Le bilinguisme

Par Olivier Douville

Je vais partir de mon expérience professionnelle qui est riche de deux positions d’observation voire d’interventions sur ces questions diverses de bilinguisme ou de langue maternelle.

Première position, c’est celle du clinicien, le psychanalyste que je suis, qui entend effectivement pour un certain nombre de sujets marqués par des trajets d’exil, de migration ou même des trajets de minorisation de leur langue maternelle ; je pense par exemple, à des Bretons qui ont des choses à dire sur ce sujet.

Je vais essayer de dire des choses, apporter des concepts, avancer des notions sur cette question du bilinguisme - je dirais structurel, on est tous bilingues - et du bilinguisme coupable. Je précise aussi que l’ensemble de ces réflexions a été amplifié et fécondé par mes expériences de terrain, dans des pays marqués par un refoulement linguistique imposé par les idéaux politiques et par les violences politiques, voire les violences coloniales, et je pense, bien entendu là en premier lieu, aux Antilles et à la Réunion. Il se trouve que j’ai une expérience de clinicien par l’offre, qui m’a été faite par mon ami Jean Galap, d’être thérapeute en compagnie d’amis thérapeutes antillais ou réunionnais au Centre d’Études de Documentation et d’Entraide des Antillais, Guyanais, Réunionnais, en France, le sigle étant le C.E.D.AG.R., centre qui a dû fermer faute de subventions, il y a maintenant de trop longues années.

Je vais essayer de rassembler pour des énonces, j’espère, le plus clair possible, aux non-spécialistes, des expériences en parlant du bilinguisme en tant qu’il est structurel c’est-à-dire que je n’hésite pas à dire que l’être humain est nécessairement bilingue, et maintenant, changeons de registre, et en parlant aussi des effets sur le singulier, l’individu pris en tant que tel, fiction, et le collectif des bilinguismes coupables ou empêchés.

Alors, je dois dire que je peux reprendre à partir de ce que j’avais dit lorsque j’étais invité par mes amis de l’Association réunionnaise et par Patrick Nurbel, un soir à l’Unesco, où l’on essayait de penser, de célébrer, mais par la pensée aussi, l’abolition de l’esclavage. Je rapportais quelque chose qui n’est pas qu’anecdotique, un de mes séjours à la Réunion, mais celui sans doute auquel je suis le plus attaché, quoi que les autres m’aient beaucoup marqué, bien sûr, était à l’initiative de Ginette Ramassami, Dolorette et de quelques autres amis, dont le regretté Télégone était proche, parce qu’il y avait une question naïve, donc bonne, inscrite dans le cadre d’une politique de développement social des quartiers et la question était la suivante : est-ce qu’il faut faire rentrer le créole à l’école ?

Question qui me semblait très bizarrement tournée ; ce n’était pas une raison pour m’en débarrasser bien au contraire ; je trouvais que le fait qu’elle était très bizarrement tournée, était intéressant, pourquoi ? Parce qu’à la Réunion, il était évident pour moi, que le créole était dans la tête, dans le cœur, peut-être du reste avec joie ou avec crainte, avec fierté ou avec honte, mais était, néanmoins, partie prenante de la structuration de l’individu dans son rapport à lui-même, à autrui, à son corps, à ses rythmes, - pas son agitation -, mais ses rythmes de vie, de veille, de sommeil, les berceuses, tout cela.

Donc, il ne s’agissait pas de faire rentrer le créole à l’école mais de lui donner un statut à l’école ; ce n’était pas comme si on posait la question de savoir s’il fallait apprendre le borobo ou le manchou, bien évidemment, quoique que je n’ai rien contre l’apprentissage de ces langues. Il ne s’agit pas d’apprendre une langue ; il s’agit de savoir si on peut en faire une langue sociale, une langue de communication, une langue de l’écriture, une langue qui est pliée à des règles qui valent pour tous, qui ne sont pas simplement l’usage qu’on en fait à la maison.

Je me suis heurté à mes propres résistances parce que je ne connaissais peut-être pas grand-chose, mais aux résistances extérieures aussi. Quelles étaient ces résistances ? Je vais parler d’abord des résistances les plus criantes c’est-à-dire les résistances émises par celles ou ceux, professionnels de terrain, très peu, politiques, pas mal, qui pensaient que le créole ne serait pas à l’école tant qu’on ne l’apprenait pas ; c’était évidemment une absurdité. Je me suis rendu compte que, pour parler de ce premier ordre de résistance que j’appellerai, le déni de la réalité tout simplement, on a tout de suite fait venir dans les locaux la presse et la télévision, - il faut dire que c’est un peu comme cela que ça se passe quand on va à la Réunion. Il y avait donc plusieurs journalistes de plusieurs quotidiens ; mon opinion n’était pas faite sur la presse réunionnaise que je n’avais guère l’occasion de lire dans l’hexagone, confiné sans doute dans mes habitudes. On m’a demandé deux questions, très vite, je dirai presqu’à peine arrivé de l’aéroport : premièrement, est-ce que les Créoles ont un père ? Deuxièmement, est-ce que le Créole est une langue ? Je trouve que j’ai tout de suite, en tant que psychanalyste, dit que ces deux questions, c’était pareil, c’était la même question. C’est-à-dire au fond est-ce que, quand on parle créole, on est capable d’inventer dans la langue créole ? On est capable de métaphoriser, (pour prendre un mot peut-être un peu pompeux) ? On est capable d’utiliser la langue, pas simplement pour commenter le monde, mais pour transformer le monde ? C’est le principe même d’une langue ; et c’est pareil que de se dire, on a un père c’est-à-dire est-ce qu’on a un point d’origine que l’on peut célébrer ? Est-ce qu’on a reçu des énoncés sur soi-même, sur les autres et dans sa langue d’origine ? C’est-à-dire que dire est-ce que le créole est une langue ou est-ce que les créoles ont un père, c’est dire exactement une seule phrase. Est-ce que oui ou non, dans le créole, on peut apprendre à compter, on peut apprendre à se retrouver, on peut apprendre à aimer, on peut apprendre à haïr, mais on peut aussi apprendre à penser, et on peut apprendre aussi à voyager ? C’est exactement la même question.

Or, il se trouve que j’ai dit des choses qui sont, je dois le dire, pas des exploits, ce n’est pas un exploit de le dire, et si cela ressemble à un coup de force, c’est parce que le contexte est bizarre, tout simplement ; c’est ce que j’ai senti. Le contexte était bizarre parce que j’ai dit des banalités c’est-à-dire que j’ai dit à partir du moment où une langue est autre chose qu’une espèce de cri premier, incestueux, où elle a des règles mais où elle permet aussi d’entendre les règles et peut-être même d’entendre la Loi et les interdits fondamentaux de l’humain, il n’y avait pas à dire que ce n’était pas une langue ; c’était donc une langue. Quant à la question du père, en tant que psychanalyste, je ne peux pas considérer que la question du père se réduit au système occidental patriarcal, au reste fortement entamé, dès l’époque de Freud, même si le système patriarcal occidental, - une famille avec un chef de famille -, rend plus imagé certains concepts de la psychanalyse, mais les rendre plus imagés, c’est parfois bien évidemment en rogner leur portée.

Alors, j’ai affirmé, ce qui n’est pas du tout une originalité, ce que n’importe quel psychanalyste, n’importe quel linguiste, à mon avis, pourrait dire en restant dans le pré carré de sa doctrine, sans faire transgression de quoi que ce soit de ses principes directeurs de ces théories qu’effectivement il y avait un rapport au père pour le créole et la langue créole, c’était une langue. Ce, après quoi, bien évidemment, comme ce n’était pas uniquement des scientifiques ou des gens bien disposés mais des journalistes, j’ai eu deux sortes de réponses : une réponse qui, à mon avis, était très insultante, et une réponse qui était à mon avis très naïve ; mais la naïveté, c’est quand même une demande et l’insulte, c’est une fin de non-recevoir ; donc j’ai l’insulte en horreur et puis la naïveté, moi qui suis naïf, on peut s’entendre.

L’insulte, c’était de dire que j’avais pris, à peine arrivé sur le sol, position dans un débat politique interne à l’île. Moi, je me refuse, en tant que scientifique, de dire que le statut d’une langue, comme langue, serait une question politique interne à son lieu ; je pense même que cela touche à l’universel. Au reste, comme j’avais une conférence à faire à l’IUFM, j’ai transformé cette conférence en droit de réponse où j’avais invité le journaliste qui n’est, bien sûr, pas venu, et d’un autre côté, qu’est-ce qu’on m’a dit ? Mais si on interdisait le créole à l’école, et bien, c’est des Mozart qu’on assassinait… Alors, vous vous imaginez bien que ce n’était pas le même bord politique qui avait entendu les choses, et que le bord droite-dure avait entendu que je n’avais pas à me mêler de cette question qu’il voulait se réserver, je ne sais, au nom de quelle compétence linguistique, dont ils n’ont jamais su faire preuve à mes oreilles, ici comme ailleurs, et que, le pôle qui parlait des petits Mozart, était plutôt du parti communiste ; j’ai dit du reste à cette journaliste, qui était charmante et noire comme l’ébène, que parler de Mozart à la Réunion, ce n’était peut-être pas exact, même si tout le monde a le droit d’entendre Amadeus Wolfgang Mozart qui a composé pour tout le monde ; elle m’a dit que cela ferait plus sérieux, alors, cela je ne l’ai pas bien compris.

Je vais dépasser l’anecdote, pour dire maintenant quelque chose qui me semble tout à fait important : pourquoi un psychanalyste raconte-t-il, à hue et à dia, que nous sommes tous bilingues ? C’est parce qu’il y a véritablement une très grande ambiguïté sur le terme de langue maternelle. Si on appelle langue maternelle, terme qui est arrivé en France avec l’invention de l’Académie Française, et que je crois, on définissait, à l’époque, comme la langue qu’on parle avec sa nourrice, pas la mère, - je ne pense pas que le concept de langue maternelle se trouve partout affirmé à la question de la mère -, mais enfin, on va dire que c’est la langue au sein de laquelle on a eu notre premier don de langue, et bien, là déjà, on voit que cela coupe la notion de langue maternelle en deux, parce que dans langue maternelle, on entend une langue sociale ; la langue maternelle des Réunionnais serait le créole réunionnais, la langue maternelle des Haïtiens serait le créole haïtien, la langue maternelle des Antillais, Guadeloupéens ou Martiniquais, serait le créole martiniquais ou guadeloupéen et tout le monde sait, - quand on est enseignant, ce que j’ai la chance d’être, et j’aime mon travail -, que nos étudiants de ces pays où on parle créole, ne parlent pas le même créole ; si je mets ensemble deux Antillais, ils parlent le créole ; si je mets ensemble un Antillais et un Réunionnais, ils seront bien obligés de se parler en français. Alors, je m’en tiens là à la définition générale : le créole, comme langue d’un corps social. Reste à savoir si ce créole, comme langue d’un corps social, va être uniquement oral ou uniquement écrit. Attention, ce n’est pas une question d’historien.

Je suis comme tout le monde, je suis curieux, et je sais qu’il y a des textes en créole, par exemple, aux Antilles, qui datent du 18e siècle ; je les ai à portée de main puisqu’ils ont été réédités dans des collections accessibles. J’entends par écrit, le fait qu’une population, je ne vais pas dire un peuple parce que c’est tout de suite trop gonflant, s’accorde à considérer que son parler, qui lui semble aussi naturel que son pleurer ou que son rire, que son parler peut être écrit, c’est déjà un autre niveau c’est-à-dire c’est la langue maternelle, en tant que sociale, donnée à lire. On a donc ces deux niveaux de langue maternelle, la langue maternelle en tant que le parler d’une population qui lui permet de sentir une espèce d’effusion à savoir, par exemple, l’effusion du minoritaire qui peut parler sa langue, parce qu’après tout, si moi, je suis français, parisien, je demande l’heure à un parisien qui traverse la rue dans ma direction, (je n’ai pas d’heure, je lui demande l’heure), je ne sens pas une effusion ; mais supposons que je sois dans un pays étranger où les Français soient victimes d’interdits culturels, je rencontre un de mes compatriotes, je lui dirais bonjour, comment ça va ? Est-ce que vous avez l’heure ? Je me sentirai, d’une certaine façon, restauré au moins à minima dans ma dignité ; il y a, vous le comprenez, une espèce d’entrelacements entre l’usage et l’incidence subjective de l’usage suivant les contextes politiques, ce dont je parlerai après.

Je dirais, de façon très générale, qu’il ne suffit pas pour un psychanalyste de dire, il y a deux niveaux de langue maternelle ; il y a le niveau « d’une espèce » d’effusion communautaire, si je parle créole et que le voisin parle créole, c’est mon semblable, effusion communautaire qui se fait à rebours que lorsqu’il m’arrive parfois en quelques phrases de parler créole aux Antilles, parce que cela fait longtemps que j’ai des amis antillais, c’est pour ça que je me permets de parler créole mais il y a cette autre chose ; quelle est cette autre chose ?

C’est très simple. Ce que l’on entend par langue maternelle, c’est vraiment les premières inscriptions linguistiques c’est-à-dire le babillage, c’est-à-dire les premières inscriptions d’un soin qui m’est donné en même temps que le lait, qui m’ait donné le regard, sinon l’enfant ne se nourrit pas. Donc, un enfant qui absorbe le lait, absorbe les bruits du monde, il absorbe une certaine musique et là, je dois dire, que notre rapport à la musique de notre langue, n’est pas si collectif qu’on le croit, et c’est cet aspect-là que l’on pourrait appeler la langue maternelle, mais à ce moment-là, ce mot veut dire trop de choses, et c’est pour cela que les psychanalystes, mais plus particulièrement Jacques Lacan a appelé ce côté tout à fait corps-à-corps des premiers échanges verbaux et la trace que cela laisse en nous : lalangue.

À quel moment a-t-on affaire à ce registre-là ? On a affaire à ce registre-là, un petit peu dans des symptômes. Je vais vous donner un exemple que racontait Dolto mais qui m’est arrivé de vivre avec une patiente. La situation est à peu près la même et je vais la résumer à cela : il s’agit d’une dame française, assez âgée pour avoir été dans sa tendre enfance, dans les années 1920, confiée, parce que la famille vivait en Indochine, aux soins nourriciers d’une nourrice vietnamienne ; dans la situation de Dolto, il me semble que c’était une nourrice Khmer. Cette personne fait une chute grave et est transportée dans un centre de réanimation ; cette personne est en analyse avec moi ; j’ai alors hésité : est-ce qu’il fallait interrompre l’analyse ou fallait-il que j’aille la voir, puisqu’elle ne pouvait, bien sûr pas, se rendre à mon cabinet. J’ai fait le choix d’aller la voir, non sans hésiter. Je vais voir cette dame et que me dit-elle ? Elle me dit qu’elle ne me reconnait pas mais qu’il faut que je parle à son psychanalyste, ce qui est une façon bien sûr de me reconnaitre, en tout cas, ce n’est pas mal, c’est encore du transfert. Elle dit : voilà, ce qu’il faut dire à mon psychanalyste ; je ne vais pas vous le raconter de mémoire puisque tout cela a pris sens, donc je l’ai refoulé, mais c’était une suite de sons manifestement extrême-orientaux. Or, on ne peut pas dire du tout que sa langue maternelle était le vietnamien ; cela veut simplement dire qu’elle a été aimée dans la langue vietnamienne par une nourrice.

Ces sons extrême-orientaux ont-ils ou pas un sens ? Je ne peux pas le deviner. Qu’est-ce que je fais ? J’ai des amis vietnamiens. Je leur dis, on va se retrouver dans un restaurant vietnamien très authentique, il doit y en avoir ; on y va et là, je demande à la vieille cuisinière si ces mots veulent dire quelque chose. Elle me dit que c’est une ancienne berceuse qu’on chantait encore jusque dans les années 1940 et qui signifie des choses chantées comme dans toutes les berceuses : tes yeux sont comme des étoiles, le nez et les oreilles comme des coquillages, les dents comme des perles. Reste que ma patiente avait des mots qui la reliaient à sa psychanalyse et à son psychanalyste. Je tente quelque chose - il y a des psychanalystes authentiquement orthodoxes et rigides qui me trouveraient complètement à côté de la plaque - mais moi je ne l’étais pas. Je retourne au restaurant avec un magnétophone et j’enregistre cette femme vietnamienne qui chante la berceuse. Je me rends auprès de ma patiente en réanimation, lui explique ce que j’ai fait et lui dis : « J’ai une berceuse qui peut vous concerner ». Je lui fais entendre la berceuse, - il n’y a pas d’influence magique, il fallait que l’appareil neuronal se mette en action, bien évidemment-, mais après audition de cette berceuse, elle m’a regardé en face et m’a dit deux, trois choses qui signifiaient bien qu’elle m’avait repéré à nouveau comme son analyste.

Alors, je pense qu’aucun linguiste digne de ce nom, n’irait dire, le vietnamien est la langue maternelle de cette femme ; on peut aussi entendre par langue maternelle, la mémoire de ce qu’on a oublié mais qui nous tient au corps c’est-à-dire que, peut-être, notre corps ne tient pas avec tout le langage, il tient avec des bribes de sons qui ont fait qu’on s’est dit : tiens, cela vaut la peine d’avoir des yeux, des oreilles, un sourire etc. C’est le niveau le plus profond qu’on pourrait appeler langue maternelle mais qui est l’amorce ou le résidu ou l’accident d’une langue populaire, d’une langue sociale, d’une langue collective.

Je vais commencer par une confidence, une fois de plus, mais qui n’est pas indécente, loin de là. Je dois dire que mon passage, où je n’étais pas le seul, parce que je crois que Louis-Jean Calvet et Geneviève Vermes étaient aussi venus, on n’était pas venu au même moment, mais on était venu dans la même unité d’action, chacun ayant dans cette unité d’action un moment à lui.

Je vais raconter deux choses et en tirer deux, trois conclusions. La première chose c’est que le lieu même où j’étais amené à travailler, sur l’ile de la Réunion, s’appelle la rivière des galets, lieu pas très favorisé mais il n’y a pas d’endroits très favorisés. La question est que c’est un lieu où un certain nombre d’hommes avaient, à l’époque, j’espère pour eux que c’est toujours le cas, une dignité et une tenue parce qu’ils avaient une compétence à tailler les pierres. Une chose m’avait touché et brisé le cœur, c’est qu’on voyait les familles, non pas accompagner les enfants à l’école, mais s’en « débarrasser » ; elles ne pas trouvaient en elles les ressorts suffisants pour les mener la plupart du temps à l’école. Il semblait que l’école et le village, la communauté, faisaient des territoires qui avaient du mal à entrer en contact. Là, je me suis dit, que la question de faire rentrer le créole, n’était pas dissociable de comment est-ce que l’on peut permettre à l’enfant de faire des allers-retours entre l’école et la famille sans avoir l’impression qu’à chaque fois, il est obligé de traverser un désert. Il se trouve que la question, je l’ai trouvée pas tant que ça à l’école parce que les vieilles institutrices réunionnaises trouvaient que le créole n’était pas le genre de « truc » à parler, qu’on pouvait l’admettre comme enfantillage, mais qu’une fois qu’on était à l’école, il fallait passer à autre chose. Puis, il y avait des institutrices un peu bouillonnantes qui venaient de la métropole, une bretonne tout à fait sympathique qui, elle, trouvait qu’à l’école, il ne fallait surtout pas apprendre le français qui était la langue du colonisateur, qu’il fallait apprendre le créole. Tout cela faisait une espèce de pâte-à-caisse, sans hostilité, mais difficilement dépassable.

Je me suis dit que la réponse n’était pas à l’école, même si j’y ai travaillé, qu’il fallait aller voir dans les villages. Or, au fond, ce que disaient ces pères, c’est qu’ils ne pourraient jamais transmettre leur culture autrement qu’en créole et que les mots qui permettent de dire ce qu’est la pierre, comment la pierre se loge dans le monde, pas simplement en tant que phénomène géologique, mais en tant que phénomène cosmogonique, renvoyant à une certaine vision du cosmos, et pas à un certain énoncé scientifique sur la matière dont on a par ailleurs bien besoin ; on ne va pas tailler de la même façon une pierre poreuse et une pierre dure ; mais toute cette architecture extrêmement valorisante du travail qui consiste à penser qu’en travaillant la pierre, je travaille quelque chose du monde, tout ce rapport à la pierre qui est aussi un rapport au corps, parce qu’un vrai artisan fait corps avec l’objet qu’il crée, que la matière de son corps s’anoblit en même temps que s’anoblit la matière brute qu’il érige en forme humaine et culturelle ; c’est cela un artisan ; tout cela, en créole, on pouvait le dire. On pouvait en créole, dire le temps, l’espace, le travail, le corps, l’objet, et pour ces hommes-là, le français n’enchantait pas le monde, il le pétrifiait à coup de slogans ou à coup de loi ou à coup d’interdits.

Pour le dire de façon extrêmement rapide, mais pas complètement idiote, le créole, c’était la langue de l’artisanat c’est-à-dire du travail qui enchante le monde et le français, c’était la langue (peut-être) du travail forcé, pas nécessairement le travail esclave, il ne faut pas faire des généralités trop rapides, mais du travail forcé c’est-à-dire du travail qui exile et du corps et du monde et de ce que l’on produit. Alors si, l’école n’était que l’école de la langue française, et bien, rien ne pouvait s’y représenter qui représentait en même temps les pères comme artisans de la culture, transmetteurs de la culture. Donc, dans le village, il fallait bien envoyer les enfants à l’école française pour qu’ils ne partagent pas la misère mais dans le même temps, les envoyer à l’école française destituait les pères de leur dignité anthropologique.

Alors, grâce à Ginette Ramassani, et à d’autres amis, nous y sommes arrivés en partie. Ce n’est pas parce qu’on a fait rentrer le créole à l’école, c’est parce qu’on a arrêté de penser qu’on devait s’accoutumer à la guerre des cultures et à la guerre des langues ; le créole n’est pas en guerre avec le français ; aucune langue n’est en guerre avec une autre ; on ne supprime pas chez un enfant sa compétence à parler une langue si on lui demande de parler une autre langue et les pays où il y a deux, trois langues qui circulent ne sont pas des pays qui fabriquent des confus ou des idiots. Aucune langue, dans sa structure même, n’est en guerre avec une autre, mais l’on peut inscrire la guerre sociale sous forme de guerre de langues et cela a des effets terribles.

Et d’un autre côté, du côté de mes amis, évidemment assez indépendantistes, je ne vais pas m’étendre sur ce qu’est l’indépendantisme, je n’ai pas grand-chose à en raconter, c’est déjà une exigence de consistance, on n’existe pas sous perfusion, on a des ressources internes, c’est ce que cela veut dire. On ne doit rien à personne, on doit être adulte dans nos dettes et dans nos échanges. Je crois qu’un collectif ou quelqu’un qui dit : je ne dois rien à personne, moi, je n’en attends pas quelque chose de bon. Quelqu’un qui dit, je veux être adulte, je veux être plutôt partenaire d’un échange qu’assisté, heureusement, mais je ne vais pas m’étendre là-dessus. Ce que je voudrais vous faire remarquer, parce que ce n’est pas trahir la confidence amicale, c’est qu’il y a eu un moment, chez mes amis créolisant, un peu de dépressif au moment où il se sont dit que le créole va rentrer à l’école : tiens le créole va être écrit, tiens, il y aura peut-être une grammaire ; tout cela évidemment était inscrit comme les jalons d’une victoire annoncée et je dirais d’une intelligence nécessaire, tout simplement ; je ne vois pas pourquoi à l’heure d’aujourd’hui, on ne penserait pas à l’alphabétisation des langues, en sachant qu’il peut y avoir plusieurs débats sur l’alphabet comme par exemple, chez nos amis chinois etc. ; la question n’est pas là ; la question, c’est qu’effectivement, on a toujours tendance à approprier une langue comme son identité sinon, on n’arrive pas à la célébrer. Une langue, pour le linguiste, c’est une langue comme une autre, mais si j’ai la suite poétique qui me taquine, ce ne sera pas une langue comme une autre. Aussi, je pense que dans tous ces mouvements-là, il y a des mouvements de désappropriation- réappropriation et j’ai vu ce que mes copains assez indépendantistes c’est-à-dire voulant être adultes dans les échanges, c’est-à-dire voulant reconnaitre qu’au fond l’assistanat est une insulte et l’échange est une dignité ; et bien oui ! Quel psychologue, quel psychanalyste trouverait que l’assistanat serait la condition idéale de l’humain ? C’est-à-dire qu’à partir du moment où le créole devenait une langue commune, elle devenait comme toute langue écrite, privée de l’écho des voix, - « des voix chères qui se sont tues », dirait Verlaine -, elle devenait au risque d’être un code, à la limite, utilisée par quelqu’un qui n’aurait pas eu le babillage créole, la langue maternelle créole, et c’est peut-être toute une question dans ces histoires de bilinguisme, de maintenir à la fois l’amour du créole comme la langue secrète, la langue de contrebande, et en même temps, vouloir qu’elle arrête d’être une langue secrète et une langue de contrebande, mais cela ne se fera pas comme cela, sans un petit moment où on va se sentir privé de quelque chose. C’était de cet autre point dont je voulais vous parler.

Olivier Douville