La trajectoire d’Erich Fromm

Par Olivier Douville

Si Erich Fromm, né à Francfort en 1900 et décédé en Suisse, en 1980, a exercé, de son vivant, eu une influence indéniable aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, il n’en a pas été de même en France, en dehors d’une courte période d’engouement que connurent quelques unes de ses thèses et quelques-uns de ses slogans, lors des moments effervescents de mai 1968. Fromm est maintenant redécouvert en raison de la passion et de la détermination dont fait preuve le Dr. R. Funk, éditeur et exécuteur du testament littéraire d’E. Fromm. La récente et bienvenue tomaison de l’International Forum of Psychoanalysis cristallise et reflète ce regain d’intérêt[1].

Il y a un parcours Fromm. Une sorte de trajectoire prolifique marquée par des prédictions et des constats relatifs à l’état du monde actuel, et enrichie par des prises de positions raffinées et personnelles sur les conduites des cures. L’ardeur de Fromm à créer en fédération de sociétés psychanalytiques en dehors de l’Association Psychanalytique Internationale est une des conséquences des inventions de Fromm et des piètres conditions de réception que ces inventions ont pu connaître. Il y a un auteur Fromm, une œuvre. Des livres, tous, ou presque, à l'allure de manifestes [2], qui sont les arcanes d'une vie d'engagement où brille et parfois s'égare un esprit cosmopolite, où fonctionne une curiosité de tous les instants passionnée d'histoire et d'histoire des religions. Une grande tentation syncrétique distingue Fromm des autres précurseurs d'une conception "sociologique" des malaises dans la culture. Nous y reviendrons. Mais déjà et en tenant compte du fait qu’ E. Fromm s'émancipe de l'impact ou des séductions des thématiques marxisantes, nous voyons se tracer, très vite dans ses textes, une ligne de rupture plus nette encore avec le freudisme. Depuis 1912-1913, depuis Totem et Tabou donc, les textes sociologiques de Freud sont à la fois politiques et métapsychologiques. Il ne suffisait pas, pour Freud, de faire tenir l'examen du malaise collectif dans le seul parti d'un repérage sociologique puisque ses hypothèses ouvraient, par l'extension et la centration de la métapsychologie autour de la figure du père donné pour tué par ses fils, à une compréhension structurelle de ces malaises.

Les écrits de Fromm tracent le pourtour généreux d'un champ de bataille, d'un front où il est beau de courir polémiquer, guerroyer presque, contre ce qui, dans toute prétention à l'universalité, vient péjorer la seule valeur à laquelle lui, Fromm, croit, sans partage : l'humanisme individualiste. Avec une volonté de tracer le profil de l'homme moderne alliée à un étonnante prescience de nos inquiétudes contemporaines (on le voit dénoncer le désastre écologique, l'infatuation du mondialisme, …), il est l'auteur d'un ensemble d'écrits et d'ouvrages où se mêlent critiques de l'héritage freudien et volonté de comprendre la signification psychologique des blessures de l'histoire. Sans relâche, Fromm reprend, élabore, épure et affine ses prescriptions pour un avenir enfin meilleur, au sein duquel les hommes pourraient commencer à s'entendre et à élaborer une pacification de leurs mutuels rapports, sans payer cet équilibre d'un trop d'assujettissement à l'autorité d'un État despotique. De sorte que l'œuvre de Fromm, touffue, extravagante, naïve et nerveuse est un des meilleurs et des plus généreux reflets que nous ayons à notre disposition pour situer les répercussions qu'eurent, sur l'intelligentsia psychanalytique et humanisme émigrée aux États-Unis, le nazisme et la Shoah, d'abord, mais aussi la guerre froide[3]. Lorsque Fromm compare les deux grands systèmes idéologiques, le libéralisme et le communisme, il perçoit, au-delà de leurs différences, une analogie radicale et vertigineuse entre ces deux idéologies en acte. L'une et l'autre, l'une comme l'autre visent à transformer l'homme en "robot", c'est à dire en ce qu'il n'est pas ni ne saurait être. Le capitalisme est une anti-utopie au sein de laquelle la forme moderne et désœuvrée de l'incorporation est la consommation. "Buvant une bouteille de Coca-Cola nous absorbons l'image de ce beau garçon ou de cette jolie fille quoi boit cette boisson sur la publicité, nous buvons le slogan de "la pause qui rafraîchit", nous buvons le style de vie américain " écrit-il en 1955[4]. Composé, un quart de siècle auparavant, tout l'intérêt de ce très court article de 1930 "L'état éducateur : contribution à la psychologie de la justice pénale" est de contenir les thèmes auxquels son auteur restera fidèle. Ses "chevaux de bataille" sont presque tous déjà là, presque tous en ordre rangé.

Curieusement on avait jusquu’à ces dernier temps un peu oublié cet homme. Curieusement on avait un peu négligé la virulence des attaques que subit sa pensée, attaques que porta d'abord Adorno, en 1946 qui reproche durement à Fromm un "révisionnisme" anti-freudisme de la pensée de Fromm. Marcuse a repris et a continué cette position critique très courte.

De la vie de ce pionnier généreux et confus, exaspérant parfois, retraçons quelques jalons :

Partons de l'année 1922. E. Fromm est alors engagé dans des études de droit et de philosophie à l'Université de Francfort. Il se tourne vers la psychanalyse et reçoit sa formation didactique à Berlin chez H. Sachs et T. Reik. De retour à Francfort, il fait un parcours d'analysant sur le divan de K. Landauer, et il se lie à une partie de ces philosophes et psychanalystes (Marcuse, Adorno, Fenichel, Reich) qui donneront naissance à la "gauche freudienne" et, pour certains d'entre eux, à cet hétérogène courant du "freudo-marxisme". En Allemagne, toujours, est créé, en février 1929, l'Institut psychanalytique de Francfort sous la direction de K Landauer et E. Meing. L'Institut psychanalytique de Francfort qui ne forme pas de didacticiens est plus ouvert aux débats théoriques et se montre davantage soucieux de rencontres et de dialogues transdisciplinaires, il collabore avec “ l'Institut für Sozialforschung ” dans les locaux duquel il était installé et où Fromm travaille alors en compagnie de Marcuse et d'Adorno. L' “ Institut für Sozialforschung ” (institut de recherches en sciences sociales) fondé en 1923, prend appui pour ses recherches et dans l'optique de créer des fondements doctrinaux à la fois sur la psychanalyse, la phénoménologie et le marxisme.

En 1930, date à laquelle est écrit l'article "L'état éducateur : contribution à la psychologie de la justice pénale" que je commente ici, S. Freud reçoit le prix Gœthe de la Ville de Francfort-sur-le-Main. La psychanalyse (ou du moins quelques psychanalystes dont Fromm) est alors concernée par le pragmatisme des conditions de positionnement de l'offre du traitement psychanalytique dans le tissus social. La question de la place du psychanalyste dans la cité prend de plus en plus d'ampleur avec la création de ces lieux de consultation que sont les Instituts de psychanalyse. On note encore qu'à la suite de graves tensions et clivages entre partisans et adversaires de l'analyse profane J. Van Ophuijsen fonde aux Pays-Bas un Institut de Psychanalyse, sur le modèle de l'Institut de Berlin.

Les années passent et elles sont très sombres. Fromm doit, comme bien d'autres, fuir le nazisme en 1934. Depuis, installé aux États-Unis où il fut le psychanalyste de K. Horney, il enseigne et se rapproche rapidement du courant culturaliste. Nous avons perdu de vue que ce courant ne voulait, certes, rien oublier des terrains et des supports de l'anthropologie traditionnelle américaine (soit celle initiée par le premier anthropologue de terrain, Boas) mais qu'il sut être aussi l'occasion et l'endroit où études et témoignages autour de l'existence des incidences psychiques de l'émigration commencèrent à se rédiger, avec une hardiesse de ton et une vivacité clinique qui se situent bien au-delà, en raison de l'intelligence du quotidien et par la pertinence clinique qui s'y donnent cours, des actuelles thèses des ethnopsychiatries folklorisantes qui se répandent en France.

Expatrié aux USA, puis migrant à Mexico, tout comme le fut un des grands pionniers de la psychanalyse en Amérique Latine, I. Caruso, Fromm garde intacte sa puissance de refus, son insolence, sa passion de chercheur, son intarissable propension à écrire sur son époque. Au moment où l'article ici discuté fut publié, s'il continue de critiquer la thèse juste admise du complexe œdipien, et s'il tente encore de valoriser le matriarcat au détriment du patriarcat, une fois installé dans le nouveau monde, il adresse maintenant ses critiques aux règles mêmes qui régissent la pratique psychanalytique. En voulant la débarrasser de tous ses panneaux indicateurs standards, il va jusqu'à renoncer au dispositif divan-fauteuil. Il donne alors le sentiment de sortir du "pré carré" au dehors de quoi on ne sait plus très bien si on est psychanalyste et si on est freudien. Mais c'est aussi que son intérêt clinique est ailleurs et qu'il se concentre dans sa passion pour les processus psychiques sociaux et groupaux. Un tel choix le mène à privilégier le travail de groupe.

De sorte qu'il est possible de décrire l'équilibre audacieux qu'il crû pouvoir tenir : se montrer tout à fait hostile à toute forme de lien social tyrannique et de vouloir aussi faire de la psychanalyse comme méthode de thérapie le moyen d'une adaptation à la réalité. C'est du moins, ce qu'E. Roudinesco et M. Plon soulignent dans leur Dictionnaire de la Psychanalyse [5]. Et c'est peut-être ce qu'il y a de plus déconcertant dans les textes de Fromm. On a beau fouiller, chercher, on ne s'y écarte jamais d'un vieil humanisme et d'un vieux romantisme où brille une idée moins conventionnelle et moins révolutionnaire qu'il n'y paraît : celle de l'homme libéré au moi affranchi, désinfecté de ses tendances à trop aimer les injonctions du Surmoi. Un homme libre parce que moral. Et plus Fromm s'entête, moins il baisse la garde, plus il distille de justes mais impuissantes déplorations du monde contemporain, de la tendance de ce monde à la dilapidation et de son goût pur la dictature. Nous dirions du fléchissement destructeur de la modernité sous la houlette du l'Au-delà du Principe de Plaisir. Mais ce serait aller un peu vite. Il manquait à Fromm d'avoir suivi Freud sur ce terrain là de l'hypothèse d'un théâtre pulsionnel marqué par le travail de la déliaison pulsionnelle. Il manquait à Fromm d'avoir été à l'écoute et à l'école de la seconde topique. Sans cesse voué et dévoué à militer devant l'ahurissement sans bornes d'un monde épris de ses excès, de ses servitudes et de ses crimes, Fromm vaut pour une sorte de héros, à la sensibilité toujours vierge, toujours accessible au choc du jamais vécu, et qui, de plus en plus, sorte de prince Muichkine mélancolique et inquiet, prédira à la psychanalyse son sommeil et son échec. Je cite :"La psychanalyse a-t-elle encore quelque pertinence dans cette crise de la vie ? Peut-être pas. Peut-être les dés ont-ils déjà été jetés dans la mesure où tant les leaders que les masses, guidés par leur ambition, leur cécité et leur inertie mentale, sont tant décidés à aller à leur perte que la minorité qui voit venir la catastrophe est comme le chœur de la tragédie grecque: elle peut commenter le cours tragique des évènements sans avoir le pouvoir de l'infléchir " [6]

Fromm a dit là quelque chose d'inouï. Un désenchantement qui, sans nul doute, vaut pour lui, s'adresse à lui comme homme et comme auteur appelant de toutes ses forces à une théorie de l'action sans en proposer aucune. Les échappées prophétiques de Fromm et le flot de ses analyses, en dépit ou en raison de leur lucidité, rencontrèrent trop peu d'écho. Certes, il reste tout un pan de ses écrits qui ne vaut plus que comme document. Il en va ainsi de ses critiques polémiques de Freud et de l'œuvre freudienne. On les trouvera empesées, empruntes de mauvaise foi, proférées sans talent. Nous ne saurions toutefois reprocher aux polémistes sans génie ni talent d'en manquer. Mais prenons la peine de revenir encore une fois sur ce qui est le motif même de son oeuvre : Fromm n'a cessé de déplorer la misère psychique de l'humanité lorsque que l'humanité se confond avec une masse délégant à un appareillage (institutionnel, comme dans le texte présenté) ou machinique (Fromm s'arrête sur la place de la machine dans l'imaginaire contemporain).

Il est possible à partir de cet exposé des principaux leitmotifs de l'œuvre de Fromm de proposer une relecture assez organisée, parce qu'instruite rebours, de ce texte : "L'état éducateur : contribution à la justice pénale"

S'y remarque une méconnaissance de ce que les théories contemporaines de la psychanalyse à propos du Surmoi du criminel. Avec pour effet, une divergence radicale. Fromm passe outre l'avancée des réflexions freudiennes et de leur reprises par Reik, Abraham, Alexander et Jones, à propos du type de criminel par "auto-punition". Si les postions de ces auteurs étaient parfois divergentes, elles avaient en commun de reconsidérer la dimension du narcissisme et du conflit inconscient à partir des textes "Deuil et Mélancolie", "Quelques types de caractères" (ou Freud décrit les "criminels par sentiment de culpabilité) et "Le moi et le ça". Les sources pulsionnelles de la haine, le montage da partenaire qui vient à s'y accomplir sont définis à partir de l'identification narcissique, puis à partir de la pulsion de mort.. Le besoin de punition et le besoin de se mettre "hors la loi" est rendu intelligible à partir des motions parricides et incestueuses structurées dans et par le complexe œdipien. Le double visage du surmoi : l'un consolateur, l'autre résidu des premiers choix d'objet du ça provient du démélange pulsionnel où la composante érotique n'a plus, après la sublimation, la force de lier la totalité de la destruction.

Sources inconscientes de la haine, Démélange, Pulsion de mort ; en 1930, les psychanalystes avaient les ressources théoriques qui permettaient de poser autrement que ne le fait Fromm la question de la sanction (voire celle de l'appétence pour la sanction) et les bases d'une criminologie psychanalytique étaient déjà entre les mains de ceux qui voulaient s'engager dans ce domaine de recherches.

Mais ceci n'a pas tant d'importance en la circonstance, puisque c'est bien l'anachronisme de Fromm sur le plan de la psychologie du criminel qui rend d'autant saisissante la seconde proposition que contient son article. L'État s'accaparant les insignes de la puissance (et de la grâce serions nous tenté d'ajouter) incarnerait alors un figure bien repéré dans le mythe patriarcal freudien : celui d'un Père primordial et Tout-Puissant. D'où toute une imagerie "socio-familialiste" qui dénonce la tentative des leaders (ou des führers) de se présenter grimé et costumé en habit d'Urvater, et la propension des masses à leur propre soumission volontaire. Sur ce point, le texte de Fromm n'était pas appeler à éclairer longtemps ses lecteurs.

On entend clairement que la psychanalyse, comme théorie et comme méthode, n'est invoquée par Fromm que comme un moyen de lecture de l'irrationnel de cette soumission. C'est bien sur sa cécité au sujet de la seconde topique freudienne qui le pousse à camper son analyse dans les domaines d'un roman familial : le paternalisme. Fromm n'en est pas moins tout à fait actuel sur un plan : il enchâsse un affect dans une structure, il donne les coordonnées institutionnelles et intersubjectives des sentiments de crainte, de besoin d'amour des parents et d'affiliation. On voit et on sait comment une branche de l'egopsychologie arrivera à sont tour à enserrer l'affect dans des structures de relation, je pense ici à Murray, sans toutefois réifier ou élever ces structures au plan d'une métapsychologie des relations du sujet à l'Altérité fondatrice[7]. On saisit que Fromm ne nous dit nullement comment il conviendrait de se débarrasser de ce paternalisme dictatorial. Il sait, avec Freud, en lire la nocivité, l'irrationnel, mais, figé dans une psychologie du moi et du rationnel, il ne pourra jamais entrevoir en quoi le théâtre qui se joue dans de telles dictatures totalitaires est plus violent et plus obscène encore que celui donné par l'éternisation d'un quelconque paternalisme. l'état contemporain du monde, à l'époque où l'article fut rédigé, connaît les effets de culture de la pulsion de mort, au point où elle vient ruiner le politique. L'histoire se chargera de le montrer, imposant à son tour la tâche de repenser la conceptualité psychanalytique. Si, dès les années 30, une théorie de l'élan vital allié aux mirages du discours de la liberté ne suffisait plus à faire face aux malaises dans la culture, nous voyons bien qu'aujourd'hui une théorie psychanalytique actuelle se conduit et va nous conduire à des confins théoriques, pratiques et éthiques aussi essentiels et aussi contemporains que ceux de l'émergence de la trace de l'humain et de ses effacements, des catastrophes internes au site de l'étranger et à son envers qu'est le site de la parole, des morts et des mots qui peuvent honorer les morts y compris dans les brisures, dans les débris de la parole.

Fromm ne le savait peut-être pas, mais c'étaient là des questions qui bordaient sa réflexion et qu'il aurait pu entrevoir s'il n'avait pas si brutalement congédié dans son élaboration l'étayage que pouvaient lui offrir les textes de Freud et nier la dette à Freud. Mais on peut écrire une œuvre avec des si... et c'est une bien futile entreprise.

S'il est, en 2000, une actualité de Fromm, elle se joue comme par surprise. Elle se tisse à partir de ce que l'œuvre a amené avec elle, comme en contrebande et elle réside en une inquiétude. Les tâches que la conceptualisation métapsychologique psychanalytique doit accomplir autour de ces objets hérité de la violence politique et du meurtre en masse, ce fractal de l'Occident, rencontrent les tâches de métaphorisation et de symbolisation qu'il revient aussi aux États d'accomplir. Là, c'est être en accord avec Fromm, mais aussi avec P. Legendre, que prétendre que le psychanalyste peut jouer une fonction de témoin, voire d'interprète de ce que l'idéologie a exclu de signifiants du champ de la parole quotidienne. L'inquiétude est alors celle du risque d'une aliénation adolescente aux figures de ceux qui, se donnant comme ayant conjuré la mort, n'ont rien à dire sur les morts et les meurtres dans l'Histoire et dans ce que la quotidienneté de nos vies a pu hériter de cette Histoire.

Avec Fromm aussi, nous pouvons redonner corps à une théorie psychanalytique et politique aussi du Surmoi adolescent, de ce difficile passage entre le Surmoi féroce qui écrase le sujet et un Surmoi qui tresse ses coordonnées consolatrices à l'idéal, à la civilisation comme agent pacificateur de la pulsion.

Nous pouvons alors concevoir que ce texte de Fromm, qui ne parle pas ou si peu d'adolescent, est en lui-même un texte adolescent porteur d'une morale sociale qui se met en place à cet âge. L'article organise les points fixes d'une telle morale : souci de se constituer une autre normalité et de volonté de refuser le symptôme qui organise le lien libidinal social. Refus , surtout, de cette "maladie" qu'est l'appétence pour le patriarcat dictatorial avec le souci de ne pas en être redevable et "contaminé". Pour donner sa spécification à ce caractère adolescent de "L'état éducateur : contribution à la psychologie de la justice pénale", j'ajouterai que ce refus de participer à une communauté ainsi inféodée à la puissance d'un père se prolonge du vœu de proposer un monde neuf, au sein duquel chacun se réaliserait en tant qu'entier libre, rationnel… pourrions nous ajouter fraternel. Rincé de la négativité propre à la vie psychique, débarrassé de la tyrannie du signifiant, un monde s'annoncerait et serait alors tout à fait post-freudien. Ceci nous mène à une forme de conclusion. Il n'est pas trop insolite de prétendre que c'est bien la sensibilité et la rhétorique adolescente propres au texte de Fromm qui le font si vivement pressentir et décrire la dangerosité d'une forme de socialisation massificatrice où s'enkyste et s'anomise le "travail de la culture" à l'adolescence : celle qui regroupe une union de frères autour d'un leader qui serait en fin le père délivré de la castration, imago mirobolante et pompe aspirante des énergies libidinales. Il est encore loisible de prétendre que c'est bien autour non du paternalisme mais de la forclusion de l'instance tierce que fit retour dans le réel ce cauchemar d'un Père primordial, grand ordonnateur des partitions et des répartitions et qui rendait impérativement inscriptible dans le politique la passion de transformer l'altérité en ennemi puis en rien.

Depuis nous savons, quelles que soient les stupidités que nous avons pu entendre à propos d'intervention "chirurgicales" contre tel ou tel régime [8], que le fascisme et le nazisme ne sont pas le nom de maladies mais bien le nom de politiques. Il ne sert de rien à ce propos de parler d'"insane" ou de "sane" society [9], l'impérieux motif de l'engagement politique ressort d'un autre discours.

Il est possible de dire, en conclusion, que si Fromm n’a pas intégré les enseignements de la seconde topique freudienne, il n’en est pas moins un inventeur, plus jeune que ne l’étaient les dissidents directs de Freud, il tente de cheminer avec Freud, au risque d’erreurs et de confusions dont on lui a fait milles fois reproches. Au point de ne plus voir en lui qu’une sympathique curiosité égarée. Or, l’intérêt indéniable qu’il y a aujourd’hui à retrouver Fromm provient sans doute de l’actualité qui devient de plus en plus brûlante de certaines des notions qu’il propose, comme des intuitions et pas vraiment comme des concepts fondamentaux. C’est un lien social, éloigné de la fiction et de la fonction du père, dévolu et soumis à la fétichisation de la marchandise que Fromm décrit autant qu’il le dénonce. Je ne suppose pas que l’on doive tout à fait reconsidérer Fromm comme un penseur de la modernité, je ne crois pas non plus que des psychanalystes coupés des avancées anthropologiques puissent devenir ce genre de penseurs. Mais comment rester indifférent, compassé ou narquois, devant le trajet Fromm ? Comment ne pas prendre au sérieux que des psychanalystes, encore des témoins de la génération des premiers disciples de Freud, ont dû théoriser autrement la violence du lien social (voire sa mélancolisation) après que l’Histoire occidentale a de façon terrifiante fait la démonstration qu’il était possible d’instituer une culture de la pulsion de mort.

Auteur composite, hétérogène, parlant dans un langage archaïque, nimbé de spiritualité qui évoque dans sa plus haute sincérité une métaphysique de cafétéria, Fromm était aussi un chercheur aux passions impatientes et tenaces. Il est proche de beaucoup de cliniciens que ne lâche pas la question d’une extension de la première topique afin de modéliser la façon dont les violences de l’Histoire travaillent sur la fonction psychique d’inscription de la trace.

Olivier Douville

Bibliographie de quelques textes postérieurs d'Erich Fromm [10]

-1941, The fera of Freud, New York, La peur de la liberté, Paris, Buchet-Chastel, 1963

-1947, Man for himself, New York, L'homme pour lui- même, Paris, Éditions sociales françaises, 1967

-1950, Psychonanalysis and religion, New York,

-1951, The forgotten langage,New York, Le langage oublié, Paris, Payot, 1975

- 1955, The sane Society, New York

- 1956, The art of loving, New York, L'art d'aimer, Paris, Payot, 1972

-1959, Sigmund Freud's mission, New York, La Mission de Sigmund Freud. Une analyse de sa personnalité et de son influence, Bruxelles, Complexe, 1975

-1960, Psychanalysis and Zen Buddhism, New York,

-1961, Marx's conception of men, New York, La conception de l'homme chez Marx, Paris, Payot, 1977

-1962, Beyond the chains of Illusions, New York,

-1963, The dogma of Christ, New York

-1964, The Heart of Man

-1966, You shall be as Gods

-1970, The crisis of Psychoanalysis, New York, La crise de la psychanalyse, Paris, Anthropos, 1971 ( receuil d'articles écrits entre 1932 et 1969)

-1973, Anatomy of Human Destructiveness, New York, La passion de détruire, Paris, Laffont, 1975

-1979, Greatness and Limitations of Freud's Thought, New York (publié tout d'abord en allemand)

- 2000 Revoir Freud. Pour une autre approche en psychanalyse. (1968-1970) Paris, Armand Colin, 2000 (Avec un avant-propos de Rainer Funk, suivi des entretiens d’E. Fromm avec G. D. Khouri et d’une << table ronde sur l’actualité d’E.Fromm avec J. Roland, J.-M.Hirt et G. D. Khouri)

[1] International Forum of Psychoanalysis, volume 9, ocotbre 2000, n°3-4

[2] cf Bibliographie. Est à consulter l'entrée << Fromm >> du Dictionnaire de la psychanalyse, d'E. Roudinesco et M. Plon, Paris, Fayard, 1977, page 367-368. Et sont à connaître également de R. Funk “ Le rôle d’E. Fromm dans la fondation de la Fédération Internationale de sociétés psychanalytiques

[3] on peut se reporter aux quelques paragraphes, que P. Di Mascio conscare à Fromm dans "Freud après Auschwitz. La psychanalyse culturelle", L'Harmattan, 1998

[4] The sane Society, New York

[5] Fayard, 1997, page 367

[6] La crise de la psychanalyse, 1970 p. 158

[7] qui est bien l'axe à partir duquel Lacan reprend certains auteurs anglo-saxons dont, E. Sharpe.

[8] je fais bien sûr allusion à la guerre du Golfe ou à la façon dont il a été rendu compte des frappes de l'Otan en Serbie.

[9] cf Fromm, 1955 Bibliographie

[10] Les 0Euvres complètes de Fromm ont parues en Allemagne, en dix volumes. Le lecteur pourra également se reporter au récetn dossier apru dans le Coq Héron, (numéro 164, mars 2001 “ Le Coq international ” consacré à E. Fromm