L’identité remue, certitudes et tremblements [1]

Par Olivier DOUVILLE

(Psychanalyste, Laboratoire CRPMS, Université Paris Cité, Membre d’honneur du Collège International Psychanalyse et Anthropologie, Auteur de Les figures de l’Autre, Paris, Dunod 2014) - douville.olivier@yahoo.fr

Pour L.G.

Du populisme

Merci beaucoup à mes amis et à mes bons camarades du Collège International de Psychanalyse et d’Anthropologie avec lesquels je travaille depuis quelques années de m’avoir réservé un moment d’échange.

Je voudrais commencer par me mettre à la hauteur de l’inquiétude que trahit l’intitulé général de cette journée : nous sommes en face d’un mot redoutable qu’est le mot « populisme ». Ce mot a une histoire et il est né sous la plume Grégoire Alexinsky, dans sa Russie moderne, paru en 1913. Elu député ouvrier à la Douma en 1907, rentré en Russie au moment de la révolution bolchévique, puis, à nouveau, réfugié en France en 1919, Alexinsky fut un des plus vifs critiques de Lénine qui, selon lui, commit l’erreur d’imposer le socialisme dans un état précapitaliste, ce qui mène inéluctablement l’Etat à s’imposer par la violence. Ce mot de populisme renvoie dans son livre directement aux « Narodniki », (« gens du peuple ») russes, un mouvement fondé par Alexandre Herzen, philosophe humaniste. Narodniki vit le jour aux environs des années 1840, il connut son plein essor 20 ans après. Intellectuels réputés ou plus jeunes issus des classes moyennes s’engagèrent de façon résolue et concrète auprès des moujiks. Des groupes, s’organisèrent, prenant parfois la forme tactique de sociétés clandestines. La répression à leur encontre fut impitoyable, et parmi les survivants certains y répondront par des attentats qualifiés de terroristes. Se désigne donc par « populisme » une alliance révolutionnaire entre les bourgeois humanistes et utopistes et la classe paysanne misérable et affamée. Ce mouvement ainsi que d’autres formes temporaires d’insurrection ou d’organisations révolutionnaires ont pu également être qualifiés de « populisme » comme le furent aux U.S.A. cette alliance entre pauvres (blancs et noirs) qui permit la fondation du People’s Party (fondation dans laquelle s’impliqua la franc-maçonnerie). Fusionnant temporairement avec le Parti Démocrate, ce parti présenta un candidat à l’élection présidentielle de 1986, William Jennigs Bryan, qui subira un échec net. A partir de quoi les influences populistes déclinèrent, même si le New Deal de Roosevelt en garde quelques traces. Que ce soit dans la Russie du milieu et de la fin du XIX° siècle ou dans l’Amérique de la fin du XIX° siècle, ce terme de populisme renvoie à une utopie insurrectionnelle où se rencontrent des intellectuels engagés et les plus démunis des citoyens de ce pays et quelques mouvements ouvriers. C’est tout un élan de revendications afinque le peuple retrouve et ses droits et sa dignité, il est alors désigné par le terme de populisme. La misère n’est plus supportable et le peuple, refusant que se prolonge sa condition, se définit dans un soulèvement comme acteur ayant pris rendez-vous avec l’histoire, secouant le joug des servitudes anciennes.

Depuis une sévère dérive sémantique a marqué ce terme, devenu, si vite synonyme de démagogie. De nos jours, populisme désigne trop de choses mais il garde son ampleur messianique. L’usage du terme de populisme est confus, obscur, imprécis. Comment sous un même terme peut-on désigner les mouvements que je viens d’évoquer mais aussi le fascisme ou le maoïsme ? Tous ces mouvements ne peuvent être mesurés sous la même toise pour ce qu’il en est de leur naissance, de leur développement et de leur importance historique. Alors si nous voulons garder une chance de penser ce terme faut-il considérer qu’il désigne un rassemblement et un tissage organisé de traits idéologiques ouvertement revendiqués : la défiance envers tout statu quo, le mépris des élites et des politiciens traditionnels, un appel au peuple et non aux classes telles que le marxisme les définit, la soumission à un leader charismatique qui réorganise les attributs et les apparats identitaires. Notre époque se verrait ainsi marquée par des concurrences de micro-populisme qui, bien qu’opposés obéiraient à une même logique de structure. Les émergences populistes sont d’autant plus fortes que les désirs d’émancipation de soi et d’amélioration de la vie quotidienne ne misent plus tant que cela sur un fonctionnement de la vie démocratique et de ses institutions. L’appel au peuple vibre ici comme un appel à la conscience malheureuse et injustement meurtrie et la manipulation des émotions victimaires est souvent la règle du jeu pour les leaders populistes. Les antagonistes entre les classes sont alors des facteurs contingents (à l’inverse de la doxa marxiste) et peu nécessaire. Ceci forme la classe visée par la séduction populiste et la couverture du badigeon légitimant est donnée par l’usage du terme de « peuple », terme que tous les courant dits « extrémistes » s’arrachent et revendiquent. C’est la façon et le style dont cette classe se sent interpellée, recrutée et transformée par la nouvelle identitaire à la fois victimaire et insurrectionnelle que lui promet ce populisme auquel elle y contribue par des performances. Qu’on se souvienne ici du mouvement des Gilets Jaunes qui brassait tout à la fois des résidus de doxas marxistes et des thèmes indéniablement « droitisants », et a fait vibrer, en vain, l’espoir qu’une parole vraie et de reconnaissance du désarroi et de la difficulté à vivre dignement pourrait venir des dirigeants de ce pays.

Qu’il faille davantage de justice sociale, qui en disconviendrait ? Là n’est pas la question. La critique du terme de populisme si fréquente actuellement, et sans doute tellement justifiée viendrait-elle d’un regret pour une lecture de la situation réelle des composantes de la population que nous a donné le marxisme et le socialisme ? En effet, qu’est-ce que le peuple ? Ce mot de peuple nous le voyons tant célébré, par de véritables démagogues qui ne supportent pas la population de ce pays. Il est évident, par exemple, que ce n’est pas le peuple français qui vote pour quelques scrutins que ce soit, mais que le résultat des votes est reconnu au nom du peuple français. A confondre peuple et masse le populisme fera l’impasse sur cette mise en scène légitime de la représentation. Seront alors valorisées au plus les formes d’expressions immédiates des émotions et des peurs collectives sommées de s’exprimer, sans débat, par la voie référendaire. En ce sens, avec une régularité affligeante, les tendances les plus réactionnaires exigent un référendum sur l’immigration et la gauche ambivalente agite le spectre d’une participation des étrangers vivant en France aux élections locales sans que cela porte à la moindre conséquence, depuis plus de quarante ans.

La sacralisation d’une frange de la population par le populisme démagogique ne va pas sans provoquer une autre fétichisation de la notion de rapport social située en termes de simples rapports de domination. En simplifiant peut être trop, nous situerons la situation de la pensée politique contemporaine en risque de populisme comme sise au confluent entre :

- un marxisme résiduel mais encore vivace. Il risque toutefois de s’effacer, tant se profile la ruine des doxas de la gauche radicale qui pensait la domination en termes d’exploitation d’une classe par une autre. Or si la notion de prolétariat vient classiquement désigner un acteur décisif mais temporaire de l’histoire, la disparition du couple dialectique « prolétariat/bourgeoisie » au profit de celle de « profiteurs/appauvris » crée une vision peu dialectique de l’histoire, et n’ouvre pas à une possibilité de penser de façon critique le rôle et les fonctions de l’Etat et des institutions, ni la façon dont ses fonctions sont sabotées par une complaisance pour les diktats néo-libéraux, sabotage qui crée, en réponse, un retour de l’autoritarisme de l’Etat. Est-il pour autant soutenable de critiquer à la fois l’hégémonie du néo-libéralisme et la supposée dictature d’un Etat tout puissant ? Ce serait d’une rare inconséquence logique. Plus exactement, pourrait-on avancer l’idée selon quoi L’Etat tiraillé entre sa tendance à se dissoudre dans les régimes néo-libéraux du marché, et sa volonté du durer en tant qu’institution, d’où la mainmise sur les fonctions de police et de surveillance.

- un indigénisme qui, aidant à la remise en cause des passés coloniaux et de leurs actualisations dans les rapports Nord/Sud ce qui est plus que bienvenu, va remettre au goût du jour une pensée victimaire des rapports sociaux en termes de race. Il y a un populisme démagogique (pardonnez ici cette tautologie) qui érige l’immigré, surtout maghrébin, en icône soit de l’envahisseur (extrême droite), soit de la victime de toutes les ségrégations les plus virulentes, ce qui mène certaines consciences réputées comme « de gauche » à confondre le nécessaire soutien actif à porter aux migrants, réfugiés et demandeurs d’asile avec une défense ou du moins une acceptation passive des thèses funèbres de l’islamisme. D’où la purulence de ces termes toxiques, simplets et béats d’« islamophobie » ou, à l’inverse « d’islamo-gauchisme »

On pourrait trouver douteuse et hâtive cette dernière notation qui, en effet est réductrice. Je distingue évidemment l’« indigénisme populiste » des études post coloniales et des grands textes qu’elles croisent. La pensée dite « décoloniale » a permis et permet de remettre en cause les lieux d’autorité académique qui écrivent la culture et l’histoire. Elle sut démontrer que les facteurs d’oppression étaient pluriels : culturels et économiques et défend la thèse que les rapports d’oppression n’ont en rien disparus avec les diverses décolonisations. Ce qui, toutefois, est d’observation courante, mais poussée à conséquence. L’émergence de la pensée « décoloniale » est le fait de grands ébranlements de pensée en Amérique du Sud réunis autour des intellectuels Aníbal Quijano puis Maria Lugones, Enrique Dussel ou Walter Mignolo, encore. A ce courant pionnier, les lectures des travaux de Edward Saïd, de Paul Gilroy, de Franz Fanon, d’Edouard Glissant et d’Aimé Césaire ont apporté une inflexion importante et, tout particulièrement en France et aux Etats-Unis pour les trois derniers auteurs cités. Ces champs divers de la pensée décoloniale ont su déconstruire la prétention européenne à imposer sous couvert d’une imposition de l’Universalité une modernité européenne prétendument civilisatrice.

Mais qui lit les auteurs cités, prend acte d’emblée que leur pensée ne réfute pas l’Universel, mais met en crise toute pensée qui, ignorant que l’Universel est une valeur et non une somme de fait, choisirait d’en faire une catégorie d’observation et de positivation d’une réalité locale donnée. Nous avons vu ce tour de passe-passe se jouer autour de ladite universalité du complexe œdipien, ce qui conduisait à valoriser outrancièrement le modèle occidental de la famille conjugale bourgeoise.

Souvent les thèmes de recherche de ces auteurs dits « décoloniaux » mettent en valeur l’individu en transition et en passage, les pensées hybrides rhizomatiques et/ou métisses[2]. L’indigénisme est autre chose, il revient à enclore le sujet sur sa seule supposée appartenance culturelle ou religieuse. Et cette réduction se double d’une valorisation d’un communautarisme selon le mode anglo-saxon qui est peu compatible avec l’idée plus abstraite de la citoyenneté républicaine. En d’autres termes, et je durcis là le propos, est en jeu lorsque l’on parle de populisme la vision de la démocratie et de la citoyenneté que charrie telle ou telle forme de populisme. Pour le populisme d’extrême droite l’affaire est entendue et cela ne bouge pas. Le droit du sang primant sur le droit du sol, la définition du citoyen est concrète, étroite, culturaliste, reposant sur une dite identité française forgée par des siècles de civilisation, elle admet mal l’abstraction qui fait du citoyen un sujet de l’actuel.

Au fond, il n’y a pas un seul populisme, la disparition des grandes utopies politiques, crée au moins deux types de populismes : un qui serait une lecture résiduelle, atrophiée mais coriace du marxisme, avec cela que le rapport exploiteur/exploité se fossilise sur une lecture binaire opposant les mauvais riches aux nouveaux pauvres, l’autre qui propose une lecture indigéniste du lien social. Cela a commencé en opposition avec le marxisme, le freudo-marxisme et le culturalisme en 1990 aux U.S.A. L’idée maîtresse étant celle d’une liberté du sujet à se considérer lui tout seul comme un groupe ou une communauté. En cela l’usage du terme de populisme boîte quelque peu. Car ce règne du sujet-roi [3] dériverait plus vers une atomisation que sur un lien social marqué par la nécessité de l’altérité. La tentation populiste crée ici une massification des revendications identitaires, ou il s’agit de se reconnaître comme victime et de valoriser l’ « entre-soi » victimaire. S’en suivra, dans le fil des abolitions de l’altérité du colonisé par le pouvoir colonisateur, ses idéologues, ses chantres et ses mains d’œuvres, un regroupement de qui veut à tout jamais se débarrasser des traces que le pouvoir et la jouissance du pouvoir colonial a exercé sur l’histoire dont il est l’héritier. La puissance de questionnement, qu’une telle représentation massive (sinon collective) bouleverse des versions officielles de l’histoire et de la citoyenneté, est un événement considérable. Mais elle se produit aussi au risque d’une version clivante de l’histoire avec cet effet de translation éprouvante du terme de race. La réception de ce terme pose de nombreuses questions en France, dans la mesure où ce mot de « race » est perçu comme indiquant un retour du racisme (qu’on dit inversé) et de l’anthropologie physique hiérarchisant le races (cf. Broca) alors qu’elle a aux U.S.A un sens plus sociohistorique désignant non pas tant que cela le « bios », mais des groupes ségrégés en fonction de la couleur de l’épiderme.[4]

Je propose, trop hâtivement brossé, ce repérage de deux dégradations propices aux populismes :

Celle de la lecture du conflit politique, économique et sociale jadis posée en termes d’infrastructure et de superstructure et aujourd’hui rabotée en lecture binaire opposant les profiteurs et les exploités

Celle de la lecture des oppressions coloniales et de leurs effets sur le rapport du sujet à son histoire, son corps et son langage, dégradée en termes de lecture racisante des appartenances du sujet. Cette fétichisation de l’identité alliée à un désaveu de ce qu’apporte l’altérité est aussi une façon de rejouer et de revivre, voire d’infliger aux dominants les logiques de néantisation de l’autre propres aux systèmes coloniaux.

Comment sommes nous passer d’une fluidité de l’identité dont il était loisible d’attendre le plus grand bien à une guerre des songes identitaires ?

Se pourrait-il que l’atomisation croissante des sujets dans le lien social, chose dont le feuilleton Covid a permis de prendre la mesure, crée une demande à un Autre qui aurait enfin le pouvoir de me définir en mon entièreté me figeant dans ma doléance et dans ma jouissance ? Ce sujet new Age, il est vain de le définir comme un « individualiste », mais plus nous voyons-nous des mouvements de marchandisation de l’identité, dont la rhétorique populiste est le moteur inévitable. Ces mouvements viennent colmater les failles dues à l’identification mélancolique primitive par tout un jeu d’habillage d’identité et en quoi il faut croire afin de ne pas rester en plan face à sa solitude.

J’avance alors que le populisme conçoit le rapport du dit peuple à la démocratie sous la forme apologique d’une démocratie directe reliant des individus isolés à un grand Autre et se présente comme un miroir sans failles et sans aspérités. L’indirect démocratique qui semble concerner de moins en moins notre jeunesse, étant évidemment, et a contrario d’un tel vœu populiste, la rationalité de la vie institutionnelle. Si le populisme édicte que le législatif devrait être un miroir de l’élan populaire, il préconise une mise à la casse de la représentation. Une des atteintes les plus graves qui pourrait être faite à notre contrat social sous des dehors de facilité d’expression des peuples, c’est de considérer qu’on réduit ce que peuvent dire les citoyens à une expressions aphasique (à savoir un oui ou un non), à règlementer les lois à coups de referendum d’initiative populaire dont tout le monde entend j’espère que l’acronyme est R.I.P.

Il s’agit donc de considérer que ce populisme, face à une inquiétude croissante, délivre une grande promesse, sous le sceau de l’urgence. De la sorte, un certain nombre d’isolats identitaires marqués par un trait de préjudice vont se trouver en quelques sortes réparés, rehaussées, fiers à nouveau, faire front et rassemblement -National par exemple- dans l’idée d’un peuple Un. L’espoir étant la ré-inclusion de soi dans un peuple réparé devenu un conglomérat heureux de jouir enfin d’une identité retrouvée. Voilà de quoi se croire de plein droit lié à un sol qui, tout comme la terre, selon E. Berl, protège et « ne ment pas ».

Dans les moments d’anomie et de crise d’intégration sociale, la question identitaire cristallise les angoisses. Le populisme accélère et fait exploser la demande de justification identitaire, lorsque cette demande émarge à une rhétorique du préjudice. Du moment où l’identité est fondée sur une coïncidence d’avec elle-même et non comme un enjeu en devenir et nécessairement inachevé l’identité est une machinerie de contrôle et de classement. On le voit en psychiatrie où ce nouveau bottin des identités dolentes ou atypiques qu’est le DSM a transformé le trouble de naguère en style d’aujourd’hui dont il convient de plus d’être fier. D’où la prolifération de TDAH, de bipolaires, de formes dites Asperger de l’autisme (du nom d’un médecin nazi) ; etc.

Ainsi classé et sommé de tomber narcissiquement épris de son classement le sujet identifie et s’identifiant au trait par lequel il a été identifié est fixé à une place et pris dans un rapport de consommation de soi et de pouvoir, trouvant dans la détresse solitaire des réseaux sociaux de quoi se trouver inclus dans des conglomérats que ce seul trait cimente.

L’extension du capitalisme et l’ampleur consécutive du libéralisme crée de grandes solitudes et de grandes inconsistances. Le temps théorique de l’identité ne se résume plus, et pour les anthropologues et pour les psychanalystes au couple toujours différencie de l’identité et de l’identification. Au reste cette distinction qui semble s’imposer de toute urgence et de toute nécessité est aussi quelque peu simpliste, tant il est vrai que toute indentification donne un trait d’identité. Seulement ce mot d’identité qui n’a pas les faveurs d’une entrée per se dans quelque dictionnaire d’anthropologie ou de psychanalyse, est ici à interroger et à positionner non seulement par rapport à la notion d’ « identification » mais encore par rapport à ce terme devenu récurent d’ « identitarisme ». Il doit, de plus, être questionné au regard de ce terme, encore assez opaque, d’identification primaire, proposé par Freud en 1921 laquelle n’est pas une identification. A un trait symbolique, mais un processus qui creuse un lieu psychique, permettant l’inscription d’un trait de coupure, prélevé sur l’Autre et qui donne assise au sujet, lui permettant d’endosser son corps. Le lien d’identification se fixe à la condition qu’une incorporation d’un vide de l’Autre, autrement dit, d’un manque de l’Autre se soit produit.

Freud a tenu ferme sur cela que cette identification primaire se situe mythologiquement (à savoir par un mythe qui est une fable logique permettant de préciser sur une évocation soit d’un désordre primordial soit d’un temps social mais anhistorique, comment les différents régimes d’identification et de spécification se sont imposés dans la vie des humains). Elle résulte de l’incorporation du père mort. Totem et Tabou ne décrit pas de rituel de deuil. L’affaire est plus rude. La stupéfaction des frères devant le cadavre du mâle primordial (soir l’Urvater, à traduire non pas comme le premier père, mais comme ce qui est à l’origine, soit au principe du père) se résout par une incorporation qui les arrache à l’atroce solitude de l’effarement après la mise à mort. Aujourd’hui cette thèse du père mort est trop souvent devenue gadget de pensée ou « ouvre-boite » à tout faire, genre d’outil aussi futile qu’inévitable pour lire tout phénomène de société ou fait de culture. Lacan pourtant nous aide à comprendre que ce mythe d’un « père-la jouissance-toute » (quel boulot !) n’est que l’alibi obsessionnel du névrosé qui dans sa structuration d’escalve du devoir a besoin d’une telle figure.

Que signifie ici ce retour à l’identification primordiale ou primaire. Si ce n’est de soutenir qu’elle est aussi le nom de cette première rencontre sur un mode mélancolique avec ce qui est toujours manquant, avec un vide et qu’à ce titre elle est un « pousse-à-l’identification » au trait d’un autre, ce par quoi l’identification fait lien et symptôme faisant du vide causé par ce temps mélancolique de l’identification primitive le lieu d’inscription symptomatique de traits et de lien. La matrice œdipienne fonctionne sur ce registre. La machinerie sociale aussi quand elle fonctionne à plein dans un lien entre vocifération populiste et pathologie de l’identité, et la colle sociale pousse alors à une forme de reconnaissance identitariste qui imagine un Autre réel d’univoque condition auquel ego est tenu de s’identifier de façon absolue.

Revenons aux topiques psychanalytiques et affinons des hypothèses énoncées et qui sont, je le reconnais volontiers, alourdies de touches phobiques devant le neuf de notre époque. C’est un joli le mot le terme de communauté, mais serait-il aujourd’hui à récuser ? Je me demande si les regroupements, qui se déroulent sur des revendications identitaristes et militantes, ne fonctionnent plutôt pas sur des prescriptions de jouissance commune, comme si cela était possible de faire de l’identité victimaire un des noms. Qu’en est-il alors de l’identité subjective si elle est prescrite ?

Une telle récusation des modes de différenciation de soi se produit en deux temps : fabriquer des magasins d’accessoires identitaires mais réduisant avec opiniâtreté le sujet à son identité arithmétique, avec cette idée qui conditionne le populisme qui est de rassembler les atomes identitaires dans des ensembles politico-administrativo-économiques ouverts sur le marché. Celui-ci qui serait de temps en temps régulé par des figures autoritairement populistes et donc rédemptrices et salvatrices de l’État. Cette mondialisation redonne au local un rôle déterminant avec les succès que nous connaissons de l’identitarisme, mais, je le redis, ils sont la plupart du temps, pour ceux que je connais, des mouvements identitaristes qui se replient sur une dimension victimaire avec cet aspect positif de remettre en circulation des pans de l’Histoire que l’on voudrait dénier. A contrario il s’agit de ne pas remettre les acteurs sociaux diversement « identifiés » en circulation de partage d’origine et d’espoir dans le champ possible d’une Histoire à inventer, en commun. L’empêchement de l’élaboration d’une identité ouverte et pérenne au monde, a pu également être faite par les sciences humaines, par exemple, dans la gourmandise de l’anthropologie dite ethnopsychiatrique pour codifier les immigrés en autant de petites succursales identitaires traumatisées qui représentaient le fonds de commerce de quelques consultations en vogue un moment, soit à Saint-Denis, soit à Bobigny.

Après avoir tenté de mettre en évidence le caractère irrationnel et fétichiste de la coïncidence revendiquée du sujet et de son unique identité -caractère fortement encouragé par les petits populismes portatifs contemporains- je tenterai d’indiquer que l’identité n’est pas à relier à une ontologie. C’est ainsi que notre compréhension de ce que recouvre aujourd’hui ce terme ne peut que s’enrichir en considérant en quoi un des socles posés comme naturel de l’identité, à savoir l’identité donnée par la différence des sexes, est actuellement mis en question de façon créative. Mais au risque aussi d’une prolifération de guerres des identités concurrentielles, inévitables dès qu’un sujet et un collectif renoncent à leur incomplétude et leur fluidité. Judith Butler, en 1990, dans la première partie son fameux Gender Trouble a su prendre une position très originale et riche en voyant dans l’identité ni une ontologie ni une finitude mais une instance régulatrice. Loin de l’hypostasier elle en fait une instance régulatrice ne préexistant pas aux actions, un agencement de capacité d’agir qui fait du sujet bien autre chose qu’un simple reflet et jouet des déterminismes de pouvoir.

Du nécessaire tremblement des magisters psychanalytiques

Un psychanalyste du haut de son magistère, et convenons qu’il serait pas mal opportun qu’il en descende cette fois, dira que le populisme méconnaît qu’il y a un malaise dans la civilisation et comme dans tout lien social. Un malaise dont Lacan a donné la cartographie par les discours en démontrant que tout lien social est un traitement de la perte -hé oui ! ce qui est perdu est perdu. On lui répliquera aisément qu’à la suite d’un Freud assez ancien, ce qui ne veut pas dire archaïque, je mentionne ici le Freud de 1908, l’explorateur de la nervosité moderne. que S’il y a quelque chose qui cloche entre le sujet et sa sexualité ce n’est pas uniquement parce que l’ordre social impose des répressions qui ne peuvent qu’évoluer et faire évoluer la médecine et le droit, mais c’est aussi parce que le travail de la culture a partie liée avec l’opération du refoulement. En ce sens l’être de langage -ça sera aussi repris et systématisé par Lacan- ne peut pas faire tout un avec lui-même, ni ne faire tout un avec le traitement de lui-même comme objet sexuel pour soi ou pour l’autre. Maintenant, ce qui est clair, c’est que se remparant dans ses tours d’ivoire que lui procure la répétition bienvenue et parfois opiniâtrement stérile de son magistère, eh bien ce psychanalyste à l’ancienne loupe, en loupe même le coche.

Un autre magistère funeste serait celui qu’exercerait un psychanalyste qui resterait sourd, aveugle et sombre à l’évolution des mœurs, en particulier en ce qui concerne les notions d’identité sexuelle. Nous ne pouvons plus être sourd et aveugle au fait que des hommes, des femmes, ne se repèrent pas tant que ça dans la binarité sexuelle. Nous verrons bien, à la condition de nous informer de ce qui se lit, se dit et s’écrit dans la nébuleuse LGBT[5] et en prenant acte de ce qui se déplie dans nos séances avec tout sujet en prise avec l’énigme de la différence sexuelle s’il s’agit pour ces nouvelles formes d’éros qui font de la différence sexuelle une énigme et un carcan de s’identifier à une solution stylistique et à un bricolage souvent bienvenu. Nous savons que l’Inconscient ne nous donne aucune clé pour se dire homme ou femme. Il n’y a pas dans l’Inconscient de quoi nous régler décisivement comme sexué d’un côté ou de l’autre.

Lacan n’a pas été à son aise avec la théorie du pater familias que l’on trouve assez souvent chez Freud et qui doit faire l’objet d’une lecture savante, critique et avertie, mais absolument pas dénonciatrice et précipitée, puisque je vois, par exemple, des gens qui perçoivent chez Freud le mot « Œdipe » comme quelque chose d’absolument épouvantable, ou voient chez Lacan le mot « Nom-du-Père » et s’écrient que le féminisme est abîmé par Lacan, bon tout ça c’est vraiment de la paresse intellectuelle. Bien évidemment Lacan n’a pas travaillé sur l’opposition homme/femme tout au long de sa vie, il a travaillé sur des solutions : se faire homme ou se faire femme. Par ses solutions se prolonge l’imaginaire du corps, tellement vacillant ou inconsistant dans la psychose. Il n’avait pas anticipé se faire « trans » ; il était un théoricien des jouissances bien convaincu qu’avec cette théorie du troisième sexe, que vous trouvez dans Le moment de conclure son ultime séminaire, eh bien il n’était pas question de penser que les femmes soient privées d’une certaine prestance, d’une certaine jouissance naguère qualifiée de phallique, de même qu’il n’était pas question de penser que la bonne santé, je dirais psychosociale et sexuelle, était de se prendre soit pour « The nana » comme le dirait Léo Ferré, ou pour « The mec » comme disent les imbéciles.

Le tort serait ici de faire la belle âme et de tenir que ce à quoi nous assistons aujourd’hui des profonds bouleversements des rapports entre les hommes et les femmes et au-delà de l’ouverture à l’espace militant, poétique et politique d’un espace habitable qui ne soit pas tout unièmement régit par la différence sexuelle serait une extravagance périphérique dont nous n’aurions guère à nous soucier et qui n’inquièteraient en rien notre rapport à ce que nous tenons pour les thèses canoniques de l’anthropologie et de la psychanalyse. Soit la naturalisation de l’ordre du symbolique fondée sur la différence sexuelle. Cette thèse est assurément tenue pour vérité fondatrice par qui s’en tient à une lecture sans solution de continuité entre les mythes religieux et les doctrines psychanalytiques. Notre pensée des temps actuels mérite plus d’impertinence et d’audace. Restons freudiens et convenons que ce serait un symptôme tenace de la mauvaise digestion du cadavre du père mort que de tenir notre discipline psychanalytique pour la dernière climatisation du cadavre du père, cadavre totémisé dont la grande bouche gueulante, avalant et recrachant du symbolique à profusion. Le symptôme aurait toujours le mot de la fin sur les dispositions éternelles de ces constellations impavides nouant dans une loi symbolique intangible les ordres du Réel (abusivement nommée alors la Nature), du Symbolique (soit la loi sexuelle faite de domination masculine) et de l’imaginaire (notre bon vieux miroir toujours là comme un fil à couper le beurre entre le « bon » et le « mauvais « narcissisme »). Il serait des plus réducteurs de récuser ces profonds bouleversements que posent à nos théories de l’identité ces nouvelles cartographies de l’éros. Elles sont loin de ne concerner dans ce qu’on appelait, et je pense que c’est tout à fait désuet, le miroir ; parce que ce que le miroir nous renvoie et n’a jamais été une totalisation heureuse, mais une angoisse impatiente. Le miroir sert aussi à obturer la force inconsciente qui anime les plus ardents, les plus cruels, les plus impérieux et les plus nécessaires de nos désirs.

Avoir un corps sexué suppose une matérialité que ne donne pas l’image ; il faut une autre torsion pour endosser son corps sexué, il faut un certain art de vivre. Ecrire, créer, performer, sont les noms de cet art, et l’esthétique ici rejoint l’éthique du bien dire le sexuel, ce qui ne va jamais de soi.

La nécessaire « dépathologisation » des phénomènes trans est non seulement nécessaire mais logique au regard de notre modernité qui insiste à partir de cela, au manque de signifiant de la différence sexuelle dans l’inconscient répond plusieurs façons d’habiter un corps et de le sexualiser. Refuser de pathologiser les phénomènes trans, c’est aussi revenir à quelques-uns de nos repères cardinaux, à savoir qu’il n’y a pas de correspondance directe entre l’identité revendiquée et la structure du sujet qui revendique cette identité. C’est aussi entendre autre chose que l’identité revendiquée, mais sans pour autant la réduire à un trait pathologique en y voyant plutôt une invention du sujet, un bricolage sublimatoire bien plus qu’une suppléance à telle ou telle pathologie supposée.

Pour la psychanalyse la différence sexuelle n’est pas ce qui divise le monde en deux, et qui doit le diviser de toute éternité comme cela était du temps du paradis terrestre, c’est un impossible à penser, à symboliser. C’est à partir de cet impossible que se jouent les logiques de la sexuation dépendantes des états contemporains des lois sexuelles et de leurs disparités. Il n’y a pas, je le répète, dans l’inconscient de signifiant de la différence sexuelle, et si les fantasmes fondamentaux permettent d’élucubrer sur le masochisme primaire, la séduction, les angoisses de séparation et de castration, jamais ils ne donnent une définition assurée de ce que serait un « être homme » ou « un « être femme ». En cela c’est bien plus l’altérité sexuelle qui est aujourd’hui en crise que l’identité. Le phénomène « trans » est un des noms de cette construction d’une nouvelle altérité qui nous fait ressentir, et ce n’est pas toujours une partie de plaisir, que nous ne sommes jamais bien institués une bonne fois pour toutes dans notre corps sexué.

Et c’est d’être responsable de ce savoir psychanalytique sur ce qu’est un corps sexué qui pourrait faire de nous non seulement des modernes mais des artisans de nos modernités.

Identité, incomplétude, altérité

Je crains de façon vive que ce qui menace notre pensée critique aujourd’hui en psychanalyse comme en anthropologie, est cet impératif qu’il nous faille absolument être au goût du jour et, cette idée se paye d’un prix très cher qui est celui de renoncer à notre modernité. Ni la frénésie maniaque, ni la politique de l’Autruche devant l’actuel, ses avancées et ses contractions qui ne sauraient convenir. L’actualité nous envoie tellement de signaux, marchands et imbéciles, sur le culte d’être soi, le self développement, etc. qu’au fond on n’y retrouve rien de tangible qui exprimerait notre indéniable fragilité, nos incertitudes et nos précarités identitaires, notre radicale soif d’autrui. Alors je pense qu’il nous faut faire une halte devant la course effrénée des injonctions surmoïques qui nous imposent d’être à la pointe de notre temps parce qu’après tout on ne sait pas ce que cela veut dire.

Je ressens une inquiétude concernant la disparition de la psychanalyse. Une inquiétude parce que la psychanalyse, telle qu’on l’entend chez Freud, Bion, Winnicott, Lacan, Klein et tant d’autres, nous dit toujours : « tu n’es jamais ce que tu crois être ». De ce fait, les revendications militantes de l’identité devraient laisser les psychanalystes bienveillants. Personne n’a la boussole, le thermomètre, le baromètre, de pouvoir dire « je suis ce que je suis ». Mais d’un autre côté, les nouvelles configurations du désir, du miroir, de la parole, de la joie d’être dans son corps même si ce n’est pas celui de la naissance, se trouvent vilipendées par un certain nombre de collègues qui prennent au sérieux qu’il faut être d’un côté ou de l’autre réintroduisant dans leur doxa les lignes de droitisation du champ social et politique contemporain.

Le courage spéculatif consisterait-il alors à déplacer le champ du questionnement identitaire en nous demandant avec fermeté quelle théorie du sexuel est en jeu lorsque nous parlons du corps, comment nous conceptualisons le lien entre corps et politique ?

L’identité et l’incomplétude sont liées parce que c’est à partir de l’incomplétude que le pas est tendu vers l’altérité. Cela c’est le socle analytique et, l’identité ne se suffit pas plus à elle-même que le corps ne se suffit au corps, il faut des rituels ; que la vie ne se suffise pas à la vie indique que nous avons à éprouver autre chose que l’urgence de la survie ; que la mort ne se suffise pas à la mort, implique que la mort est autre que la destruction. Pour une raison très simple, c’est que l’homme être de langage est aussi un être cérémonial.

Quelle place faisons-nous aux nouveaux rituels qui figurent et célèbrent les mutations des identités sexuelles. L’heure actuelle n’est pas la mythologie, elle est à la ritologie. C’est le rite qui nous donne une identité, mais si le rite ne se prolonge pas par une critique de ce qu’il construit les identités deviendront des valeurs fétichisées : des valeurs identitaires, des valeurs marchandes, que sais-je, des valeurs toujours éphémères et en vif danger de compétition.

Psychanalyse et sciences affines, l’oubli du politique

Sur le fait qu’il y avait une gourmandise pluridisciplinaire du côté de la psychanalyse, il suffirait si on aime l’Histoire de se souvenir du programme invraisemblable, terrifiant, que Freud imaginait être celui qui correspondrait à une bonne formation de psychanalyste et qui incluait des recherches en linguistique, en anthropologie, en mythologie, tout ce genre de recherches que l’on peut trouver éclatées sous la plume du fécond, imaginatif ou parfois besogneux Karl Abraham. Je sais que je fais hurler certaines personnes quand je dis que Freud n’était pas indifférent au mouvement féministe, alors là tout le monde me tombe dessus : « comment ça Freud cette espèce de vieux mec viennois qui ne jurait que par Papa ? » Oui, il ne jurait que par Papa peut-être mais il était solidaire des mouvements de dépénalisation de l’homosexualité ce qui, à l’époque, était un acte de courage. Il était solidaire de certains mouvements socialistes promouvant l’autonomie des femmes, mais également d’un certain idéal socialiste auquel il n’adhérait pas dans le fond de son cœur mais qui l’intéressait beaucoup. On le vit prêter main forte à la municipalité plutôt socialiste de Vienne après la première Guerre Mondiale pour organiser avec les autorités psychanalytiques un colloque sur les névroses de guerre peu de temps après l’Armistice de 1918. Les suites de ce colloque le virent tout à fait favorable à ce que la psychanalyse puisse être exercée à faible prix ou gratuitement pour les personnes qu’il appelait des nécessiteux. Alors bien évidemment et avec, on ne peut que constater que devant le nazisme il n’a pas tout compris. Nous faut-il à ce point des pionniers qui comprendraient tout et qui soient sans failles ? je ne crois pas. En revanche, l’incompréhension de Freud par rapport au nazisme a -t-elle eu un effet et continue-t-elle d’avoir un effet sur nous ? Je crois que c’est une question sérieuse.

Alors j’en récapitule trop vite sans doute les grandes étapes.

Adhésion sans retenue au projet de Dollfuss ; l’illettré Onfray a rapporté ces choses-là. Cécité devant la mainmise du nazisme sur l’Institut de Berlin, tant était forte la priorité de se débarrasser de ce trublion fécond et délirant qu’était Wilhem Reich -mais on peut délirer et être dans le vrai. Tout ce fatras d’atermoiement n’a pas donné lieu au surgissement d’une immense conscience politique. Une telle conscience politique il fallait la trouver du côté de Binswanger et de toute cette phénoménologie qui s’apprêtait à guerroyer contre Heidegger et contre cette doctrine de l’être-pour-la-mort catastrophiquement confondu avec le symbolique. Faire coïncider le symbolique et a mortification, c’est une thèse heideggérienne contre laquelle Binswanger a fourni un certain nombre d’armes en proposant précisément une anthropologie du sujet en tant que sujet pour le don, pour la dette, pour l’échange. Un sujet en quelques sortes tout droit issu des thèses de Mauss et peut-être aussi des thèses de Hertz.

Aujourd’hui, nous sommes dans un autre champ qui est que la psychanalyse n’a plus et, je dirais que les psychanalystes y sont vraiment pour beaucoup, la réputation d’être du côté de l’émancipation. On lui reprochera d’aduler de vieilles lunes (le Père) et de vieux principes d’opposition (la différence des sexes), non sans vouloir faire preuve aussi dans ces reproches à la psychanalyse de quelque confusion mentale. Il ne s’agit évidemment pas de dire que la différence des sexes n’existe pas, mais qu’elle n’est pas régentée par le primat du phallique. Voilà où nous en sommes. Dire qu’il n’y a pas de différence des sexes, ce serait absolument ridicule ou alors on vit dans des mondes parallèles, mais l’évènement c’est qu’il se fait de plus en plus une réticence à ce que cette différence des sexes se fasse sous le primat du phallique. De ce fait, je pense vraiment qu’un certain nombre de notions psychanalytiques qui avaient un sens descriptif peut-être pour une sociologie décorée de psychanalyse, arc bouquetée sur des aprioris psychanalytiques un petit peu poussiéreux déjà ; par exemple le « penisneid », je considère que tout cela est de l’ordre de la vieillerie. Donc la question contemporaine à la psychanalyse serait de savoir pourquoi nous sommes à ce point qualifiés de « réac » ou de réactionnaires. En soi, ce n’est pas indécent d’être qualifié de réactionnaire. Ça m’est arrivé plus d’une fois et je ne suis pas monté sur mes grands chevaux en disant : « moi réactionnaire, jamais ! ». Il est toutefois assez patent que l’ensemble des littératures queer ou LGBT, que nous ne saurions uniformisées, a produit un savoir-faire avec le corps sexué et l’éros, et que ce savoir inquiète alors qu’il est bien un lieu de rencontres et de débats possible entre anthropologues, psychanalystes et artistes. Aujourd’hui, qu’on le veuille ou pas, qu’on le regrette ou pas, qu’on le célèbre ou pas, il y a beaucoup de nos contemporains qui vont se repérer par une certaine fluidité des genres. Ça c’est clair ! Que les psychiatres aient eu l’oreille attirée par des demandes de changement de sexe délirantes _ par exemple se faire la femme de Dieu_ c’est une chose, que Lacan ait pu théoriser le pousse-à-la-femme, c’est une chose. Mais on ne saurait utiliser de telles approches parfaitement sensées pour quelques rares cas de psychose pour généraliser notre approche de tous ces phénomènes de fluidité sexuelle, voire de transsexualité. Et ça c’est très important parce que ce qui est en jeu et je ne nie pas que ça puisse être un effet du libéralisme chacun étant un auto-entrepreneur. Il serait donc à envisager ces phénomènes de fluidité sexuelle, non pas sous l’angle psychopathologique d’un pousse-à-la-femme, mais sous l’angle phénoménologique d’un « pousse-au-vivre », d’un pousse-à -fabriquer pour chacun son nouage entre le corps réel, le corps imaginaire et le corps symbolique. Je trouve que là-dessus les psychanalystes ont des choses à apprendre, peut-être même avant d’avoir des choses à dire.

Retour sur le « populisme » : le marché des identités

Alors sur quoi pouvons-nous avancer ? Sur quoi refusons-nous d’avancer ? Ça me semble tout à fait important. Pour répondre à cette question, je crois qu’il faut quand même être respectueux des termes que vous avez choisis par exemple ce terme de « populisme » me semble tout à fait important. C’est après avoir exploré cela que je reprendrai quelque chose sur la psychanalyse.

Un mouvement de fluidité, à savoir une expérimentation sans relâche de se faire l’autre et de ne pas vouloir être assigné ni à une case de départ, ni à une case d’arrivée, voilà ce qui nous intéresse et nous intrigue. Je ne conçois pas que la psychanalyse n’ait pas vocation à aider la personne qui vient en cure à s’émanciper des assignations où elle se trouve encloisonnée et stigmatisée. La case du départ étant généralement considérée comme une incarcération, la case d’arrivée comme une révélation ; le mouvement entre les deux est quant à lui considéré comme une subjectivation. Ce double mouvement est à la fois un mouvement d’atomisation de l’identité (chacun recherche son trait identitaire) et de massification des identités dans l’évolution du monde contemporain.

Mais c’est cela que le libéralisme va favoriser. Premièrement, valoriser l’individu auto-entrepreneur, y compris auto-entrepreneur de sa propre identité. Et sur cet aspect, à moins d’être obtus, on peut dire que le libéralisme se présente comme un mouvement de libération. Á savoir que vous pouvez choisir votre identité d’une certaine façon, vous êtes efficace, vous ne vous mettez pas en dissidence avec les lois du marché. L’identité est un véritable marché. Donc il faut faire très attention, parce qu’il y a une certaine contradiction à tout le temps taper sur le néolibéralisme et à trouver comme forcément émancipateur la pluralisation des marchandisations de l’identité. Là réside une contraction que je trouve très mal repérée.

Or, il me semble que ce mouvement auquel nous assistons actuellement dans la multiplicité des identités parfois victimaires doit être pris au sérieux, car tel que je viens d’en parler on pourrait finalement considérer que c’est un mouvement régressif. Je ne crois pas. Je crois que nous assistons à une mutation de l’identité comme attribut d’une collectivité à une identité comme stratégie, c’est-à-dire une identité recomposée. C’est du moins la proposition de Bertrand Badie [6] une identité recomposée par des entrepreneurs identitaires. Tout le débat par exemple sur la laïcité est mal parti. Il y a une identité stratégique dans la laïcité, à savoir qu’on se construit une identité en acceptant un contrat. Évidemment là, il y a pas mal de débats, parfois de sophisme mais pas uniquement, alors que ce débat s’inscrit dans le débat des Lumières. Et puis, il se fut dit assez allègrement des Lumières qu’elles étaient un mouvement intellectuel complice de la colonisation et de l’esclavage. Tout ça, ça fait une sacrée bouillie et on oublie par exemple que Diderot encourageait les esclaves à se révolter pour aller tuer leurs maîtres. On oublie par exemple que l’expansion coloniale en Afrique à la fin du XIX e siècle et au début du XX e s’est donnée comme mission et alibi la volonté de la répression de la traite négrière : Nul n’ignore je l’espère que c’est aussi au nom de l’abolition de l’esclavage que fut inventé et mis en œuvre le travail forcé.[7] Je voudrais bien qu’on soit un petit peu précis avec l’Histoire et qu’on arrête de raconter n’importe quoi. Mais l’identité comme stratégie telle serait la nouvelle définition de l’identité. Cette identité stratégique et performative veut une reconnaissance. Cest tout à fait normal. Toute la question est la suivante, c’est que dans l’identitarisme il n’y a pas d’autorité de la coexistence, mais une sorte de gouvernement à l’identique. Á ce moment-là, comme nous le voyons avec ces exportateurs de haine, ces gens épouvantables qui sont les entrepreneurs identitaires de la France éternelle, leur entreprise identitaire ne peut se faire (et c’est en plein populisme) qu’au prix de l’exclusion en construisant la politique sur une mémoire qui est généralement une mémoire falsifiée, une mémoire de saltimbanque. C’est Zemmour se prenant pour De Gaulle en nous racontant d’un ton sépulcral que s’il n’était pas élu on allait tous crever, avec en toile de fond l’admirable septième de Beethoven. Grand est le péril si le politique se fait arme contre la mémoire au risque de détruire le contrat social.

Les senteurs doucereuses de la chanson de l’identité retrouvée, ces ventilations populistes annonciatrices de vent mauvais, ces entrechats d’experts en contorsion renvoyant dos à dos la droite extrême, campée dans sa morgue et le radeau mal fagoté d’une gauche qui, en matière de populisme n’en loupe pas une, voilà l’air que l’on respire, voilà l’univers politique que l’on montre, voilà la suprême anesthésie. Refusons !

Aujourd’hui, la véritable urgence est celle du contrat social. Est-ce que le contrat social induit un sujet en partage et des origines en partage ; ou est-ce que le contrat social, à la manière d’un pacte dénégatif, va se contenter d’être de plus en plus dans un premier temps une collection d’identités plus ou moins vexées ou victimaires et dans un deuxième temps en carburant à l’antagonisme de ces petites collections de fabriquer l’idée qu’un peuple, c’est tout simplement un ensemble de gens unifié parce que participant à la même mémoire qu’il faudra célébrer dans un culte des vainqueurs qui est un culte obscène, au détriment de toute participation active des sujets à un contrat social ?

Ce qui fonde une raison sociale ce n’est pas nécessairement uniquement la différence des sexes. Mais ce qui fonde véritablement la possibilité de tenir ensemble dans un tissu ritologique, c’est d’assumer la différence entre les morts et des vivants. Je crains que notre époque occidentale farcie d’inconscience, toute replète de certitudes relègue quand même dans la zone cruelle des « laissés pour compte » beaucoup de gens qui doivent se battre pour ne pas être réduits à une position de mort-vivant. C’est cela me semble-t-il le grand scandale et la grande urgence. S’il n’y a que le populisme pour prendre en considération une telle angoisse de non-assignation, alors le désir de démocratie ne sera plus à l’ordre du jour, et les impératifs de jouissance seront une idée présentée comme neuve au détriment du bonheur.

Références

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Weil, P. et Dufoix, S. (sous la dir. de) L’esclavage, la colonisation, et après… France, États-Unis, Grande-Bretagne Paris, PUF, 2005, 640 pages.


[1] Je remercie très chaleureusement Marie-Laure Dimon qui a su relire ce texte avec précision et tact.

[2] Par exemple Anzaldúa (Gloria), Borderlands / La Frontera : The New Mestiza. San Francisco : Aunt Lute Books, 1999 [1987

[3] Élisabeth Roudinesco : Soi-même comme un roi. Essai sur les dérives identitaires, Paris Seuil, 2021

[4] On se rappellera qu’entre la date de l’abolition de l’esclavage et les débuts virulents de la ségrégation aux USA il s’est déroulé dix années marquées par l’hostilité de nombreux blancs devant le fait que des afro-américaines pouvait être libres. On n’oubliera pas non plus comment le terme de « race » fut employé par des afro-américains eux-mêmes puis par plus d’une « major company » pour inventer des produits culturels destinés à la communauté noire, tels les fameux race records, dont le fleuron et le modèles reste la compagnie Black Swan Records créée en 1921 par le très ingénieux Harry Pace, à Harlem. Enfin on se souviendra qu’au très raciste film Birth of a Nation (1915) de Griffith fut tourné, trois ans plus tard, Birth of a race par John W. Nobble.

[5] Le sigle LGBT datant de près de trente années est incomplet, désignant des personnes qui ne se vivent pas et ne se repèrent pas comme hétérosexuelles il est devenu LGBTQIA+ (Q pour queer, I pour intersexe, A pour asexuel, + pour les autres). A ce sigle déjà un peu précis se rajoutèrent d’autres acronymes : Aux Etats-Unis, le sigle le plus long est LGBTTQQIAAP : lesbian, gay, bisexual, transgender, transexual, queer, questioning (soit des personnes qui se questionnent sur leur sexualité, bref des bons névrosés), intersex, asexual, allies (les alliés hétérosexuels de la cause), pansexuels (manifestantattirance pour n'importe quel genre). On voit apparaître un O, pour « other » (les autres). Le sigle énumère mais crée une fausse impression de soidarité. Les guerres des mouvements lesbiens et féministes sont pourtant assez connues. Et elles se jouent autour de trois scènes : le sport, la prison et les toilettes. Des femmes féministes réprouvant que des men toward women pouissent participer aux compétitions sportives, être incarcérées dans des prisons pour femmes, utliser les mêmes toilettes que les femmes. L’ancienne militante du MLF et findatrice des « Gouines rouges » Marie-Jo Bonet s’exprime sur ce premier point, s’indignant en 2021que soit ouvertes les compétitions féminines aux personnes trans féminines (nées donc hommes et se revendiquant de genre féminin).

[6] https://www.lemonde.fr/international/article/2009/12/23/bertrand-badie-le-discours-identitaire-est-expression-d-incertitude_1284227_3210.html

[7] Patrick Weil et Stéphane Dufois (2005)