Le corps esclave et les mémoires résistantes

Par Olivier Douville [1]

Résumé : La psychanalyse dans son histoire est l’enfant d’un siècle au moins de destructivité de l’humain et de bouleversements intense de l’histoire. Cela implique qu’elle se doit d’entendre les récits et les mémoires de corps et, donc, les effets de présence de ces mémoires dans la cure. Reconstruction de ce qui pour un sujet fait signifiant de son histoire singulière et de son histoire «collective», jeux de croisements et de déterminations réciproques de ces significations et de ces scènes sont donc des moments forts de ce que la parole transférée trame et travaille en psychanalyse. Mon interrogation porte sur la façon dont la cure psychanalytique permet que se retrouve et s’invente un savoir sur l’origine et la filiation.

Quels modèles du psychisme et du lien peuvent rendre compte des effets des grands événements sociaux et des profondes mutations sociales ? Ces problématiques générales et actuelles seront mis au travail à partir d’une réflexion anthropologique et clinique sur les incidences subjectives singulières et collectives de la traite esclavagiste.

«Si sawan' té ka palé, nous sé con-net trop' sicré» («Si les savanes parlaient elles nous diraient trop de secrets» :proverbe créole recueilli à la fin du siècle dernier par Lafcadio Hearn)

Présentation

Situons les enjeux.. La lecture anthropologique de l’esclavage telle que Claude Meillassoux l’a tentée et réussie en 1986 se prolonge par l’étude du lien social dans les sociétés marquées par l’imposition par les maîtres occidentaux imposaient d’une forme figée du discours du Maître. Se dévoile alors l’enjeu politique du dépassement de cette forme. Mais en jeu psychique tout autant. Comment alors la pratique psychanalytique peut-elle recevoir un éclairage de patients dont l'histoire, la leur ou celle de leurs ascendants est marquée par des violences massives d'effacement et de meurtre de l'humanité brisant les fils des générations qui la constituent ?

La mort, le meurtre, les héritiers de l'inhumain ... d'emblée ce texte veut inscrire ce constat : un homme, tout homme, peut très bien s'attendre à mourir, mais nul ne s'attend à être dépossédé de son «mourir». Cette dépossession, en masse, au nom d'un bon droit d'une part de l'humanité à disposer de l'autre, est une opération qu'a tenté de réaliser l'esclavage. L'héritage de la plus déshumanisante et de la plus destructrice situation coloniale, l'esclavage, est culturel et politique, mais, et c'est là que le clinicien a son mot à dire, il peut aussi être psychique. Il n'est pas besoin de revenir sur la charge explosive -c'est à dire une charge aussi et avant tout porteuse de possibilité de sublimation et de mutations culturelles- que distillent les rapports d'identités, d'appartenances communautaires et de langues dans des pays colonisés ou post-colonisés. En ce point, le psychanalyste est concerné en tant que soignant et en tant que chercheur, mais il l'est surtout dans sa responsabilité qui est la sienne de poser la question de la nature et de la fonction de l'héritage du passé sans tenter de la banaliser ou de l'hystériser. Il lui incombe aussi, et avant tout, à partir des dires et des transferts de ses patients de reconnaître le coprs de traumatisme, de reconnaître ce qui dans la traumatisme et sa plainte dit la nécessité de souvenir de l'insouvenable. Il appartient au psychanalyste non de produire un super-savoir venant interpréter ou réduire à quia les autres savoirs que construisent les autres sciences humaines, mais, de sa place, et à partir de son acte clinique, d'entendre la nécessité culturelle mais subjective aussi d'authentifier qu'il s'est bien produit la perte réelle d'un patrimoine humain et symbolique. Responsabilité donc et tout autant, de miser sur le changement et d'ouvrir à des traversées, des transferts, pour conjurer la tentation mélancolique qu'expriment plus d'un patient de périr de trauma ou d'oubli, afin de contribuer à la possible transformation de ce qui a été si violemment mis en place par la colonisation et l'esclavage.

Ces jalons de subjectivation passent par le statut de la langue «maternelle» et des bilinguismes, du corporel et des relations entre sexualité, désir et jouissance. Autant dire que nous n'évitons pas de remettre sur le métier de nos conceptualisations la notion de ce que serait un sujet aux prises avec ce que l'histoire a fait de l’organisation des signifiants qui sont en jeu dès qu’il s’agit de penser la violence faite à la condition humaine. Qu'est-ce qu'un clinicien peut en dire ? que peut-il dire des incidences psychiques de la casse des fondations anthropologique de tout sujet.

Si, psychanalyste, je suis toujours porté par un vif intérêt – un concernement plus précisément pour l’anthropologie, c’est aussi que ma pratique est très souvent interrogée par la façon dont le social et l'histoire ont pu cesser de prendre soin du désir d'altérité présent dans la construction du sujet. Il importe non seulement de repérer par quelles traversées de traumas chacun est entré dans le monde de la parole, mais aussi par quels interdits fondateurs il s'y est structuré pour la longue durée (P. Legendre, , 1992 ; O. Douville, 1996 et 1999). La fondation de chaque personne n’est pas univoque. Elle s’étaye sur plusieurs niveaux de réalités, anthropologiques et inconscientes. L’affaire de la psychanalyse est de se centrer sur la division du sujet C’est là un fait de structure, reconduit pour chacun et concernant la singularité de chaque vie

Les cliniciens font la rencontre d'hommes et de femmes dont la vie est marquée par une destruction de l'ensemble des repères symboliques qui font tenir la langue, la mémoire et le corps, ceux qui, dans leur histoire singulière et collective, sont pris dans des violences et des sidérations, des inhibitions redoutables (Douville, 2012). L’histoire par ses violences impose toute une grammaire d’amour ou de haine pour certains signifiants, c’est la règle du jeu humain, sa raison hégélienne, seulement, avec les tentatives massives de destruction des forces d’humanisation de la vie humaine singulière et collective, ce qu’imposent ces violences c’est autre chose qu’un jeu d’amour et de haine pour des signifiants, c’est une forclusion instrumentale de ces signifiants (Douville, 2012). Cette épreuve doit être reconnue et traversée par les héritiers de cette histoire. Il est urgent de la penser. Et d’en reconnaître la puissance actuelle. C’est important pour ne pas figer le rapport au passé dans une langue morte Ce n'est pas dans n'importe quel contexte qu'il devient important pour un individu d'être sujet et d'avoir une vie psychique. Ainsi, il est des situations d'extrême violence, d'extrême exclusion ou d'extrême menace : destructivités génocidaires, mises en exil sans la promesse qu'existe ce foyer d'accueil que donnerait historiquement tel ou tel pays ou telle ou telle société, qui sont des situations concrètes vis à vis desquelles les sujets ne savent plus quoi mettre en avant, ne savent plus à quoi participer pour faire reconnaître et valider leur dignité d'être humain vivant. En errance dans une dignité brisée, ils ne savent plus à qui adresser l'effort qui est le leur de préserver leur vie, ni vers quels buts ou vers quelles gratuités désirantes orienter leur existence alors réduite à la survie. Contre ces violences, il faut souvent le temps d'une élaboration inconsciente sur plus d'une génération pour ouvrir à la mémoire et a reconstruction au singulier.

De la nécessité pour chacun de construire un rapport à l'Histoire

Chacun adossé à la vie de la parole, transmet, trahit et traduit l'héritage manifeste et l'héritage insu reçus de ceux qui l'ont précédé. L'héritage réclame la transmission. Les générations à venir exigent le récit de l'origine … le récit, non sa récitation fade anonyme at automatique qui fait de l'histoire un passé tout à fait révolu car sans effet sur la façon que nous aurions d'habiter notre monde contemporain. Rien n'est plus faux, rien n'est plus coupant des anciens et des jeunes que le fait d'invoquer la modernité comme une bonne raison pour forclore ses romances et ses savoirs d'origine ! Or, qui se vit né d'un drame, d'un meurtre de l'humain hérite d'un dilemme assez cruel. Comment déformer, remodeler par les forces d'amour et de haine, les figures des mères, des pères et des anciens, lorsque ces anciens ont été victimes de traumas historiques ? L'enjeu, pour le survivant et pour celui ou celle qui se définit comme descendant de «survivant», serait de s'affranchir de la réclusion dans l'angoisse et la culpabilité qui peuvent peser sur sa personnalité et d'accepter et de dire enfin qu'on s'est construit avec autre chose qu'avec une pure catastrophe, ne serait-ce qe parce que jamais la catastrophe n'a été absolument triomphante (O. Douville, 2007).

Cette dimension psychique, bien réelle, n'est pas mince et elle n'est surtout pas à appréhender par un abord philosophique ou spéculatif. Surgissant dans l'urgence d'une parole qui trouve son centre de gravité et son pouvoir d'alerte, je l’ ai entendue de la ouche de certain(e)s de ces analysant(e)s haïtien(ne)s ou antillais(es) qui manifestaient une angoisse parricide ou matricide tout à fait précise lorsqu'il leur devenait possible de s'affirmer sujet de leur désir et de leur histoire. En même temps que le réel de leur corps se rappelait à eux de certaines turbulences : vertiges, nausées, fourmillements, façons d’étourdissement. Je leur fais souvent remarquer que toucher à ce qui fixait le rapport au passé peut créer des émois de la pensée mais plus encore de notre corps psychique, réservoir de nos forces d’amour et de désamour. C’est aussi qu’en ces moments deux scènes venaient à se disjoindre, ce qui mobilisera peut-être une autre métaphorisation du ce Nom-du-Père qu’est l’ancestralité. Alors ces deux scènes, nommons les : la scène traumatique et la scène originaire. Je dois ici préciser, définir . La scène traumatique est, grosso modo, référée à la question «de quelle catastrophe et de quelle force et forme de survie mon» peuple» est-il issu, ma communauté est-elle issue ? «. Elle s'objective dans la reconstruction collective, garantie, d'une mémoire précise et datable. Et d'une mémoire précieuse qui vaut plus qu'archive ou que e documentation fixée tant qu'elle garde un pouvoir d'interroger l'Occident en ses logiques et en ses formes actuelles de domination. Distincte de la scène traumatique, la scène originaire est, elle, la construction, dans la cure psychanalytique, d'un énoncé du sujet. Elle figure la retrouvaille qu'il fait avec des mots importants qui ont précédé sa naissance de sujet humain, qui ont présidé à certains accidents de son destin. J'ajoute que ces mots importants, que nous nommons signifiants pouvaient être le plus souvent mis sous séquestre du refoulement.

La question de la jonction et de la disjonction entre scène traumatique et scène originaire peut sembler aussi universelle et banale qu'une distinction entre le collectif et l'individuel. Je pense qu'il ne suffit vraiment pas de dire cela et que la possibilité pour un sujet de tenir un discours, de faire métaphore et non plus seulement déni ou dénonciation du passé va être garanti par le fait qu'une société consente à parler du trauma historique, de la catastrophe humaine qui s'est produite et qui a meurtrie les lignées dont ce sujet est issu. Le psychanalyste n'a pas à hésiter. Pour construire cette scène originaire, encore faut-il que le sujet puisse prendre appui sur ce qui, dans la langue commune, circule comme récit de mémoire, encore faut-il que les histoires des ascendants, les blessures venues des générations antérieures, puissent faire trace, faire inscription, faire leur place et leur creux dans la langue parlée. L'obstination contemporaine à ne surtout pas parler, alors que ce silence est tuant , des violences de la colonisation[2], des traites esclavagistes, a pour conséquence qu'il peut sembler tout à fait ardu pour un sujet de toucher à des mots comme «mort», «sépulture», «esclave», «esclavagisme» ; bref, qu'une mémoire ne peut se partager. Ces mots deviennent alors chargés d'une intensité où fulgurent des mémoires suspendues, ces mots sonnent comme des cris. Pire ils ne peuvent plus être dits et surtout pensés de part et d'autre des groupes qui composent une communauté. Tout le monde connaît des moments de crise dans son identité, de découragement, de lassitude ou d'angoisse. Ces temps de la crise ne sont pas en soi une mauvaise chose. Ils peuvent être stimulants à condition de ne point en abuser. Mais que se passe-t-il lorsque dans le social circule des modes de péjoration de ce qui fait tenir son propre rapport au symbolique ? La construction identitaire est fragilisée en ces cas d'exclusion culturelle et/ou sociale.

Pour qu'un questionnement social vienne au jour, il est nécessaire que le sujet individuel puisse se trouver en position légitime d'interlocuteur et en état de pouvoir s'interroger sur le sens de sa vie. ce qui nécessite une reconnaissance et par lui et pour lui de ses capacités à s'approprier l'histoire, la mémoire , et la souffrance.

Il est urgent de le réaffirmer : ce qui a fait trauma pour les sociétés qui ont vécu l'esclavage est à référer à la réalité massive de la mort, et du déni de l'humanité de la sexualité humaine [3], réalité et déni divisant le fil des générations en deux : les morts en masse et les survivants. C'est ainsi que le réel du trauma se redouble toujours par une transgression qui attente au coeur même de l'humanité de la parole. Le trauma s'intensifie du rapt des jouissances et, surtout, dans l'absence d'honneur du aux morts. Le trauma c'est le passé aboli, la génération mise en ruine, le pur présent de la mort réelle –mais aussi quand il s’élabore la conscience douloureuse d’avoir eu la force ou la chance d’avoir survécu à tout cela, et l’incertitude angoissante de la dette ainsi contractée. L'esclavage qui fabrique des esclaves, fabrique donc des personnes interchangeables «dé-généalogisées», confondues avec leur seule force de travail. De tels sujets sont pris dans le droit mais ils ne peuvent recourir à la Loi. Il revient aux générations qui succèdent à cela de ciseler et lier, à partir de la mémoire et dans la mémoire, ces anneaux qui maillent un réseau de sens et de parole. Elles doivent le faire, qu'elles descendent des noirs ou des békés, des colons ou des révolutionnaires, ou, tout bonnement, des «neutres», car l'esclavage s'inscrit comme conséquence de l'effacement de ce qui fonde l'humanité de l'humain.

Je dis ici que l'esclavage a inscrit dans l'histoire mondiale un acte de suppression de la « négation fondamentale humanisante». Ce que je nomme, avec mes termes mais dans le fils de la pensée de quelques autres (E. Glissant, 1981 ; R. Kaës, 1993), «négation fondamentale humanisante» est à définir et à affirmer ainsi : Non, l'homme n'est ni une machine, ni un animal. Non, l'homme ne peut être réduit au réel de son corps. Cette négation est fondatrice parce qu’elle permet l'émergence de la catégorie morale -et donc politique- de l'humain. La lamentable et terrifiante caractéristique des déportations, des esclavagismes et des génocides tient en ceci que cette négation, par quoi notre langage et notre parole tient la route, a été abolie, tenue pour rien, jetée aux orties, mise à la casse. Un nouvel ordre social, donné pour conforme à la Nature, pouvait et devait se passer de ce pacte symbolique. Et ce n'était pas tant la vie seule qui était mise en péril (les propriétaires d'esclaves ne voulaient pas l'extermination des esclaves, il tenait à garder leur capital) que le rapport du sujet à ce qui fonde l'humanité de la vie, soit aussi le rapport aux dieux, à la sexualité et à la sépulture qui était tout à fait bafoué et brisé. D'où l'importance rétroactive des croyances et des pratiques magiques qui permettaient de tresser du discours etb du lien social clandestin sur la mort, d'érotiser la mort afin de s'en approprier la violence et de conférer à cette violence de la mort et de l'arrachement une certaine orientation -certes, funeste et maléfique, le plus souvent. Mais façon aussi de dérober à la souveraineté des maîtres une part de la jouissance, une part de la contention du corps, une part de la fécondité. Scène du sort jeté comme contre-scène de la fécondité dérobée, de la puissance colonisée.

Je me souviens qu'une de mes patientes, femme «debout» antillaise suradaptée à la vie parisienne, est sortie d'une secrète mélancolie le jour où elle a semi-rêvé qu'un de ces ancêtres esclaves était devenu «marron»après avoir enterré clandestinement un de ses compagnons d'esclavage mort par suite des férocités disciplinaires et punitives. Ce thème n'a pas davantage à être vérifié d'un point de vue «historique», qu'à être interprété psychanalytiquement comme un lapsus, un rêve à message ou un symptôme. Elle racontait là un mythe d'origine par quoi sa dignité lui fut rendue. Elle pu à dater de cette séance prendre sa parole au sérieux (et non plus au drame). À la suite de quoi bien sur il lui fut possible de parler des métissages qui marquaient aussi ses ascendants et ses amours, mais c'est là une réjouissante constante antillaise dit-on.

Il me faut ici faire halte. Je parle d'un fragment de cure psychanalytique, pas d'une conversation mondaine ou militante. Il m’est arrivé de rêver de cette analysante, la nuit qui suivit cette séance. Je n’étais pas aux Antilles, ni en Métropole mais déambulait, posant mes pas dans l’agora abstraite, d’une cité populeuse, antique et florissante. Et devant un homme, sage sans doute, ridé et juvénile comme un prêtre taoïste défilaient des négociants, des capitaines de bateaux négriers et des contremaîtres et des maîtres des plantations qui chaque fois se disaient innocents des déportations et des esclavages dont ils furent à la fois des rouages et des profiteurs prétendant qu’ils n’étaient, et je tiens ici à la féconde équivoque « des maillons de la chaîne ». La colère du sage fut nette, il leur hurlait au visage « eh quoi vous n’êtes pas même des esclaves, vous êtes moins que ça, pour qui vous prenez-vous, pour des petits bouts de ferrailles ou de câbles, n’avez-vous rien ressenti quant tout cela eut lieu de votre fait! ». On voit bien vers quoi ce rêve qui me visita lève un voile. Il pose l’accent sur le fait que la jubilation féroce du négateur de l’autre est constamment nié. Les bourreaux d’aujourd’hui se justifient de l’avoir été en argumentant toujours qu’ils ne sont qu’un rouage dans la machine. C’est l’innocence gagnée par désubjectivation, cette autre face de la séquestration du sens humain. Je ne sais si ce à quoi le rêve m’introduit, soit une certaine saisie des logiques surmoïqes dans le totalitarisme est juste, historiquement, concernant le maître de l’esclave dans les temps antiques, ni même au temps de la traite et de l’institution de l’esclavage lors de la traite. Je pense, en revanche, que le dialogue des hommes et des femmes d’aujourd’hui avec le passé esclavagiste ne se fait plus sans un dialogue avec les autres tentatives de destruction et des destitutions de l’humain sans se livrer pour autant aux médiocres et consternantes compétitions des traumas et des mémoires. J’en reviens à cette cure. Avant cette séance, ce qui à la fois pouvait me séduire et m'embarrasser avec cette femme, à l'aise, assez belle et aimant discourir, était l'aspect assez artificiel de son aisance. Non qu'il fallait, au nom de je ne sais quel culte malvenu et crétin de l'authenticité, provoquer, au plus tôt, le lézardement de cette trop riante facade. Au centre de ses paroles frisaient les effets d'un clivage. D'une part l'autorité solaire -autorité de son dire et des rires sonores-, des nostalgies de circonstances, des identités d'apparat. Et à côté, l'expression d'un profond sentiment d'être comme une «âme en peine» ou pour le dire plus vivement , d'être réduite à un corps «piège à regards» glissant le long d'une vie ramassée sur les stimulations sensorielles. Les détails de sa vie sexuelle ne m'étaient pas inconnu, les coordonnées, les images et les logiques de ses fantasmatiques désirantes n'effleuraient guère dans les introuvables troubles du dire. Le psychanalyste était sollicité pour devenir une machine à intepréter sans fatigue un discours qui tournait à vide. Elle passait son temps (enfin «son» temps !) non pas tant à vérifier si elle désirait ou était désirable mais à vérifier si elle était bien vivante, bien liée à des mondes sensibles, sensoriels et vivants. Jusqu'à ce moment de panique où elle crut qu'on allait tout lui prendre, lui voler, la renvoyer dieu sait où … et jusqu'à son psychanalyste qui, d'un seul mot, disait-elle, pouvait la perçer à jour, la définir. Peur de l'abandon, oui, mais terreur surtout de ne plus se sentir réelle, de ne plus se sentir exister dans son moi, parce que rien ne lui garantissait plus, une fois la plaisante carapace défaite, qu'elle pouvait protéger en elle un noyau d'intimité à elle-même, respectable autant qu'incommunicable. À ce moment où c'est le sujet qui va crever la bulle de sa vraisemblance, l'analyste doit donner signe de vie et montrer d'une façon discrète et non honteuse à quel point ce genre de transfert le met dans une incapacité de penser brillamment, de comprendre et d'interpréter. Et ça il doit le dire. Comment faire se passer des angoisses de mort ? Comment s'en passer ? Je ne rentre pas dans les détails. Ce que m'a appris cette patiente c'est que c'est bien pour elle en inventant un ancêtre qui avait été un témoin porteur de gestes humanisants et de traces, porteur d'un refus de l'insensé de la mort, qu'elle avait pu se redonner une intériorité, un mystère, une énigme, une peau pour les pensées et les émotions … Les morts de sa lignée ne formaient plus une masse engloutie et compacte, un mort recevait un honneur singulier, une désignation singulière. Les vivants pouvaient être, un peu, au moins, laissés en paix.

Et pour passer à l'Histoire, la grande, c’est-à-dire aussi celle qui s'écrit dans la presse et qui nous presse un peu, souvenons-nous que la science généalogique a été censurée en Afrique du Sud, très vite après l'instauration de l'apartheid pour des motifs que nous devinons volontiers : même là-bas il n'y avait pas de communauté ethnique «pure». Les nazis intégristes de la «Nation», de la «Terre» blanche n'aimaient pas qu'on leur rappelle, sans contestation possible, cette évidence.

Construction de l'identité et rapports sociaux

Le lien entre héritage et subjectivité actuelle est toujours à retisser, pour chacun, d'une génération à un autre. Rester psychiquement vivant suppose pour le sujet de ne pas s'identifier totalement à soi ou à l'autre, à l'origine ou à la perte de l'origine. Et cela suppose enfin d'avoir soutenu et traversé des tensions entre la vie et la mort. Le lien social est à appréhender comme le lien qui garantit ou pas la possibilité de survie et de transmission du registre de la parole d'une génération à l'autre.

Une consistance de l'identité suppose bien une réalité historique qui donne de la temporalité, c’est-à-dire de ce qui permet de saisir du deux. Et, c'est cliché, pas de deux sans en référer au Trois, pas d'identité sans altérité. On pourrait dire autrement : pas de construction du sujet qui ne le divise dans un double mouvement, et par rapport à ce qu'il n'est pas et à quoi aucune image ne lui permettra de se conjoindre (l'altérité symbolique), et par rapport à ce qu'il a perdu du fait de l'humanisation de son corps (soit l'objet pulsionnel conservé dans la vie fantasmatique inconsciente). L'enfant commence son existence en étant déjà approprié par l'autre, il doit à son tour s'approprier les autres, mais toujours au Nom d'une instance tierce : l’Origine, la Loi, les ancêtres, brefs les sites, mémoriels et immémoriaux, mais toujours hors du temps présent, de la parole humaine.

Les secousses que les traumas historiques occasionnent sur les protocoles usuels de fabriques et de montages des identités sont considérables. Elles mettent à la casse dans des usages parodiques, destructeurs ou auto-fondateurs, dans des inflations sacrificielles dans des errances, le rapport dogmatique de la vérité et de l'identité. Catastrophe subjective quand la violence reste sans récit est clandestine et secrète, au point qu'en parler revient à toucher le tabou des morts.

Au manque de la réponse sociale et au défaut de l'adhésion communautaire qui épongeraient les besoins narcissiques primaires (élaboration du corporel) et secondaires (reprise du sentiment d'appartenance communautaire), suppléent les rituels singuliers ou groupaux. A défaut, l'inconsistance des réponses que d'aucuns reçoivent sur le comment et le pourquoi de leur état de vie, le repli sur des ethnicisations fallacieuses et sans projets, la perte même du partage du sens, sont des facteurs qui peuvent engendrer cette pathologie sociale la plus sévère de l'identité. Pensons déjà, à ces haines viscérales de tout ce qui se présente comme cause de soi. La haine, non l'apathie. La haine vaut mieux que l'apathie car la haine est encore et avant tout une position subjective, celle d'un sujet qui se sent objet d'un exclusion radicale, lorsque le sentiment d'être dans une communauté s'est radicalement éteint en lui. Toute culture présente des versions différentes de l'altérité et tout sujet a besoin de prendre appui sur la fiction partagée qui imaginairement le suppose ; or, on ne peut supposer, quant on est tout seul dénudé dans la plus radicale des solitudes, qu'il y ait une altérité qui ait vis à vis de soi une intention pacificatrice. Pour qu'il soit tenu par cette fiction le support de la communauté est nécessaire au sujet : la communauté évite à quiconque l'abord frontal de la question : «suis-je sinon aimé par l'Origine, au moins supposée par elle ?». Le sujet exclu - c'est à dire celui sans réponse ancienne (celle qui donne consistance à la nostalgie pour la communauté historique) ou sublimatoire (celle faisant droit de passage dans la communauté qui vient)- reste sans fiction devant la question maîtresse de la structure subjective : «que me veut l'Autre ?». Et la seule réponse qui lui reste disponible est celle de la haine ou celle de la mélancolie de compassion : Je suis supposé par une Origine indifférente ou hostile.

Conclure sur la dimension de la mémoire.

La question qui importerait alors, dans la tentative où je suis de rejoindre une interrogation psychanalytique sur la mémoire, serait bien celle des liens que la parole et les gammes expressives du sujet tressent entre la scène traumatique et la scène originaire.

L'approche historique doit de la façon la plus méthodique et la plus impartiale restituer des contextes historique, donner des règles de méthode pour la lecture scientifique des traces et des archives qu'elle compulse ou qu'elle constitue, parfois. C'est là un mode de méthode et un horizon déontologique auxquels se rallient la plupart des historiens, quelles que soient leurs doctrines philosophiques quant au sens de l'Histoire et du devenir humain.

Et l'enjeu est aussi là : une part de notre vie psychique, de notre inconscient est aussi là dans ces monuments du passé, dans ces textes, dans ces archives. S'y est déposée la mémoire de ce qui nous constitue comme sujet dans telle ou telle aire de culture et de civilisation donnée. Mais le poids de l'histoire dans le psychisme n'est pas, pour autant, réduit à ses archivages manifestes. Il y a beaucoup à attendre d'une approche historique à propos des destructions d'archive, des non-inscriptions, des caviardages et des censures. Cette Histoire là peut apparaître comme l'indispensable complément d'une science reposant sur des données vérifiables, pleines et consistantes. Mais il est vrai aussi que le document psychique est différent du document matériel. On peut soutenir cette thèse en disant d'une autre façon que la vérité subjective de chacun et de chacune a des liens avec la vérité matérielle, mais ne se confond pas avec elle.

J'en viens au plus vif, au plus provocateur -mais, je le pense aussi au plus pertinent du questionnement. J'en viens donc à la question suivante : «La violence des colonisations, la violence de la traite esclavagiste est-elle un objet d'étude pour les sciences du passé ?». La réponse fait un pas de côté. Le sujet en prise avec l'histoire construit ,un moment ou un autre de sa vie, des ponts entre un récit historique valable pour tous et un récit qui fonctionne plus comme un mythe d'origine singulier où se réinventent les liens entre sépulture, mort et naissance. Ce mythe d'origine ne peut être validé comme un thèse d'historien, il permet le deuil des anciens perdus en masse, ce «travail» logique de deuil au un par un, figure après figure. Les morts enfin reconnus à la hauteur de la fiction qui les accueille peuvent laisser le vivant en paix.

Voilà, j'ai tenté d'établir comment des psychanalystes concernés le politique et par l'anthropologie pouvaient aussi tenir quelques propositions relatives à la prise du sujet avec les violences, les silences et les traumas de l'histoire. Nous, psychanalystes, sommes en droit de faire valoir comment la violence de l'histoire «passe» à l'inconscient. Il ne s'agit pas alors -est-il besoin de le préciser !- de dresser le catalogue des thèses et des thèmes «traumatique» qu'un patient doit forcément reprendre et ressasser en fonction de son origine. Nous ne pouvons, fort heureusement, que témoigne à partir des paroles et des transferts que nous recueillons, paroles et transferts que nous ne devons jamais prescrire...

Un trauma qui trace ses bords au seuil de se faire récit, n'est pas la même réalité psychique qu'un contenu refoulé qui fait retour. Il ne s'agit pas de la mise à jour de ce qui a été oublié, mais bien de la création d'un sens à partir d'une ruine du sens, bien de la création d'une possibilité de transmission à partir d'un meurtre de la transmission. De telles traces se transmettent non en se vouant au seul archivage mais bien en s'allient au souffle retrouvé d'une parole qui peut faire retour aux vivants. Revenir à la condition de la génération humaine. Des psychanalystes sont appelés pour cela par des analysants qui ne tiennent plus à s'en laisser compter à propos du puzzle identitaire dont il conviendrait qu'il devienne la pièce manquante.

Nous avons à penser les nouveaux lieux et les nouvelles conditions de nouage entre sujet, langue, mort et groupe. L'hypothèse est ici celle de l'existence dans le psychisme d'un complexe de scènes psychiques liées à l'esclavage. Nous tenons qu'il y a du collectif et de l'historique dans la singularité du rapport à l'inconscient de chacun. La mémoire collective et/ou la conscience historique du sujet social sont déterminés par des traumas et des moments féconds.

Cette question de l'esclavage et les réflexions qu'elle peut susciter peuvent aujourd'hui se rencontrer dans plus d'un registre:

- celui des cultures et des histoires mondiales en leurs actualités;

- celui d'un abord clinique et psychanalytique sur les effets psychiques de la servitude dans la construction psychique et dans les modes de transmission.

Le rapport du sujet à son corps et à son histoire, aux autres et donc aux diversités ethniques -qui sont des diversités culturelles, la distribution des rôles socio-familiaux, les déterminismes inconscients des groupes institutionnel peuvent répéter quelquefois les scènes historiques de la confrontation du Maître et de l'Esclave. Il faut aussi rappeler qu'après la date (récente) de l'abolition de l'esclavage aux Antilles, à Maurice et à la Réunion, les profondes disparités inégalitaires des ces sociétés firent subsister dans l'organisation sociale coloniale des formes masquées de l'esclavagisme.

Ces scènes ont un aspect archétypal : rapport du sujet à la mort et au pouvoir ; à la révolte au suicide ou à la» folie» comme manifestation de l'«être libre». Il s'agit d'éviter le réductionnisme idéologique : la prise de conscience ou encore la révélation des déterminismes ne peut faire oublier que l'histoire d'une sujet et/ou de son collectif peut permettre - et c'est le propre de la vie psychique - de dépasser des contradictions sous une forme ou une autre. Il s'agit alors d'interroger en quoi le lien à la mémoire est nécessaire pour ouvrir porte sur ses contradictions et sur ses terreurs, mais dans l'idée d'un advenir, idée qui ouvre aussi sur une dimension trans-culturelle.

Toute personne fait partie de plus d'un groupe culturel, mais de tels groupes vivent aussi à l'intérieur du «soi». Les souffrances identitaires les plus intenses, celles qui mettent réellement à l'ordre du jour ce que c'est que de «faire du mal à l'autre en soi», ont pour horizon l'existence de processus d'amour ou de haine entre ces différents groupes internes. Ce qui produit un conflit d'instance qui dépasse et déborde le sujet. Les fictions identitaires et les stratégies qui en dépendent ont pour but de faire tenir des emblèmes de soi et de son groupe, emblèmes destinés à suturer la souffrance dans l'acculturation. En tant que fiction elles sont historiquement repérables et elles organisent et ordonnent des idéalités et des affects. Mais les fictions jamais ne canaliseront ni n'endigueront l'affect. L'écoute qui se porte vers le sujet se glisse dans les brisures de ces fictions, non pour les ruiner, mais pour donner droit d'énonciation aux messages inconscients qui les inervent et qui cherchent des points d'adresse, de transfert, des partenaires encore à venir. L'héritage est là pour des héritiers qui inventeront alors les signes et les modalités de ce don de l'histoire, signes et modalités qu'il leur viendra, à leur tour, de transmettre à mesure qu'ils les exhument, les découvrent et les tissent autrement, loin des prescriptions totalitaires de renoncement aux pouvoirs de la parole.

Olivier Douville

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[1] Psychanalyste, membre de l’assocation française des anthropologues, directeur de publication de Psychologie Clinique

[2] Et nous ne sommes certainement pas en train de parler d'histoire ancienne … mais qui se souvient des massacres à Sétif ou à Madgascar ?

[3] Construction insensée de la filiation, cassant le fil générationnel par le démembrement des familles, les viols, les rapts de femmes. Quelle langue alors pour quelle production ? Comment inventer l'altérité de la langue ? Relire Glissant et Fanon n'a vraiment rien d'inactuel. L'acte narratif est marqué par les effets de l'évènement, mais il déplace cet évènement, il le retrouve en en faisant autre chose (à la différence de l'effroi ou du cauchemar), il dit et tente de vaincre la peur, il remet en chantier, en chemin et en perspectives les liens nécessaires entre parole, écrit et mémoire. Cherchant du discours il en propose sa réthorique et son épique, c'est vrai de Glissant, ces autres lieux d'adresse, ces altérités maghrébines avec Fanon ou Caraïbes et Africaines avec Césaire ou Chamoiseau. L'oral cherche, avec plus ou moins de bonheur la caution de la lettre alphabétique, la lecture ne prend sa chair qu'en se ressouvenant des accents des chants qui transcendèrent les peurs et enchantèrent les révoltes. Écrire c'est aussi chercher (et parfois trouver ou retrouver) quelqu'un à qui parler dans une langue d'un familier toujours un peu étrange.