Les traumatismes, l'individuel, le collectif
Par Bernard Doray[1]
Résumé : S’appuyant sur une recherche clinique menée dans différents pays en guerre, ce travail revisite la perspective des pères de la psychanalyse : vaste fresque d’une phylogénèse toute théorique, et hypothèse d’une structuration de la névrose traumatique autour d’un axe « narcissique ». On pose alors la dimension traumatique comme constitutive d’une psyché humaine résultant d’un discord entre une matrice naturelle et une matrice sociale, et l’on inscrit le narcissisme dans une approche plus générale du caractère complexe de l’autoréférence humaine. Cette perspective peut être mise au service de la lecture des cas cliniques, comme de celle des rapports entre traumatisme et liens sociaux.
Mots clés : Autoréférence ; catachrèse ; guerre ; narcissisme ; traumatisme.
Key-words : Catachresis ; narcissism ; self-reference ; traumatism ; war.
Présentation
À partir d’une réflexion clinique, cet article propose une conjecture large sur la problématique du traumatisme. En prologue, l’examen d’un matériel recueilli en Algérie permet de décrire le mouvement d’ensemble par lequel un second trauma, provoqué par la confrontation d’un enfant à une horreur terroriste, ouvre la voie, notamment grâce à une catachrèse féconde, pour l’expressivité fantasmatique d’un premier, jusque-là enfoui. C’est à l’approche de ce temps muet, celui d’avant la fantasmatisation névrotisante du trauma, qu’est consacré l’essentiel de cette contribution.
On revisite l’ample perspective phylogénétique des fondateurs de la psychanalyse et on se réfère à une approche de synthèse des spécificités de la naissance humaine, pour réaffirmer la qualité de « grand concept » du traumatisme. Cette perspective, qui place la problématique traumatique en image de fond de l’ensemble des processus psychiques, ne se réfère pas à la dramaturgie d’une naissance mère de toute les sources d’angoisse, mais plutôt à une analyse structurale des complexions de l’autoréférence qui constituent l’humain. Le discord entre matrice naturelle et matrice sociale y joue un rôle central. On examine les conséquences de cette proposition au regard de la genèse du narcissisme (la source primaire du narcissisme n’est pas une monade, mais une dyade), au regard de la psychopathologie des traumatismes secondaires (traumatismes réguliers liés à la perte des objets d’attachement, à l’abord de la différence des sexes, et de la sexualité adulte, et traumatismes catastrophiques). On examine l’actualité de la proposition freudienne selon laquelle la névrose traumatique est une névrose à axe « narcissique », et l’on donne un cadrage à la question des rapports entre le narcissisme et les idéalités sociales pour situer la question des traumatismes collectifs liés aux catastrophes dites « humanitaires ». Dans ces développements, le concept mixte de « support-étayage » est avancé.
Un séisme
Me vient d’abord une image à laquelle mon activité de clinicien chercheur m’a confronté : celle des cercles de voisins qui ont passé la nuit dehors à parler dans un froid glacial autour de pneus enflammés, à Düzce, en Turquie, du 12 au 13 novembre 1999, quelques heures après un grand tremblement de terre : les enveloppes communautaires avaient tenu bon au milieu des maisons disloquées. Et puis, il y avait aussi ce groupe de personnes hébétées que l’on venait d’extraire des maisons détruites. Sans aucun doute, analyser ce qui se passe dans une telle situation nous rend immédiatement sensible la rencontre entre les dimensions individuelle et collective des traumatismes.
Mais une autre démarche pour explorer l’articulation entre ces deux niveaux consiste à interroger les dimensions de l’histoire collective dans le traumatisme non point telle qu’elle se donne immédiatement à voir dans l’instant d’un tel événement, mais plutôt telles qu’elle est installée plus ou moins discrètement en chaque individualité.
Un cas clinique en cinq dessins
Pour introduire le lecteur à cette seconde perspective, j’évoquerai le cas d’un enfant algérien, Abdelnasser, 9 ans, pris en charge dans le service de pédopsychiatrie de l’Hôpital Frantz Fanon de Blida, où il avait été adressé pour divers « troubles du comportement ». Ceux-ci avaient débuté depuis qu’il avait vu sur le chemin qui le menait à l'école de son village de la Mitidja le corps d'un homme décapité (ou égorgé). Il était alors devenu très agressif. En fait, cette scène traumatisante s’était chargée de l’émotion liée à plusieurs autres événements, plus dramatiques encore. Mais l’emblème de sa peur, c’était une tête détachée du corps, qu’il lui était arrivé de revoir en une reviviscence traumatique qu’il appelait son « masque blanc ». Ce cas a été intégralement publié dans un rapport de recherche[2] et synthétisé dans un livre[3]. Je n’en donnerai donc ici qu’un apperçu, en décrivant une série de dessins qui ont jalonné sa psychothérapie.
Dans le premier, à gauche, est figurée la maison familiale, avec une formule de menace qui plane au-dessus. Au centre, en diagonale, deux pommiers au feuillage rouge et chargés de fruits. Dans le plus près, une tache noire, comme un trou; à terre, une pomme; devant la pomme, le « masque blanc » : ce sont là les trois éléments non colorés du dessin. Un déplacement conduit ainsi de la tête coupée à la blessure de l’arbre, figuration d’une blessure mémorable : une circoncision[4] traumatisante sur laquelle nous reviendrons. À droite, un petit homme rouge avec une voiture.
Les quatre dessins suivants seront des réaménagements successifs de cette composition.
Un détail de ce premier dessin, qui ne m’a sauté aux yeux que tardivement et à la faveur d’une réflexion théorique sur la notion de catachrèse[5], allait devenir une clé de lecture du mouvement d’ensemble que la série des dessins allait jalonner. La coupe de la tête décapitée n’était pas représentée, mais, vue la position de cette figure ronde et livide tout en bas de la feuille, il n’était pas artificiel de supputer que cette décollation non représentée était matérialisée autrement : en l’occurrence par la coupure réelle de la feuille[6], juste à l’emplacement où aurait dû se trouver le cou de la tête couchée sur le papier. Cette trouvaille changea le regard que l’on pouvait porter sur ces dessins. Tout se passait comme si cette sourde effraction d’un réel allogène (le bord de la feuille) dans l’ordre des représentations graphiques plus conventionnelles avait instauré un double jeu, ou, si l’on veut, un double corps du dessin. Et les manifestations de ce dualisme allaient nous accompagner jusqu’à l’issue névrotisante de la crise traumatique vécue par l’enfant. Voyons ceci en détail.
Après qu’il eût produit ce dessin inaugural, un événement notable est survenu dans la prise en charge de ce garçon. Il me fut rapporté ainsi. Avant de venir égorger les habitants, les intégristes islamistes fréquentaient le village. Les adultes subissaient leur loi, et les enfants admiraient ces guerriers de la montagne : ils se faisaient appeler moudjahidins et leur donnaient des bonbons. Mais ils ont commencé à terroriser les gens, et les adultes s’étaient alors armés pour défendre leur village. Abdelnasser en fut troublé et il se fit expliquer la différence entre les vrais moudjahidins, ceux de la guerre d’indépendance qui avaient décroché la lune pour la mettre sur le drapeau national, et ces groupes armés d’abord amis des enfants mais qui s’étaient transformés en ogres. Dans le dessin qui suivit cette explication est apparu le drapeau algérien planté au centre, dont les couleurs se répandaient ensuite sur « le masque » qui de ce fait n’était plus blanc, ainsi que sur tous les autres objets.
Tout se passait comme si la part mortifiée, livide, du dessin était alors devenue une zone d’accrochage pour les couleurs symboliques qui allaient relier l’enfant à l’histoire des grandes personnes.
Par la suite, Abdelnasser demanda de la gouache, et il représenta un masque étrangement vivant. Et puis, sous la double tutelle de ce masque – ici doté d’un chapeau rouge – et du drapeau national, il dessina encore « un garçon de 9 ans », à côté de son cartable. Dans la suite de la prise en charge, « le masque » allait devenir un magicien, un sorcier, Robokop, un homme-machine au sang bouillant qu’aucune blessure ne pouvait atteindre, et qui allait accompagner l’enfant jusqu’à une issue au trauma qui lui fut plutôt favorable.
Allons-nous voir là un cas de dépassement du trauma par le seul effet d’une perfusion de sens via les explications qui arrimaient l’enfant à l’histoire collective ? Les choses étaient heureusement un peu moins simples que cela. Je ne rapporterai pas ici beaucoup de détails concernant cette histoire clinique, mais il suffira de dire que l’examen de deux dessins, tout d’abord négligés, et qui s’interposaient chronologiquement entre le premier et le second dans la série précedemment décrite, nous ont confirmé, d’une part, que l’on peut être un enfant traumatisé de la Mitidja et être aussi un très recevable petit Œdipe, d’autre part que, dans la perspective psychodynamique, les deux dimensions du trauma et de la névrose n’appartiennent pas à des sphères irréductiblement étanches l’une à l’autre.
Les deux dessins négligés avaient scandé le temps d’une délibération intérieure. Un traumatisme plus ancien et que j’ai déjà évoqué, y prit très probablement un sens particulier. Lors de sa circoncision, pratiquée à 6 ans, Abdelnasser avait saigné si abondemment qu’il avait cru mourir. Cet événement avait réactivé les terreurs nocturnes qui avaient marqué sa petite enfance. Quel péage fallait-il donc que ce presqu’adolescent paye pour aborder la voie qui allait le mener vers des identifications d’homme ?
Considérons donc le premier de ces deux dessins, c’est à dire le second de la série d’ensemble, celui qui a été réalisé dans la séance qui suivit le dessin du pommier et du masque blanc à terre : même disposition que le précédent, mais la maison est plus grande et la scène inquiétante a disparu. Tout est coloré. Le petit homme de droite est toujours là, et il est nommé, c’est « le père ». Les deux arbres sont plus ou moins au même endroit, mais ils sont verts et semblent penchés l’un vers l’autre: scène d’apaisement, donc. Mais apaisement de quoi ?
Le dessin suivant, le troisième, donc, apporte la réponse. On y voit la maison, et à l’intérieur, mais demi-effacé, « le garçon », qui est seul, parce qu’il est puni. Il a cassé la voiture de son père. À droite, réapparaît la scène dangereuse primaire, mais elle est maintenant tout à fait fantômatique, comme évidée pour accueilir une autre représentation. De plus, elle s’est transformée et élargie à son environnement. La tête est remplacée par un ballon. Le père est aussi représenté, à la même place que dans le premier dessin, mais il est dans sa voiture, à côté du ballon-masque blanc et du pommier fantômatique, et la voiture elle-même ainsi que son propriétaire se sont absentés du monde des objets colorés, et ils sont réduits à des traits minimalistes sans contenance.
Ainsi, la catachrèse initiale, avait-t-elle fait d’une coupure industriellement préformatée dans le corps du papier le substitut invisible de l’impossible représentation d’une décapitation dans la chair d’un homme inconnu : scène d’horreur réelle rencontrée sur le chemin de l’école. Cette vision avait sauté au visage de l’enfant comme la présentification médusante d’une mutilation rituelle de son sexe qui avait laissé en lui la trace angoissante d’une effraction de sa psyché. L’artéfact, le recours incongru à un bout de chose (le bord de la feuille), qui avait été recruté en toute inconscience pour servir de prothèse à une représentation en souffrance d’expression, avait ouvert la voie pour libérer un mouvement pulsionnel à la fois terriblement anxiogène et puissamment réparateur. Le Moi avait fini par tutoyer ses épouvantails. La sphère névrotique de la psyché avait ainsi fini par retrouver sa capacité d’initiative et d’intégration dans son système. L’énergie accumulée dans le trauma retravaillé à l’occasion de la prise en charge est redevenue une force psychique disponible pour le travail de fantasmatisation. Son premier exploit a alors été de retourner en agressivité fantasmatique contre le père, la violence d’une presque castration rituelle qui avait été jusque là si peu symbolisée que l’enfant avait cru que c’était la vie même qu’on lui retirait.
C’est au terme de ce processus qu’Abdelnasser avait pu revenir dans le monde commun aux enfants et aux adultes, et encadrer le traumatisme de la tête coupée entre la circoncision dramatique et la figure divisée de « l’enfant de 9 ans » et de son « masque ». La dimension initiatique et subjectivisante de la mutilation rituelle avait ainsi fini par s’exprimer après un considérable détour, et l’enfant avait inauguré son entrée dans la préadolescence par une question pertinente sur l’histoire nationale.
Dès le dessin qui suivit (celui qui avait été considéré jusque là comme le second de la série), deux événements majeurs s’étaient produits sur la scène devenue familière d’un premier dessin dont c’était le quatrrième remaniement. Le masque y avait pris les couleurs hautement symboliques du drapeau national, planté par aileurs au centre du décor. On pouvait cependant remarquer que ces couleurs, vert, blanc, rouge, étaient déjà chargées de valeurs dans le système plus égotique des dessins précédents, puisqu’elles y disaient respectivement la vie, la mort, et le sang. Mais surtout, la coupure apparut alors de manière visible, intégrée aux autres objets colorés du dessin, dans sa double inscription, symbolique et figurative, formant un croissant rouge en place du cou du masque.
Le dessin suivant fut celui de l’apparition de l’enfant campé en écolier et du magicien immortel. Celui-ci clôturait la série en arborant comme un trophée un turban rouge, symbole de sa prise de pouvoir sur la terrible coupure : on a déjà remarqué (Y. Clot) qu’il y a souvent une dimension carnavalesque[7] dans le processus auquel engage la catachrèse, laquelle n’a pas la belle tenue d’une métaphorisation qui, elle, reste dans les canons des rhétoriques langagières convenues.
Une approche clinique de cet ordre, à condition qu’on la développe, permet de saisir finement la rencontre des dimensions individuelles et collectives. Mais le recueil d’un tel matériel avec une équipe de psychiatrie très qualifiée n’est pas fréquent dans les catastrophes dites humanitaires. Il y a à cela plusieurs raisons fortes, dont la moindre n’est pas la stérilisation de l’initiative théorique par l’hégémonie d’une pensée unique d’une remarquable platitude conceptuelle, qui est solidement installée sur d’importants puits de ressources financières, mais aussi sur l’opinion largement partagée qu’une pauvre aide psychologique pour les pauvres, ce n’est déjà pas si mal.
C’est ainsi que l’on peut être amené à croiser, chemin faisant, tel ou tel projet de revalorisation de l’auto-estime selon une procédure indigente, proposé dans une région du Guatemala où la référence millénaire est la communauté, et qui par ailleurs n’en finit pas de déterrer ses morts après une période terrible où la vie humaine a été considérée comme si peu estimable que les véritables patrons de l’armée du pays avaient donné par écrit leur aval à l’extermination physique de toute la population[8].
Les périodes de régressions théoriques et éthiques des pratiques professionnelles appellent souvent un retour aux sources.
Des psychanalystes dans l'angoisse sociale
En 1915, en même temps qu’il abordait ses études cliniques sur la névrose traumatique de guerre, Ferenczi conçut l’idée de Thalassa[9], le chantier « bioanalytique » dans lequel il allait tenter une théorie générale de l’ordre biologique: en l’occurrence une vision à la fois « ontogénétique et phylogénétique », qui, entre autres, annonçait l’ouverture freudienne de 1920[10] vers les grandes pulsions : Eros et Thanatos. Le traumatisme y apparaît comme un grand concept, désignant un élément inhérent au Vivant, mais surtout, inséparable de la condition psychologique de l’Humain. Une vision continuiste et une pensée des ruptures y projette le concept de traumatisme dans l’épopée des formes vivantes.
C’est l’abandon du milieu océanique nourricier et presqu’isotherme, pour les périls de la terre ferme, avec ses objets durs et secs, et ses rudes changements climatiques. Puis c’est l’« angoisse sociale » née, dans la société humaine, des grandes glaciations. Peu importe que nous pensions aujourd’hui que les choses sérieuses se sont plutôt passées du côté de la savanisation de l’Est de l’Afrique : l’important est cette hypothèse selon laquelle l’espèce humaine a trouvé, dans un sevrage primordial imposé par la nature, l’occasion de développer un art particulier pour faire du chaud avec du froid, à tel point que la psychologie comparée nous montre aujourd’hui qu’elle est bien la seule (espèce) où les mères interposent autant d’objets inertes dans la relation avec leurs petits.
Nous verrons plus loin qu’il manque à cette explication phylogénétique un sérieux chaînon, celui des transformations qui ont abouti aux conditions spécifiques de la naissance humaine, mais pour l’instant, arrêtons nous sur le fait que nous retrouvons ici la question de la catachrèse. En effet, bien avant le langage articulé et ses complexités rhétoriques, la substitution de la pierre à la dent pour découper les aliments supposait un développement luxuriant de la capacité d’introduire l’artefact inerte dans le système des actes et des représentations, qui est propre au génie du phylum.
De là vient probablement le lointain cousinage entre le trauma, le jeu et la pensée, qui participent tout trois d’un général « mouvement d’assimilation égocentrique des objets »[11], propre à l’humain, et qui donne lieu aux exploits précoces même les plus improbables (une bobine à la place de la « bobine » de sa mère pour embobiner le sentiment de l’absence[12]…).
Cette dimension égocentrique, qui est au centre d’un arrangement poïétique du monde où la catachrèse joue un rôle malin, est théoriquement fondamentale. Elle procède d’un paradoxe fondateur dont la formule est d’une haute portée généraliste qui sollicite l’analyse de structure. C’est pour cette raison que je désignerai désormais plutôt par le terme plus abstrait d’autoréférence, le processus qui y est à l’œuvre.
Brève excursion du côté des concepts abstraits de la poïétique culturelle et biologique
Épiménide le Crétois, prit, dit-on[13], le risque d’ouvrir une brèche dans le statut dogmatique du vrai en proclament que lui et tous ses compatriotes étaient de fieffés menteurs. On sait qu’il n’est pas simple de se sortir de la situation créée par le fait que cet énoncé oublie sa fonction angélique de porteur de message pour se prendre subrepticement lui-même pour objet de désignation. Si notre sophiste crétois dit le vrai, c’est qu’il dit le faux et s’il dit le faux, c’est qu’il dit le vrai : situation proprement « indécidable » au sens du théorème de Gödell. On n’en sort qu’en abandonnant le point de vue de Sirius (qui est généralement, par exemple, celui de la science académique) et en prenant le parti méthodologique de reconnaître à cette affirmation, qui colore son message général d’une implication de celui qui le dit, les qualités d’une dimension plus vaste du statut de la vérité : émerge ainsi le concept d’une vérité subjectivement relative aux conditions de l’adresse et de l’énonciation.
Avant même cette dilatation démocratique du domaine de la subjectivité moderne, le Roi sacré réalisait le prodige de faire coexister dans la même forme endogame, secrète et autoréférencée, une figuree grandiose, dogmatique, intemporelle, dégagée des finitude d’une existence individuelle (la royauté), et un être né du pétrin de la chair commune. Les effets autoréférentiels sur toute la société de l’invention locale de telles poupées politiques étaient déjà exceptionnellement puissants.
Appliquant de tels modèles à la biologie, Francisco Varela parle de « figures mythiques » qui hantent la totalité des constituants, y produisent des effets de bord tel que le continuum interconnecté du tissu conjonctif (« matrice extracellulaire »), lesquels constituent l’organisme comme un tout. Cette métastructure biologique, qui fait de chaque organe le sociétaire d’une société qui déborde la simple somme de ses constituants, structure finalement ce que cet auteur désigne comme les « machines vivantes » (les organismes) autour d’une « la concaténation de processus qui produisent les composants du système comme unité concrète »[14].
Nous ne sommes pas là bien éloignés de l’étrange inspiration de Freud qui, dans Au-delà du principe de plaisir, proposait sa vision du caractère « absolument narcissique » des cellules germinales, caractère dans lequel il voyait l’origine de ce deuxième corps (le Germen) logé au sein du premier (le Soma)[15] pour mieux lui imposer la tyrannie de cette poussée continue et forcenée hors du monde inorganique qui caractérisait à ses yeux le Vivant. Cette ligue des cellules germinales avait parti lié, proposait-il, avec la structure originelle de l’Être primitif, déchiré en petites particules (kleine Partikel) au moment où il prit vit. Elle serait en somme une sorte de classe sacerdotale qui impose au petit peuple des organisations vivantes qui n’aspire qu’au retour dispersé -au repos inorganique, le culte exigeant d’une grande forme disparue. Grande vision, en tout cas, d’un « big bang symbolique » de la matière qui n’en finirait pas de courir après le recollement de ses morceaux « jetés ensemble », pour reprendre l’image que signifie le mot sumbolon.
Le trauma comme « figure mythique »
Après ce détour du côté des paradoxes fondateurs de l’autoréférence, revenons en maintenant à la question du traumatisme. Je propose ici deux hypothèses.
La première, posée ici pour mémoire, et qui prendra son importance lorsque j’aborderai la question de la source primaire du narcissisme, est que la dimension traumatique spécifiquement constitutive de l’humain a tout de même moins à voir avec la rigueur de changements climatiques (Ferenczi) qui furent, au demeurant, imposés à un très grand nombre d’espèces, qu’avec les conditions très particulières, elles, de la naissance humaine (Otto Rank). J’ai moi-même développé ailleurs[16] une conjecture de synthèse à ce propos.
La seconde, plus risquée, est que le trauma primordial, autrement dit la réponse endopsychique aux situations traumatiques très précoces, fonctionne comme l’analogon des « figures mythiques » que je viens de passer rapidement en revue et qui sont inhérentes à tous les processus fondateurs et refondateurs de cohérence dans l’ordre de la Culture comme dans celui de la biologie. Car l’humain naît d’un discord fondamental.
Selon la perspective que j’avance le traumatisme primordial dont il est ici question est moins un événement dont le caractère dramatique de la naissance humaine donnerait l’image la plus saisissante, qu’une situation catastrophique tout à fait originale qui met en cause l’unité autoréférentielle du corps biologique, et plonge le petit humain dans ce que l’on pourrait appeler le paradoxe d’une « corporéité extrasomatique ». De quoi s’agit-il ?
En un mot, chez l’humain, l’appareil psychique comme l’ensemble du corps est très précocement sorti de sa boîte biologique[17], pour plonger dans le monde des objets, des signes et des règles sociales. Et c’est ce dualisme des autoréférences, celle issue de la matrice sociale et celle issue de la matrice biologique, qui, en lui-même, appelle la formation d’une autoréférence plus large et plus complexe, autour de laquelle s’organise la vive mise au travail des interactions par lesquelles le petit humain suture son être avec son monde. Au traumatisme premier répond, pour chacun, la fabrique du premier mythe.
Ma perspective est continuiste. Je propose de considérer que les épreuves traumatiques ultérieures que les individus et les groupes sociaux rencontrent dans leur histoire (épreuves de la séparation, de la confrontation à la différence des sexes, entrée dans la sexualité adulte, en ce qui concerne le parcours le plus habituel aux individus, mouvements de désymbolisation – voir plus loin – en ce qui concerne les formes sociales), je postule que ces catastrophes plus ou moins dramatiques de l’autoréférence, donc, sont des attaques des superstructures élaborées sur le socle des solutions portées au discord fondamental entre les deux matrices, et que le travail psychique que ces traumatisations secondaires suscitent a la même forme générale que le travail de la suture inaugurale[18]. J’y reviendrai. Mais avant cela, il nous faut encore lever une ambiguïté sémantique embarrassante concernant le terme de narcissisme.
La source primaire du narcissisme n'est pas une monade mais une dyade
Dans “Pour introduire le narcissisme”, Freud développe son point de vue sur les « névroses narcissiques » dont l’exemple pur lui paraît être la démence précoce (« paraphrénie »), et la névrose traumatique, une modalité approchante. Autrement dit, la question du traumatisme, et celle du « narcissisme », avaient d’emblée parti liée dans sa perspective.
Est-ce à dire que le narcissisme structure l’être autour d’une monade originaire, et que cette perspective nous éloigne rapidement du travail de suture et de lien au monde que je viens d’évoquer ? Certainement pas, bien que le débat historique sur le « narcissisme primaire » et le « moi narcissique » ait rendu cette question parfois confuse[19]. Pour aller au plus direct, je ne retiendrai ici que ce qui, dans l’œuvre freudienne, indique clairement la dimension complexe, dynamique et relationnelle de l’autoréférence et donc, indirectement, du narcissisme.
Dès 1895 dans “L’esquisse d’une psychologie scientifique”, Freud suggérait, à propos de l’expérience de la satisfaction au sein de la dyade mère-nourrisson, que cette expérience inscrit très tôt, bien avant le langage et les leçons d’éducation civique, des principes de réciprocité et d’illusion dualiste (de « compréhension mutuelle ») qui sont « la source première de tous les motifs moraux »[20].
Cette proposition signifie deux choses. D’une part, cette « source première » du sentiment de mutualité qui mobilise le plaisir dans la réponse au discord initial entre l’être et son environnement et qui sert de fond à la loi sociale dans ce qu’elle a de plus général, cette source première, donc, peut être polluée très tôt dans la vie psychique par une perturbation grave des interactions précoces entre le nourrisson et son environnement humain. D’autre part, si l’on est conséquent, la notion freudienne de « narcissisme primaire » ne peut s’entendre de manière simple. Elle n’accorde pas nécessairement un label de conformité théorique au concept d’une monade originaire. Au mieux, l’éventuel « moi narcissique » ne pourrait être qu’une figure qu’au sens propre on peut dire chimérique: non pas qu’il s’agisse d’une élucubration théorique, mais parce que la toute-puissance originaire qui lui serait attribuée désignerait d’emblée et de manière irréversible une toute puissance de système : « le bébé, si seulement on y inclut les soins maternels » peut réaliser une organisation esclave du plaisir et viable, écrivait encore Freud dans une note des “Formulations des deux principes de la vie psychique” (1911).
L’expérience de ce monde chimérique et artefactuel apparaît en somme comme la réponse spécifiquement humaine au déboîtement traumatique décrit plus haut comme installé dès l’origine dans la constitution de chaque humain. Généralement, ce traumatisme commun trouve son issue dans l’obsessionalisation de notre monde. Celle-ci soutient les illusions de puissance du Moi, le pouvoir déraisonnable attribué aux rituels, la répudiation de la mort, ou encore la sacralisation de référents intimes qui trouvent leurs répondants sociaux dans ce que l’anthropologue Maurice Godelier appelle les Noyaux imaginaires du pouvoir.
À la faveur de ce mouvement égocentrique, les objets des humains acquièrent des caractéristiques de leur Moi. Mais en retour, cet « égocentrisme » est le fondement même d’une excentration structurelle très précoce, car en revenant au Moi, ladite « libido » colore ce dernier des caractéristiques des objets qu’elle a investi. C’est ce parcours, où les expériences primordiales de la satisfaction vécue dans les interactions au sein de la dyade mère-enfant jouent un rôle essentiel, c’est ce parcours entre moi-plaisir et moi-réalité, donc, que Ferenczi décrit dans un texte brillant de 1913, “Le développement du sens de la réalité et ses stades”. On trouvera au centre de cette esquisse de la problématique des interactions entre l’enfant et son environnement, la source de ce que j’appellerai la relation de support-étayage. Par ce terme, je désigne un concept mixte, déboîté, lui aussi. Il tient d’une part des concepts freudien et post-freudiens d’étayage, et, d’autre part, du concept de support, tel que la sociologie la plus proche de la clinique peut le mettre en œuvre à propos des points d’appui que trouve le sujet dans son existence. Je proposerai de considérer que, sous leur forme la plus générale, les événements traumatogènes extrêmes mettent violemment à mal cette relation de support-étayage entre le Moi et ses objets. Ce faisant, je me situe du côté d’une unité du concept de traumatisme, puisque je vois dans l’attaque de ces supports-étayages, la mise à mal d’un ensemble constitué par les premiers étais, formés dans le trauma primordial constitué par le déboîtement propre à l’humain que j’ai décrit plus haut.
Des névroses à axe narcissique…
À propos des « névroses narcissiques », Freud décrit le reflux de la libido objectale vers le Moi, la stase de cette libido sans emploi qui finit par faire retour vers les objets, mais sur un mode délirant, puisqu’elle n’est plus tenue par la logique de l’objet, lequel n’est plus que le déversoir d’un Moi trop plein de ce qui l’attache à lui-même. Ce moment de la stase est marqué par l’angoisse hypochondriaque qui affecte le Moi-corps ainsi intoxiqué par ce surcroît de libido. Pour illustrer ce tableau, il reprend une indication de Ferenczi sur les pathonévroses[21] et sur l’égoïsme du malade, qui « abandonne son intérêt pour les choses du monde extérieur, pour autant qu'elles n'ont pas de rapport avec sa souffrance […] et retire ses investissements de libido sur son moi »[22]. Il s’agit d’un état d’esprit que résumait l’humoriste Wilhelm Busch parlant du poète qui perd la maîtrise sa belle âme sous l’effet d’une rage de dent : elle (son âme) « se resserre au trou étroit de la molaire »[23]. La « molaire » occupe alors une place grandiose dans le paysage mental de son propriétaire. Une sorte « délire de grandeur d’organ », se manifestant par le sentiment de l’énormité de celui-ci, ou celui de son inexistence, ou encore par toute autre attribution exorbitante qui fait ombrage aux illusions de majesté du Moi.
On pourrait considérer que, vue dans sa seule dimension narcissique, l’atteinte traumatique témoignerait d’un point de souffrance du même type, constitué autour d’une trace laissée par l’événement : zone d’une mémoire de déchirure plus que de frayage, analogue à la rayure de la pellicule d’un film qui fait fi de la couche qui y supporte l’image, trace incarnée dans la chair de la psyché qui rompt les amarres avec la représentation et la vie mentale, mémoire pétrifiée dans laquelle représentations de choses et de mots se confondent souvent, et où l’image de fond peut venir jouer les premiers rôles (Cf. supra, la feuille du premier dessin). C’est une mémoire qui présentifie l’événement traumatique non pas à l’occasion d’associations souples venues du système de la pensée, mais sur un mode psychophage, attracteur, à partir d’impulsions régies par la seule rhétorique de l’analogie: une couleur, une forme, une odeur, un mot pouvant déclencher la réminiscence lancinante, parfois quasi-hallucinatoire, qui déréalise les objets qu’elle embarque dans le rets de ses analogies, et finalement intoxique et enrage le sujet.
La mémoire de la psyché névrotique connaît des fixations, mais pas une pétrification de cet ordre, qui abrase le point de vue subjectif, tient le Moi en lisière, et ne s’enrichit ni de l’expérience ni du travail de la censure. De ce point de vue, le noyau dur traumatique relève bien d’une pathologie narcissique au sens où le terme était employé par Freud à propos de la paraphrénie : une chaotisation de l’autoréférence. Ce noyau clivé manque désespérément d’une poussée transformatrice interne analogue aux sophistications du retour du refoulé sur lequel le thérapeute peut compter, dans les névroses de transfert, pour remettre le symptôme en intelligence avec le reste du Moi névrotique. Mais l’expérience montre que ce « corps étranger » est accessible à l’annexion par le Moi dans certaines circonstances.
Dans le cas de la circoncision traumatique d’Abdelnasser, la réalité a provoqué, à l’occasion d’un second événement terrible (la rencontre avec la tête), un effet d’abord profondément déstabilisateur, puis paradoxalement thérapeutique dans le cadre de la prise en charge avec la mise en jeu du transfert et de la culpabilité. En l’occurrence, l’élément jusque là en souffrance a trouvé un messager venu inopinément de la réalité dans le relief d’une scène barbare et dramatiquement surréaliste. Cette rencontre a pu engager le sujet dans son ensemble sur une voie nouvelle[24], voire lui servir de moment initiatique. En l’occurrence, la réussite de la catachrèse a fait de son produit dérivé, le « magicien », le maître des imaginations, autour duquel a pivoté l’achèvement d’une division subjectivisante plus libre et mieux adaptée (dans le dessin en question : le masque/le garçon de neuf ans).
On retrouve un tel enjeu subjectif dans la dimension structurante des rituels initiatiques au cours desquels la traumatisation est instrumentalisée comme moment contrôlé de déliaison laissant le champ à une reconstruction identitaire et à une suture nouvelle avec le groupe social. Dans de tels cas, on entre dans le traumatisme par la mise à mal de l’autoréférence, et on en sort par la reliaison.
À l’inverse, le caractère profondément déstructurant des traumas qui ne bénéficient d’aucune considération sociale se manifeste souvent par la mise à mal des zones de la psyché les plus porteuses des motifs éthiques fondamentaux, ou les plus vulnérables à des événements graves qui affectent le sujet (situations d’exclusion, maltraitance sociale ou familiale, etc.), et cela peut donner lieu à des formes ravageuses de retour du clivé[25] (voir annexe).
Le narcissisme et le social
Ainsi, la problématique de l’autoréférence que je place au centre de mon interprétation de l’hypothèse narcissique des fondateurs concernant la névrose post-traumatique ne nous éloigne pas de l’intérêt pour les faits sociaux. Elle ne nous éloigne pas, en particulier, de la saisie des traumatismes collectifs, notamment lorsqu’ils ont une cause humaine (guerres, génocides). L’autoréférence, en effet, n’est pas à envisager du seul côté de la solitude du sujet, mais également du côté des défaussements civilisateurs qui la constituent. L’écart entre le sujet et ses idéaux joue ici un rôle essentiel. En posant l’hypothèse que les situations traumatogènes secondaires sont celles qui génèrent un chaos autoréférentiel via l’attaque des supports-étayages constitués, j’ai ainsi en vue les notations métapsychologiques de Freud concernant la proximité entre la source narcissique de l’investissement dans le lien social, et les concepts de Moi Idéal, d’Idéal du moi narcissique, ou d’Idéal du moi, concepts qui décrivent des formations psychiques dérivées des premiers étayages de l’être. Je renvoie ici au texte même de “Pour introduire le narcissisme”[26].
Dans une contribution récente proposée à la discussion avec des anthropologues, le psychanalyste Daniel Koren, reprenait ce thème des rapports entre l’idéalisation et la socialisation : « C’est du côté du rapport narcissique que va se jouer la socialisation. C'est par le biais de l'idéal que se manifeste, sur le plan social, la division du sujet ». Et, d’une façon corollaire, « c'est par l'idéalisation que le sujet, en établissant son rapport à l'Autre, fait lien social »[27].
… Pour le meilleur comme pour le pire, aurait-on envie d’ajouter. Car il faut bien aborder la question des déchaînements mortifères qui apparaissent dans les moments de désymbolisation collectives, où s’emballent des idéaux décrochés vis à vis de l’œuvre permanente de construction de la forme sociale. Ces moments de décrochement faits de rumeurs parfois extraordinaires et d’intoxication des esprits, sont en eux-mêmes traumatiques : là encore, le traumatisme est un processus avant d’être un événement. Dans leurs formes catastrophiques, ils génèrent des destructions guerrières massives, et dans leurs formes plus rampantes, ils engendrent « seulement » un grand nombre de transgressions, d’actes de cruauté et de maltraitance.
La cause de ces désymbolisations collectives qu’ont connues des pays comme le Rwanda, le Burundi, le Guatemala ou la Yougoslavie n’est pas à chercher dans la psychologie, mais la psychologie ne saurait s’en désintéresser. J’ai développé ailleurs[28] l’idée que nous sommes entrés dans une situation anthropologique générale, marquée par une problématique de la désymbolisation. Son facteur d’apparition principal me semble être la place prise dans le mode de production qui domine la société planétaire par des moteurs d’accumulation des richesses fondée non pas sur la production de biens utiles, mais sur la destruction des coopérations productives et des fondements culturels des sociétés: guerre, spéculation, économie mafieuse et commerce de la mort, pour ne nommer que les plus saillantes.
La montée de « l’angoisse sociale » ne tient certes pas, aujourd’hui, à une variation climatique comme celle que postulait Ferenczi à propos des grandes glaciations. Ce sont plutôt des différences de température au sein de la Culture qu’il faudrait interroger. À la furieuse surchauffe des pratiques prédatrices d’enrichissement correspond la mise à mal, l’engourdissement, et même la « congélation » de vastes zones de la Culture (mémoire collective, systèmes d’affiliation, valeurs liées à la coopération et à la mutualité, prise en charge idéologique des projets collectifs, etc.) pour la plus grande partie de l’humanité.
Nous ferons l’hypothèse que la similitude entre la souffrance traumatique et ces formes de clivage et de « congélation » dans la Culture n’est pas sans rapport avec la carrière du signifiant lui-même. De fait, le mot traumatisme est peut-être en passe de supplanter les signifiants de la surchauffe, burn out ou stress, pour caractériser le malaise de l’époque.
Bernard Doray
ANNEXE
Dans l’exemple qui suit, extrait d’une recherche[29] menée sur le métier des agents de conduite de la SNCF, je vais citer la synthèse et le commentaire qu’Yves Clot[30] a fait de mon propre travail. Ce sera au passage une seconde occasion de vérifier la pertinence de la notion de catachrèse dont cet auteur fait un usage stimulant[31]. La mise hors du circuit normal de l’activité de « la tête » (où avait-il la tête, en effet, ce conducteur exemplaire qui fit ce jour là une faute énorme ?) et du bras (qui a agi d’une manière mécanique, pour « acquitter » une cause sans aucun rapport avec le problème immédiat de la conduite de ce train là), l’absence relative de contenu psychique des actes ordinaires dans le contexte qui avait suivi un accident rapidement chargé d’un surcroît de sens, tout cela avait contribuer à laisser la voie libre pour le dévoiement inconscient des opérations de conduite vers une toute autre finalité. Un acte technique était alors devenu le moment catachrétique qui avait permis la commutation explosive entre deux scènes traumatiques : l’une très récente et présente à l’esprit et l’autre ancienne et tenue à distance par le clivage.
Je cite donc le propos d’Yves Clot : « L’accident se produit à la suite de l'inobservation des signaux par un conducteur qui avait été quelques heures plus tôt l'acteur involontaire d'un inévitable accident de personne sur la voie. Il s'est avéré que cet accident était venu réveiller chez cet agent de conduite un trouble bien compréhensible lié à un drame survenu un an auparavant et au cours duquel il avait décapité un homme qui avait choisi ce mode de suicide. La culpabilité engendrée chez le conducteur par cet accident précédent n'avait pu être soulagée. Elle mobilisait encore son activité mentale. En effet, on ne lui avait pas demandé le rapport circonstancié qu'il avait rédigé pour une enquête rogatoire auprès de laquelle il s'attendait à témoigner. D'une certaine manière, le second accident, beaucoup moins spectaculaire, s'était chargé de l'atrocité du précédent, dont le souvenir avait été réveillé. C'est dans les heures qui ont suivi que ce conducteur a “acquitté” (c’est le terme technique consacré), le conducteur a donc “acquitté” le signal machinalement, mais n'a pas ralenti : tout s'est passé comme si le sens de son geste technique d'acquittement avait été capturé, dévié vers la résolution "symbolique" du problème intime de culpabilité laissé par l'accident précédent ».
Commentaire de Yves Clot : « Le conducteur […] est resté prisonnier d'une chaîne de significations trop personnelles, attachées au premier accident, restées “en souffrance“ par absence de destinataire, sans pouvoir trouver un écho dans l'activité de quiconque, pas même dans la sienne. L'inconscient psychique, notait Vygotski, résulte de l'impossibilité pour une activité de passer dans d'autres activités. Il ajoutait [Vygotski] : “Sont inconscientes, les représentations qui sont dissociées des mots". Mais elles ne sont pas abolies pour autant ».
À cela je n’ajouterai qu’une chose. Après que le conducteur eut repris sa conduite, entre le premier accident et la faute qui a déclenché le second, les signaux étaient tous au vert. Il poussait la vitesse de son train comme on le lui avait demandé, et dans cet univers vide de signaux qui fassent sens, son esprit divaguait, et l’angoisse circulait avec ses pensées. Il revoyait cet homme assez âgé dont la canne avait heurté le train et dont le bras avait été de ce fait gravement blessé. Il pensait aussi à son père. Et puis, sur un mode plus hypochondriaque que marqué du sceau du transfert, il imagina que cet homme devait vivre seul, aussi seul qu’il était lui-même dans sa cabine de conduite, que si on devait l’amputer, il aurait bien de la difficulté à se faire sa cuisine sans son bras, et autres choses semblables. C’est alors que son propre bras décida de s’exonérer de l’angoisse qui commençait à s’attacher à lui, et de prononcer libéralement un « acquittement » général, oubliant simplement par là qu’il appartenait à un homme qui conduisait un train de voyageurs, et faisant malencontreusement délirer ce dernier au sens étymologique où « délirer », c’est sortir du sillon[32].
Le plus surprenant dans cette affaire, fut que la justice entendit l’essentiel de cette cause et en tint compte, dans le jugement qui suivit ce manquement grave de conduite. Par ailleurs tout cela ne compta pas pour peu dans le réaménagement de l’idéal réglementaire de la SNCF vis à vis de ses agents : le remplacement d’un agent de conduite après un « accident de personne » y est dès lors devenu la règle plutôt que l’exception.
[1]Psychiatre-psychanalyste E.P.S. Barthelemy Durand, Essonne. Responsable pendant 13 ans des programme de recherche en santé mentale de la MiRe (Mission Recherche des ministères des affaires sociales et de la santé). Aujourd’hui responsable au Centre de recherches et et d’actions sur les traumatismes et l’exclusion (CEDRATE), Maison des sciences de l’homme, 54 Boulevard Raspail.
[2] Bernard Doray (coordinateur), “ Les populations infanto-juvéniles dans les guerres et les génocides: approche de la mémoire et des traumatismes ”, Erès 1997.
[3] Bernard Doray, L’inhumanitaire, ou le cannibalisme guerrier à l’ère néolibérale, La Dispute 2000.
[4] Pour qui ne serait pas convaincu de la fréquence de la substitution décapitation - attaque du membre viril, voir Sigmund Freud, 1916, Rapport entre un symbole et un symptôme, Revue française de Psychanalyse, 1935, 8, pages 447 - 448, cité par Philippe Gutton, Le jeu chez l’enfant, ECHO-GREUPP, 1988, page 46.
[5] « Catachrèse : Didact. Figure de rhétorique qui consiste à détourner un mot de son sens propre. -Extension de sens d'un signe lexical (mot) par métaphore, métonymie, synecdoque à une notion non désignée dans la langue ». Dictionnaire Robert électronique. Etymologiquement, crestai signifiait utiliser et katacresiz est une subversion d’usage, avec une tonalité plutôt négative, en tout cas moins noble que la métaphore.
[6] On retrouve ce procédé, par exemple chez Georges Perec, lorsque, dans W ou le souvenir d’enfance, il ampute le corps de son texte au moment où après avoir décortiqués ses vienx souvenirs écrans, il approche de ce qui devrait être le récit véritable de l’horreur froide qu’a représenté le moment où, enfant, il est resté idiot dans la séparation d’avec sa mère qui allait plus tard mourir à Auschwitz : le chapitre se résume alors à une icone : (...). Les points de suspension y figurent, si l’on veut, le suspens du temps traumatique, mais aussi les sutures d’un champ opératoire dont il est question à ce moment des souvenirs. J’ai développé cette analyse dans: Berrnard Doray, X=2X? (A propos de “W ou le souvenir d’enfance“ de Georges Perec), dans Akademija Nauka i umjetnosti Bosne i Herzegovine, Naucni skupovi Psichosocijalni aspekti rata u rRepublici Bosni i Herczgovini, Sarajevo, 1995. Ce texte a été texte repris de manière plus complète dans: Berrnard Doray, “X = 2X? La trace d’un traumatisme dans un récit de G. Perec , dans Michèle Bertrand, (dir), Les enfants dans la guerre et les violences civiles, approches cliniques et théoriques, L’harmattan, 1997, pages 105-116.
[7] Au sens ou Mikhaïl Bakhtine, en particulier, a travaillé ce concept.
[8] « La conviction bien argumentée de l’armée (guatémaltèque) selon laquelle la population indigène Ixil dans sa totalité soutient l’EGP (armée guerillera du peuple) a créé une situation dans laquelle on peut espérer que l’armée ne laissera aucun survivant, aussi bien chez les combattants que chez les non-combattants ». Document déclassifié du Departement d’Etat des Etats-Unis, CIA, G5-41, p. 12.41, released février 1998, février 1982. Cité dans le Rapport de la Commission pour l’éclaircissement de l’histoire des Nations Unies, UNOPS - MINUGUA, Guatemala, 1999).
Dans un contexte comme celui que j’évoque ici, si l’on veut décrire des actions de santé mentale authentique, liant entre elles les dimensions collectives et individuelles, on se tournera plus volontiers vers les courageuses initiatives des églises catholiques locales. Elles organisent l’exhumation des corps abandonnés aux cimetières clandestins, permettant ainsi que les réenterrements se fassent avec des messes ou des rituels mayas. Dans ces opérations, elles accompagnent la population d’une aide psychologique prodiguée par des promoteurs communautaires.
[9] Sandor Ferenczi, Thalassa, essai sur la théorie de la génitalité, dans Œuvres complètes Psychanalyse III, Payot, 1974, pages 250 - 323.
[10] Sigmund Freud, “Au delà du principe de plaisir”, Essais de psychanalyse, Payot, trad. André Bourguignon, 1981.
[11] Philippe Gutton, Le jeu chez l’enfant, op. cit., page 40.
[12] Allusion au célèbre jeu du Fort-da observé par Freud sur son petit fils Ernst, et décrit dans Au-delà du principe de plaisir.
[13] Francisco Varela (Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, Seuil, 1989) cite ce sophisme. En fait, le nom d’Epiménide a été associé au sophisme du Menteur à une date tardive. Aristote parle d’Epiménide le Crétois, mais ne l’associe pas audit sophisme (Cf . André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, 15ème édition 1985, PUF, article Epiménide (L’).
[14] Francisco Varela , Autonomie et connaissance, essai sur le vivant, page 45. J’ai développé un commentaire et une critique de cette perspective dans: Bernard Doray, Le lien, le corps, la mémoire - propositions pour une reprise actuelle du legs freudien, thèse présentée en vue du Doctorat de l’Université de Franche-Comté, (psychologie), décembre 1998, 1185 pages, Voir notamment pages 647 - 675.
[15] Pour reprendre la terminologie de Weismann à laquelle se réfère Freud dans Au-delà du principe de plaisir.
[16] Bernard Doray, Le lien, le corps, la mémoire - propositions pour une reprise actuelle du legs freudien, Op. cit., Voir notamment pages 734 - 743. La synthèse à laquelle il est fait référence ici fait sa part à l’hétérochronie humaine du développement cérébral, nécessaire pour passer la barrière limitante de l’étroit canal obstétrical hominidé permettant que la bipédie soit mise à profit pour le développement de gros cerveaux, à la néoténie, probablement liée au fait qu’avec la prématurité systématique, une maturation s'effectue ici à l'extérieur de la matrice alors qu'elle reste prénatale chez les autres primates, ce qui est la base de ce que l’on a pu appeler une “culture extrasomatique”. L’important est l’apparition d’une logique de développement qui rompt avec les petites boucles de rétroaction qui caractérisent le lien entre la forme animale et son environnement écologique. Ce qui apparaît à sa place, c’est une dialectique complexe entre, d’une part, l’autoréférence des individus et du genre et, d’autre part, des circuits d’échanges socialisés de plus en plus largement excentrés. J’ai proposé d’envisager les ricochets d’angoisse-de-l’incomplétude qu’évoquaient les premiers freudiens en contrepoint du plaisir primitif, intra-utérin, comme consubstantiels à cette forme de développement. Je propose aussi de lier cette particularité du développement à une condition plus générale selon laquelle les humains doivent produire leur société pour vivre: une société qui, a la différence de la termitière, est historicisée, et à exemplaire unique.
[17]Cf. “le grand déboîtement”, dans Bernard Doray Charlot et le magicien: la grimace du trauma, Sud - Nord, N° 12, Erès, 2000, pages 9 - 20.
[18] On a repris l’expression proton yeudo pour désigner le second temps dans la théorie freudienne de l’après-coup du trauma. On pourrait dire par exemple que le caractère étrange de la tête coupée qui a médusé Abdelnasser devait son aspect d’irréalité au fait qu’elle portait la rémanence brutale d’une scène traumatique soigneusement mise à l’écart, celle de la circoncision. C’est ce caractère de “comme si” qui donne à la figure sa force de mobilisation psychique, laquelle conduira l’enfant à une élaboration fantasmatique enfin névrotisante. Mais on pourrait avancer qu’au même titre que par le refoulement, c’est toute une division de la psyché et une séparation avec le réel, qui s’organise à travers la traumatisation primordiale et ses dérivés secondaires. Le dit proton yeudoz (premier mensonge) pourrait donc être entendu dans un sens beaucoup plus large que celui qu’on lui prète. Il serait dans l’ordre de la psyché ce que le mensonge d’Epiménide est dans l’ordre de la Culture: un moment d’avènement du paradigme subjectif.
[19] Pour éclaircir cette question, voir notamment : Philippe Gutton, Le bébé du psychanalyste, perspectives cliniques, Paidos, Le centurion, 1983, pp. 96-100 ; Serge Lebovici, Le nourrisson, la mère et le psychanalyste - les interactions précoces, Paidos, Le centurion, 1983, pp. 18-39 ; Françoise Coblence, Serge Lébovici, PUF, 1996, pp. 56-80.
[20] Sigmund Freud, Naissance de la psychanalyse, trad. A. Berman, PUF, 2° éd., 1969, page 336.
[21] Le point de vue de Ferenczi sur la question est exposé dans: Sandor Ferenczi, Les pathonévroses, dans Œuvres complètes Psychanalyse II, Payot 1970, pp. 268-277.
[22] Sigmund Freud, “Pour introduire le narcissisme”, La vie sexuelle, PUF, 12° éd., 1999, pp. 88-89.
[23] Sigmund Freud, idem, page 89.
[24] Voir à ce propos l’opinion de Houria Chafaï Salhi, qui dirige le service de pédopsychiatrie du C.H.U. de Blida : « Par la remise sur le métier de la toile existentielle qu’il provoque, le traumatisme psychique propre à ces situations induit une crise, c’est un moment décisif d’évolution parfois péjorative mais parfois aussi bénéfique. C’est dans ces moments de crise qu’on découvre que la répétition dans laquelle on s’enlisait n’est souvent qu’un reflet des maux de la tribu, une accomodation à valeur antalgique et que l’individu ne participe jamais pleinement de sa culture; chacun possède un trésor de mots secrets, qu’il avait glané au cours d’un périple personnel et ce sont ces mots enfouis qui ressurgissent pour dire le mal-être, mais aussi pour recréer un nouveau tissage identitaire, plus singulier, plus original. Semblable à un accouchement dystocique, ces situations provoquent des traumatismes, certes douloureux, souvent inquiétants, mais leurs effets ne sont pas toujours négatifs, à condition évidemment que les victimes soient bien prises en charge ». Houria Chafaï Salhi, Le traumatisme psychique, ce reflet indiscret des maux de la tribu, dans Michèle Bertrand, (sous la direction de), Les enfants dans la guerre et les violences civiles, approches cliniques et théoriques, L’harmattan, 1997, pages 105-116.
[25] J’emprunte le terme de retour du clivé à Jean Furtos et René Roussillon, et celui de congélation et l’essentiel de l’argument qui va avec, encore à Jean Furtos (Cf. entre autres, Séminaire RESSCOM - DIV, séance du 7 décembre 2000, Paris). Le passage entre la clinique des événements traumatiques majeurs et celle des situations de néantisation rampante, “chroniques”, mériterait d’être approfondi pour rendre compte des profonds effets dans la Culture, des situations d’exclusion sociales de masse.
[26] Sigmund Freud, “Pour introduire le narcissisme”, Op. cit., pp. 104-105.
[27] Daniel Korin, Lien social, idéalisation et discours, dans Maurice Godelier,n Jacques Hassoun, Le meurtre du père, Arcanes 1996, page 148.
[28] Bernard Doray, L’inhumanitaire..., Op. cit., pp. 256-280.
[29] Daniel Faïta, Yves Clot (étude coordonnée par), avec Damien Cru, René Dagand, Bernard Doray, Nicole Falcetta, Georges Guttierez, Bernard Pellegrin, “Signer la ligne“, les aspects humains de la conduite des trains, S.N.C.F., Comité Central d’Entreprise (S.N.C.F.), Janvier 1996. Voir aussi Bernard Doray, “Comment l’inconscient peut faire dérailler les trains”, Communication présentée à la réunion annuelle de la Convention psychanalytique, Paris, juin 1994.
[30] Yves Clot, La fonction psychologique du travail, PUF, 1999, page 190.
[31] Yves Clot parle de catachrèses subjectives, par extension d’une acception que ce terme avait déjà pris en psychologie du travail: “ l’attribution de fonctions nouvelles aux outils, autrement dit, l'usage détourné d'un outil ” (Yves Clot, La fonction psychologique du travail, P.U.F., 1999 page 195). Dans la dimension subjective, se déroule des processus du même ordre : « Les rencontres et évènements de l'activité peuvent démanteler la version qui relie le schème à l'objet passé. Par cette déliaison qui fournit à l'objet attracteur une nouvelle description ou qui l’implique dans un autre scénario proposant au sujet une autre représentation des choses déplacées dans un contexte insoupçonné, de nouvelles possibilités apparaissent qui étendent la plasticité psychique. Le schème initial, percuté par la recomposition de l'objet, peut s’incorporer dans un schème plus vaste, dont le champ des possibles est plus grand. L’objet initial est délogé par un nouvel objet. Il s’agit là d'une mobilisation psychologique qui remanie la subjectivité constituée sous l'effet d'une activité du sujet parmi les autres, dégageant un objet inassimilable pour la grammaire du schème en vigueur. Sous ce deuxième angle, la mobilisation subjective se fait grâce à une activité productrice de nouvelles traces et créatrice de nouvelles fonctions pour l'invariant subjectif… » (Idem, page 194). Voir aussi : Yves Clot: Le problème des catachrèses en psychologie du travail: un cadre d’analyse, Le travail humain, Tome 60, N°2, 1997.
[32] “Début du XVIe ; du latin delirare, proprement “sortir du sillon”; de de “hors de“, et lira “sillon“”. Robert électronique, article Délirer.