Lévi-Strauss avec la psychanalyse : symétrie et dissymétrie

Par Olivier Douville

Psychanalyste, adhérent à Espace Analytique, membre de l’Association Française des Anthropologues. Maître de conférences ; Université Paris-10 Nanterre & Paris 7-Denis Diderot. Directeur de publication de Psychologie Clinique. Laboratoire CRPMS (U.P.7.)

Ouverture

Pourquoi parler de Lévi-Strauss avec la théorie de la psychanalyse, et tout particulièrement par celle de Lacan ? On ne va pas ici faire s’évaporer ce qui pourrait opposer les points de vue et les axes doctrinaux propres à ces deux penseurs. En effet, s’il est possible de montrer que des convergences se font jour autour de la poétique et du langage, nous pouvons faire un pas de plus et tenter de faire sinon se conjoindre, ce qui serait une très vaine tâche, du moins de mettre en tension les « points de catastrophes » des deux théories dès qu’il s’agit pour elles de toucher à la notion d’antinomie. Le lecteur fait à plus d’une reprise, tant chez l’anthropologue que chez le psychanalyste, la rencontre précise d’une telle notion incluse dans tous les développements traitant de rapport logique et de négation.

Sur le minimalisme de la méthode, Lacan et de même Lévi-Strauss semblent, pour situer les usages possibles de la notion d’inconscient, considérer le fonctionnement d’un système auquel on suppose des propriétés à la fois les moins nombreuses et les plus contraignantes, de sorte que par une écriture minimale, le théoricien puisse faire émerger l’universel d’un matériel structuré. On en déduira qu’il n’est de propriétés locales qu’induites par le système, ce qui revient à tenir toute propriété pour seul effet de la structure. On remarquera aussi que l’analyse structurale fait se réduire et se préciser ce qu’est un mythe dans une formule dite canonique, et de même le fantasme, pour Lacan, répond à une logique elle-même algébrisée dans un mathème.

Pour autant, du moment qu’il s’agit de dire qui est qui et d’affirmer ce qui opposerait le structuralisme de Lacan avec celui de Lévi-Strauss, les assertions fusent dans notre milieu psychanalytique. Passons sur la banalité qui, pour distinguer les champs, assigne à la psychanalyse une tâche soignante ce dont, bien évidemment, ne s’est jamais souciée l’anthropologie. C’est là un truisme sans intérêt.

Reprenant un débat très clair chez Lévi-Strauss attardons-nous plutôt sur la première différence qu’il marque entre sa théorie et les corpus de la psychanalyse et qui se marque par des critiques rudes portées à Freud, envers sa fable, celle de la horde et du meurtre premier, contenue à la fin de Totem et Tabou.

Lévi-Strauss avec Freud ?

Il est exact que si, comme nous encourage à le faire la lecture de La potière jalouse nous croisons la lecture de Lévi-Strauss avec celle de la psychanalyse freudienne sur l’origine du lien social, nous assistons à un bouleversement radical de perspective.

On sait que Lévi-Strauss, tout comme Lacan, appréhende le modèle freudien de la horde comme un mythe. Hissant de ce fait Freud au rang des plus prestigieux façonneurs de mythologie. L’essai si célèbre de Freud, Totem et Tabou, se clôt par une fable très connue : la coalition des fils contre un père primordial, tout entier voué à sa jouissance, révolte que suivent le meurtre et l’ingestion de ce primitif mâle dominant. Ce mythe fut assez diversement reçu par les anthropologues ; Boas le méprisait lors que Kroeber n’en dédaignant pas la portée symbolique, le qualifiant d’ « histoire comme si » - mais c’est pour souligner que les contes et les mythes contiennent un noyau de vérité psychologiques très ardente. Il faut convenir que la fable ethnographique freudienne fut construite à l’aide de sources documentaires assez dépassées déjà lors des années 1912 et 1913 qui virent publiées dans la revue Imago les chapitres qui la composent.

Aujourd’hui encore, et sans doute plus que jamais, l’anthropologie psychanalytique reconnaît l’effet de vérité que comporte ce récit dans sa structure mythique proprement dite. Et ce pour, au moins, deux raisons.

D’une part, l’observation ethnologique peut aisément reprendre à son compte la célèbre phrase de Goethe placée par Freud à la fin de son essai « Au commencement était l’acte ». Elle le fera en décrivant des rites comme des successions d’actes (et non d’agirs) visant à se ressouvenir d’une violence primordiale, originaire ou archaïque. L’acte désigne ici une succession d’opérations rituelles qui ravivent le souvenir d’un meurtre originaire. Elles tentent d’en conjurer la charge libidinale par la réinvention de ce qui est de l’ordre du contrat social. On peut aussi bien penser ici à la destruction symbolique des « bonhommes carnavals » qu’aux évocations rituelles de meurtre d’un ancêtre géant et immortel. Et rajouter que ce meurtre inaugural a eu pour effet d’amener la mort chez les humains c’est-à-dire également et par voie de conséquence de mettre en place l’ordre des générations. D’autre part, le texte de Freud comporte ceci d’essentiel : une fois dépassé son aspect « grand guignol », il rend compte non seulement de la co-émergence du totem et du tabou, mais plus encore de la simultanéité de l’invention de la sépulture, des interdits majeurs et donc des lois du langage, mais ce dans un système endogamique strictement patriarcal. En ce sens toute révision d’allure « historique » de ce récit, traquant par objectivation sa vérité matérielle, loupe son objet. À l’évidence, il y a peu de chances que l’humanité ait ainsi débuté et de toute façon nous ne savons rien de la vie sociale de « l’homme d’avant l’homme », ou si peu. Il fallait la construction d’un mythe d’origine pour rendre compte de l’apparition de ces co-émergences plus haut désignées.

Toutefois on peut se demander s’il est encore souhaitable de considérer l’ensemble des propositions freudiennes comme se tenant solidairement. Cette interrogation sera au centre de mon propos ; il en ira ainsi de la nature invariante ou pas des traits distinctifs du masculin et du féminin, rassemblés par Freud dans une logique d’opposition, souvent rendue sensible dans la description du couple père-mère. Revenons à cette scène de la sidération des frères devant le cadavre du père et de l’invention d’un traitement rituel de ce corps, par sa totémisation. Et n'ayons crainte de saluer dans leur cannibalisme l'éclosion d'une ingénieuse trouvaille qui les fit devenir les fabricants d'une substance paternelle ingérée. Une telle substance, par la grâce de sa manducation primordiale, fait dans le corps singulier et social circuler de la substance différente de celle propre aux objets maternels. Ainsi se crée du corps pluriel enchâssé dans une pluralité de mises en relations. Les hommes, toujours pour Freud, se rangent sous le trait particulier d'idéal ou d'injonction prélevé sur le corps mythique du père primordial. Le lien qui unit les hommes entre eux repose sur une conception substantielle.

La portée du repas totémique se comprend en fonction de cette substantialisation. Il est insuffisant de dire que chaque fils consomme un morceau du père, préparé pour la circonstance. Il est plus exact de supposer que chacun est, par ce repas décisif, relié à la substance même du père : face matérielle du lien social. Cette opération qui crée de la communauté, ne fonctionne que parce que le corps du père n'est plus alors un cadavre, décomposable à l'infini. La consommation totémique élève l'objet perdu à la dignité de la face active de la référence. Le père n'est pas partagé entre les fils, comme on le fait d'un héritage morcelé plus ou moins équitablement. Il est inventé .Cela fait Loi, car auparavant de loi, il ne pouvait en exister tant que "l'ordre social" était la conséquence immédiate et intimidante de la force du père de la horde. Et pour Freud la violence du meurtre ne rive pas les descendants à la compétition posthume en miroir dès qu'elle transforme le mort en figure totémique. C'est ainsi que s'érige l'instance au nom de quoi sont posés les interdits qui gouvernent le réseau des échanges et des réciprocités.

Freud avance que c'est par l'irruption dans la psyché d'une culpabilité soudaine que les parricides, assemblés autour des restes de l'ancêtre, ont été conduits à s'éprouver mutuellement dans l'idéal d'expiation que le refoulement commande.

L'extrait d'une lettre à Jones , datée du 1° août 1912 et postée de Karlsbad, précise le biais théorique choisi pour méditer les fondements de l'histoire de l'humanité au moment où Freud les invente : au reste, les épopées historiques et anthropologiques écriront, du "Totem" au bien plus tardif "Moïse", la légende et l'éloge des opérations de refoulement. "C'est la véritable source historique du refoulement que j'espère atteindre dans le dernier des quatres articles, mais autant vous donner maintenant ma réponse. .. Toute barrière interne de refoulement résulte historiquement d'une obstruction externe. Ainsi il y a une intériorisation des résistances; l'histoire du genre humain est consignée dans les présentes tendances innées au refoulement.."

Les frères de la horde, jeunes meurtriers impétrants de la religion du père, se regroupent donc. La fratrie assumée qui les ordonne se met à l'épreuve de la terreur sacré face aux tabous et pose l'impossible réitération de l'acte fondateur. Le récit mythique impressionne par la force narrative par quoi alternent les séquences de la violence originaire et de l'instauration de la Loi primordiale. Accouchement de l'ordre des raisons et amour du pacte, et surtout histoire de la culpabilité et omniprésence de la terreur. La frayeur devant le tabou, définit un affect non dialectisable, non romancé qui s'annonce pour le noyau dur de la mémoire de la violence originaire. L'assomption du symbolique par le meurtre et la signifiance humaine des affects qui s'en déduit constituent , eux, le point symptomatique structural de la remémoration.

Cependant, la construction logique de ce texte freudien déconcerte car elle reste circulaire, comme le sont tant d'essais ontologiques qui tendent de rendre compte de l'originaire sous la forme d'une fiction. Comment partir du postulat qu'un affect : la culpabilité, est à l'origine de la loi, et théoriser que ce n'est qu'en référence à loi que la culpabilité peut être éprouvée ? Comment faire de la loi à la fois le résultat d'un processus et le principe transcendant au nom de quoi ce processus se met en épreuve ? Là est le dilemme sur quoi achoppe la mise en récit quant elle suppose possible de raconter la mise en place du refoulement originaire. Et vouloir rechercher dans le conflit ambivalentiel le ressort de cette conversion des fils à l'éprouvé du Malaise et au culte de la Référence n'est pas non plus satisfaisant. Sans doute, l'impossible auquel se heurte Freud est de vouloir unifier en fiction et la genèse et la structure de la constitution du désir humain. Aussi, son tour de force n'est pas tant d'avoir révélé sous quel mode et par quel drame l'interdit de l'inceste et la prohibition du cannibalisme inaugurent l'aube de l'humanité; il est de formaliser l'au-delà inconscient de la régle sociale. Si Freud fonde l'interdit sur la culpabilité des fils, c'est qu'il tient que dans l'inconscient de chacun la Loi s'articule à une instance idéalisée, en laquelle J. Lacan verra un pur signifiant.

L'invention freudienne fait ici symptôme qui interroge, non sans mal, l'absence de mesure entre la Loi comme impératif et les loi comme ensembles de dispositifs non transcendants de mise en rapport des uns aux autres, permettant la socialisation. Cette difficulté à formaliser l'absence de rapport entre ces deux types de loi n'a-t-elle pas mené Freud à sauvegarder la place d'une transcendance dans la quasi-divinisation de la dimension paternelle ?

Cependant, en passant du mâle primordial originaire au diverses instances du père, une vulgate s'est crée autour de Totem et Tabou. Elle peut sans hésitation définir le procès d'humanisation sous les traits d'un procès de symbolisation totale. Cette interprétation est terriblement erronée. La bande des frères, dans son aspect compact ressemble trop à un seul appareil psychique "méta", fonctionnant à l'unisson dans l'amour de ce père divinisé, dont la présence tresse le désir à la Loi. C'est oublier toutefois que Freud ne nous laisse pas en présence d'une telle réussite. Les anthropologiques fantasques dont il s'inspirent distillent de judicieuses romances autour de l'évolution de l'espèce humaine. Freud y puise des idées, mais il ne va pas y souscrire jusqu'au bout de son raisonnement.

Et deux hypothèses qu'il fit surgir, de façon lacunaire mais décisive, n'ont plus grand rapport avec l'évolutionnisme. Soit d'abord la plus connue : celle qui donne à lire le théâtre antique avec le récit de la horde sacrifiante. D'un côté le choeur et de l'autre le héros : la tragédie grecque extrait et isole le rédempteur -le héros tragique- qui est lui-même la faute dont il doit se charger pour innocenter le choeur. Thème du bouc émissaire, mais surtout figuration d'une répétition, fondant la mémoire de l'acte. La scène tragique permet à Freud d'exposer et de déplier sa propre théorie de l'acte. Un des meurtriers doit prendre la place du sacrifié originaire. Alors, et seulement alors, l'affect de culpabilité, l'intransigeance de la tentation de l'innocence et l'invention de la référence originaire peuvent se transmettre dans la mémoire culturelle des hommes.

Comment comprendre cela ? En quoi meurtre et ingestion n'ont pas suffit ? Pourquoi faut-il un redoublement pour inventer l'origine ?

Autant de questions qui rencontrent l'ombilic de leur réponse en ceci : d'emblée le père fut clivé en instance référentielle et en présence increvable, objet insupportable et indigeste, reste rejeté dans le dehors, hantise et déchet . Voici l'autre -et la plus forte- des constructions spéculatives par lesquelles Freud se démarque radicalement de tout optimisme évolutionniste. C'est sur l'insupportable retour de l'objet aboli que le désir force, et que la Loi s'écartèle entre soumission au désir et célébration instituante du refoulé. Ce mort, premier mort traité et préparé, on n'imagine pas de célébration funéraire avant le repas cannibalique, est peut-être le premier mort qui manque aux survivants. Temps du deuil et de la mise en division du Nom et du reste, du Totem et du Tabou qui impose la présence et l'évidence d'une absence qui vaut pour tous. C'est sur le fond de cette mort qui compte que s'inscrit la fondation originaire de l'hominisation, c'est à dire de al fonction paternelle. Ainsi le père mort donne la première figure de la référence (Totem) , mais l'ensemble de son corps ne se résorbe pas sous les artifices ancestraux de la mise en substance et en lien symbolique (Tabou).

Que le reste insiste n'est pas à entendre comme un accident, mais comme une donnée de structure. Un objet émerge qui résiste à la symbolisation. Tel que, il peut être recouvert par la substance rituelle mais son rapport au désir humain est assoupi par le rite, non essentiellement pacifié. Et l'écart se tend et se retend sans cesse entre symbolisation et idéal d'achèvement, de maîtrise et de nomination totales. Parce que le symbolique ne surplombe ni n'achève tout, il n'exhausse ni n'épure le réel. L' imaginaire, enfin, ne s'offre pas totalement à faire médiation.

Si une telle fiction résonne en nous si fort, c’est aussi qu’on a pu y voir un récit forcément secondarisé qui rend compte de la mise en place de grandes lignes de partage entre jouissance toute et jouissance réglée par le signifiant, et entre nature et culture. Au final, l’idée toute « lévi-straussienne » qui fonde la prohibition de l’inceste comme la ligne de partage entre nature et culture n’est pas si éloignée sinon du récit freudien (l’anthropologue mettra plus l’accent sur l’ordre imaginaire de la rivalité entre les frères) du moins des préoccupations qui s’y manifestent.

Freud choisit comme levier théorique de sa démonstration la notion d’identification. Cette notion dépasse le simple fait de s’approprier un trait d’autrui. Loin de n’être que le résultat d’un emprunt l’identification au père « mort » est la plus énigmatique de toutes. Elle se situe en un point qui est posé comme la condition de la mise en place de l’Œdipe. En ce sens, sous l’apparence anthropologique du texte freudien et qui rend compte du soubassement inconscient de notre rapport aux impératifs et aux idéaux collectifs, s’édifie une théorie métapsychologique qui est celle du Surmoi qu’on ne pourrait mieux définir, en sa radicalité, que comme cette première identification qui, poursuit Freud, gardera durant toute la vie de chacun le caractère qui lui est conféré par son origine dans le complexe paternel sans pouvoir renier son origine acoustique.

Si l’idée de la pénible et laborieuse auto-dissolution du cadavre du père mort est un thème déjà abordé par la philosophie allemande, et tout particulièrement par Hegel dans sa « Phénoménologie de l’esprit », Freud reconduisant en une vaste fresque de telles réminiscences philosophiques qui s’agrandissent dans les arguments d’allure anthropologique, n’en dépose pas moins, et c’est l’essentiel les linéaments d’une théorie qui pourrait unifier origine du rapport à la Loi et construction d’un assujettissement au Surmoi, compris dans ses origines vocales. Le Surmoi étant, et la clinique nous l’indique tous les jours, bien plus tissés d’intimations que de commandements socialement policées. La scène primordiale de l’assujettissement originaire est, pour Freud, celui d’un sujet dépendant de l’écho d’un surmoi imaginairé.

Certes, il reviendra à Lacan, en raison de sa prise dans le structuralisme de conjoindre identification et entrée dans le langage. Lévi-Strauss, quant à lui, à de ceci de commun avec Lacan de voir dans le langage bien plus qu’un milieu (fut-ce le milieu humain par excellence) mais une matrice logique qui à cet égard se tient dans une précédence (plus encore qu’une préexistence) par rapport à l’exogamie. C’est bien parce qu’il y a langage qu’il y a exogamie.

Une fois épuisées, au moins provisoirement, les batteries d’analogie entre le rite postulé par l’ethnographie et le symptôme observé par le psychanalyste (par exemple entre phobie et mise en place du tabou), cette trouvaille mythique qui rend compte de l’efficacité de la solution endogamique est sans doute la solution que Freud invente pour postuler un rapport universel du sujet parlant à l’inconscient. Ce rapport universel étant thématisé par lui dans la scénographie du complexe d’œdipe. À cet égard, si les mythes et les rites du lointain nous éclairent sur les logiques de construction de la névrose infantile, cette analogie ne saurait se transformer en décision qui réduiraient ces sociétés du lointain où s’observent de tels rites et où s’entendent de tels mythes à des sociétés infantiles ou primitives. Des esprits fins, susceptibles ou chagrins, ont pu déplorer certaines tonalités évolutionnistes de la pensée de Freud, et donc le voient coupable de colporter des préjugés ethnocentriques. C’est exact, et cela était sans doute inévitable. Il est juste de créditer ici Lévi-Strauss d’avoir réduit a quia ce genre de préjugés dans son chapitre VII des Structures élémentaires de la parenté « L’illusion archaïque ». Il est toutefois nécessaire de reconnaître aussi, que mesurant toute la logique sociale, où qu’elle s’exprime, à l’empan d’une logique œdipienne, Freud range toutes les cultures à la même enseigne.

Poursuivons. La prohibition de l’inceste donc, comme ligne de démarcation entre nature et culture. C’est devenu un lieu commun. Mais ça l’est devenu trop vite et trop mal si nous supposons que cette opposition met en contraste une nature inerte avec une culture toute faite de machineries symboliques et techniciennes. Bien au contraire, cette opposition de la nature et de la culture, loin d’emprunter partout à la partition technoscientifique si triomphante dans le monde actuellement, est souvent plus dialectique qu’on ne le croît. Descola dans Par-delà nature et culture [1]souligne que c’est Un discours d’âme à âme peut régner entre les humains et les non humains, les espaces psychiques de certaines classes de rêve permettant le voyage du rêveur au pays où les non-humains se prennent pour des humains

Toute société – et la nôtre ne déroge pas à cette règle- a à penser du continu avec du discontinu et du discontinu avec du continu. Comment penser le continuum nature/culture avec la discontinuité qui provient de la séparation de la culture d’avec la nature ? L’anthropologie nous enseigne sur ce point. Revenons à l’obsession construite que propose Lévi-Strauss qui rend équivalent prohibition de l’inceste et arrachement du sujet humain d’avec le domaine de la nature. Bien des psychanalystes s’empresseraient à faire du père l’agent de cet arrachement Et de penser du même coup une sorte de naturalisation des différences symboliques avec lesquelles on pense la différence des sexes, donc celle des générations. S’en déduit une stabilité des ontologies et des identités tenue pour structurante de toute appartenance symbolique du sujet au monde commun, soit, souvent le nôtre.

Lévi-Strauss, toutefois, réfute à plus d’une reprise le mythe freudien et ne se range pas à l’idée d’une mise à mort primordiale d’un animal jouissant primitif, acte inaugural d’où se déduirait la figure symbolique et monumentale du père mort. Il postule, en revanche, un affect collectif de départ, une « hostilité collective » pour réfuter ce mythe.

Lévi-Strauss avec Lacan ?

La réfutation ainsi apportée à été reçu avec quelques grincements de dents et réticences dans le milieu psychanalytique français non-lacanien. La parenté des thèses de Lévi-Strauss avec celles de Lacan peut ici être mise en valeur. Si pour L’anthropologue, la menace de mort vient des pères, ceux des autres familles et non des frères, il n’en reste pas moins que cette divergence d’avec le mythe freudien ne peut être simplement recensée au titre d’une variation portant la contradiction. Lévi-Strauss double son imagination des origines par la mise en avant de la fonction symbolique. La scène de l’assujettissement est autre qu’une fable ou même qu’un mythe. Elle renvoie à la dépendance du sujet par rapport à la fonction symbolique. Pour Lacan, la figure seule d’un père, fut-il totémisé, ne suffit pas non plus à rendre compte de ce qu’est l’advenue d’un sujet du langage. Il théorise une organisation symbolique de l’Autre. Markos Zafiropoulos écrit « le sujet du langage- c’est le sujet de ceux qui constituent- qu’il le veuille ou pas, qu’il le sache ou pas-, les « étrangers » engendrant son désir inconscient, au premier rang desquels le père, sa parole, sa voix, mais aussi l’ensemble des échanges symboliques ayant précédé sa venue au monde, bref, l’organisation symbolique dont procède sa vie et dont il reste en dette. » [2]

Reprenons maintenant ce qui, dans sa doxa, opposerait Lévi-Strauss à Lacan.

Une autre ligne de démarcation insiste à reconnaître l’existence d’un sujet (de l’inconscient) chez Lacan, par contraste avec une absence de sujet dans la théorisation de Lévi-Strauss. Une telle opposition est d’autant plus virulente que prolifèrent les incertitudes et les approximations relatives à la notion de sujet. En ce sens une conception pathique, ou pathétique, du sujet qui en ferait celui qui souffre et qui, à partir de sa souffrance, renverserait sa passivité en activité, convient à la psychologie mais pas du tout à psychanalyse lacanienne. Envisager de façon plus sérieuse une telle objection nous conduit à distinguer le statut que prend l’hypothèse de l’inconscient pour l’un et pour l’autre de nos deux auteurs Et rien ne devient alors plus aisé que d’opposer l’inconscient vide postulé par Lévi-Strauss à l’inconscient selon Lacan, structuré comme un langage. Structuré « comme », cette précision, ce « comme » indique la place du sujet, en tant que réponse et effet à cette opération de substitution d’un signifiant à un autre signifiant. La question de ce qu’est l’inconscient « lévi-straussien » est sans doute essentielle pour définir les articulations entre le champ anthropologique et le champ psychanalytique, et les malentendus qui s’y donnent jour, aussi.

Le sujet chez Lévi-Strauss participe du symbolique, mais il ne s’effectue pas sur le mode de l’inconscient freudien. Soi l’anthropologue utilise le terme d’inconscient, pour lui, l’inconscient est un ensemble vide, il est tel un organe servant à fabriquer du symbolique. L’idée même d’une conquête d’un savoir inconscient ne tient alors pas.

Une fois épuisé le paysage polémique des oppositions, un fait obstiné, insiste et il renvoie à l’histoire de la pensée : la théorie structuraliste de Lévi-Strauss a été requise par le psychanalyste Lacan. Cet emprunt se fit en raison du fait qu’il était nécessaire, urgent presque, pour Lacan de donner un concept satisfaisant de l’inconscient, qui ne le réduisait pas au refoulé.

Le dialogue fécond entre Lacan et Lévi-Strauss, qui dura une vingtaine d’année, correspond à un tournant structuraliste très net dans le travail de Lacan qui le mène à la thèse du primat du signifiant, thèse qui résiste mal, ultérieurement, à la mise en équivalence des registres Réel, Imaginaire et Symbolique. Mais avant cela, Lacan reconnaît explicitement l’effet sur sa propre élaboration de la doctrine de Lévi-Strauss que ce dernier a clairement établie en 1950 dans l’hommage à Marcel Mauss, et selon laquelle les symboles sont plus réels que ce qu’ils symbolisent, ce qui mène l’anthropologue à conclure que « le signifiant précède et détermine le signifié ».

Lacan a pu tout à fait radicaliser cette prééminence du signifiant dans sa thèse minimale de la structure quelconque, thèse que ramasse, pour une postérité équivoque, la formule canonique : le signifiant représente un sujet pour un autre signifiant (« Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, page 819). Une telle assertion suppose quatre opérations logiques qui sont autant de thèses. D’abord celle qui veut que la signifiant représente. Il est plus et moins que présence, à lui s’attache l’énigme d’une présence. Le signifiant représente pour quelque chose, soit, poursuit Lacan, un autre signifiant. Quid alors du sujet, si ce n’est ce que le signifiant ne peut que représenter, mais pour un autre signifiant. Qu’en conclure… il doit suffire au signifiant coordonné de se prescrire certaines articulations très simples et, immédiatement, nous passons de l’ordre d’une simple combinatoire au régime du sujet de l’inconscient comme effet de la structure.

Afin de mener à bien une telle entreprise, d’une élégance supérieure, le structuralisme de Lévi-Strauss prête main forte à celui de Lacan, et le précède. La psychanalyse, si elle vide avec Lacan la notion d’un être psychologique qui la peuplait, reste concernée par la place du sujet dans la structure, ce qui compte ici est que ce choix du primat d’un signifiant sur le signifié, choix que Lacan prélève dans l’œuvre de Lévi-Strauss, mène à des décisions d’écriture qui s’éloignent de toute narrativité. Soit la formule du mathème chez Lacan ou la formule canonique du mythe, deux des plus grands moments de l’écriture théorique du structuralisme. Or, comme nous le verrons plus loin, ces deux formules, contreviennent à la façon commune qu’a l’opinion de définir le structuralisme comme une science des groupes de transformations construites à partir d’antinomies et de couples d’opposition.

La façon qu’a l’anthropologie « lévi-straussienne », d’envisager le symbolique à travers les mythes, les rites et les règles de parenté consiste dans un premier temps à mettre au jour des relations d’homologie, d’opposition et d’inversion qui sous-tendent les récits mythiques et à montrer que ces relations ne font système qu’à condition de prendre en compte toutes les variantes d’un même mythe ainsi que les transformations qui permettent de passer d’un groupe de mythes à un autre. Bien que chaque vie particulière du mythe possède la profondeur d’un trésor, la permanence fondamentale que rien de sa narrativité explicité n’éclaire, suppose, à partir de l’analyse structurelle de son étoffe, de remonter à l’étude des contraintes plus générales de stabilités structurelles Loin donc de se réduire à son épopée, le mythe devient un modèle logique qui a fonction de résoudre une contradiction. Voici que son zèle n’est plus celui d’un enchanteur mais celui d’un logicien. Son ardeur et sa nécessité – que nous ne pouvons reconnaître que comme son efficacité symbolique- se fontt jour dans la rigueur de son agencement, dans la probante monotonie de ses règles de construction.

La volonté de Lévi-Strauss de tracer une littéralisation d’une a donné naissance à la formule canonique du mythe. La double structure du mythe, qui est à la fois historique et anhistorique le fait relever à la fois du domaine de la parole et du domaine de la langue. Les grandes unités constitutives de la logique du mythe vont être recherchées et trouvées comme des plans séquentiels de « paquets » de relation. C’est en se combinant entre elles que les relations prennent valeur signifiante.

Plus et autre qu’un simple récit, le mythe condense et organise les processus et les stratégies qui permettent aux humains et aux sociétés de fabriquer de l’antinomie et du distinctif, de contrer l’indifférencié qui tente de détruire et de ramener à la paix délétère d’un éternel sans-commencement. Le mythe explique la précision du langage, et convoque à cet égard la puissance de nomination. Il fait du monde un rêve du corps, non plus une simple projection de l’organicité. Il revenait à Lévi-Strauss de prendre appui sur l’analyse des mythes afin de dégager des contraintes plus générales de stabilité structurelle.

Pourtant la formule qu’il a retenu (Fx(a) : Fy (b) :: Fx (b) : Fa –1 (y)) et pour laquelle les lettres a et b désignent deux termes et x et y deux fonctions, a -1 étant le contraire de a, est extrêmement plus architecturée qu’une simple formule combinatoire. Elle suppose non seulement d’être calquée sur la combinatoire élémentaire d’un groupe de Klein, mais de plus une torsion interne s’y donne à lire qui ne peut avoir de représentation que topologique, soit celle de la bouteille de Klein. Le schème analogique qui fut tout de même tant usité par Freud dans le parallélisme qu’il tenta entre faits psychiques et faits culturels se trouve subverti par tout un ensemble d’opérations de torsions. En effet si le mythe est un récit, et si, en tant que récit, il séduit la parole et ouvre ainsi à la possibilité d’un espace rituel et sacrificiel, il est surtout une batterie signifiante dont le but est de maintenir le plus éloigné possible, le plus distinct des antinomies. La vérité du mythe n’est pas épuisée par l’analyse de ses contenus. L’analyse d’un mythe met alors au premier plan, non plus le primat d’un seul code, et c’est à cet égard que Lévi-Strauss trouve Freud réducteur dans l’emploi qu’il fait du strict code « psychologique », mais « la propriété qu’on tous les codes, en tant que codes, d’être mutuellement convertibles » [3]

La seconde thèse de Lévi-Strauss est que la formule, formule générale des transformations, met en musique le mythe. Qu’elle permet de comprendre que celui-ci se déplie comme le fait une structure musicale ou poétique. En cela rejoint-il certaines positions de Lacan qui en vient à traiter les langues comme si elles étaient toutes, des rêves et des résonances d’une langue qui se fait entendre en toute langue et est réfractaire au sens : « lalangue » ? La question mérite d’être dépliée plus que nous ne le faisons ici [4].

Il se crée des intermédiaires entre des opposé, et c’est cela produire de l’un...dans une construction mouvante qui ne se figera pas en un seul sens. Un processus de médiation se fait par la suite d’analogues emboîtés et qui, entre ces termes diamétralement opposés, insère des oppositions de plus en plus faibles. Il en va ainsi de l’opposition entre « enfant » et « ancêtre » équilibrée et médiée par des opérateurs qui disent en la dépliant le plus possible les oppositions entre filiation (enfant du lignage) et affiliation (enfant d’une rencontre, d’un moment non trivial de rencontre entre un homme et une femme. Le sens du tabou de l’inceste serait alors – et ceci sans les contredire, nous éloigne d ls notations freudiennes- de rendre l’enfant possible en ménageant un vide dans le rapport à l’ancêtre. Ce vide sera reconnu et célébré dans les réductions que mettent en acte le mythe. Dans cette opposition entre enfant et ancêtre, se combinent et s’opposent deux variables majeures : celles des fonctions divergentes entre la procréation (la filiation) et l’alliance (l’exogamie)

La médiation, toutefois ne serait ni complète ni efficace s’il ne s’agissait que de faire se succéder des opposés binaires. Et Lévi-Strauss précise qu’à chaque étage de ses processus de médiation, la pensée mythique substitue, à une opposition première donnée, non pas une opposition secondaire et plus faible, mais une triade formée d’une telle opposition à quoi s’ajoute un terme médian. Voilà pourquoi, entre la vie et la mort, la pensée Pueblo intercale une première triade composée de l’opposition « agriculture » et « guerre » et du terme médian qu’est la « chasse ». La pensée pueblo, tout comme la pensée grecque pense la vie humaine à l’instar de la vie végétale : une émergence hors de la terre, l’agriculture célèbre la naissance par émergence, elle est source de nourriture donc de vie. Mais elle n’est que saisonnière et toute alternance rappelle l’alternance de la vie et de la mort et la récolte des semailles est le geste inverse que font ces humains qui inhument leurs morts. Entre vie et mort, l’agriculture et la guerre se posent, travaillent l’un avec l’autre et l’un contre l’autre. Cette fragile paire médiatrice, qui rajoute un fil symbolique analogique à deux bouts de réels, doit elle même se retrouver relier à une autre contrainte symbolique. Entre ces deux opposés mineurs, un troisième terme : la chasse. Un terme intermédiaire, donc qui participe de l’un et de l’autre des deux pôles, car la chasse détruit et apporte la vie.

Les contraintes morphogénétiques du mythe se situent alors dans une écriture qui rend compte de la précarité des oppositions qu’il construit, le mythe apparaît moins pour un récit figé, sacré et inaugural que pour une coalescence de l’ensemble des ressources de la différenciation qui pour s’articuler vont, sans cesse, frôler leur point d’abolition et de catastrophe.

Autrement dit, le surgissement d’une doctrine explicite du mythe a modifié la relation que l’anthropologie a entretenu avec le régime de l’opposition et de la négation. Rien n’est à tout jamais fixé de ce qui serait une opposition majeure en contraste avec une opposition mineure. Et le surmontement de la contradiction renvoie à ce que Lévi-Strauss nome la fonction spéculative du mythe

Chaque structure semble être hanté par une violence qu’elle conjure mais qui vit sourdement. Aussi est-ce bien la dissymétrie et l’instable qui sert de pivot à Lévi-Strauss dans nombre de ces recherches. L’écriture de la réciprocité n’est rien sans l’écriture d’une autre contrainte sous-jacente qui joue le rôle d’une dimension tierce. Si un village Bororo (Brésil) écrit une réciprocité et une solidarité des deux parties, cette symétrie équilibrée est contrariée et démentie par une autre organisation, ternaire, celle-ci beaucoup moins voyante mais bien plus contraignante quant à la prescription des règles du mariage. De même, un village Winnebago (Amérique du nord) n’est pas le même selon qu’il est dessiné par les informateurs appartenant à la moitié d’en haut (coupure diamétrale) ou par les informateurs appartenant à la moitié du bas (coupure concentrique).

Et c’est tout à fait ce genre de discordance, qui ne pouvait être établie sérieusement par le fonctionnalisme, qui permettra à l’anthropologue, portant toute son attention à ce que la science descriptive met à l’écart, de comprendre la structure de la société en question.

Une topologie en jeu…

Ce serait évidemment forcer le trait que de voir se jouer le même processus chez le Lacan de la topologie et des mathèmes. On insistera toutefois sur le fait que Lacan ne trace pas non plus un repérage binaire qui, dans les formules qui rendent compte du rapport entre sexuel et jouissance, soit les formules dites de la sexuation, opposerait un ensemble dit « homme » à un ensemble dit « femme ». La mise en relation de chacun avec la jouissance sexuelle se fait sans que cette dernière subisse la partition selon quoi chaque sexe aurait la sienne.

En ce sens formule canonique ou formules de la sexuation n’opposent pas fondamentalement des antinomies mais des relations de sériations à des forces de dissymétries ou de catastrophes. La parole s’oppose à son abolition, le mythe conjure par l’indifférencié mais il le fait par des oppositions qui peuvent se rabattre les unes sur les autres en des points de catastrophes.

C’est toutefois la figure topologique de la bouteille de Klein que va choisir Lévi-Strauss pour donner une consistance topologique à sa formule canonique. Bien évidemment que la formule soit faite de retournement et de torsion incite à la penser dans un espace qui n’est pas celui régi par les topologies ordinaires de la sphère et du dedans/dehors. L’originalité de la topologie, au regard de la géométrie ordinaire est elle aussi dans un renversement de plan. En effet, l’intuition commune part de la surface pour imaginer la coupure, la topologie part, elle de la coupure pour penser les surfaces. Car c’est la coupure qui organise la surface. C’est la coupure qui définit la structure de la bande de Mœbius. Il faut partir des organisations de la coupure et de ce qui la surmonte pour définir et organiser les formes de la surface.

En suivant les évolutions transformationnelles des mythes d’origine de la poterie et des mythes qui rendent comptent de l’apparition de la cuisine, Lévi-Strauss indique que ces transformations suivent une dialectique du dehors et du dedans. Cette opposition simple sera arrachée à son évidence première par suite d’inversions et de nouveaux emboîtements entre contenants et contenus. Il est bien question d’écrire des renversements de volumes. « En même temps que la fonction du feu elle aussi se dédouble – pour cuire les aliments, ou pour cuire les pots ou seront cuits les aliments – apparaît enfin une dialectique de l’interne et de l’externe, du dehors et du dedans : congrue aux excréments contenus dans le corps, l’argile sert à façonner les pots contenant une nourriture qui sera contenue dans le corps avant que celui cesse en se libérant d’être le contenant des excréments »[5]. Le tripode argile-pot-poterie est emboîté de la sorte dans l’autre tripode nourriture-corps-excrément, ce par des rapports de métaphore et de métonymie qui font appel au code sexuel du corps. Ce que les psychanalystes nomment sexualité orale, anale et génitale et que Lévi-Strauss désigne comme code psycho-organique (« sexuel si l’on veut » ajoute-t-il[6]) interfère avec d’autres codes, pouvant être mis à contribution, avec d’autres technologiques, zoologiques, etc.

Lorsque Lévi-Strauss indique que « les mythes que nous avons isolés se signalent par une armature commune dont l’image de la bouteille de Klein fait ressortir la spécificité. La démarche qu’il suivent offrent des caractère originaux. On n’a pas le droit de les négliger au profit d’un psychisme infantile, fut-il universel », il s’éloigne de toute psychanalyse appliquée. Mais on ne peut qu’être intrigué et intéressé par l’usage que Lacan fait aussi de cette surface topologique (certes non présentée par lui comme une image) dans le séminaire « Les problèmes cruciaux de la psychanalyse » (1965). Rappelons que pour Lacan, l’originalité de la bouteille de Klein tient à sa propriété d’être séparable en deux bandes de Mœbius symétriques, lévogyre pour l’une, pour l’autre dextrogyre. L’intersection de ces deux bandes vient illustrer l’identification transférentielle. Sur la première des deux spirales le sujet est déterminé par une idéalisation de l’Autre, sur la seconde il est en lien avec l’objet « a », qui est au-delà des formations de l’idéal. La bouteille de Klein, surface topologique auto-traversable, et qui peut se retourner comme un gant donne mesure et consistance à la figuration de la séparation de l’Autre et de l’objet « a ».

Dans quel espace, Lévi-Strauss,, quant à lui, pouvait-il « loger » sa formule ? Comment en organiser spatialement ses relations d’ordre ? Ni dans l’espace de la droite, ni sur celui de la sphère. L’image de la droite ne peut convenir car des variantes ou des opposé qui, de prime abord, pourraient être affectées d’une valeur d’ « extrême » et donc antipodiques comme les sont les deux points les plus éloignées d’une abscisse ne jouent parfois plus qu’un rôle de variables intermédiaires. Quant à l’image du cercle, elle piège le réflexion par sa perfection de plénitude et de clôture et surdéterminera des coïncidences. Pour rendre compte de la transformation qui affecte les mythes (et les rites aussi) , en ne référant ses transformations qu’aux formes et contraintes de la vie mentale, Lévi-Strauss associé un état initial à un état terminal d’un ensemble de transformation par le moyen d’une double torsion. L’espace de cette double torsion s’écrit par le groupe de Klein [7] et se figure par la topologie de la bouteille de Klein. Pour Lévi-Strauss la position de la formule sur le plan topologique de la bouteille de Klein est bien ce qui fait de la première une partition musicale.

Bien entendu nous ne pouvons nous contenter de repérer l’existence de cette surface topologique auto-traversable chez l’un et l’autre auteur pour mesurer ce qui les rapproche. Si l’un utilise la consistance de la bouteille de Klein pour donner mesure des relations du sujet à ses altérités, et l’autre son image pour illustrer les relations métaphoriques et métonymiques des codes les uns aux autres, dans leurs fonctions de médiations, on voit où elles se séparent. Il n’en reste pas moins que le psychanalyste et l’anthropologue prennent appui sur une considération de la corporéité, des objets chus des orifices du corps.

Qu’est- alors cette logique ? Qu’est alors la tentative d’écriture de Lévi-Strauss, si ce n’est une tentative d’écrire, de formaliser et de topologies ce qui ne cesse pas de ne pas s’instituer manifestement, un réel, une voix, une dimension supplémentaire.

Si la voix ne s’écrit pas, la musique, elle fut pour Lévi-Strauss le modèle même de cette dissymétrie solidaire et contrariée entre ce qui se formalise au plus et ce qui ne cesse de ne pas s’écrire. La dimension cachée de l’analyse structurelle, cette découverte fondamentale que, cherchant à écrire son monde dans la violence d’une opposition binaire, l’homme fait jouer sous les contrastes linéaires la torsion d’une tierce dimension, rejoint alors la voix, la parole comme la musique même de la structure.

Si structuralisme il y a chez Lévi-Strauss, parole, voix et jouissance sont donc, tout comme chez les Lacan, les acteurs premiers d’une lutte pour la différenciation qui n’achève rien ni ne formalise tout. .

Olivier Douville

[1]Philippe Descola : Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005

[2]Markos Zafiropoulos Lacan et Lévi-Strauss ou le retour à Freud, Paris, P.U.F. 2003, page 96.

[3]Claude Lévi-Strauss : La potière jalouse, Plon, 1985, réed. Pockett page 254

[4]sur cette importance de la notion de « lalangue » chez Lacan on se reportera à Jean-Pierre Dreyfuss, Jean-Marie Jardin et Marcel Ritter : Ecritures de l’inconscient. De la lettre à la topologie, Editions Arcanes / Les Cahiers d’Arcane, Strasbourg, 2001 et tout particulièrement à leur dernier chapitre : « L’inconscient comme résonance de lalangue ».

[5]op. cit ; page 235

[6]op. cit ; page 246

[7]lequel se définit à partir de 4 termes (x, -x, 1/x, -1/x) sur lesquels jouent une application f, qui, à tout élément de cet ensemble(x, -x, 1/x, -1/x), l’application g qui associe son opposé noté -a, qui a tout élément associe son inverse noté 1/a, la composée h de f et de g, c’est-à-dire l’application telle que h(a) = g(f(a)) ; et i ; l’application identique qui, à tout élément a associe i(a)=a.