La réception de la psychanalyse en Asie du temps de Freud

Par Olivier Douville

Fait encore peu connu, la psychanalyse s’est diffusée rapidement dans le monde entier (à l’exception du continent africain où seule l’Afrique du Sud a été réceptive) et tout particulièrement en Asie. Ce sont surtout les éclosions de mouvements intellectuels voulant s’affranchir des tutelles coloniales ou des servitudes archaïques qui se tournèrent vers le freudisme, tenu pour un mouvement émancipateur du sujet individuel et social. Cette réception ne s’est pas toujours accompagnée d’une installation de la pratique psychanalytique ou de la fondation d’école, la Chine apparaît ici plus réfractaire que ne le fut l’Inde (la région du Bengale) et le Japon. Enfin, les principaux théoriciens et praticiens en Inde ou au Japon ont réinterprété la notion freudienne du « complexe œdipien » en fonction de leur culturs, apportant à la controverse portant sur l’universalité de l’œdipe un matériel original et conséquent qui fut, c’est regrettable, tenu pour très peu par les psychanalystes européens. Nous envisagerons successivement l’exemple du Japon, de la Chine et de l’Inde

Japon : Dès 1902, Ogaï Mori (1862-1922,) l’écrivain le plus connu de l’ère Meiji, fils de médecin et médecin de formation, et dont un des plus fameux roman a pour titre Vita Sexualis, fait mention de la théorie freudienne de la sexualité dans un article de médecine. Cet écrivain qui est parti, en 1884, pour l'Allemagne en tant que boursier du ministère des Arméesy a poursuit ses recherches sur la prophylaxie, en même temps qu’il découvre la société occidentale et s’initie à ses œuvres : Sophocle, Halévy, Dante, Hartmann, mais aussi la peinture et le théâtre. De retour au Japon en 1888, il mène une carrière médicale et consacre une part importante de sa vie à la littérature. Il fonde des revues, écrit des pièces de théâtre et traduit Calderon, Daudet, Lessing, Hoffmann, Strindberg et Schnitzler, mais surtout Henrik Ibsen. L’année suivante, Sasaki écrit une série d’article dans une revue de philosophie à propos du psychologue zurichois G.W. Störring où est évoqué le cas d’Elizsabeth von R. dans les Etudes sur l’hystérie.

C’est toutefois en 1914 que la psychanalyse sera réellement introduite au Japon grâce au psychologue Hikozo Kaki, qui, aux Etats-unis faisaiit partie de l’auditoire des conférences sur Freud donne à l Clark University (1909) et il sera le premier ambassadeur réellement averti de la psychanalyse au Japon. Formé également à la Clark University par Grandvile Stnaley Hall , un autre psychologie, Yoshibide Kubo publie une série de textes sur le rêve. Il tentera par la suite d’adapter le test d’intelligence de Binet et Simon à la population japonaise. Les Etats-Unis sont le lieu de formation d’un des premiers japonais à avoir enseigné la psychanalyse à l’Université, Kiyoyasu Marui (1886-1953), formé par Adolf Meyer à la john Hopkins University, de 1916 à 1919, qui de retour dans son pays enseigna à Sendaï (nord-est du Japon). En 1933, Marui rencontra Freud à Vienne et obtient de pouvoir créer une branche de l’I.P.A à Sendaï en même temps qu’il obtient que doit également affilié à l’I.P.A. l’Institut psychanalytique de Tokyo créé par K. Otsuki en 1928.Il commence à traduire Freud.

Un de ses étudiants, Heisaku Kosawa (1897-1968) ,f ait le voyage jusqu’à Vienne, de 1932 à 1933, pour étudier à l’Institut viennois de psychanalyse, il se forme avec Richard Sterba et Paul Federn ; il expose à Freud sa théorie du complexe d’Ajase Il s’agit d’interpréter les classiques de la mythologie grecque par le biais des vieilles légendes bouddhiques. Ce complexe dont la théorisation se poursuivra jusque dans les années 1950 avec les apports de Keigo Okonogi met en valeur les notions de réincarnation et de salut de la mère. Dès son retour, l’année suivante, il fonde à un centre de soins psychanalytiques à Tokyo et exerce comme psychanalyste. Il s’affranchira très vite de la doctrine ipéiste, n’utilise plus le divan, propose des techniques de psychanalyse par correspondance et fixe le rythme des séances à une consultation hebdomadaire.

Enfin, en 1933, parait le premier numéro de la revue de l’Institut psychanalytique de Tokyo : Seishin-bunseki (La psychanalyse) dirigé par K. Otsuki qui pratiquait la cure analytique et formait des psychanalystes. Cette revue importante, qui se centrait sur la clinique de la cure, était aussi ouverte à des textes d’orientation anthropologique et sociologique et à l’esthétique. De grands psychanalystes européens y virent leurs travaux traduits (H. Hartmann – qui migrera aux Etats-Unis en 1938, R. Sterba, M. Bonaparte). Otsuki sera, plus tard (1951) le fédérateur et principal contributeur du dictionnaire japonais de la psychanalyse.

L’alliance du Japon avec l’Allemagne nazie entraine la quasi disparition de la culture et de la pratique psychanalytique au Japon.

Chine : L’introduction de la psychanalyse en Chine débute en 1912 avec la publication dans la revue Dongfanfzashi (Revue de l’Orient) qui, mentionne le nom de Freud dans un texte « L’interprétation psychologique de Roosevelt » qui est la traduction d’un article américain. C’est surtout à la langue japonaise que vont être empruntés toutes les notions qui parlent de psychisme et d’inconscient jusque dans les années 1920, jusqu’au premoiers articles de Zhang Dongsun(1886-1973) « De la psychanalyse » paru dans al revue « Le tocsin du peuple » où est présentée la cure d’Anna O. et où sont exposées les notions d’inconscient de refoulement et de censure.

Tout comme au Bengale l’intérêt de l’intelligentsia chinoise pour le freudisme provient du fait qu’elle y voit une discipline émancipatrice. Zhang Dongsun (1886-1973), lié aux réformateurs sociaux à partir des années trente, est le seul philosophe chinois à avoir créer son propre système de pensée épistémologique aux confluents du bouddhisme et de la philosophie occidentale, notamment Kant et Bergson. Lors d’une cérémonie qui se tint en la Cité Interdite en 1991, il fut nommé par l’empereur Xuan Tong à l’Académie Chinoise. Il publie, en février, dans la revue Minduo (Le tocsin du peuple) un article, « De la psychanalyse », s’il mentionne Freud et Breuer, il ne dit rien de la collaboration entre eux deux, et repère bien ce qu’est le trauma psychique (qu’il traduit par l’expression « blessure du cœur ») la cure de parole, la théorie du refoulement et la censure ; d’autres psychanalystes sont mentionnés dans la bibliographie de ce texte riche de 17 auteurs, dont Ferenczi, Adler, Jung, et Pfister. Zhang Dongsun n’est pas trop égaré devant les textes rédigés en allemand ; bien que non engagé dans une pratique de soin, il repère finement certaines thèses de Freud. Il souligne que, pour le psychanalyste, il n’y a pas une grande différence entre le normal et le pathologique, aussi écrit-il que « Freud est parti de la psychiatrie et des traitements pour s’avancer jusqu’à une science psychologique pour gens normaux ». L’article qui connaît un grand succès est, en revanche, très critique par rapport aux thèses concernant la sexualité infantile. Zhang Dongsun est lié à l’un des inspirateurs du mouvement du 4 mai 1919, Liang Qichao (1873-1929), le plus important chef de file des lettrés réformistes de son époque à qui le philosophe Zhang Junmai (1886-1969) le présenta. Les deux Zhang avaient suivi les enseignements d’un Maître Bouddhiste, Di Xian, à Tokyo, en 1907. Par la suite, et de retour en Chine ils fondent dès 1912 avec Liang Qichao plusieurs revues dont Jiefang Yu Gaizao (Libération et réforme). Ils fondent, au cours de l’automne 1918, l’Association des Nouvelles Etudes qui a pour objectif d’étudier les expériences politiques et idéologiques avancées de l’Europe. Zhang Junmai et Liang Qichao partent en Europe en 1918, après la défaite électorale du candidat de son parti à l’élection présidentielle. Lors de cet exil, ils étudient les formes politiques de l’état, et projettent d’inviter en Chine des intellectuels, dont B. Russel, H. Bergson, Keynes, Tagore (qui se rendra en Chine en 1924). Le mouvement de mai, initié par des intellectuels progressistes avides de connaissances modernes, met fin à la dynastie mandchoue, prône une forme de patriotisme éclairé pour une Chine moderne tout en se montrant réceptif et même avide des savoirs occidentaux.

Zhang Dongsun accompagne Bertrand Russel (1872-1970) dans un cycle de conférences données à Shanghai, à Pékin et, surtout dans la province de Hunan entre octobre 1920 et juillet 1921. S’il s’agit pour Russel de s’interroger sur la modernisation de la Chine, il lui est demandé de prononcer des conférences devant un public éclairé de développer ses idées et d’apporter des connaissances à propos du développement contemporain des sciences occidentales. Sa venue fait écho au mouvement de mai 1919 mais elle a été préparée bien avant par l’Association des Nouvelles Etudes, rebaptisée Etudes communes et est par elle financée. Fu Sinian (1896-1950) l’un des leaders de ce mouvement rend un hommage appuyé aux principes de la logique formelle « fondement de la philosophie pratique que nous avons besoin d’emprunter et d’adopter en Chine », il écrit lui aussi une Introduction à la psychanalyse mais ne va pas au-delà de cinq chapitres qu’on ne verra édité à Taiwan qu’en 1952. Russel, quant à lui, évoque l’inconscient dans la conférence donnée à propos de son livre L’Analyse de l’esprit et qui est intitulée « L’instinct et l’incosncient ». Elle paraîtra en novembre 1922 dans The New Leader (n° 5). Les conférences de Russel étaient intégralement traduites dans les journaux chinois. Russel, fin lecteur de Rivers, voit dans la psychanalyse une technique de la révélation de la vérité et de la vie instinctuelle de l’humain. Sa théorie du refoulement fait se confondre ce concept avec la notion de répression, mécaniste, elle classe les instincts avec des valeurs positives ou négatives suivant les circonstances. Ainsi, les guerres donnent le plus d’extension au mécanisme de la répression de la peur, etc. Russel qui a étudié l’article de Dongsun dénie également toute valeur à la théorie de la sexualité infantile. Cette même année Zhu Guangqian (1897-1966) qui a fondé les études modernes d’esthétique en Chine écrit dans la revue Dong Fang Za Chi L’inconscient et la psychanalyse de Freud.

L’impalntation de la psychanalyse en Chine sera toutefois peu enracinée, elle a été appréciée en tant que philosophie, mais, à l’exception de Ren Zhuoxuan (1896-1990) de nombreux auteurs intellectuels et universitaires, tel Gao Juefu (1886-9168), ont fait un vaste tri dans le panorama conceptuel freudien, rejetant, à peu près unanimement, les thèses portant sur la sexualité infantile.

Dès le début des années 1930, l’ensemble de la psychiatrie et de la psychologie prend comme référence centrale le behaviorisme. L’installation à Pékin de Bingham Dai (1899-1996), a valeur d’exception. Dai qui fut influencé par la formation psychanalytique qu'il reçut aux Etats-Unis avec Harry Stack Sullivan, avant d'aller au Peking Union Medical College de 1935 à 1939 fut bien le premier psychothérapeute chinois formé à la psychanalyse, il pensait comprendre les problèmes de personnalité en les situant dans leur contexte socioculturel. Il lui fallut quitter la Chine suite à l’invasion japonaise.

C’est au tout dénut du XXI° siècoe qu’on trouve en Chine dans les villes de Pékin de Xian et surtout de Chengdu (autour du professeur Huo Datong) un intérêt pour la psychanalyse freudienne et lacanienne.

Inde : L’origine de la psychanalyse en Inde remonte à la charnière des années 1910 et 1920. Freud est mentionné dès les années 1905 dans des revues médicales et psychologiques en langue anglaise, dont le Psychological Bulletin. EN 1906 le mot « psychotherapy » pour la première fois dans une publication publiée en Inde, L’Index medicus. , et les première set médiocres traduction de Brill sont diffusées à Calcutta dès les années 1910. Ce n’est toutefois qu’au terme de la seconde guerre mondiale que l’on peut trouver à Calcutta la traduction anglaise L4index medicus. de certains textes majeurs de Freud dont La Traumdeutung.. En Inde, comme en Chine ou en Perse, les circonstances qui permirent rapidement une diffusion et une transmission de la psychanalyse sont d’ordre intellectuels et politiques. Le Bengale rassemblait au début des années 20, de grandes figures intellectuelles et artistiques, opposées à la colonisation anglaise. L’expression « Renaissance bengalie » désigne un courant réformateur porté par des pionniers qui s’illustrent dans le champ des arts, des sciences et des théories politiques et sociales.

Une des particularités de la colonisation anglaise explique la situation très paradoxale du Bengale. L’administration britannique avait comme souci principal de maintenir sa mainmise sur cet immense pays qu’est l’Inde. A cette fin, il devint de plus en plus nécessaire non seulement de recruter des fonctionnaires dans les classes moyennes ou supérieures, mais aussi de les former dans des Universités aptes à donner un enseignement de haut niveau. Assez vite et surtout au Bengale ces centres universitaires délivrèrent un savoir fondamental qui en correspondait plus au besoin de l’administration et qui permit la naissance d’une élite intellectuelle très performante qui entrepris de faire dialoguer les savoirs les plus sophistiquées des traditions hindoues avec les grandes figures d’un rationalisme positiviste et tenu pour émancipateur venant de l’Occident. Le mouvement « Renaissance Bengalie » cristallise des mouvements de pensée novateurs dans le domaine des arts, des sciences et des réformes sociale. Jusqu’à l’indépendance de l’Inde, un intérêt pour la psychanalyse ne se montra que dans la région du Bengale, conséquence de l’émancipation intellectuelle de cette région et de sa ville phare, Calcutta.

C’est dans ce creuset que s’inscrit l’œuvre singulière de Girindrasekhar Bose (1887-1953) que l’on peut qualifier de « premier psychanalyste indien ». Certes avant lui il y eut Owen Berkeley-Hill, (1879-1944) médecin major qui est entré dans l’élite de l’Indian Medical Service au Bengale est un psychanalyste britannique analysé par Jones puis ultérieurement par Bose. Il commence des cures avec des patients indiens dès 1910. Il exercera par la suite à Bombay et, marié avec une Hindoue, il restera en Inde jusqu’à sa mort. Il assistait W. D. Sutherland (1866-1920) médecin d’état-major dans une académie de cavalerie à Sanghor Un autre médecin militaire qui a exercé à Calcutta, le général C.D. Daly, travaillera par la suite sur les problèmes des chiffres dans le rêve, sur les odeurs et sur le complexe psychique lié aux menstrues, dans la littérature. Les publications de ces médecins militaires Britanniques en Inde vont devenir le reflet grandissant des tensions et des peurs que connaissent les sujets britanniques en Inde à la veille de l’indépendance. Elles se situent nettement dans une idéologie coloniale où se lit un mélange de fascination et de répulsion pour le colonisé, elles seront toutefois assez bien acceptées par l’opinion intellectuelle bengali

Girindrasekhar Bose, donc, sort diplômé du Medical College de Calcutta en 191O . Dès le début de ses études il a découvert avec un très vif intérêt des textes médicaux et psychologiques exposant la doctrine et la méthode de Freud. Très vite installé comme médecin généraliste, il commença aussitôt à exercer comme médecin généraliste dans un cabinet privé. Fin connaisseur de l’œuvre fruedienne, mais n’ayant jamais fait pour son compte l’expérience du divan, va théoriser la psychanalyse en y adjoignant des techniques de soin traditionnelles qui, tel le yoga, avait une grande importance dans sa société dans le but d’aider ses compatriotes à supporter leur malaise dans leur civilisation. Il participe à la création, à Calcutta, de la Société indienne de psychanalyse (encore aujourd’hui siège de l’Indian Psychoanalytic Association) en 1922 qu’il présidera jusqu’à sa mort, en 1953. Sous l’influence de Bose et avec l’appui institutionnel de Asutosh Mukerjee, le vice doyen de l’Université de Calcutta entre 1906 et 1914, puis entre 1921 et 1924, la psychanalyse devient une discipline importante dans la culture indienne et il lui sera demandé, par Bose, de donner des outils pour définir en profondeur la personnalité indienne, sans doute en réaction aux essais de psychanalyse coloniale de Berkeley Hillet Daly. L’apport majeur de Bose paraît en 1929 dans l’International Journal of Psycho-Analysis. Dans cet article « The Genesis and Adjustment of the Œdipus Wish », Bose reprend la théorie du complexe d’Œdipe dans les termes de sa propre théorie du fonctionnement psychique. Ainsi les premiers soins maternels conduiraient l’enfant à vouloir prodiguer à sa mère exactement les mêmes soins avant qu’il s’identifie – peu importe qu’il soit fille ou garçon – à sa mère, et prendrait plaisir à faire « comme elle » avec des poupées, faisant siens ses centres d’intérêt. Son père deviendrait donc une importante source d’attention et de curiosité, mais envisagée du point de vue maternel. L’identification à sa mère entraînerait une nouvelle identification, l’identification au père. Alors, en introjectant les centres d’intérêt de ce dernier, sa mère viendrait de nouveau constituer une source d’attention, mais envisagée cette fois du point de vue du père.

Du côté des lettres, si Tagore a reçu en 1926, à Vienne, la visite de Freud, ce ne sera qu’à la toute fin des années trente que Tagore révisera son jugement en acceptant que sa poésie ait pu être influencée par la psychanalyse.

C’est bien plus tard, en 1970, avec l’installationà New Dehli du psychanalyste Sudhir Kakar que se prolongera l’idéal de Bose, interroger la doxa freudienne à l’épreuve des cultures de l’Inde.

Olivier Douville