Mademoiselle Qu[1]

Par Xiao Hong Qiu[2]

Résumé : Cet article relate quelques étapes de la construction de la féminité d’une patiente chinoise, Mademoiselle Qu, avec une psychanalyste chinoise, Madame Xiao Hong Qiu. Nous constatons que le contexte général de politique anti-nataliste de la Chine lors des premières années de sa vie surdétermina les forces névrotiques qui, dans sa famille, firent d’elle l’enfant dont on voulait se débarrasser. Cela donna un complexe d’Œdipe à la fois mélancolique et violent où nous remarquons que le rapport à la mère est plus marqué par la destructivité que par la rivalité.

Le travail psychanalytique se fit beaucoup par les récits de rêve. La patiente se montra prolixe et souple dans ses associations. Toutefois, le corps de la psychanalyste et la façon dont la psychanalyste prend soin de sa féminité sont impliqués. La psychanalyse aide cette jeune femme à construire une métaphore de sa féminité, qui fait transition entre tradition et modernité.

Mots-clefs : Complexe d’Œdipe, Enfant mal accueilli, Enfant placé, Féminité, Psychanalyse en Chine

Préambule

Une enfant qui n’est pas admise par son clan, et qui, en même temps, est rejetée par la société, comment pourrait-elle trouver le chemin vers sa féminité ? Quelle invention subjective doit-elle produire ? En quoi la cure psychanalytique permet-elle d’accueillir et d’encourager ces inventions du sujet ?

Telles sont les questions qui guident la relation que je fais ici de quelques fragments de la cure psychanalytique de Mademoiselle Qu, cette fille mal accueillie, trimballée de familles en familles. Nous la verrons tenter, lors de sa cure, de construire une féminité possible pour elle, loin des fidélités traditionnelles trop programmatiques.

Moments de sa vie, poids de l’histoire collective

Un souvenir reste vivace pour Mademoiselle Qu[3]. Elle me dit que lorsqu’elle était petite, à tous les Nouvel An chinois, quelle que soit la famille chez laquelle elle était mise en nourrice, les parents qu’elle appelait « Deuxième Mère » ou « Deuxième Père » venaient la voir. Et chaque fois que ses parents partaient, dans l’hiver de la Chine du nord, dans un univers blanc de neige, elle trainait son « doudou» en pleurant, en suivant très loin les empreintes de pas qu’ils avaient laissé dans la neige en courant , dans la main une branche sèche tendue vers eux, avide de les voir retourner à la maison.

Il y a 25 ans, sa naissance n’avait pas été bienvenue, car elle avait déjà une grande sœur. A cette époque partout étaient écrit des slogans qui martelaient la politique anti-nataliste de la Chine : « chaque époux ne peut avoir qu’un seul enfant », « le planning familial c’est le grand projet de l’Etat ». Restreindre à un seul enfant les familles, entraînait une survalorisation de l’enfant garçon et une difficulté à accueillir l’enfant fille, puisque dans la tradition chinoise, c’est par la lignée mâle que se transmet les cultes aux ancêtres et la charge de l’exercice officiel et manifeste des rituels. En ce sens, la mère de Mademoiselle Qu, avait le désir que l’enfant qu’elle portait soit un garçon, elle pensait être une mère accomplie qu’à la condition d’être donatrice de al virilité. Un nourrisson fille ne pouvait être alors qu’une enfant mal accueillie selon la juste expression que nous devons à Sandor Ferenczi. Cette maman avait donné naissance à la future Mademoiselle Q. de façon clandestine, en se cachant au plus profond des montagnes, et lorsqu’elle était rentrée à la maison, les grands-parents paternels voyant que le produit de cet accouchement n’était qu’une fille, exigèrent que, quoi qu’il en soit, ses parents s’en débarrassent en la donnant à d’autres familles, comme cela se faisait alors. Bien entendu, toutes les familles qui donnèrent naissance à une fille ne se comportèrent pas de la sorte, nous avons là une surdétermination entre un motif historique et sociologique (la politique de l’enfant unique) et une névrose familiale qui rend la famille totalement dépendante des principes affirmés haut et fort et sans concessions aucunes par les grands-parents paternels. Ainsi, dès qu’elle eut atteint l’âge d’un an, ses parents, ployant sous la pression formidable des grands-parents paternels, l’envoyèrent dans une famille où elle reçut un nom, puis dans une autre famille encore où, à nouveau, elle reçut un autre nom. Chaque famille la considérait comme quelque chose d’embarrassant, tout en la protégeant de leurs grands enfants légitimes, leur enjoignant, par exemple et en vain, de ne pas l’insultez ni n’abusez d’elle, car elle n’a pas de parents. En somme, elle n’était pas désignée comme d’une autre famille, ou d’un autre clan, mais comme une personne se tenant dans un lieu autre, excentré, un lieu non référencé à quelque ancêtre que ce soit. Elle ne pouvait trouver dans quelque Autre que ce soit un lieu pour ranger l’histoire familiale qui la précédait. Elle ne pouvait repérer quoi que ce soit d’un désir, aussi ténu, soit-il auquel elle devrait son existence.

En ce point, il faut noter toutefois que seule la famille de sa grand-tante paternelle où elle atterrit un moment sur se montrer très bonne envers elle. Elle n’était plus alors l’objet résultant d’un manque ou d’une faute, mais une petite gamine qui pouvait espérer trouver un cadre harmonieux et suffisamment aimant pour se développer intellectuellement et affectivement. Cependant il advient que des fonctionnaires du planning familial chargés de contrôler le nombre d’enfants dans chaque famille, vinrent au cœur de la nuit contrôler le nombre d’habitants par villages et par maissons, le mari de sa tante la prit alors sur son dos et s’enfuit. A l’aide d’une torche dans la main, ils gagnèrent dans une région escarpée mais pas sans avoir failli tomber dans un précipice.

Quand elle regagna par la suite dans sa propre famille à l’âge de six ans, elle apprit alors qu’elle avait un petit frère et en plus une autre petite sœur qui avait été donnée dans une famille sans enfant chez qui elle était encore. D’une autre petite sœur qui, elle aussi, avait été donnée dans une famille, nul n’avait eu aucun signe de vie. Après être revenue à la maison, elle était comme un oiseau effarouché, étant sur ses gardes à tout bruit de voiture passant sur la grande route, ou devant toute personne ressemblant à un cadre du gouvernement. Un mois n’était pas encore passé depuis son retour, que sur la dénonciation de quelqu’un, ils souffrirent un soir à la maison d’un contrôle soudain. Sa maman la tenait au pied du lit, puis la cacha dans l’étable et, finalement, la mit dans un grand panier à poulets chez les voisins, où les cadres ne la trouvèrent pas. Ils emmenèrent son père. Sa mère lui donna un baluchon, elle partit seule dans à la tombée de la nuit, pendant une heure, elle frappa enfin à la porte d’une des familles qui l’avait accueillie. Sa mère y vint la chercher après deux jours, son père rentra épuisé et mal rasé après quelques jours.

A l’école primaire, quand elle prenait le chemin du village pour l’école, de temps en temps quelqu’un pour la montrait du doigt. Comme elle avait peur que quelqu’un la remarque, elle n’osait pas relever la tête et marchait toujours la tête baissée en la conviction qu’elle faisait tâche que chacun allait la remarquer. Elle avait le sentiment que tous les regards se moquaient d’elle, elle qui se sentait une enfant de trop parce qu’enfant placée dans d’autres familles, finissait par penser qu’elle était une enfant qui n’aurait pas dû naître. A cette époque elle trouvait que d’être une fille était tout à fait insignifiant mais que c’était aussi une situation très étouffante et très injuste.

Bien avant que ne se formule la demande d’analyse, je fis la rencontre de Mademoiselle Qu. C’était lors de l’année 2006, au retour d’un voyage en train du nord. Assise à côté de moi, elle engagea la conversation et se montrait parfois joviale, parfois taciturne ; à ce moment elle allait vers le sud pour trouver du travail. En se quittant elle voulut mon numéro de téléphone. En 2008, le jour du grand séisme qui en mai toucha gravement toute le province du Sichuan où je réside, alors que j’étais effrayée par cette catastrophe je reçu un appel téléphonique d’elle. Je pensais tout d’abord que si elle s’adressait à moi c’était tout simplement pour prendre de mes nouvelles dans de telles circonstances, mais, de fait, elle voulait débuter une analyse avec moi et c’est ainsi que je commençais à la recevoir. Il me vint l’idée que ce cherchait cette jeune femme était à vérifier si j’avais su et pu résister à la destruction et au chaos occasionnés en de nombreux endroits de ma province du Sichuan, comme elle aussi, dans un autre contexte, avait tenté de résister au chaos qui marqua ses premières années, comme nous allons nous en rendre compte. Je donnerai maintenant l’exemple de quelques rêves qu’elle fit au début de sa cure.

Une suite de rêve, une histoire qui se construit en analyse

Je vais organiser maintenant la présentation de ses rêves, en les sériant en fonction des personnes de la famille qui y figurent.

- Tout d’abord le rêve du grand-père paternel : « Je rêve que mon grand-père paternel est assis sur une chaise, à côté de lui est assis un petit garçon. Du pied de la chaise du grand-père sort un très grand serpent, je vais frapper ce serpent, le poursuit, jusqu’au côté du lit, le serpent se glisse sous le lit, je voulais lutter contre lui jusqu’au bout, m’efforcer de le battre . »

Les associations vinrent ainsi : « Mon grand-père paternel était décédé il y a trois mois, je ne voulais en fait pas retrouver le voir, mais papa m’avait téléphoné, que tu l’aime ou que tu le haïsses chacun de nous ne vit et ne meurt qu’une fois, il faut que tu viennes le voir. Je ne pouvais faire autrement que de rentrer dans mon village. Bien que mort, cela tourmentait tout le monde, le corps resta là sept jours, on alla chercher des sorciers pour danser en transe, à tel point que mes parents en été complètement tourmentés. Après son enterrement, j’ai repris mon travail, mais je me suis aperçue que chaque nuit je ne pouvais dormir, comme si j’étais folle, c’est là que je vous ai téléphoné.

Mon grand-père était relativement pauvre, il s’était marié à ma grand-mère, et ils avaient eu mon père, et la petite tante. Par la suite ils voulurent absolument que mes parents aient un garçon pour continuer à brûler de l’encens pour nos ancêtres[4].

- Venons-en au rêve de la grand-mère paternelle : « Je rêve que je suis avec une autre élève, nous sommes sur une route en pente douce, nous poussons une charrette en bois, la route est relativement large, mais d’un côté il y a un précipice. Pas loin de l’endroit où nous sommes il y a un groupe d’hommes, nous voulons aller vers eux, mais nous n’osons pas. Par la suite cette fille devient ma grand-mère, nous poussons ensemble cette charrette, nous voyons au-devant une paire de chaussures rouges. Après nous être approchées, nous ramassons cette paire de chaussures rouges. Il y a une goutte de sang rouge qui en goutte. »

Les associations de ma patiente furent les suivantes : « Ma grand-mère paternelle s’était auparavant mariée dans une famille du nom de Qiu, elle avait eu ma grande tante paternelle. Comme elle avait eu une fille, et elle ne fut pas en bons termes avec la famille Qiu, elle laissa sa fille chez ses beau-parents, et quitta la famille Qiu et se maria alors avec mon grand-père paternel qui était très pauvre à l’époque.

En ce qui concerne ma grand-mère, je la haïs si fort que les dents me démangent. Avec mon grand-père elle n’arrêtait pas de réprimer mes parents. Ils n’étaient heureux que quand mes parents les écoutaient et leurs obéissaient. Dès ma naissance, ma grand-mère ne m’a pas aimé, elle trouvait désagréable que je sois une fille. Lorsque j’avais six ans, le fils d’un voisin m’avait insulté au plus haut point, non seulement elle ne m’aida pas, mais en plus elle me dit que c’était ma faute, regardant comme d’autres me tourmentaient. Elle demandait toujours très sévèrement que nous fassions ceci ou cela, ne nous laissant pas jouer ou regarder la télé, se plaignant à mon père. J’aimais lire les livres mais elle ne me laissait pas, demandant toujours que je prépare le repas ou que je fasse autre chose. Auparavant maintes fois, je passais derrière son dos, en pensant l’insulter ou la frapper, mais en pensant au fait que papa aimait beaucoup grand-mère et que en plus elle était de la génération ainée, bien que ma haine me faisait grincer les dents, je n’osais jamais le faire.

Après être rentrée à la maison, la plus part du temps je dormais avec ma grand-mère, mais elle ne m’a jamais admise, en revanche elle était très bonne envers ma grande sœur et mon petit frère. J’avais toujours très peur d’elle, à tel point que maintenant je n’ose pas m’approcher d’hommes du point de vue sentimental, d’un bout à l’autre il y a toujours un sentiment de cette peur envers ma grand-mère.

Ce « sang rouge sur une chaussure » dans le rêve m’inquiéta, ma grand-mère allait peut-être mourir. Mais comme le rouge est symbole de force de vie, je ne pense pas qu’il en sera ainsi ».

- C’est ensuite autour de son père que les rêves vont déplier leurs motifs. « Je rêve que je sors de la maison, il y a une route, il pleut très fort, je prends des parapluies à la porte de la maison, un bon et un qui ne fonctionne pas bien. Je choisis le bon et sors, sur la route, avec papa, à un virage, je ne vois plus papa, il a disparu. Apparemment mon parapluie est accroché à je-ne-sais-quoi, je manque de tomber dans la vallée au bord de la route. Ensuite avec grande précaution, je prends un virage, et je prends une route qui m’emmène à l’école. »

« Je rêve que je suis avec papa sur une pente pour planter du riz, personne autour de nous. Après mon oncle maternel vient, nous dit quelques phrases et part. »

Les associations de la patiente furent les suivantes : « avant papa avait de très bons résultats scolaires. Il était amoureux d’une autre élève mais comme il ne réussit pas à entrer à l’université, désappointé il rentra chez ses parents pour être médecin de campagne. À l’époque maman était fiancée à un autre homme, mais après que la famille demande de rompre les fiançailles, maman se trouvait déprimée. C’est alors que mon grand-père paternel eu l’idée de marier papa et maman, papa était très obéissant envers ses parents, il accepta de se marier avec sa propre cousine (ma grand-mère paternelle et ma grand-mère maternelle sont sœurs). Après leur mariage, ils continuèrent à obéir à mes grands-parents paternels, eurent un enfant après l’autre, pour avoir à tout prix un garçon. Ce que je ne comprends pas c’est que papa avait fait des études et malgré tout il écouta ses parents et aurait dû savoir que ce n’était pas bien de se marier avec ses proches. Avant je pensais que si j’étais idiote c’est parce qu’ils étaient de la même famille. D’autres lui faisait du chantage en disant qu’il avait eu beaucoup plus d’enfants que ce qui était autorisé. Ma petite sœur avait eu des problèmes et avait fait un procès, mais celui-ci fut clos sans résultat du fait qu’il avait eu beaucoup plus d’enfants que ce qui était autorisé. Il disait même que s’il n’écoutait pas ce que disait mon grand-père, il manquerait de piété filiale.

Papa savait que j’avais subi beaucoup de souffrances, que j’avais supporté bien des épreuves, ce qui l’affligeait. A mon retour à la maison, il n’osait me frapper, alors qu’il frappait ma grande sœur et mon petit frère relativement souvent.

Mon père était très honnête toutes ses années, très consciencieux, très sérieux dans son travail. Il était très bon envers ses patients. C’est un homme honnête, j’aime profondément mon père.

Mais une fois alors que j’étais malade, il écouta encore les conseils des autres, me disant d’aller chercher un homme et que, en me mariant, la maladie s’améliorerait. Quel idiot ! Je savais bien que ma maladie ne s’améliorerait pas si je me mariais à un homme. Maintenant il me dit que je suis déjà vieille et que je devrais me marier à quelqu’un de bien, sur qui je puisse m’appuyer. Mais chacun de nous ne peut que s’appuyer sur soi-même, qui pourrait donc passer de bons jours en s’appuyant sur un autre ? »

Mon commentaire : Un père se situe clairement dans la castration et accepte que sa fille trouve un homme pour elle. Mais cette attitude n’est pas suffisante à enrayer le vœu de Mademoiselle Q. à rester proche du père, à le garder pour elle, la séparation d’avec lui étant vécue comme un abandon de plus. On l’a chassé de façon brutale de la famille en raison de l’intransigeance des grands-parents et le traumatisme de l’arrachement se répéta au nom de la Loi lorsque se furent des fonctionnaires du recensement qui causèrent, lors de leurs vérifications incessantes et persécutrices, les fuites qui avaient comme but de la protéger en la cachant. La voilà qui, par ce rêve, réalise le vœu de se tenir dans le lieu même du père, dans une étrange intimité que la maladie consacre et punit, en même temps. On pourrait ici se laisser séduire par bien des hypothèses sur cette maladie qui l’accabla, y voir une espèce de contamination de son corps d’avec les mauvais désirs de la mère et un appel au père qui viendrait, lui et aucun autre homme, la guérir de cette maladie, c’est-à-dire la détacher enfin de la mère, en tant que celle-ci n’est pas encore une rivale, qu’elle est surtout une figure dangereuse car n’ayant jamais pu organiser la féminité de sa fille.

- le rêve de la mère : « Je rêve que nous sommes sur la terrasse, ma sœur ainée est morte, maman tient dans ses bras mon petit frère, je suis à côté de maman, et je dis à maman : « tu vois, ma grande sœur est morte, », maman complètement indifférente dit : « de toute façon il y a ton petit frère » .

Les associations de la patiente : « Maman a deux grands frères et deux petits frères, mais ma grand-mère maternelle n’aime que ses fils, elle n’aime pas sa fille unique. Après s’être mariée à papa, maman est très faible, elle succombe sous la pression de mes grands-parents paternels, elle obéit à papa, a cinq enfants, et en a avorté de trois. Maman m’a dit un jour qu’elle ne voulait plus vivre.

Elle se sent victime d’une injustice, est patiente et bonne. Après avoir eu mon petit frère, mes grands-parents paternels ne la blâme plus, elle obtient enfin dans la famille son honneur et sa position. De devoir s’appuyer sur un fils pour prouver sa valeur, c’est très désolant. Ces dernières années elle a pris soin de mon petit frère, elle l’a accompagné avant qu’il ne passe ses examens d’entrée à l’université, et maintenant elle économise pour lui acheter un appartement.

Maman en fait elle aussi m’avait abandonné contre son gré, elle y avait été poussée par la pression de mes grands-parents. Je souviens qu’un hiver elle m’avait emmené dans une autre province pour me mettre dans une autre famille, mais qui était très pauvre et dont les fils n’allaient même pas à l’école. Elle me ramena à la maison, et se fit réprimander par mes grands-parents. Chaque fois qu’elle apprenait que quelque chose m’était arrivé dans la famille où j’étais en pension, elle et papa venaient toujours très vite me voir. Lorsque je rentrais à la maison à six ans, j’avais un furoncle au pied, je fus opérée et j’hurlais de douleur, papa me portais, maman était à côté et dit : de te voir souffrir comme ça, je voudrais pouvoir souffrir en place de toi . Maman, on peut dire que je l’aime, mais pas non plus très fort, elle s’occupait toujours plus de mon petit frère que de moi. Elle ne nous a jamais non plus appris comment être une fille ».

- le rêve de la grande sœur : « je rêve que je suis avec ma sœur ainée, nous marchons sur une route bordée de chaque côté par des rizières, beaucoup de serpents noirs, mais nous n’avons pas peur, nous continuons d’avancer il y a encore beaucoup de serpents. Dans les rizières, il y a un homme qui saisit un serpent et le jette, mais le serpent revient, et est de nouveau saisit par celui-ci. Ma sœur et moi nous rions. »

Les associations de la patiente : « Ma grande sœur ainée c’est aussi une fille, mais elle est l’ainée, mes grands-parents paternels peuvent l’accepter. Ma grande sœur est très débrouillarde, elle sait bien parler, elle aime se maquiller, elle aime porter de belles chaussures, pour attirer l’admiration de son entourage. Après les études de lycée elle trouve un travail stable, elle a maintenant trouvé un mari qui l’aime, je suis très envieuse du bonheur de ma grande sœur, j’envie aussi mon frère et ma sœur dans la proximité de leurs relations avec papa et maman, ils les appellent une fois par semaine. Bien qu’elle aime mentir et qu’elle raconte des bobards, elle est rusée, et dans la société elle se débrouille très bien, sans obstacle.

Mais moi avec ma sœur ce n’est que disputes, batailles et querelles. Nous nous disputons à propos de couvertures, de sphères d’influence et de l’amour de papa. Dès que je peux je dis du mal d’elle devant papa, pour me faire aimer un petit peu plus de mon père. Depuis que je suis petite, je ne suis pas comme elle, mon caractère est plutôt comme celui de papa et grand-père, très droit, très entêté, sans détours, disant la vérité, tout comme papa je ne cadre pas avec la société. Ma grande sœur n’est pas très gentille avec moi, souvent elle manque de patience ».

- Le rêve du petit frère : « Je vois maman qui prend un bâton et nous poursuit , je suis en train de courir sur une pente avec mon petit frère. On dirait que quelque chose que nous avons fait l’a provoquée. Ensuite mon frère court très avant de nous. Je m’arrête à mi-pente. Mon frère porte un masque blanc sur la bouche, porte un sac-à-dos, à l’aéroport ou bien à une gare routière, il agite la main vers moi, comme si il s’était passé quelque chose et il fallait s’éloigner, il dit qu’il ne reviendra que dans un an. Ensuite une porte se ferme, je ne vois plus mon frère. »

Les associations : « Depuis que je suis petite je suis en compétition avec mon frère, comme lui et ma grande sœur restaient toujours aux côtés de mes parents, ils avaient reçu plein d’amour, je le déteste beaucoup, et quand j’étais petite je le frappais souvent. Maintenant je suis très jalouse de la relation très proche qui se poursuit entre ma sœur et mon frère.

Mon frère est très droit, dit toujours la vérité, il a dit que mes parents avaient donné trois sœurs avant de pouvoir l’avoir, deux ont contracté des maladies dans le processus, cela le met mal à l’aise. Il a aussi pleuré devant maman, en disant que s’il n’arrivait pas à entrer dans une bonne université il allait frustrer les attentes de papa. Maintenant mon frère est en master, je l’envie énormément.

Mademoiselle Qu est bien Jue (inflexible)

Lorsqu’elle était placée dans la famille Huang, comme les grands étaient à l’extérieur et qu’ils ne lui avaient rien laissé à manger, elle se nourrissait de graines à poison de souris dans les champs et faillit mourir. Lorsqu’elle était dans la famille Li, elle y fut insultée par les enfants de la famille qui aimait à lui dire qu’ elle était aussi bête qu’un cochon, ou qui, encore, qui après l’avoir fait manger un bocal de légumes salés, l’enfermèrent dans la chambre. Là elle prit une bouteille d’alcool fort pour de l’eau, elle en dormit trois jours et trois nuits avant de cuver son état. C’est pour cet ensemble de raisons que ses parents décidèrent de la faire rentrer à la maison.

Après être rentrée à la maison, ses parents lui donnèrent enfin un nom de leur famille. Mais bien qu’ils lui offrirent des petits présents dont toutes sortes de sucreries, elle continua néanmoins à les appeler Deuxième Père, Deuxième Mère. Et ce jusqu’à sa maladie vers dix ans, où son père lui fit croire que si elle les appelait papa et maman sa maladie serait guérie – ce qu’elle fit.

Comme à la maison elle ne trouvait pas sa place, elle était très féroce envers sa famille, elle faisait des scènes, n’ayant peur de personne, aimant particulièrement résister à ces grands-parents paternels. Son père la frappait de temps à autre, elle courait alors dans sa chambre, fermait la porte et ils continuaient ainsi leur duo d’invectives. Elle a toujours fait très attention à ses propres affaires, habits, chaussures, livres, cahiers, stylos, diplômes, elle ne laissait jamais personne y toucher. Sa famille pensait qu’elle était égoïste. Elle dit « puisque je ne recevais que très peu, je ne pouvais compter que sur moi-même, donc les choses que j’avais eu du mal à avoir, je ne voulais pas les donner à d’autres. »

Après être revenue à la maison, elle apprit beaucoup de choses concernant la façon de planter ou de prendre soin des animaux, l’art de la cuisine, et elle se montrait constamment très consciencieuse. Ses résultats scolaires en primaire étaient tous très bons, tous les maîtres et lès camarades l’aimaient beaucoup. Au collège elle changea pour devenir une élève qui n’aimait pas parler, faisant exprès de se faire passer pour idiote, pour que son père doive lui donner des cours de soutien. Par la suite elle commença à ne plus pouvoir dormir la nuit, faire du tapage, devenir folle, de se plaindre qu’elle n’était pas aimé de sa famille, leur disant qu’elle allait mourir pour le leur montrer. Elle dit « en fait c’était pour attirer leur attention, pour que papa passe plus de temps avec moi ». Une fois après avoir fait une scène, son père fut d’accord pour lui donner de l’argent et l’accompagner voir un psychologue. Elle dit : « Même si l’hypnose utilisée cette fois-là n’avait servit à rien, mais au moins papa m’avait accompagné. »

Peu après son arrivée dans le sud pour travailler, son oncle et sa (grande) tante paternelle qui l’avait très accueille moururent l’un après l’autre, elle en fut très triste, et alla aussi voir un conseiller psychologique. Elle dit « Après avoir été reçue très froidement plusieurs fois, j’abandonnais ». Après la mort de son grand-père paternel, ses insomnies reprirent. C’est alors qu’elle téléphona à un oncle paternel qui venait lui aussi du même village et enseignait dans une université. Celui-ci lui conseilla d’aller voir un psychanalyste de Chengdu. C’est à ce moment qu’elle se souvint que lors de son premier voyage vers le sud je lui avais parlé de psychanalyse et que je lui avais même laissé mon numéro.

Cette inflexible ademoiselle Qu qui s’oppose de toutes ses forces à une condition qui pourrait sembler figé une bonne fois pour toute tel un destin, cherchant continuellement une voie pour s’en sortir, faisant face à tellement de confusions et d’incertitudes :

« sur moi je n’ai rien de féminin, je déteste mettre de beaux habits, je n’aime pas me maquiller comme ma sœur ainée ».

« Face à la réalité, je ressens comme un mur, qui m’empêche de devenir une personne indépendante, de devenir une femme intelligente et mûre. »

« J’ai l’impression que ma famille est un grand désordre, comme un trou noir, je voudrais m’en débarrassé mais je ne peux pas. Souvent je me sens comme complètement vide, comme un trou, qu’on ne peut combler, je ne sais comment en sortir. »

« Si je suis venue dans le sud pour travailler, c’est pour m’éloigner de ces personnes de mon village, je ne veux plus les voir, vivre ma vie toute seule tranquillement, mais dans mon cœur je ne peux être calme. »

Parcours dans le transfert

Durant la première séance, elle dit : « en fait j’ai plusieurs noms, un de ces noms c’est Qiu Hong [rouge], c’est le nom que m’a donné ma (grande) tante paternelle, avec son nom de famille [Qiu, colline/remblai]. »

La quatrième fois, elle m’apporte un rêve : « je rêve qu’un professeur du nom de Qiu Yue [Qiu : nom de famille, automne ; Yue : mois, lune] me donne cours, mais en réalité je ne connais personne du nom de Qiu Yue. »

Souvent au moment où elle entre, elle dit : « aujourd’hui tu portes une très belle jupe ». Mais une fois elle dit aussi : « les couleurs des jupes que tu portes sont toujours très sombres, moi je préfère les couleurs plus vives. »

Une fois elle dit encore : « Regarde, je me déchausse vers toi, avant c’était dans l’autre direction, parce que j’avais peur d’être vue ».

J’intervenais peu, mais par mon sourire et mon attitude prévenante, je pus instaurer un climât de confiance qui favorisa l’expression de Mademoiselle Qu.

Avant la fin de l’analyse, elle fit deux rêves :

« Je rêve que j’ai emmené mon analyste voir mon papa, mais je ne sait pas comment expliquer à mon papa ce qu’est le travail d’un analyste. »

L’autre c’est un rêve qu’elle a appelé un rêve de « re-naissance après la mort » : « je rêve qu’une enfant est tombée dans un puits profond, elle est complètement enveloppée dans un drap blanc, on l’a fait sortie à l’aide d’un filet , elle est encore vivante. A côté il y a encore un puits, on en sort un garçon, il parait qu’il ne lui serait rien arrivé »

Conclusion

Lorsque Mademoiselle Qu n’arrête pas de me répéter qu’elle ressent humiliation [quru], étouffement [biequ] et incompréhension [weiqu], je lui demande à quel caractère lui renvoie ce son« qu » qui revient dans sa parole ? Elle me répond alors qu’il s’agit « du qu qui se compose de cadavre et sortir, je pense à la mort, en même temps je pense à sortir de la mort ». De quelle mort veut-elle donc sortir ?

La mort des deux seules personnes qui se sont bien occupées d’elle sont son oncle et sa tante paternels dont la mort à réveillé en elle une angoisse d’être abandonnée. La mort de son grand-père, dans ses propres mots, représente la mort symbolique du clan. Auparavant elle n’avait pas été acceptée par ce clan, cette condition de ne pas être admise, peut-elle être terminée ; en même temps ne pouvant être autrement que continuellement cachée, et devenir la risée de tout l’entourage et le voisinage, cette enfant a été refoulée dehors par le système symbolique social et déniée, alors peut-être que l’on peut voir la possibilité pour elle de sortir de la mort, pour trouver une re-naissance.

Alors qu’elle venait pour la deuxième séance, elle ouvrit la fermeture éclair de la poche qu’elle portait autour de la taille, des deux mains elle en sort une boîte de mouchoir en papier. Elle le pose très consciencieusement sur la petite table du cabinet d’analyse. Je lui avais annoncé au début de cette séance mon proche départ en vacances. De façon assez solennelle je pris cette boîte, l’ai rangé sous ses yeux dans un placard car je ressentis qu’il s’agissait d’un objet précieux et que je devais montrer qu’il représentait notre lien durant mon absence.

Conclusion

Dans ce clan, la tâche de faire perpétuer la filiation est transmis au père par le grand-père paternel, dans le cas de cette famille le père fait des concessions dans l’intérêt général. Il ne supporte l’injustice que pour montrer sa piété filiale. C’est finalement par la naissance d’un fils qu’il satisfait le désir des ses parents « pour continuer à brûler de l’encens [pour nos ancêtres], pour ne pas laisser mourir le clan ». De plus par le succès de son fils il voit atteindre son désir d’entrer à l’université.

Les grands-mères de Mademoiselle Qu sont le femmes traditionnelle qui s’identifient activement à cette tradition chinoise vieille de plusieurs milliers d’années « les femme doivent donner naissance aux fils , pour transmettre l’ancêtre dans la famille de leur mari ». Mais la mère de Mademoiselle Qu d’une part face à son destin ne veut plus vivre et d’autre part est obligée de donner naissance à un enfant après l’autre, de donner ses filles, jusqu’au jour où elle donne naissance à un garçon, elle met toutes ses forces dans ce fils. Elle s’identifie à tout cela passivement. Par contre Mademoiselle Qu, refusée par ces grands-parents paternels, mal acceptée par ses parents et la société, rejetée à l’extérieur du système traditionnel, elle ne peut s’identifie à une telle tradition. Lorsque Mademoiselle Qu envie sa sœur ainée qui se marie et a une famille heureuse, en même temps en elle-même elle se révolte contre tout cela. « je ne veux pas ressembler à mes grands-mères, ou ma mère, ces vies qu’elles ont vécues, ces hommes à qui elles se sont mariées, pour avoir un fils, c’est ainsi passer la vie sans moi, c’est une bien triste vie. » Elle ne peut faire autrement que de chercher une autre voie différente de celle de la tradition, par le transfert, elle s’identifie à une position d’une nouvelle féminité indépendante.

Par Xiao Hong Qiu

[1] Traduction de Violaine Liebhart. Ce texte fut présenté au colloque « Ancêtre et transmission » du Centre Psychanalytique de Chengdu en avril 2014, à Chengdu, il fut travaillé pour l’occasion lors d’échanges avec Monique Tricot puis se trouva largement repris et remanié lors de discussions de travail avec le psychanalyste et anthropologue Olivier Douville à Chengdu

[2] Psychanalyste, Centre Psychanalytique de Chengdu. xiaoyue1113@126.com

[3] « Qū » possède aussi de nombreuses autres significations : 1) « en » virage, 2) se soumettre, 3) souffrir d'injustice ou d’un tort, 4) mal, injustice. En tant que verbe, il peut aussi signifier 1) courber, plier, fléchir, 2) se soumettre, s'abaisser, s'humilier, 3) en tort, dans l'erreur.

[4] Le culte des ancêtres proches (les disparus de la première à la sixième génération précédant le sujet vivant) a aussi comme fonction de render hommage à la lignée et de mettre le sujet masculin qui officie dans ces cultes en position suffisamment claire et digne pour pouvoir la continuer.