La psychanalyse et la tradition chinoise

Par Qin Wey [1]

Je suis nouveau en France et je suis vraiment honoré d’être invité à exprimer ce que je pense de la psychanalyse par rapport à la tradition chinoise, autrement dit, de leur position l’une par rapport à l’autre. Peut-être n’y a-t-il pas de vraie relation, parce que la psychanalyse a été crée par S. Freud dans la langue allemande et à Vienne. C’est une chose totalement étrangère, très lointaine, pour moi, et peut-être pour les autres chinois aussi, aux sens géographique et linguistique. Mais, dans les choses étrangères, on peut retrouver des choses familières, particulièrement des choses refoulées personnellement ou collectivement. Je m’intéresse beaucoup au mot allemand unheimlich, parce que, je crois qu’il représente des expériences analytiques en Chine, sur le divan ainsi que dans la relecture du texte chinois. En effet, la psychanalyse a été introduite en Chine il y a près de cent ans. Le terme Psycho-analyse, inventé par S. Freud, se traduit en chinois comme jinshen fenxi dans lequel jinshen est le psychique et fenxi est l’analyser. Je voudrais commencer mon intervention par une discussion brève sur cette traduction, particulièrement, sur le mot jingshen par rapport à la tradition chinoise du psychique et de la parole.

1 Le mot jingshen, un mot en chinois moderne, signifie le psychique du sujet humain, l’essence et la vigueur. Avec ce mot, on a des associations comme l’âme qui crée et préside le penser et le comportement qu’on ne comprend pas à l’intérieur de nous, mais qui construit l’essence de la vie humaine comme le riz le fait pour la vie chinoise. Aujourd’hui, le mot jingshen est lié souvent avec un autre mot jingshen bing, la maladie mentale ou la psychose, et cette proximité fait naître plus de mystère et de sentiment d’effroi à l’égard du symptôme psychique et de l’attitude envers la pratique de la psychanalyse. En chinois classique, les mots jing et shen sont deux mots indépendants. Par exemple, dans le livre de médecine qui s’intitule Huangdi Neijing, le plus important de l’histoire médicale en Chine, se trouve la phrase suivante :

Fan chi zhi fa, xian bi ben shen.

« La pratique d’acupunture se fait d’abord par le shen ou en fonction du shen ».

Une autre phrase dit :

Guo sheng zhi lai wei zhi jing, liang jing xiang bo wei zhi shen.

« L’origine de la vie s’appelle jing, et la combinaison du jing chez l’homme et celui chez la femme s’appelle shen ».

Ici, les médecins chinois anciens discutaient le jing et le shen ensemble avec un ordre dans lequel le mot jing se met avant le mot shen, ressemblant au mot jingshen en chinois moderne. Ils pensaient que le jing est l’essence ou l’origine de la vie, particulièrement le sperme et l’ovule, la combinaison de celui-là et de celui-ci construit ce qu’on appelle l’esprit ou l’âme. Ici, selon la médicine chinoise, l’activité psychique et la pratique de la sexualité sont combinés. Le verbe bo signifie combiner, mais d’une manière très dynamique, vivante, forte ou sauvage en un sens. J’ai trouvé cela très intéressant. En effet, dans ce même livre, la sexualité est conçue comme étant à l’origine de toutes les maladies. Logiquement, la pratique de la sexualité produit la vie et l’âme. Si on la pratique hors du tao, c’est-à-dire, hors de la loi naturelle et humaine, elle produira la maladie. Enfin, pour soigner la maladie il y a la médecine chinoise.

Mais, qu’est-ce que c’est le tao ? Particulièrement, quelle relation existe entre le tao et le mot shen ? Le caractère pour shen se construit en deux parties. La gauche est l’autel qui indique l’action cultuelle, et la droite est la foudre et l’éclair qui indiquent le pouvoir du ciel. Donc le mot shen signifie Dieu qui crée et préside le monde et toutes les choses mystérieuses. Au commencement (1562–1066 avant notre ère, dynastie des Shang), le ciel était divinisé en Chine comme Dieu en Europe. En effet, souvent on disait tian-di, ciel-dieu, ou dieu au ciel, dieu dessus. Simplement, on disait di ou tian pour tian-di. Particulièrement c’est le tonnerre qui était divinisé. Le premier dictionnaire classique, qui s’intitule shuowen jiezhi, donne deux explications pour le mot di, dont l’une est écouter, et l’autre est l’appel qui règne sur le monde. En effet, le caractère pour di dessine le petit fagot qu’on brûle pour adorer et écouter l’appel du tonnerre du ciel. De là vient le taoïsme, dont le concept central est le tao, qui représente la voix et la voie, ou la parole, l’acte de parler et le chemin ; donc le tao est ce qu’on suit comme la loi. Lao Zi, le taoïste le plus célèbre, a distingué deux paroles, l’une est celle de la vie quotidienne, et l’autre est le tao qui ne peut pas se dire de manière ordinaire. Dans la tradition de la pensée chinoise il y a toujours quelque chose qui ne peut se dire mais qui constitue la vérité aussi bien individuelle qu’universelle.

Le confucianisme introduit une différence. Pour Confucius (551-479 avant notre ère), le ciel ne dit rien. Cette tradition se trouve dans le livre qui s’intitule I-Jing ou Classique de Changement, selon lequel le ciel ne parle pas mais il y a des signes que l’on interprète. Confucius parlait beaucoup avec ses disciples, il avait un enseignement de la parole. Cette tradition d’enseignement de la parole se radicalise dans la pratique bouddhiste en Chine, particulièrement dans la dynastie des Tang où les maîtres du zen essaient de suivre Bouddha en s’affranchissant de sa pensée écrite, donc il y a plus de liberté donnée à la parole de l’individu. On joue sur les mots, on parle contre ce que Bouddha a dit, et parfois on rencontre une surprise imprévue par laquelle on a une révélation totalement personnelle sur la vie et la mort.

Le bouddhisme est le premier système de pensée et pratique étrangère qui est introduite en Chine. D’après Matheo Ricci c’est la deuxième introduction systématique d’une autre civilisation, c’est-à-dire la civilisation européenne, qui inclue la science, la technique, la philosophie, la politique, parmi lesquelles se trouve la psychanalyse.

2 Pour réfléchir à la relation de l’introduction de la psychanalyse en Chine par rapport de celle du bouddhisme, nous nous occuperons d’une autre traduction, wu yishi pour Das Unbewusst. Le terme wu yishi se construit en deux parties. La deuxième yishi, c’est le conscient. La première est wu qui fonctionne comme le préfixe in- dans le mot français inconscient. C’est aussi un concept essentiel dans la tradition de la pensée chinoise en général et dans la tradition du taoïsme en particulier. En effet, le mot wu, qui veut dire le rien, ou le vide, comme dans le nihilisme, s’associe souvent avec la tradition taoïste et bouddhiste. Une phrase dans le zen bouddhiste est très célèbre en Chine : « Il n’y a que rien D’où vient le mal ? ».

Il est possible que les intellectuels chinois aient malentendu la pratique bouddhiste en portant beaucoup d’attention au concept Rien sans porter assez d’attention à l’autre concept samskara. Le concept samskara s’inscrit dans le rien. Il représente ce qu’on fait par le corps, la bouche et le conscient, et devient la cause de notre futur. De là viennent tous les enseignements bouddhistes du bien et du mal, du péché et de la culpabilité. Dans la loi des douze origines, samskara et sa négation semblent en construire la base pour les dix autres. Depuis que le bouddhisme a été introduit en Chine à partir de la civilisation indienne, beaucoup de choses ont été dites sur l’analogie et la ressemblance entre le bouddhisme et le taoïsme. Mais il faut se demander pourquoi les chinois ont eu besoin d’introduire le bouddhisme dans la tradition taoïste ? Je pense que la pensée et la pratique du concept samskara construisait une solution pour la souffrance humaine, et que c’est pour cela que le bouddhisme était le bienvenu en Chine.

Quand à parler Rien, c’est quelque chose d’impossible. Une autre fois nous nous occuperons de la représentation chinoise de ce qui ne peut pas être représenté. Pour aujourd’hui, ce dont je voudrais parler c’est que dans le rien, dans la chose impossible, s’inscrit le samskara qui peut référer tout le bien et le mal par rapport au désir et la culpabilité en termes psychanalytiques. Peut-être que le concept de Rien se propose comme une alternative face à la fixation avec le vu ou le perçu. Particulièrement le mot même que le concept de wu introduit, fonctionne beaucoup dans la structure de la langue chinoise, où il est très dynamique, créatif, comme ce qu’on trouve chez Lao Zhi, particulièrement à l’égard de l’impossibilité et de l’interdit.

3 Pour continuer la réflexion sur l’impossibilité et l’interdit dans la langue chinoise, je voudrais parler de deux rêves que j’ai faits. A la fin de mon analyse en Chine, qui durait depuis neuf ans, j’ai fait un rêve dans lequel il y a plusieurs hommes, y inclus mon père et moi. Brusquement, un chien apparaît et il me mord la main gauche. La douleur est très vive et provoque une grande angoisse chez moi. Je pense que le chien a la rage dont le virus m’est transmis. Je vais mourir. Je demande à mon père, un ancien chirurgien, « est-ce qu’il faut le vaccin ? » Il me dit « non, ne t’inquiètes pas. » Le lendemain, dans la séance, par associations, j’ai trouvé que le chien représente mon analyste, à qui j’ai donné beaucoup d’argent, donc il m’a mordu : c’est une métaphore dans le dialecte sichuanais que je parle comme ma langue maternelle. Le virus représente ce qu’il m’a transmis dans la situation analytique.

En France, j’ai recommencé une nouvelle analyse. Dans le premier mois, une nuit, je rêve que je joue avec un chien. Soudain, il me mord très fortement. Je suis très angoissé du virus possible transmis par lui. Je pense que je vais mourir. Ici, on peut répéter mon interprétation du premier rêve, et aussi on peut reprendre la question « Père, ne vois-tu pas que je brûle ? »[2] En plus, on peut préciser un peu ce qu’est le virus. C’est un agent susceptible de transmettre la maladie. En effet, je me suis retrouvé en fauteuil à jamais à cause du virus de la polio. Mais je ne l’ai jamais vu, parce qu’il est trop petit, presque du rien, presque du vide. En Latin, le mot virus signifie le poison, le liquide d’une plante similaire au venin. En Chinois, le virus se traduit bing-du, bing signifie la maladie, du le poison, donc le mot bing-du est un terme pour le poison qui produit la maladie. Particulièrement, le caractère pour du se construit en deux parties. Le dessus est la plante et le dessous est la mère. Peut-être peut-on dire que du est la plante interdite comme la mère, ou bien le poison de la plante comme la mère. Au début, le caractère chinois pour la mère se construit par un dessin de femme avec deux points comme ses seins, qui signifiait en même temps l’interdit. Après on a lié les deux points et construit un autre caractère qui se prononce wu, signifiant l’interdit. Donc en chinois aujourd’hui, le caractère pour la mère a perdu son sens de l’interdit. Notons que le caractère pour l’interdit se prononce wu, le même son que le caractère pour rien, vide. Donc il y a deux lignes de wu, dont l’une est l’interdit par rapport du désir et l’autre est l’impossibilité par rapport au rien ou au vide.

Pour conclure cette intervention, je voudrais poser une question si vous me permettez de le faire : à quelle ligne de wu la psychanalyse trouvera t-elle sa position en Chine ? Trouvera t-elle sa position entre les deux ou totalement hors des deux ?

Qin Wey

[1] Psychanalyste, Chengdu, Rep. Pop. de Chine.

[2] C’est la question que l’enfant mort pose à son père dans son rêve au début du septième chapitre de l’Interprétation des rêves par S. Freud (1900).