Quand la psychanalyse passe par la Chine, variations

Par Olivier Douville

En amical et reconnaissant salut à Michel Guibal,celui qui, amicalement, indique les seuils

introduction

La psychanalyse a-t-elle, comme la philosophie, quelque chose à gagner (du côté de ce qui la fonde) ou à perdre (du côté de ses illusions) à passer par la Chine ? C’est probable. C’est, en tout cas, un pari qui fut tenté à quelques reprises, dont une fois à l’initiative de Michel Guibal qui réunit, en 2004, des psychanalystes de l’interassociatif européen de psychanalyse, à Chengdu, pour un colloque où se côtoyèrent cliniciens chinois et européens.

Les trajets contemporains de la psychanalyse en Chine sont bien une affaire de voyage, certes, mais une épreuve tout autant car un tel passage peut faire vaciller les certitudes de notre bonne vieille psychanalyse ou, et c’est bien plus stérile, être tenu pour rien ou si peu par qui voudrait retrouver tout intacte la psychanalyse comme si elle était déjà attendue en l’état. Bref, nous aimerions supposer que la Chine soit autre chose que la dernière coqueluche du monde psychanalytique parisien, et continue à se présenter comme une occasion féconde d’interroger ce qui, dans la psychanalyse, dans son extension dans le monde, ne se réduirait pas une machine à occidentaliser les esprits. De cette interrogation, il est juste d’attendre des retours sur notre propre rapport à la psychanalyse, en tant que théorie de l’énonciation, plus encore en tant que pensée du sujet et théorie de l’acte.

Une autre remarque se loge ici : si la Chine était déjà en vogue lors des riches heures du lacanisme, c’était la Chine de l’engouement européen et parisien, surtout, pour le maoïsme. Et bon nombre de psychanalystes qui, aujourd’hui encore, mobilisent en France l’attention ont été des figures importantes de ce courant maoïste hexagonal.

Aujourd’hui le paysage chinois n’est plus le même pour l’ensemble du monde – et pour le monde psychanalytique donc –, ainsi la modernité chinoise crée une nouvelle dynamique dans le rapport du sujet à sa souffrance psychique. Une tendance s’affirme, celle des marchés des psychothérapies qui pousse nombre de jeunes chinois sinon à déserter les consultations traditionnelles dévolues au soin des blessures de l’âme[1] du moins à les compléter par des demandes d’écoute dans des lieux où émerge la singularité d’une demande. La Chine consomme de grandes variations de dispositifs psychothérapeutiques. Les cures psychanalytiques sont rares, souvent elles se font par Skype, et la psychanalyse n’est pas encore entrée dans les centres étatiques de soins psychiatriques[2]. La place de l’adresse à un écoutant « psy » dans la société chinoise actuelle provient de l’accentuation tout à fait nouvelle d’un espoir que le facteur « psy » soit pris en compte dans la reconnaissance des difficultés d’ajustement du sujet et aux idéaux anciens et aux contraintes modernes. Le canevas anthropologique d’une nouvelle forme de la division subjective se fabrique ainsi. La prise en compte d’un sujet habité sinon par un conflit psychologique du moins par une densité psychologique en souffrance provient en bonne part de la déritualisation du monde, et donc de la déritualisation de la scène du soin. Au-delà de ces phénomènes de nouvelles formes de consommation de l’offre psy, c’est tout un chamboulement des modèles du rapport à autrui dans la société civile qui se dessine. Un monde supposé « tradtiionnel » c’est-à-dire ordonné par la contrainte au rituel, est un monde de devoirs codifiés et hiérarchisés. Loin d’un ritualisme qui fonde les rapports sociaux sur l’obligation qu’ont a priori les individus les uns par rapport aux autres de participer à un lien social fondé sur l’obligation de la dette coutumière et de la ritualisation de l’existence, les nouveaux modes de liens, qu’entraîne le développement de l’économie de marché, impliquent que les relations interpersonnelles sont de peu de poids tant qu’elle n’ont pas été scellées par une engagement librement consenti. Or ces étapes actuelles de perte d’une cohérence ancienne se doublent par une ouverture des subjectivités à ce que l’avenir peut avoir de peu programmable et d’inédit. L’autonomie subie plus que désirée de l’individu va de pair avec une élévation du niveau économique et l’apparition d’une classe « moyenne » où se répand ce sentiment d’une autonomie individuelle. Le poids des conformismes régnant dans les familles organisées autrefois sous la forme de communauté y est moindre. Tout cet ensemble de facteurs modernes qui ébranlent considérablement les ordonnances confucéennes d’antan, gravitant autour de le « piété filiale » n’implique en rien que se développe un plein exercice de la liberté de pensée et d’opinion. C’est peut-être un des enjeux culturels et politiques de l’émergence de la psychanalyse, comme technique d’écoute et de soin, en Chine, de faire émerger cette nécessité de penser l’exercice de telles libertés.

Partons d’un rappel : l’écriture

La psychanalyse n’est ni une philosophie du langage, ni même une esthétique de l’énonciation, et si elle touche sans se confondre avec elle à l’anthropologie, elle est aussi et d’abord méthode de traitement de l’inconscient. La psychanalyse ne peut donc parvenir à ses fins qu’en s’écartant tout autant du médical, du scientisme, ou du juridique, que des mirages occultistes ou initiatiques. Attentive aux autres domaines des sciences humaines, elle ne peut résister aux diverses séductions, annexions et réductions qui en émanent qu’en articulant un dialogue, pas nécessairement un débat, avec tout ce qu’elle n’est pas : l’art, la littérature, l’anthropologie, la linguistique, etc. On sait d’ailleurs qu’une fois parvenue au moment où le dégagement des coordonnées du sujet de l’énonciation impliquait un développement sur le signifiant, la lettre et la topologie, la psychanalyse s’est cherché, avec Lacan, des dehors encore plus lointains du côté de la matérialité de la physique et de la logique mathématique. On se souvient aussi que, parallèlement, et toujours selon Lacan, la théorie du signifiant devait recevoir une mise à l’épreuve de l’examen de systèmes d’écritures autres que notre écriture alphabétique. Il est vrai que Lacan n’a pas hésité à mentionner, à plus d’une reprise, l’écriture chinoise, depuis son Séminaire sur Les psychoses[3]. La situation chinoise a ceci de neuf et d’épuisant pour les psychanalystes occidentaux que le voyage vers la Chine ne saurait se réduire à la somme des extensions que la psychanalyse a connues dans le monde européen ou latin. Il est clair que, dès que la psychanalyse a gagné quelques extensions en Asie, ces développements souvent souhaités par l’élite intellectuelle et réformiste sinon révolutionnaire de ces pays se sont soldés, par exemple pour l’Inde et le Japon, par bien des rendez-vous manqués (Douville, 2009). En Chine tout autant la barrière de la langue et de l’écriture insiste.

L’écriture chinoise est un des systèmes d’écriture les plus anciens et les plus stables qui soit au monde depuis son invention, il y a de cela environ trois millénaires[4]. Unique au monde, le système d’écriture chinois fut d’abord un outil de divination scapulomantique[5] ; les caractères chinois, loin de n’être que de simples pictogrammes composés à la semblance stylisée d’objets et d’existants de la vie quotidienne, ont été construits selon des lois linguistiques. Des omoplates et de même des carapaces de tortue, cet animal symbole d’extrême longévité et jamais inclus dans les listes des animaux sacrifiables, furent jetées au feu dans un brûlage divinatoire, et, à partir des craquelures et des fissures, reprises par le stylet du devin pour devenir extrêmement lisibles, les premiers caractères de l’écriture chinoise furent établis et distingués. Vandermeersch évoquant la façon dont ces premières graphies se complétèrent et donnèrent lieu à tout un système de signe parlera de « langue graphique chinoise » (1994), traduisant de la sorte l’expression chinoise « wenyan » qui est présente dans le commentaire des deux premiers hexagrammes du Yi King (ou Livre des mutations), ce texte qui fait passage de l’expression divinatoire de la graphie à son expression en langue écrite.

Il est à souligner ici l’importance qu’avait pour Lacan l’examen de la langue chinoise qui s’est vue confirmée au plus haut point à deux reprises, au moins. Et tout d’abord, lors du Séminaire D’un discours qui ne serait pas du semblant[6], où Lacan introduit, le 20 janvier 1971, la référence à la Chine, non par rapport au modèle du Sage mais en fonction de celui du Saint. Balthazar Gracian lui servant ici de truchement pour une saisissante tautologie, selon laquelle la sainteté de l’homme se résume dans le fait qu’il se doit d’être un saint. C’est là, ajoute Lacan, le seul point de la civilisation occidentale où le mot saint aurait le même sens qu’en chinois, Tchen Tchen. Expression que Lacan tient pour équivalente à la définition de l’homme de cour selon Gracian. C’est là aussi que, du même coup et comme dans le même mouvement, sans plus approfondir, il se déclare alors « lacanien » (apparemment) pour la seule et unique fois de sa vie : « Quoi qu’il en soit, oui, je me suis aperçu d’une chose, c’est que peut-être je ne suis lacanien que parce que j’ai fait du chinois autrefois. »

La fonction civilisatrice que la Chine confère à l’écriture est tout à fait bien située par Lacan, lors de ce même séminaire, le 10 mars. Il tente le commentaire de l’idéogramme « Wén » qui, signifiant, idéogramme, est à lui seul le creuset de l’écriture chinoise. Si le premier sens de cet idéogramme est celui d’un faisceau de lignes ralliées et dispersées en une agitation de kouas mantiques[7], « Wén » regroupera par la suite les sens de « caractère écrit », puis d’« ornement » et de « civilisation ». Ce que Lacan souligne alors est que la civilisation chinoise est essentiellement une civilisation de l’écriture, du signe écrit, une civilisation de lettrés. À côté de cette langue classique, une seconde langue « vulgaire » tend à reproduire le langage parlé. Dans ce long mouvement de civilisation, c’est-à-dire de production d’une langue graphique à part de la parole – à reprendre à nouveau la juste expression due à L. Vandermeersh –, nous voyons la langue s’élaborer à partir de ses racines chamaniques. Au point que ce sont sans doute les modifications de cette langue, sa force de refoulement des chorégraphies et des puissances chamaniques qui animaient les premières traces écrites, qui constituent le dépliement d’un mythe par lequel des actes scriptuaires divinatoires et dangereux deviennent progressivement des lettres.

Un autre moment, où s’affirme avec force l’impact de la pensée et de l’écriture chinoise sur les élaborations lacaniennes, concerne le point d’aboutissement des hypothèses et des formalisations ayant trait au vide. Mais, là encore, une notation. Le vide, qui organise la pensée, est communément subsumé par l’idéogramme du « Tao ». lequel comporte aussi les significations de « savoir-faire juste », de « non agir agissant ». Relire Lao-Tseu et, tout autant, son disciple Lie-Tseu (auteur du Vrai classique du vide parfait) permet d’entendre la présence d’un symbolisme sexuel transparent à ce terme de « Tao » qui renvoie aux douceurs des paysages creusés et ravinés, aux forces et aux formes matricielles. Au début, le « vide » n’est pas le vide, il désigne une force inaugurale, une danse, une énergie chamanique qui mène le bal avec les esprits et les morts. Aussi le vide peu à peu emplit le rapport du sujet en Chine au monde qu’il habite et à l’absolu qu’il se donne, à mesure que se refoule et s’efface les désignations chamaniques premières ayant trait à ce qu’a d’irrésistible et de périlleux le rapport au sexuel et à la mort. Le seul idéogramme de « Dao », tout comme celui de « Wén » contient en lui-même un mythe d’origine, chamanique et kinesthésique, et l’effacement de ce sens originaire. Avec mon collègue Qin Wei, nous nous amusions parfois à poser qu’en Occident certxains usages de Dieu font de lui une grande puissance qui emplit le Monde (et c’est assez net chez Malebranche), alors qu’en Chine le vide emplirait Dieu[8].

Il a été dit, souvent, et c’est bien vérifiable que Lacan cessa net d’évoquer l’écriture chinoise à partir du moment où il introduisit le modèle du nœud borroméen. C’est alors qu’on croirait que ce qu’il avait trouvé dans la langue graphique chinoise n’était qu’un prélude à l’usage de la topologie. Je trouve cela trop abrupt et trop simple. Il faut croire que l’écriture chinoise implique un appel au corps autre que ne le fait l’écriture alphabétique. Elle se soutient de la calligraphie et à ce titre est-elle une chorégraphie de la lettre. Elle est mouvance. De même la topologie ne peut se réduire à des figurations d’images. Fixée comme illustration dans les transcriptions des séminaires elle perd de sa tenue et de sa raison d’être. Il faut éprouver les sensations kinesthésiques de nouage, de déformation ou d’épissures des nœuds, il convient de les appréhender dans leur dynamisme. En ce sens, loin d’être un fétiche inerte, le nœud borroméen est-il une calligraphie, la calligraphie lacanienne.

En quoi ce vide « chinois » a-t-il intéressé Lacan ?

La théorie lacanienne, qui subvertit le nominalisme du sujet (il est, mais divisé) et le réalisme de l'objet (il est, mais absentifié) – et qui réunit ces deux subversions par l’écriture d’une forme (poinçon) qui conjugue la coupure au lien – a, dès le Séminaire sur L'identification, cherché à poser le vide comme être médian, milieu et condition de nouage. Le sujet de la psychanalyse lacanienne est donc sans repère absolu et sans auto-fondation qui viendrait suppléer à ce vide structural, en face duquel le fantasme remplit fonction d'homéostasie. Quant au vide lui-même, il trouve alors sa place théorique et une forme d'expression dans la volonté de recentrer la structure du sujet et de son discours sur la question du temps et de l'acte. De fait, si l'acte psychanalytique ne se régule plus par la mise en avant d'un idéal qu'il conviendrait d'authentifier et d'atteindre, alors se désigne le retrait incarnationnel du verbe, qui devient aussi ce lieu vidé de la représentation, livré à l'équivoque, orienté par la lettre. Et, dès lors, la plus hasardeuse des équivoques est traitée comme un savoir qui se cherche, trouvaille – crête entre une saisie du vide comme pur concept ou comme source de métaphorisation ; absence dans l'Autre et présence de cette absence dans la parole.

De la place vide des jeux de probabilité au triangle de Pascal (Séminaire 2), à ce vide de la chose autour de quoi, le contournant, la pulsion décrit les logiques de la sublimation (Séminaire 7) ; du vide nécessaire à la signifiance de l'image (Séminaire 7), puis au vide comme rien de l'objet (Séminaire 9) ; du vide, enfin, comme moment et point d'horreur et de révélation du désir (Séminaire 10) au vide comme condition du signifiant (Séminaire 12) et forme (ô combien paradoxale), voire identité même du sujet (Séminaire 14), Lacan a inventé et construit, pas à pas, le sujet de la psychanalyse. Il l’a formalisé non seulement comme analogue au sujet de la science, mais comme réponse du (et au) Réel. Un tel vide qui n'est ni de la mascarade phallique, ni son entière et ultime vérité ou son obstinée contestation, n'est pas non plus le « non-être ». Il fonctionne aussi comme un principe d'articulation ouverte, topologique entre corps, objet et lettre. Entre le monde reflet de l'organique et le monde comme rêve du corps.

À la fin des années 1970, Lacan, retrouvant François Cheng, lui déclara : « D'après ce que je sais de vous, vous avez connu, à cause de votre exil, plusieurs ruptures dans votre vie : rupture d'avec votre passé, d'avec votre culture. Vous saurez, n'est-ce pas, transformer ces ruptures en Vide-médian agissant et relier votre présent à votre passé, l'Occident à l'Orient. Vous serez enfin – vous l'êtes déjà, je le sais – dans votre temps[9]. » À qui disjoint le vide comme milieu du vide comme catastrophe, à qui invente à la clinique ses bords, revient alors le temps de la lettre et du poème, le temps aussi de ce qui est peut-être au-delà de la rationalité psychanalytique : c'est-à-dire le temps de la musique, de son Réel et de son interprétation. Position d’une certaine éthique de la sainteté ; travail sur le signifiant et la lettre ; méditation qu’épure la topologie sur la fonction médiane du vide… On voit que Lacan semble avoir trouvé, dans son trajet chinois, de quoi renforcer les moments de sa théorie. Xu-Dan, membre du groupe psychanalytique de Chengdu et aussi une de mes thésardes à l’Université Paris-Diderot, souligne que le Vide, en Chine, opère l’alternance entre le Yin et le Yang, il constitue une formation active et vitale et est un espace nodal qui tisse les liens entre l’homme et la nature. En Chine, la nature n’a pas horreur du vide et ce dernier est moteur dans toutes les pratiques qui visent à représenter et à soigner les relations entre le sujet et le corps.

Notre dehors chinois est-il, aujourd’hui, analogue à celui de Lacan ?

À une telle question, l’on serait tenté de répondre immédiatement par la négative, arguant que ces chemins ne le concernent que lui, dans la singularité de sa démarche. Prudemment, j’avancerai que notre dehors chinois est ici non pas tant un lieu, même s’il s’agit aussi d’aller en Chine, qu’un ensemble de points rouvrant la discussion sur ce que nous entendons par parole, écoute, sujet et inconscient. Ce lieu s’actualise d’une rencontre avec François Jullien et du fait que certains, parmi nous, ont pris acte d’un mouvement d’intérêt de collègues chinois qui peut paraître une demande et qui ne peut même être reçue que comme telle.

C’est le lieu d’indiquer ici un changement profond, dans l’aventure du « prendre soin » en Occident, plus important que le renoncement à l’hypnose – moment épique de la geste freudienne que même les plus jeunes de nos étudiants connaissent bien – et qui est le renoncement à la suggestion par le sens. Le sens, en tant qu’il est le résultat d’une accumulation d’imaginaire, fixe et fige en désignation le flux mouvant des processus psychiques. Or l’atteinte du sens ne peut être qu’indirecte et instable. La parole se déplie, se déploie en équivoque, trouve le corps de la voix, se souvient des lettres, écrit ses mouvements. L’acte de la parole fait fleurir des équivoques, l’immanence de la lettre en dispose. C’est alors que s’effondre, ou plus exactement se résorbe, la machinerie qui, dans la stricte logique du signifiant, oppose le paradigme au déplacement, la métaphore à la métonymie (ces deux termes n’ayant d’ailleurs de portée pour l’interprétation qu’en tant qu’ils sont capables de faire s’unir étroitement le son et le sens – union qui est à lire).

Il se trouve, de plus, que la situation psychanalytique n’est pas un dialogue, et qu’elle est encore plus loin de cette structure de débat, voire d’âgon, qui, François Jullien le rappelle lui-même, « se retrouve au cœur du théâtre (tragédie ou comédie), du tribunal, de l’assemblée ». Et il ajoute : « en effet, qu’il soit théâtral, judiciaire ou politique, le débat se manifeste aussi comme une pensée s’exerçant pour ou contre ; et il est remporté seulement en fonction de la force et du nombre des arguments qui sont de part et d’autre accumulés[10] ». Or la condition de la parole en situation psychanalytique, rendue à son pouvoir d’événement et d’acte du sujet, à son écho en adresse, nécessite que le cadre psychanalytique favorise le développement de processus de pensées qui tournent autour de bassins attracteurs, d’associations, et donc exclut du même coup toute opération d’interprétation, toute argumentation, prônant un sens.

Rien d’étonnant, dès lors, que le lecteur psychanalyste se retrouve dans cet état de proximité-distance dont je parlais plus haut, en train de lire, voire d’halluciner, dans le portrait du sage mis en contraste avec le philosophe par François Jullien, le portrait type du psychanalyste « surlacanien[11] ». En effet, à la différence du philosophe qui parle en son nom, délivre des vérités manifestes et démontre en généralisant, le sage est sans moi défini, il dit le tout sous l’angle du particulier, il sait que le caché est évident, et réciproquement, etc. Mais faut-il en conclure, pour autant, que la Chine serait, pour la psychanalyse, son plus délicat, exquis et nécessaire « dehors » ? Que le sage chinois représenterait la quintessence de la posture et de la sagesse psychanalytique ?

Une fois que nous sommes parvenus à cette aporie, une volte-face s’impose. Et le retour dans notre pré carré freudien réduit à quelques garde-fous. Pas de représentation du Monde, tel est bien un de nos plus chers credo. Pas de romantisme excessif non plus. J’insiste sur ce point, parce qu’il semble que la conscience romantique s’accorde en quelque façon avec la conception chinoise de l’invisible et de l’immanence. C’est, ou ce fut, d’ailleurs l’opinion de François Jullien lui-même : « Peut-être une telle appréhension de l’Invisible se rapprocherait-elle le plus, somme toute, au sein de notre culture, en retrait de toute Révélation, de la conscience romantique de l’infini ; car, de part et d’autre, un même crédit métaphysique est accordé aux signes poétiques en vue d’appréhender une transcendance échappant résolument à toute entreprise de détermination et qu’aucun Message ne saurait contenir. Selon A.W. Schlegel, qui s’inspire des conceptions esthétiques de Schelling : "comment l’infini peut-il être conduit à la surface, à l’apparition ? Ce n’est que symboliquement, en images et en signes" ; de même que pour son frère : "le divin (le purement spirituel) ne peut être communiqué et extériorisé dans al sphère de la nature que de façon indirecte." Et selon un autre personnage du même dialogue : "on en peut dire le plus haut qu’allégoriquement, précisément parce qu’il est inexprimable"[12] ».

Les psychanalystes lacaniens sont très peu romantiques, encore moins que Freud, et ce n’est pas peu dire. Nous sommes fils et fille de la science, qui a exclu le Monde comme Totalité et en a réglé des bouts de Réel en une pluie de lettres dont les gouttelettes sont orchestrées en formules. Notre alphabet détaché de la langue et de ses fabriques d’équivoque ne sert-il pas essentiellement à cela ? Mais il n’empêche… Osons le dire : que le détour par la Chine inquiète ou rassure, il séduit, même s’il ne délivre que de faibles identifications. À quoi bon aller se demander, en effet, si et jusqu’où Confucius, Mencius sont ou ne sont pas, ou plus, psychanalystes ? Mais alors d’où vient ce sentiment de familiarité, que notre confort bourgeois rend d’autant plus suave ? J’ai commencé à répondre à cette question en indiquant la position oblique de l’acte psychanalytique par rapport à la tyrannie du sens et de sa fixité. Et je voudrais continuer à cheminer un peu au fil de mon inquiétude. Car je ne saurais passer tout à fait sous silence certaines impasses, qui, faisant de la Chine un dehors absolu, me semblent des pièges pour la pensée et qui résulteraient de l’emboîtement de deux erreurs.

La première serait de chercher à dégager des textes de François Jullien sur la pensée des lettrés chinois (que l’argument rhétorique peut nommer pensée ou sagesse chinoise) une anthropologie du sujet en Chine. Et la seconde, de transformer en précis de psychologie (après les avoir réifiés) ces textes antiques que le sinologue étudie, et qui, fournissant un art de conduite à l’homme de cour, sont d’abord des formes du discours du maître, en tant que son bien est de veiller à ce que l’institution tourne rond sans subir les fracas de l’histoire. Se pourrait-il que la Chine ne connaisse pas le cri ? Ignore les affrontements de structure entre les humains, entre le moi naissant et les figures de ses altérités ? Bref, se pourrait-il qu’il n’y ait pas de sujet en Chine ? Allons doucement… et rappelons que la mise en totale continuité du discours sinologique, du discours anthropologique et du discours psychologique ouvre sur des absurdités qui circulent sous le nom de « psychologie asiatique », et plus généralement de « psychologie des peuples ».

Il n’y a donc rien ici à conclure ; ce serait trop tôt et, de toutes les façons, bien peu opportun. Ma position est que le psychanalyste tient nécessairement de sa culture freudienne l’idée d’une naissance tragique du sujet, où interviennent le complexe d’autrui, le meurtre primordial, le meurtre du premier Moïse. De là une représentation assez précise de la vie psychique, en termes de conflit et de violence, et du transfert en termes de projection des conflits déniés. Du moins, c’est ce à quoi Freud a trop souvent été réduit par certains de ses vulgarisateurs qui ont réduit sa théorie du transfert à l’idée, qui n’a jamais été celle de Lacan, ni non plus celle de Winnicott, qu’il fallait « liquider » le transfert – dans le sens de dégager le Moi de l’analysant de ses attachements névrotiques, là où le confit s’était enkysté. Car il est vrai que cette scénographie se réduit à celle de l’âgon. La topique et l’espace du transfert sont pensés (par Freud) en termes de lutte, d’âgon, des parties saines et non saines du Moi. Mais toute la psychanalyse ne se résume pas à cela et la psychanalyse s’y réduit même de moins en moins.

Par ailleurs, force est de constater que la Chine est un de ces dehors qui permirent à la pensée de Lacan, et de quelques autres, de tenir bon dans le nécessaire dépoussiérage de la psychanalyse de toute une psychologie du conflit et de la force du moi, psychologie qui avait pour inévitable pendant la réduction de l’interprétation à l’explicitation. La Chine permettrait-elle de faire le départ entre Freud et Lacan ? Nous voilà bien partis pour retomber sur nos pieds… Cependant, un doute demeure. Il insiste. À le confier en peu de mots, il s’énoncerait ainsi : l’idée maîtresse de la naissance du sujet, chez Freud, est sans doute contenue dans son texte sur la Négation, qui suppose bien un acte, un mouvement de la parole à la base même de l’insertion du sujet dans ses proférations de parole. Nous tenons là, à l’évidence, une mythologie de l’initial, de l’enclenchement du processus. Cette mythologie a-t-elle un sens intéressant (même à rebrousse-poil) la pensée chinoise ? Je laisse la question en suspens. Car quelque chose d’autre encore, quelque chose d’onirique, nous tient sous sa coupe. Qu’espérons-nous trouver dans une écriture non alphabétique, qui réfracte et contemple le Monde, ce Monde que notre alphabet a coupé de notre corps, exilé de nos soupirs et qui se déchiffre au loin dans des mythes aphasiques et des rites de plus en plus improbables et flous[13] ? Une écriture des rêves ? Quelque en deçà fusionnel des grands partages et des grandes oppositions-forclusions ?...

Que serait un mode de voyage psychanalytique avec la Chine ? promenade avec Lu Xun

Dire « avec la Chine » c’est vite dit et c’est mal dit. Posons, en premier lieu, que ce mode de voyage passe d’abord, pour moi, par au moins trois noms, ceux de F. Jullien, M. Guibal et H. Datong, et qu’en conséquence, les objectifs que je peux définir (et éventuellement donner) à mes directions de travail se trouvent pris dans des transferts (et donc des ouvertures et des contraintes) indéniables. Je voudrais en pointer quelques-unes.

Prenons alors comme truchement la figure et le travail de l’écrivain Lu Xun, dont les textes se posent comme surface d’interrogations partagées, mais se positionnent aussi et autrement comme point-limite. Car la personne et l’œuvre de Lu Xun ne ressortent pas, en effet, de la typologie atemporelle confucéenne, architecture de laquelle dépendent bien des constructions proposées par F. Jullien. Bien au contraire, Lu Xun est l’exemple même (quoiqu’il soit bien appauvrissant de le réduire ainsi) du sujet en prise avec l’Histoire, avec le temps historique et traumatique des guerres et des défaites, des révolutions et des trahisons mortifères. La vie de Lu Xun est traversée par les premiers bouleversements que connaît La Chine et qui vont la transformer radicalement. Dans sa préface à deux textes de Lu Xun : « Le journal d’un fou » et « La véritable histoire de Ah Q », Jean Guiloineau nous rappelle que Lu Xun est âgé de 19 ans quand éclate la révolte des Boxers, qu’il a 30 ans quand chute l’Empire, 38 ans lors du « Mouvement du quatre mai », et 40 ans à la fondation du Parti communiste chinois[14]. En octobre 1936, il meurt, un an après la fin de la Longue Marche qui se conclut par l’arrivée de Mao Zedong à Yan’an.

Par ailleurs, il est clair que la démarche intellectuelle de Lu Xun – et sa façon même d’aller au-devant de ce que l’Occident bouleversait en son sein, en donnant jour à des savoirs nouveaux, dont la psychanalyse – ne participe pas d’une volonté d’assimiler simplement l’Occident et de le rendre inoffensif pour un chinois « classique ». Pas d’indifférence chez lui, du moins au début. Mais, au contraire, la recherche d’un possible point d’appui dans des savoirs autres et dans des modes inédits de parler de l’étranger intime et du réel pulsionnel. Lu Xun cherche une réponse à ses questions de « post-lettré » en brisant les modèles traditionnels de la sagesse et de l’initiation, plus exactement en prenant acte de leurs brisures, d’où une revisitation de la cosmogonie et du mythe d’origine, et une adresse à la psychanalyse qui sera, on le sait, grandement déçue. Il y aurait donc là pas mal de problèmes ou de malentendus à faire valoir et à travailler encore, dont le plus net est que la Chine n’est pas une terre totalement vierge de psychanalyse (et pour la psychanalyse), qu’il y a eu déjà, par le passé, tentative de dialogue (Freud eut, en son temps et lui aussi, un éphémère correspondant chinois) et que déjà abondèrent les incompréhensions et les déceptions.

Et c’est ce qui fait d’ailleurs que nous n’apportons pas la psychanalyse aux Chinois comme d’autres évangélisent le Monde et comme si ceux-ci étaient enfin dignes de psychanalysation ! « Pas d’évangélisation psychanalytique » ! Nous serions tous d’accord sur ce slogan. Mais encore faut-il en tirer les justes conséquences, qui sont d’accepter au moins ce en quoi l’expérience d’un psychanalyste chinois, pratiquant en Chine, nous donne grain à moudre pour repenser la psychanalyse comme doxa et aussi comme méthode. Et peut-être aussi pour repenser le cas Lu Xun, empêtré dans les poncifs impérieux et inachevés de la théorie psychanalytique de son temps sur la sublimation. Car on perçoit bien, aujourd’hui, et un peu tard, le pourquoi de sa désillusion, sans doute aussi douloureuse que nécessaire à l’endroit de la psychanalyse. Une théorie de la sublimation « orthodoxe » – même si je ne sais rien là de ce qui a été précisément lu par Lu Xun, ni à lui présenté – réduit tout à fait celle-ci au confort adaptatif, aux félicités de l’art « bourgeois », elle hyper-singularise le destin de la pulsion, et rend peu discernable, voire incernable, ce qu’il y a de collectif dans le rapport de chacun à l’inconscient. Elle ne fait pas réponse, ni pièce, à l’angoisse de celui qui vit la menace de la disparition de toute altérité digne de bonne foi. Et dès lors, tant au plan du symbolique (le don et le contre-don de la parole pleine) qu’au plan du Réel (ce qui doit être non sublimé mais bordé de Réel), une telle théorie trop étroitement freudienne ne peut que décevoir.

Avec ce que Lacan nous a légué (de sa topologie) et la lecture de Freud dé-psychologisée qui s’en déduit, sans doute pouvons-nous, aujourd’hui, tenir un discours moins étroitement occidentalisé, moralisé, œdipianisé sur la psychanalyse. Mais il ne suffit pas de dire cela. Encore faut-il tenter de construire (et comment, sinon dans une mise à l’épreuve de la Lettre et de la Langue de l’autre) une sorte de dérangement réciproque, au-delà des essais de présentation d’apport possible (ce qui ne contrevient que trop faiblement à la logique du Marché, soit celle de l’offre et de la demande). C’est là que l’on retrouve Lu Xun et F. Jullien interrogeant (chacun de leur côté et chacun à leur manière) la possible rencontre entre la crise de la pensée occidentale et celle de la pensée chinoise. C’est là qu’on retrouve aussi l’est-ouest « Huo Datong-Guibal » qui insiste et par quoi le concret d’une rencontre se précise. De quoi s’agit-il, alors ? De ne pas tenir pour rien les interrogations que pose l’existence d’un dispositif psychanalytique en Chine. De ne pas oublier non plus qu’un tel dispositif ne peut exister que si les dispositifs « cliniques » déjà existants ne peuvent répondre à des demandes d’interprétation (donc éventuellement d’écoute et de soin) de diverses positions subjectives en souffrance. Et d’oublier encore moins qu’il n’est de désir de psychanalyste que porté par quelqu’un qui ne renonce pas à la prise de sa rationalité dans le discours de la science (et pas uniquement des Lumières.

Anthropologie réciproque

Dès lors qu’il est bien entendu qu’il ne s’agit pas de se déplacer pour transmettre « La Psychanalyse », ni pour former des psychanalystes, nous voilà le cœur plus léger (à l’ouvrage) pour reconsidérer certains éléments structuraux (fondamentaux, diraient d’aucuns, invariants, on verra bien) de la situation psychanalytique : soit la parole, et le rapport au spéculaire comme à ce qui le traverse – voire pour tenter de relancer à nouveaux frais, à partir de la dimension de ce qu’est l’offre d’une psychanalyste en Chine, cette pratique d’« anthropologie réciproque » proposée par F. Jullien dans Pensée d’un dehors. Je ne détaillerai qu’un point qu’on dira être d’orientation. Et, pour ce faire, je repartirai de la première leçon de chinois de François Jullien, tel qu’il nous en parle. Je le cite : « Je me souviens que dès mes premières leçons de chinois, il y a certaines choses qui m’ont intrigué… Par exemple, quand on commence le chinois, la première phrase qu’on vous apprend c’est : Shi shemme dongxi ? Ce qu’on traduit d’ordinaire par "Qu’est-ce que c’est que cette chose ? " Mais si l’on traduit plus littéralement, cela signifie : "Qu’est-ce que c’est que cet est-ouest ? " Et bien voilà quelque chose que l’on apprend à dire le premier jour de la première leçon de chinois, et qui porte en soi une possibilité de pensée immense – si immense que je n’aurais jamais pu l’imaginer, même dans mes rêves[15]! »

Il s’agit bien de la rencontre avec une chose, avec toute chose, d’un préalable à toute définition. C’est aussi la question du sens qui est posée, dans sa phénoménologie la plus quotidienne : l’orientation. Bref, c’est, poursuit Jullien, ce « vieux mot de chose » lui-même que l’épreuve du dehors chinois permet de penser à neuf[16]. D’éprouver, presque. Et, de fait, si la chose est avant tout un moment dans un système tensionnel, alors c’est bien une façon de double tension, disposée comme en hélice, qu’il faudrait entrevoir : une tension entre deux pôles d’orientation. L’indécidable de cet est-ouest n’ouvre pas sur une vacuité, mais plus exactement, du moins est-ce ainsi que je crois comprendre quelque chose au texte de Jullien, sur un vide médian, lieu des transitions, des translations et des métamorphoses, lieu où s’entrecroisent les signes, lieu où ils s’échangent. Cela pourrait évidemment nous conduire à des rêveries de métaphysique, voire de cosmogonie portative. Mais, pour ma part, je préfère m’en tenir à d’autres vagabondages de pensée. J’en propose deux.

La dimension de ce qui fait confusion dans la langue parlée est si présente, si prévalente, en Chine qu’on en oublierait presque qu’elle (la langue) se joue ailleurs. Eh bien, si tel est le cas, alors la présence signifiante et « signante » du corps du locuteur comme lieu d’inscription de la lettre devient aussi prévalente. Comment le corps « chinois » écrit-il ce qui est consonné ? La consternante trivialité d’une telle question mène à repenser l’espace du corps, du geste et du visage. Ou plus exactement de la face (qui est autre que le visage, qui est le visage signifiant, honoré d’être dépôt et garant de la Lettre). Et de fil en aiguille, comme on dit, la situation de face-à-face elle-même… qu’implique-t-elle là-bas, dans ce dehors chinois qui peut avoir vertu de nous exporter de ce que nous croyons être notre dedans ? Voire de nous obliger à faire retour sur nos pratiques les plus élémentaires. Car souvent le dispositif du face-à-face est considéré par les psychanalystes comme un aménagement du « cadre », possible dans la mesure où il faut apporter du soutien à celui ou à celle qui parle – quitte à être « passé au peigne fin » par l’analysant(e) assis(e). Et s’il s’agissait aussi d’autre chose : d’une nécessité, au cours et au sein de la relation transférentielle, de montrer, ou de recréer, ou, enfin, de créer une capacité lettrée du corps et de la mimique, de faire voir un inouï saisissement du visage ou de la posture ? Disant cela, il me revient que je reçois non seulement en face-à-face, mais debout en face-à-face, un patient bambara, descendant de griot, et qui ne peut parler de sa généalogie qu’en déclamant, campé sur ses deux jambes. Pour ses « souvenirs d’enfance », il s’assit de lui-même…

Je voudrais revenir enfin sur cette nouvelle tout à fait sidérante de Lu Xun « Le Journal d’un Fou ». Cauchemar ; histoire de cannibalisme. Mélancolie cannibalique – les lecteurs de K. Abraham y verront une confirmation chinoise de quelques avancées controversée à Vienne, au début des années 1920. D’autres lecteurs parleront de trauma mélancolique : la défaite, l’humiliation, la perte d’une communauté de gens de paroles. Ces lectures aussi mécaniques qu’intelligentes s’imposent presque trop. Qu’importe, il faut aussi faire jouer nos propres contes, pour ne pas se laisser trop envahir par la violence de ceux de Lu Xun. Avec cette nuance, toutefois, que le contre-jour de nos rationalités est souvent le tragique, ce qui n’est pas essentiel à la pensée chinoise. Mais revenons au « Journal d’un fou ». Ce qui nous est raconté sur un mode quasi-hallucinatoire consacre la rupture entre génération et modernité. Mise en bris de la « Piété filiale[17] ». Du côté d’un cadre contenant trans-générationnel, rien à attendre, si ce n’est le pire de ce qui peut se nouer, et se refiler de générations en générations. Pas de sauvetage collectif de l’espèce, qui semble vouée à disparaître, absorbée en toutes ces variétés et toutes ces différences, par un complot autophage. Aucune ancestralité n’y résisterait, aucun ancêtre ne résiste. « Peut-être y a-t-il encore des enfants qui n’ont pas mangé de l’homme ? … Sauvez les enfants » : telle est la conclusion[18]. Un cri dans le silence, une bouteille à la mer, une ouverture, aussi ténue soit-elle pour contrer cette disparition de l’humain par effacement cannibalique de ses traces… Le vide devient alors un mouvement d’aspiration qui anéantit. Sa nature kinesthésique et agissante, c’est-à-dire son socle chamanique, n’est plus refoulé mais forclose.

Qu’on me permette du coup une proposition fantasque. Je relierai le cannibalisme au vide médian, comme son inverse, son « trou noir », et nommerai alors le cannibalisme : ruine du vide médian, trouage hémorragique de ce vide médian. Je précise : dans la nouvelle « cannibalique » qu’est « Le journal d’un fou », serait atteinte, fondamentalement – par l’emboîtement et la surdétermination contagieuse entre trauma singulier et trauma historique (défaite, famine) –, la qualité dynamique de ce vide médian, qui se renverserait alors en gouffre hémorragique interne. Par excès de fixation, le temps est suspendu, les générations ne prennent plus soin les unes des autres au point de faire montre d'une indifférence cruelle au sort des plus fragiles ; le vide, trop fixé, s’est crevé en abysses… : « Ils veulent manger de l’homme, et en même temps craignent d’être mangés, aussi est-ce avec la plus grande suspicion qu’ils s’observent… comme il leur serait agréable de vivre s’ils pouvaient se débarrasser de pareilles obsessions et vaquer à leur travail, se promener, manger et dormir le cœur en paix. Il n’y aurait qu’un pas à faire. Et cependant, pères et fils, frères aînés et cadets, maris et femmes, amis, maîtres et disciples, ennemis jurés et même parfaits inconnus, tous se sont ligués et se dissuadent et s’empêchent mutuellement de franchir ce pas[19] ».

Serait-ce cela le trauma ? Cette fissure dans le vide, qui le déchire et en fait un trou hémorragique d’où ne peut revenir et surgir aucun processus porteur de vie ? En ce sens, ce serait aussi bien la vertu d’orientation de la parole que son illimitée capacité d’allusivité de détour et de métaphorisation qui seraient des plus cruellement entamées. Le cannibalisme version Lu Xun serait dès lors le récit non allégorique d’une mutilation de la langue elle-même, de son possible engouffrement dans l’aphasie. Quoi qu’il en soit, un homme, au moins-un, en a laissé témoignage dans un récit inoubliable. Et le freudisme qu’on distillait alors ne pouvait certes pas l’aider à saisir ce qui nous permet à nous de rêver – et de si loin – de son écriture et de sa voix.

Aujourd’hui la Chine non seulement s’est éveillée, mais nous réveille

Une condition toutefois s’impose pour que ce réveil en soit un : ne pas s’embarquer pour le voyage chinois avec les idéaux commodes et les méthodes brutales caractéristiques du décervelage missionnaire. La Chine a pourtant tôt connu le freudisme. On cite communément la conférence de Russel sur l’inconscient qui se tint à Pékin au début des années 1920 comme le grand démarrage. Il faudrait ajouter que bien avant cette conférence, en 1912, la revue Dongfanfzashi (Revue de l’Orient), qui a publié l’année précédente un article sur la notion d’inconscient sans le référer au sens qu’il prend en psychanalyse (dans l’article « Prospérité et ruine de l’Europe et de l’Amérique »), a mentionné cette fois-ci le nom de Freud dans un texte « L’interprétation psychologique de Roosevelt » qui est la traduction d’un article américain. Et aussi préciser que, si la conférence de Russel eut un impact, c’est également parce que, cette même année 1921, le grand introducteur de la psychanalyse en Chine, Zhang Dongsu, philosophe et réformateur social, inquiet de l’éventuelle propagation du communisme en Chine après la révolution bolchevique, a vu dans quelques thèses freudiennes un corpus théorique apte à donner appui à sa propre critique du marxisme. Il publia, en février, dans la revue Minduo (La cloche du peuple) un article, « De la psychanalyse », mentionnant la collaboration de Freud avec Breuer, la cure de parole, la théorie du refoulement et de la censure. Où en était la psychanalyse en France en 1912 ?

Puis l’histoire chinoise est entrée dans l’Histoire, à tout jamais. Le Maoïsme a bâti sa censure, il a pu nourrir de temps à autre la population, mais il a condamné la pensée, pas uniquement s’acharnant sur la psychanalyse dont le Timonier se contrefichait, mais aussi répudiant et réprimant le bouddhisme, le confucianisme et le taoïsme. Peine perdue. Pour Huo Datong, professeur à Chengdu, s’est joué l’appel au grand départ, le transfert sur le texte de Lacan, le voyage, enfin, à Paris et la rencontre de son psychanalyste et maintenant ami, Michel Guibal. Un psychanalyste épris de la culture chinoise, de la langue et de l’écriture de ce peuple et sur les épaules de qui a reposé, du côté français, une rencontre organisée en 2004 sous le nom de l’Inter-Associatif européen de psychanalyse entre psychanalystes chinois et européens. Histoire de transmission tout autant. Huo ne triche pas, surchargé et surmené, avec le souffle de Lacan dans ses voiles, il ramena, on pourra dire rapporta, la psychanalyse à l’Université. Un mot sur la rencontre de 2004. Différence de culture, certes, différences de génération tout autant, car, si dans nos anciens pays un rassemblement de psychanalystes évoque un peu trop la maison de retraite, on voit que dans la Chine du Sichuan, cette noble discipline ressemble à un sport de jeunes. Il me revient que Huo avait désiré donner comme sous-titre à cette rencontre « L’inconscient chinois ». Cela ne se fait pas. Les Français furent contrariés. Mettez-vous à leur place, il est si simple de penser que l’inconscient parle français. Quelques personnes déclarèrent alors que l’inconscient parle toutes les langues. Un vent d’œcuménisme passa. On se rabibocha avec la notion de signifiant et un champ s’ouvrit qui fit enfin évoquer l’écriture et la lettre. J’évoquerai aussi qu’à la pause du repas de midi, on voyait nombre de nos amis chinois s’éclipser une fois englouti l’ordinaire – pas mauvais du tout – et s’en aller baguenauder dans les temples que chaque recoin des alentours recélait. De cette manière, ils passaient de la vieille Europe à la Chine ancestrale, de Lacan à Bouddha, ou plus encore Confucius – il a ses temples – ou plus encore Lao Tseu – qui a aussi ses temples, en nombre. Méfions-nous ici du terme de syncrétisme. La Chine ne trie pas, elle absorbe par endosmose et capillarité et, ce, dans un mouvement irrépressible de trouvailles et de re-trouvailles des héritages naguère, mais cela semble jadis, méprisés et bannis.

La psychanalyse est-elle pour Huo cet invraisemblable et nécessaire véhicule qui fait se parler les catégories de pensées d’hier avec celles d’aujourd’hui ? C’est comme s’il fallait non pas édifier la psychanalyse sur le socle des savoirs philosophiques acquis, et en les bousculant et les réduisant parfois comme le fit si habilement le magicien Lacan, mais créer un vaste ensemble où se réfléchissent les monuments de la pensée, sans encore les fondre en un système. À ce régime, la psychanalyse orthodoxe connaît ses résurrections là où elle a ses évanouissements. L’idée de rupture épistémologique n’est pas pour le vénérable et amical professeur Huo à l’ordre du jour. Et pour ces élèves moins encore qui acclimatent dans le même élan les formules de la sexuation aux combinaisons du Yin et du Yang. À vue de nez, du Lacan chop-suey ou du Freud sauce aigre-douce. À vue de nez seulement car il se joue autre chose.

Freud ou Lacan, Freud et Lacan reconsidérés du haut des promontoires taoïstes, des brisants confucianistes ou des caps d’avancée bouddhistes, mais ce sont des vraies constructions. Multiformes, océaniques, peu soucieuses des contradictions frontales, elles ont l’enchevêtrement des polypiers, l’extravagance des pagodes, la majesté des temples. Une dynamique étale là ses problèmes. Ce n’est pas de la solidité, mais c’est plus. L’honorable professeur Huo donne, dans un bon livre d’entretiens[20], la raison de tels affouillements et de tels raccommodages. C’est qu’il a compris, chose que nous perdons de vue, faute de souffle ou de moyens conceptuels, que la psychanalyse était vouée à jouer un rôle dans la culture. Et dans la culture chinoise précisément. Il voit alors son divan, et de même celui de ces jeunes praticiens qu’il forme, comme un lieu de libération de la parole et de la pensée. Renouant avec l’idée qu’une cure permet l’extension du pensable et du dicible, il envisage ce que vaut cette parole libre pour le monde actuel. Là où il vit, travaille et transmet. D’où des prises de position publiques dont on mesure mal le courage et dans lesquelles il avance que la Chine tout comme la psychanalyse a besoin de démocratie. Il range cette position d’intellectuel sur la partie visible et solide de son exercice de psychanalyste. La gauche freudienne retrouverait-elle en Chine ses espoirs ? Ou, face à l’inclémence muette des bureaucraties totalitaires, notre collègue plaiderait-il pour un nouvel âge d’or d’un mandarinat guidé par des lettrés éclairés ? Reich et Fenichel ou Confucius et Mencius again ? Laissons à Huo Datong le mot de la fin : « Je pense aux intellectuels chinois qui pourraient être les premiers à s’allonger sur mon divan de bambou. Les politiciens devraient être des relais de la pensée façonnée par les intellectuels. Pour atteindre ce but, il faut d’abord pouvoir parler librement dans un espace psychanalytique. Les contradictions puissantes auxquelles tout le monde est confronté – éducation, tradition, histoire, morale, influence étrangère… – doivent être assimilées avant de choisir en conscience une voie harmonieuse ; choisir c’est renoncer, n’est-ce pas ? La Chine va devoir renoncer à certaines pesanteurs afin de choisir un glorieux destin pour les décennies à venir[21]. »

Bibliographie

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Vandermeersch, L, 1993. Études sinologiques, Paris, PUF

[1] Les temples taoïstes qui soignent les dépressions et les angoisses dans des rituels de purifications collectives accueillent de plus en plus de demandes de soin que ce soit en Chine Populaire ou à Taiwan

[2] Au grand regret de certains éminents psychiatres chinois dont mon ami le Professeur Meng, à Canton, qui me fit l’amitié de m’inviter dans son service psychiatrique, surpeuplé, il était heureux de recruter quelques psychologies habiles à faire passer le teste du Rorschach, dans la tradition phénoménologique, ce qui constituait pour lui une porte d’entrée pour la pensée phénoménologique et psychanalytique.

[3] J. Lacan, Le Séminaire, Livre III, Les psychoses (1955-1956), Paris, Le Seuil, 1981, p. 273. On se reportera au texte très sérieux de E. Porge, « Sur les traces du chinois chez Lacan », Essaim, n° 10, p. 141-150.

[4] Cf. le texte de R. Lanselle « Écriture ou langue graphique ? » consultable sur : http://www.lacanchine.com/Ch_L_Lanselle_ecrit1.html

[5] Il s’agissait de lire des traits comme signifiants à partir de l’observation de carapaces de tortues retirées de la cendre chaude où on les avait laissées se couvrir d’un guillochage de fendillements et de craquelures.

[6] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant (1971), Paris, Le Seuil, 2006.

[7] Les kouas sont des assemblages de deux petits caractères, ils sont attribués à Fohi, premier empereur mythique de la Chine, et forment la base du Yi-king (cf. également l'article « Numération » dans l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert).

[8] Ce n’est évidemment qu’une joke, car un des piliers du monothéisme est bien celui de l’imprononçable du nom de Dieu, ce qui le relie au vide, ce rapport entre Dieu et le vide étant très présent au cours des mysticismes juifs et musulmans persans, tandis que nombre de mysticismes chrétiens flirtent avec des angoisses de néantisation.

[9] J. Lacan, « Entretiens avec J. Miller », L’Âne, n° 48, décembre 1991, p. 54.

[10] F. Jullien, Le détour et l'accès, Paris, Le Seuil, 1998 ; Grasset, 1995 ; Puf, 2003 (1ère ed. 1995), p. 43.

[11] F. Jullien, Un sage est sans idée, Paris, Le Seuil, 1998, p. 122-123.

[12] F. Jullien, La valeur allusive, Paris, Paris, Puf, coll. « Quadrige », 2003 , p. 261.

[13] Je renvoie le lecteur au dialogue noué entre Huo Datong et R. Abibon, « L’inconscient est structuré comme l’écriture chinoise. Le clivage de l’inconscient », suivi de R. Abibon, « Réponse à Huo Datong », Psychologie Clinique, volume 15, printemps 2003, p. 221-236.

[14] Luxun, Le journal d'un fou suivi de La véritable histoire de Ah Q, Paris, Stock, dernière édition, 1998.

[15] F. Jullien, Penser d’un dehors, entretiens avec T. Marchaisse, Paris, Le Seuil, 2000, p. 60.

[16] Ibid., p. 61.

[17] Je fais, bien entendu, allusion ici au traité éponyme de Confucius, qui servait à l’apprentissage de la calligraphie et au concours des lettres en Chine et au Viêt Nam.

[18] Luxun, Le journal d'un fou, op. cit., p. 77.

[19] Ibid., p. 65

[20] Huo Datong, La Chine sur le divan, entretiens avec Dorian Malovic. Paris, Plon, 2008.

[21] Ibid.