Médecine et littérature – la crise du roman

Par Hélène Hessel-Massat (Psychanalyste)

Dans l’avant-propos à la comédie humaine, en 1841, Balzac expose son projet de peindre les espèces sociales comme Buffon a pu le faire pour les espèces animales. « Si Buffon a fait un magnifique ouvrage en essayant de représenter dans un livre l’ensemble de la zoologie, n’y avait-il pas une œuvre de ce genre à faire pour la société ? »[1] Et Balzac alors, de dresser l’inventaire des vices et des vertus, de rassembler les principaux faits des passions avec l’ambition d’écrire l’histoire des mœurs de la France du XIXème siècle. « Ainsi dépeinte, la société devait porter avec elle la raison de son mouvement. »[2]

L’explosion de la science expérimentale et l’assise fonctionnelle qu’elle apporte à la méthode clinique va faire de la médecine le paradigme de l’investigation scientifique. En conséquence, la médecine se détache du magico-religieux et les médecins, hommes de science deviennent des hommes de pensée et parfois de pouvoir : que l’on songe à Marat, Cabanis, C. Bernard, Littré etc.

Le personnage du médecin s’impose alors comme un modèle privilégié de l’activité herméneutique et curative des XIXème et XXème siècles tant au niveau individuel que social.

Maître des secrets de la vie, déchiffreur des énigmes du corps, il apparaît comme l’une des figures les plus séduisantes, voire la plus captivante de l’imaginaire collectif et devient un personnage de roman. De Charles Bovary (Flaubert) au Dr Watson (C. Doyle), en passant par Horace Branchion (Balzac) ou le Dr Pascal (Zola), ils entrent sur scène d’une manière bien différente de celle des médecins de Molière.

Leur entrée en scène ne va pas se limiter à des personnages de fiction. Le regard perçant du clinicien va organiser une nouvelle forme romanesque.

Emile Zola ébloui par sa lecture de « L’introduction à la science expérimentale » de Claude Bernard, écrit dans la foulée, « Le roman expérimental », texte où il montre comment le travail de l’écrivain, du romancier doit non seulement s’appuyer sur la méthode expérimentale mais devenir un travail scientifique.

« Le roman expérimental, dit-il, est une conséquence de l'évolution scientifique du siècle ; il continue et complète la physiologie, qui elle-même s'appuie sur la chimie et la physique; il substitue à l'étude de l'homme abstrait, de l'homme métaphysique, l'étude de l'homme naturel, soumis aux lois physico-chimiques et déterminé par les influences du milieu ; il est en un mot la littérature de notre âge scientifique, comme la littérature classique et romantique a correspondu à un âge de scolastique et de théologie. »

Sous l’autorité de la science, le roman accomplit une enquête sociale, faisant fi de l’imagination, il réduit la part de l’agencement de l’intrigue. Son projet est ainsi défini par Zola : « Donner de simples études sans péripéties ni dénouements », car, « le moindre document humain prend aux entrailles plus fortement que n’importe quelle combinaison imaginaire. »[3]

Autour du maître et contre « la sentimentalité ronflante des romantiques »[4] se réunissent Huysmans, Maupassant, Mirbeau, Céard, Hennique, l’école Médan est née et avec elle le naturalisme.

Les Frères Goncourt n’apprécient guère le succès de Zola, tout occupés qu’ils sont à en revendiquer la paternité.

Au-delà des querelles de vol d’idée, le naturalisme a le vent en poupe jusque dans les années 1880.

Il devient le genre suprême, la forme littéraire qui peut le mieux répondre aux perspectives tracées par la philosophie positive qui appelle la littérature à fournir aux savants des documents sociaux et psychologiques en vue d’une connaissance scientifique de l’homme.

« L’expérimentateur est le juge d’instruction de la nature ». Nous autres romanciers, nous sommes les juges d’instruction des hommes et de leurs passions. Mais voyez quelle première clarté jaillit, lorsqu’on se place à ce point de vue de la méthode expérimentale appliquée dans le roman, avec toute rigueur scientifique que la matière supporte aujourd’hui. (…)[5]

Les écrivains se transforment, comme l’écrit Vincent Kaufman, en cliniciens ès lettres :

« La particularité du réalisme des Goncourt et surtout du naturalisme de Zola consiste précisément en une médicalisation du romanesque. Certes, ils ne décrivent ni ne dessinent des matrices saignantes, mais, disent-ils avec l’hypocrisie ou la mauvaise foi qui convient, ils n’écrivent pas non plus des romans pour faire rêver, pour exciter, énerver les lecteurs et surtout les lectrices. Ils sont cliniciens ès lettres, ils donnent à leurs lecteurs des leçons d’anatomie pathologique psychosociale, et ce qu’ils découvrent et racontent est aussi triste à dire que pas beau à voir, à peine plus ragoûtant que les matrices saignantes qui plongent Michelet dans l’extase. Leur bureaux sont des tables de dissection, en générale sans machine à coudre, puisque leur rôle est de montrer et non de recoudre les plaies de la société. Tout comme Michelet lorsqu’il se réclame de ses accointances avec ses contemporains physiologistes, ils sont en somme des hommes de science. Du moins est-ce là leur alibi, à l’ombre duquel eux aussi peuvent donner libre cours à leurs plus mauvaises pensées. »[6]

Dès 1875, certains pressentent les insuffisances du naturalisme. Brunetière montre que Balzac, à la différence des réalistes modernes, ne s’inspire de la réalité que pour la transformer car dit-il : « Il savait que l’art n’est pas tout entier dans l’imitation servile »[7]. « Il ne suffit pas de voir, ajoute-t-il, il faut encore penser », battant ainsi en brèche le projet de Zola d’une littérature neutre, purement descriptive.

Mais c’est, à l’intérieur même de l’école de Médan, que les critiques peut-être pas les plus acerbes, mais les plus profondes vont surgir.

Huysmans et Maupassant pointent chacun à leur manière les impasses du naturalisme.

Maupassant, dans la préface de « Pierre et Jean », en 1887, montre l’impossible projet du naturalisme de dire la vérité : « En se plaçant au point de vue même de ces artistes réalistes, on doit discuter et contester leur théorie qui semble pouvoir être résumée par ces mots : « Rien que la vérité et toute la vérité ».

Leur intention étant de dégager la philosophie de certains faits constants et courants, ils devront souvent corriger les événements au profit de la vraisemblance et au détriment de la vérité, car le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable (…) Raconter tout serait impossible (…) un choix s’impose donc, - ce qui est une première atteinte à la théorie de toute la vérité. »[8]

Pour Huysmans, le naturalisme « confiné dans les monotones études d’êtres médiocres »[9] conduit tout droit à la stérilité la plus complète.

Il plonge le roman dans l’impasse en le réduisant à une description de surface.

« Toute l’esthétique naturaliste a nécessairement quelque chose d’étroit et d’incomplet et de mutilé. Elle réduit l’objet d’art à l’imitation de la nature. (…) La nature a des dessous, dont le plus habile naturaliste, n’ayant jamais saisi que les dehors, n’a donc jamais représenté que la plus vaine apparence. ». (p32)

Dans les années 1890, critiques et auteurs s’accordent à constater la mort du roman naturaliste. En quelques articles incisifs, ils l’achèvent. Dans l’Evènement , Jules Case déclare le réalisme en faillite. Huysmans n’y voit lui que l’aboutissement des erreurs du roman réaliste : « Tout a été fait, disait-il, tout ce qu’il y avait à faire de nouveau et de typique dans le genre. Oh ! Je sais bien qu’on peut continuer jusqu’à la fin des temps ; il n’y aurait qu’à prendre un par un les sept péchés capitaux (…) toutes les professions du bottin, toutes les maladies des cliniques (…). Je crois que, dans le domaine de l’observation pure, on peut s’arrêter là. Laurent de Taihade aussi observait que les successeur de Zola « se sont vus forcés de chercher d’autres éléments que l’observation quotidienne de la vie sur le trottoir » ; et que « lorsqu’on a eu noté tous les propos des blanchisseuses et des égoutiers, on s’est demandé si l’âme humaine ne chantait pas sur d’autres lyres. » D’autres encore s’exclamaient : « Il est grand temps de dénoncer la bourriche du terre-à-terre, l’album du vis à vis, le panorama du comme c’est ça ! Grand temps de brûler (…) ces paperasses de greffiers, cette nosologie de potards, conciergeaneries de calicots en gésine. »[10]

Zola tente de se défendre : « Un reproche bête qu’on nous fait, à nous autres écrivains naturalistes, c’est de vouloir être uniquement des photographes. Nous avons beau déclarer que nous acceptons le tempérament, l’expression personnelle, on n’en continue pas moins à nous répondre par des arguments imbéciles sur l’impossibilité d’être strictement vrai, sur le besoin d’arranger les faits pour constituer une œuvre d’art quelconque. Eh bien ! Avec l’application de la méthode expérimentale au roman, toute querelle cesse. L’idée d’expérience entraîne avec elle l’idée de modification. Nous partons bien des faits vrais, qui sont notre base indestructible ; mais pour montrer le mécanisme des faits, il faut que nous produisions et que nous dirigions les phénomènes ; c’est là notre part d’invention, de génie dans l’œuvre. (…)[11]

Mais son analyse manque de précision et il ne parvient pas à convaincre.

Cette critique du naturalisme emporte avec elle le positivisme. Les médecins perdent leur crédit ;

dans « Là-bas », Huysmans leur lance une petite pique acerbe par la bouche de Durtal : « Voyons cette médecine Matteï, que devient-elle ? Tes fioles d’électricité et tes globules soulagent-ils au moins quelques malades ? – Peuh ! Ils guérissent un peu mieux que les panacées du Codex, ce qui ne veut pas dire que leurs effets soient continus et sûrs ; du reste, ça ou autre chose… »[12]

Mais c’est aussi la méthode clinique, comme observation de surface (fut-elle de surface interne comme dans l’anatomo-pathologie), qui, avec le naturalisme montre ses limites. « La vérité est ailleurs ! » clament les nouveaux auteurs. Au-delà du visuel, au-delà du tactile, quelque chose échappe à la prise brutale et superficielle des sens. « Réduits à eux-mêmes, disait Barrès, les faits bafouillent ! », où encore, Jules Renard ; « L’observation, c’est de l’invention ! » (M. R p 42)

Car, en fin de compte, avec la crise du roman naturaliste, il apparaît que ce n’est pas seulement la réalité dans le roman qui pose problème mais aussi et peut-être surtout la forme romanesque qui vient problématiser la réalité.

Huysmans est sans doute celui qui exprime le mieux cette modification du concept de réalité qui bat en brèche la pensée positive : « Oui, tu diras ce que tu voudras, mon bon, mais, tout de même, quelle théorie du cerveau mal famé, quel miteux et étroit système ! Vouloir se confiner dans les buanderies de la chair, rejeter le suprasensible, dénier le rêve, ne pas même comprendre que la curiosité de l’art commence là où les sens cessent de servir ! Tu lèves les épaules, mais voyons, qu’a-t-il donc vu, ton naturalisme, dans tous ces décourageants mystères qui nous entourent ? Rien – Quand il s’est agi d’expliquer une passion quelconque, quand il a fallu sonder une plaie, déterger même le plus bénin des bobos de l’âme, il a tous mis sur le compte des appétits et des instincts. Rut et coup de folie, ce sont là ses seules diathèses. »[13]

Gautier dans « L’art romantique » écrit : « Le roman est un genre bâtard, dont le domaine est vraiment sans limite. Il ne subit d’autre inconvénient et ne connaît d’autre danger que son infini liberté. La nouvelle, plus restreinte, plus condensée, jouit des bénéfices éternels de la contrainte : son effet est plus intense, et, comme le temps consacré à la lecture d’une nouvelle est bien moindre que celui nécessaire à la digestion d’un roman, rien ne se perd de la totalité de l’effet (…). Quand le roman de mœurs n’est pas relevé par le haut goût naturel de l’auteur, il risque fort d’être plat, et même (…) tout à fait inutile. »[14]

A l’engouement de Balzac ou de Zola à décrire les espèces sociales comme les zoologistes l’ont fait pour les espèces animales[15], dans une saga romanesque, qui dirait la vérité sur l’humanité, répond la nécessité d’une nouvelle forme d’écriture qui permettrait « d’exprimer en termes clairs et nuancés des choses obscures et toutes les subtilités intimes »[16].

Convaincus que les choses n’ont point de réalité objective, les nouveaux auteurs tentent de se dégager de l’accident (décor, mœurs, contingences quelconques) pour saisir « l’élément d’éternité et d’unité qui luit, au-delà des apparences, au fond de toute essence humaine »[17]

En 1889, Hennique publie « Un caractère ». Le caractère étudié, celui d’Agenor de Cluses qui vit reclus au milieu des objets d’art, n’a plus rien de naturaliste ; d’autant que ce veuf désespéré connaît des expériences singulières. Il voit apparaître à plusieurs reprises le spectre de sa femme. « Hennique dépassait le naturalisme par le psychologisme, mais aussi par un au-delà du réel que les expériences de télépathie auxquelles il s’adonna lui-même tentaient d’explorer. »[18]

Contre le naturalisme naît le psychologisme, tentative d’apporter au lecteur toute la complexité de la vie intérieure. Mais pour ce faire, la forme romanesque est-elle la « bonne forme » ?

Tous s’interrogent.

L’influence d’E. Poe, introduit par Baudelaire va grandissante. Pour lui, le conte est la forme de prédilection. Le roman est un genre bâtard dont les effets se perdent dans le délayage. Trop long, quand il n’est pas relevé par ce que Baudelaire nomme : « le haut goût naturel de l’auteur », il risque fort d’être plat et inutile.

« S’il est vrai que pour Baudelaire, l’homme est une nature exilée dans l’imparfait, si ce monde, par rapport à l’Idée, à la transparence de l’Esprit, n’est que dégradation, opacité, comment ne serait-il pas dérisoire de s’attacher à le manifester sous sa seule apparence ? Il y a mieux à faire qu’à décrire ce lieu d’exil ; à tout le moins faut-il le révéler comme exil. Dans ces conditions, le naturaliste appliqué à saisir les dehors n’obtient jamais que les apparences ; encore ne sait-il pas que ce ne sont que des apparences et l’envers de la vérité. A ce niveau, naturaliste ou non, c’est le roman qui est à incriminer (…) »[19].

Cette crise du roman qui démarre par la crise de la représentation narrative réaliste s’inscrit dans le cadre d’un malaise plus général, dans une société occidentale où les difficultés économiques et sociales croissantes entraînent un essoufflement sensible de l’idéologie du Progrès et de ses fondements épistémologiques – c’est à dire en fait, de l’ensemble de la vision positiviste du monde.

Hélène Hessel-Massat

[1] H. Balzac : « La comédie humaine », Pléiade, p 7

[2] Balzac, op. cit. p 12

[3] E. Zola : « Le roman expérimental », p 254

[4] L’expression est de Maupassant

[5] Emile Zola : « Le roman expérimental », Paris : Garnier-Flammarion, 1971

[6] Vincent Kaufman, « Ménage à trois, littérature, médecine, religion », ed : perspective, Presse Universitaire, Septentrion, 2007, p 65-66

[7] Brunetière « Le roman naturaliste » 1883, cité par Raimond, p 30

[8] G. Maupassant : « Pierre et Jean », folio, 1982, p 51

[9] Huysmans, « Là-bas », Folio, p 30

[10] Michel Raimond : « La crise du roman », José Corti, 1985, p 36

[11] Emile Zola : « Le roman expérimental », Paris : Garnier-Flammarion, 1971

[12] Huysmans : « Là-bas », folio classique, 1985, p 30

[13] Huysmans : « Là-bas », Folio, p 27-28

[14] Raimond op. cit. citant art. de gautier in « Art romantique » p 6

[15] Toutes choses inégales par ailleurs, ainsi que le note Balzac dans son avant-propos à « La comédie humaine ».

[16] Barrès cité par M. Raimond, op. cit, p 72

[17] Moricce, cité par Raimond, op. cit., p 72

[18] M. Raimond, op. cit. p 39

[19] Michel Raimond : op. cit. p 67