d’une nature du corps humain, et cette réflexion sur la nature d’un corps humain prédispose certains des Nestoriens à explorer la médecine et à commencer à penser peut-être l’anatomie. Il faut de suite ajouter qu’est passé là, le travail de Galien. Les intuitions de Galien sur la chirurgie et l’anatomie furent moins dictées il est vrai par l’observation clinique que par un certain nombre de calculs mathématiques et logiques sur les états du corps et de ses éléments, méthode menée en bon aristotélicien qu’il était. Toujours est-il que l’enseignement des nestoriens va paradoxalement résister à la qualification d’hérésie destinée à les stigmatiser puisque l’évêque de Nisibe, Ibas, tout en adhérant à l’anathème frappant Nestorius, et le renouvelant, fonde,à Edesse une école où les principaux textes du corpus nestoriens sont étudiés. En 489, l’empereur byzantin Flavius Zénon ferme cette école « nestorienne » et les principaux adeptes et théoriciens du nestorianisme vont se réfugier en Perse ; ils vont être accueillis ensuite au 9ème siècle à Bagdad où est fondée la « Maison de la Sagesse » laquelle envoie des ambassades à Constantinople pour récupérer les livres dont on connait le prix, les livres de médecine, les livres de philosophie. En même temps à Bagdad fleurissent des institutions charitables qui donnent naissance à des associations de bienfaisance ou à des hôpitaux.

Il y aurait bien d’autres choses à dire sur cette médecine perso-nestorienne-arabo-musulmane, cela dépasserait le cadre de cet article, il m’aurait fallu m’attarder en particulier avec les figures DE Muhammad Ibn Zakariyâ ar Razi (Rhazes) ou d’Avicenes

De quoi se composait le corpus dont une telle médecine a pu disposé? une bonne partie de ce corpus a été donnée par un des plus grands traducteurs de tous les temps qui est Hunayn Ibn Ishaq, ou Abū Zayd Ḥunayn ibn Isḥāq al-'Ibādī. Il a compilé tous les écrits de Galien, qui les a réunis, qui voulait un texte grec impeccable, qu’il a d’abord traduit en syriaque puis en arabe, qui a donné tout le corpus hippocratique et de Galien.

Il faut comprendre deux choses : la bibliothèque dont disposait ces savants arabes n’est pas celle de la Grèce ancienne, ce n’est pas celle dont on disposait à l’époque de Platon ou d’Aristote ; c’est celle de l’hellénisme tardif ; d’autre part, si un certain nombre de ces textes était connu, je pense par exemple à ceux de Rufus d’Ephèse, ils sont aujourd’hui disparus et si nous trouvons trace de quelques textes grecs, c’est par le truchement de leur commentateurs arabes. L’on connait ainsi beaucoup de fragments de Rufus d’Ephèse grâce à Ishâq Ibn Imrân . Nous pouvons donc avancer que cette médecine repose sur un corpus parcellaire toutefois plus important que celui dont nous pouvons maintenant disposer.

Ce corpus est marqué par la théorie des humeurs même s’il est riche d’un certain nombre d’échappées philosophiques. Jamais les textes de deux grands auteurs grecs qui ne se sont pas pliés à la théorie des auteurs n’ont fait partie de ce corpus; j’évoque ici le méthodiste Soranos d’Ephèse qui ne s’intéressait pas à l’effet des causes et plaidait pour des diagnostics sur le vivant. De tels diagnostics étaient très poussés et justes alors que, quand même, la plupart des diagnostics étaient dans la médecine grecque classique faits par déduction logique. Soranos est le père de l’Ecole méthodiste, de la méthode ; il nous reste quelques textes de lui qui sont publiés aux Belles Lettres en particulier La maladies des femmes. Soranos échappe à ce primat donné à la logique qui nous vient d’Hippocrate, puis a été repris par Galien et qui, certainement fut systématisé par le traducteur

Le deuxième grand penseur grec dont les textes qui ne fontpas partie du corpus, l’on ne trouvait pas trace de ses œuvres à Bagdad, c’est Arétée de Cappadoce. Bien que se voulant des plus fidèles à Hippocrate, au point d’écrire en Ionien, il n’en reste pas moins un des premiers penseurs de la causalité psychique, ça c’est tout à fait important.

Les textes de ces deux auteurs-là ne font pas partie des livres qui sont amenés par les nestoriens qui firent des transaction des volumes de la bibliothèque de Constantinople, et de Pergame et cela explique la nature mais aussi la limite de cette source grecque si idécisive dans la médecine arabo-musulmane

Je termine par une brève mention du fait que le thème de la mélancolie, est un thème qui ne quitte pas la réflexion médicale depuis Hippocrate et surtout depuis Aristote ; j’en veux pour signe le très beau traité de la mélancolie d’Ishâq Ibn Imrân dont il y a une édition en Europe, à la pinacothèque de Berlin, , Manfred Ullman l’a un petit peu commentée ; moi, j’ai pu en lire des fragments une édition qui a été travaillée par Oukaïa Boubakeur et qui a été reprise par Mohamed Rafik.

Par le truchement de Constantin l’Africain, ce texte sera une des sources théoriques et pratiques de l’Ecole de Salerne (la première école de médecine du Moyen âge européen), l’aspect génial de ce texte préfigure complètement ce qui a pu être établi de la mélancolie délirante chez un psychiatre français du XIX° siècle, Jules Cotard, et pourtant il fut écrit dans les années 904-905 de notre ère. Je cite: « Oui, leurs sens leur font percevoir des choses en elles-mêmes inexistantes, illusions peut-être. Tels d’entre eux croient apercevoir des formes qui ne veulent plus rien dire, hideuses, noires et sans contour. Illusions, presque pas, déjà perte de la vision mentale ; des objets qui se découpent, n’ont plus aucune énergie, plus aucune forme, plus aucune signifiance, plus aucune brillance. Tel autre s’imagine qu’il n’a plus de tête » , c’est en partie repris dans Rufus d’Ephèse, oui, mais pas uniquement ; aussi par exemple, Ishâq Ibn Imrân précise-t-il que si on pose sur la tête de ce patient la masse lourde d’un casque, il consentira à dire qu’il a mal là, mais jamais ce patient ne dira qu’il a mal à la tête ; il a mal dans cet endroit. « D’autres sentent leur corps plus lourd qu’il ne l’est en réalité, qu’il est pétri d’argile [ça, c’est nouveau, surgit ici une vision du corps mélancolique qui est compact, lourd, un corps qui est fait d’une unique matière dont on ne sait pas très bien si l’argile, c’est la matière initiale de l’homme ou tel que c’est placé dans le texte, une espèce de matière compacte et résiduelle] ; d’autres en sont atteints dans leur jugement et leur intelligence. L’un deux par exemple toujours dans le texte d’Ishâq Ibn Imrân refusait de marcher sous le ciel craignant que celui-ci ne tomba sur lui et disait, à force de tenir le ciel à la main, dieu finira par se fatiguer et le lâcher sur l’univers et tout périra, de tels cas sont nombreux ».

Il est avéré par plusieurs sources, que ce texte n’est là qu’une transposition d‘une remarque de Rufus d’Ephèse qui dit que le monde est soutenu par Atlas et que pour le mélancolique Atlas ne soutiendrait plus le monde. Transposition ? Certainement, mais bouleversement total parce qu’Atlas est un demi-dieu, un héros, un titan mais des dieux, il y en a d’autres,. Là, c’est tout à fait différent, il s’agit presque d’une impossibilité logique, Dieu est parfait et pourtant il pourrait laisser tomber le monde. Il y a et c’est bien évidement le fait de l’islam, une imposition symbolique autre, à savoir qu’avec ce dieu et bien, il y a de « l’Un » et que le mélancolique n’est pas quelqu’un qui est lâché par un dieu parmi d’autres, mais quelqu’un qui pourrait être nié, même, par son créateur. Nous ne sommes plus chez les Grecs, nous ne sommes plus chez Rufus d’Ephèse, nous ne sommes plus chez Aristote, nous ne sommes plus chez Hippocrate, nous sommes dans les grandes coordonnées de la mélancolie délirante c’est-à-dire la mélancolie des négations. Déjà en 909, le fait que le mélancolique soit un négateur et un négateur ontologique avait été souligné par Ishâq Ibn Imrân. Ce ne sont plus la fureur ou l’extase qui sont les traits les plus marquants de la maladie mélancolique, mais bien la tristesse et la peur.

Les autres intuitions d’ Ishâq Ibn Imrân seront préservées par le pillage qu’en fit Constantin l’Africain. Il amènera cette médecine à Salerne sur la côte amalfitaine et voilà que s’affirme le développement de la médecine européenne qui doit évidemment à cette immense conservatoire de la pensée grecque que fut la médecine arabo-musulmane. Une autre source de notre savoir sur la mélancolie nous vient encore de Constant l’Africain[2], attentif à s’approprier les élaborations de Ibn Al Jazza lequel avait repris également Galien. Ibn Al Jazza est né à Kairouan dans le Viaticum et avait disitngué comme cause de la mélancolie, la passion amoureuse, عاشق الحب que Constantin traduit ça par ce mot d’Eros qui vient de l’hellénisme. Ça ne passe pas, le disciple de Constantin Atton remplacera Eros par Héros, le calligraphiera de mauvaise façon, on lira Erus qui veut dire noble, et sur cet effet de censure que renforce ce lapsus calamni, nous voyons se développer toute l’idée de la mélancolie de la mélancolie amoureuse, de la mélancolie passionnelle qui va avoir un effet d’innervation de la clinique méditerranéenne de la mélancolie, en particulier, en donnant naissance au traitement de la fureur, comme en témoigne, par exemple l’Orlando furioso de l’Arioste. Par diffusion et capillarité cette figure de la mélancolie va se développer et s’étendre dans les pays germaniques qui est la tradition de l’amour courtois et innerver aussi aussi la psychopathologie l’orientant vers clinique des passions.

Voilà quelques brefs commentaires sur cette diffusion de la mélancolie dans le bassin méditerranéen.

Olivier Douville

[1] Texte élaboré partir d’une intervention faite à Montpellier, lors du colloque de l’association internationale francophone de libre psychiatrie, le 28 juin 2012

[2] Cf Ben Yahia. B.. Les origines arabes du De melancholia de Constantin l'Africain.. In: Revue d'histoire des sciences et de leurs applications. 1954, Tome 7 n°2. pp. 156-162.