La pratique analytique et l’argent

Entretien avec Alice Cherki et Olivier Douville réalisé par Monique Selim

Monique Selim – Je partirai du constat fait dans les numéros 20 et 28 de Psychanalystes, revue du collège de psychanalystes1, consacrés à l’argent. La question de l’argent et celle du paiement de la cure auraient été, si on suit ce qui est contenu dans ces numéros, largement évacuées tout au long de l’histoire de la psychanalyse au profit d’une métaphorisation psychique de l’argent. On pense ici aux équivalences entre l’argent et l’objet anal. L’idéal d’une centration sur la dynamique psychique, s’il implique une évacuation du social, conduirait plus ou moins à ce que la monnaie et les rapports sociaux qu’elle connecte constituent des impensés théoriques pour les psychanalystes, dans la scène qu’ils initient. Or, l’introduction dans les années soixante‑dix du remboursement de la cure par la sécurité sociale bouleverse le paysage en ramenant sur cette scène un tiers imaginaire incarné par l’Etat. Dès lors, plusieurs positionnements se donnent à voir qui retraduisent contraintes externes et légitimations internes très variables.

Quel tableau peut‑on dresser aujourd’hui des positions et des contradictions qui s’affichent dans un contexte profondément changé ?

Alice Cherki – Il est vrai qu’il y eut dans le mouvement psychanalytique français une longue période dans les années cinquante et soixante où l’espace de la cure psychanalytique était inscrit dans une problématique du dedans‑dehors et qualifié d’extraterritorial. L’intrapsychique dans la cure psychanalytique était en dehors du social. Déjà en énonçant cela on peut voir le paradoxe... un dedans qui serait en dehors. Par ailleurs, il ne faut pas oublier que du temps de Freud déjà la question de l’impossible clivage dedans‑dehors se posait. Sans compter les préoccupations théoriques de Maria Langer, Fenichel et beaucoup d’autres analystes qui durent émigrer, il faut rappeler sur le plan de la pratique psychanalytique le travail d’Aichôrn, soutenu par Freud, auprès d’adolescents en difficulté ou encore la mise en place de la polyclinique de Berlin. La montée du nazisme et l’immigration brutale des psychanalystes s’occupant de ces problèmes a interrompu le processus. Freud n’a pas seulement évoqué l’argent comme équivalent symbolique d’un « objet anal ». Il a aussi parlé du paiement comme acte faisant contrat entre l’analyste et l’analysant. Le paiement représente le lien à l’actuel et permet de faire coupure pour empêcher la répétition indéfinie de liens archaïques. Un contrat au nouage difficile du réel, de l’imaginaire et du symbolique.

L’argent est une monnaie d’échange dans le monde réel ; c’est une interface entre le réel fortement lié au social et la symbolisation individuelle. Cette interface du réel qui sert de contrat doit être modulable selon les situations. Il s’agit d’un préalable à poser à la question du remboursement.

M.S. – Qu’est‑ce qui se dessine actuellement comme paysage social entre psychiatres–psychanalystes et psychologues–psychanalystes puisque le remboursement de la cure n’est ordonnable que par les premiers ?

A.C. – Le conflit fut très important il y a quelques années. Les psychanalystes non médecins se sentaient désavantagés financière­ment par rapport aux psychiatres dont les actes pouvaient être rem­boursés au titre de la consultation neuropsychiatrique « CNPsy ». Mais le débat a pris d’emblée une tournure plus idéologique au nom de la psychanalyse. D’aucuns affirmaient qu’une psychanalyse ne pouvait être conduite si elle était partiellement ou totalement rem­boursée, si intervenait un tiers payant de surcroît étatique. Or il ne s’agissait pas de l’Etat mais de la sécurité sociale mais peu alors faisaient la différence. En fait beaucoup de psychiatres-psychanalystes n’ont pas voulu ou pas su manier le tiers payant. Le paysage s’est relativement modifié au cours des années. La situation française est exceptionnelle. Il ne faudrait pas ici oublier que dans de nombreux pays, comme par exemple l’Allemagne, tous les psychothérapeutes qui se disent même psychanalystes sont soumis à proposer un contingentement de séances d’avance et alors là on peut dire que ça met à mal la pratique psychanalytique. En France, on a longtemps dit qu’il fallait faire une demande de prise en charge. Ce n’est pas vrai, il suffisait simplement de signer des feuilles. Et moi dans toute ma pratique je n’ai jamais eu à faire une demande d’entente préalable. Ma position est issue et de ma réflexion politique et de ma pratique psychanalytique. J’ai toujours pratiqué à la fois en cabinet privé et en institution, en faisant le choix à travers les années de laisser la psychiatrie proprement dite pour m’occuper de prévention. Intervenir avant que l’on fige le symptôme dans la constitution du tissu social, familial, intervenir en amont. J’ai commencé ma pratique en institution dès 1964 avant de m’installer chez moi, en cabinet en 1967/1968. J’ai inventé des classes pour des enfants qui arrivaient d’ailleurs, des Portugais, des Maghrébins, sur l’anticipation de passage de langues, passer d’une langue à l’autre. J’étais payée comme un médecin de secteur.

Oliver Douville – Cette question de la présence de certains psychanalystes dans la scène sociale, ne se traduit pas seulement par la présence de psychanalystes dans des institutions tout à fait repérées comme telles, mais dans l’invention d’un certain nombre de dispositifs institutionnels. En prenant en compte cet éventail d’inventions hors psychiatrie et au sein de la psychiatrie, comme ce qu’a fondé Maud Mannoni à Bonneuil, on se trouve devant une surface d’expérience qui permet de penser le paiement et la présence du psychanalyste dans le social.

A.C. – Il y a un rapport entre l’histoire individuelle de chacun et des traversées de périodes de la grande histoire. C’est dans ce contexte que se propose le remboursement. J’ai fait ce choix d’accepter de signer des feuilles pour certaines demandes, pas pour toutes. Il s’agissait de gens qui, quel que soit leur revenu, étaient dans une position de revendication par rapport à la société, sur le mode d’une réparation vitale, essentielle. Il fallait dans un premier temps que la parole s’installe dans un cadre dit « réparateur ». Réparateur de quoi ? Il faut progresser dans la cure pour le savoir. Souvent après coup on découvre généralement un vide, un trou généalogique si je puis dire, instaurant un corps en excès, coupé de la mémoire et crispé sur le présent. Pour transformer la demande de réparation dans le présent en réappropriation d’une histoire il faut parfois savoir jouer avec tous les insignes du social, fond commun des représentations symboliques et imaginaires.

M.S. – Peut‑on repérer une origine sociale spécifique de ces patients et cette problématique a‑t‑elle un sens ?

A.C. – Ça pouvait se passer à n’importe quel niveau de la société en fonction d’un certain type d’histoire. Dans leur propre vie, ces patients allaient d’échec en échec ; ils demandaient réparation.

M.S. – Il fallait passer par une réparation sociale et étatique au niveau imaginaire dont le remboursement était l’actualisation concrète.

A.C. – Je ne suis pas sûre que je le formulerais ainsi. Il y a aussi des situations concrètes, des jeunes étudiants ou non sans appui financier et dont il est important de soutenir la démarche. Mais il faut voir que du côté du psychanalyste il y a une question qui se pose, il est difficile de faire un écart de prix qui soit trop important entre les différents analysants sans que se pose parfois un problème contretransférentiel.

M.S. – La crise économique qui se déploie dans les années quatre‑vingt restreint d’une certaine manière la diffusion et la démocratisation médiatique et spectaculaire de la psychanalyse. Elle enjoint de revenir sur la question de l’argent comme accès et donc média de privilèges dans le cadre d’une confrontation des hiérarchies socio‑économiques. Mais dans le même moment, la psychanalyse se diffuse dans les établissements publics et le secteur avec de nouvelles pratiques psychothérapeutiques. Quelles évaluations de ces tendances opposées peut‑on faire ?

A.C. – Cette diffusion de la psychanalyse dans les établissements publics ou semi‑publics avait commencé dans les années soixante et même bien avant avec la psychothérapie institutionnelle, et elle a été mise en crise dans les années quatre‑vingt. Ce n’est pas seulement lié à la crise économique mais au contexte général de l’abord du psychisme dans la modernité, de biologisation du psychisme. Aujourd’hui si on veut parler de la situation du paiement, quelqu’un qui te téléphone – c’est une nouvelle clientèle – et qui dit « j’ai droit à ce que vous me soigniez… et que vous me preniez tant ». Beaucoup poursuivent inlassablement cette quête du droit.

O.D. – Ce que Alice pointait du fait qu’elle avait accepté le principe du remboursement dans le préalable d’une cure au moment où il fallait réparer, c’est autre chose que cela.

A.C. – Ce phénomène daterait des années quatre‑vingt‑dix.

O.D. – Les rapports sociaux se trouvent alors pénétrés par une demande d’assistance généralisée. Au plan de l’offre d’écoute clinique, cette demande assez envahissante n’est pas sans conséquence. La mise en valeur des subjectivités préjudiciées s’accompagne d’une demande de réparation, d’un droit à une réparation d’un préjudice (mauvais parents, traumatismes supposés, etc.). Ce dont témoigne la prolifération de centres de victimologie et le vif succès de la psychologisation du traumatisme. Façon plaintive et impérieuse de plaider pour sa propre innocence – sans débourser le moindre sou puisque réparation est due. On conçoit sans trop de difficultés que la dimension de la psychanalyse, centrée sur le sujet, ne fasse pas bon ménage avec cette mise en avant du double idéal du préjudice et de l’innocence.

M.S. – Il n’y aurait donc pas de grandes différences entre les années soixante‑dix et quatre‑vingt, mais des continuités ; la question de l’argent dans la cure au début des années quatre‑vingt se pose‑t‑elle de façon plus aiguë ? Pour A. Cherki elle se pose après. L’augmentation actuelle de la précarité dans le travail comme nouvelle norme de compétence dans le cadre de la généralisation d’un capitalisme en profond changement se répercute cependant inéluctablement sur le paiement de la cure. Quels ajustements « analytiques » sont alors suscités par ces évolutions ? Par ailleurs, la cure psychanalytique n’est‑elle pas dès l’origine inscrite dans un cadre socioéconomique d’assurance du travail et des revenus ? La généralisation de la contractualisation dans l’éphémère qui retraduit la financiarisation de l’économie et la récession de la production dans les pays anciennement industrialisés, les nouvelles formes de communication instantanées concourent à déstabiliser l’analyse au point d’en dévier vers des convocations thérapeutiques virtuelles.

De surcroît, la question du contrat et/ou du pacte se pose dans le cadre de formulations tout à fait significatives de modes d’enkystement dans des rapports sociaux donnés. Le terme de contrat se différencie de celui de pacte par les dimensions plus sociales et institutionnelles d’un côté, plus personnelles de l’autre. Si l’on maintient l’idée de contrat, on se retrouve aussi en pleine phase avec les modes de contractualisation généralisée qu’institue le capitalisme actuel.

A.C. – L’argent fonctionne dans son interface avec le réel comme contrat juridique. Il y a un pacte avec la parole et un contrat avec le psychanalyste. Ce qui s’inscrit dans ce contrat est qu’il puisse permettre la séparation et non la répétition d’une infinie rupture.

O.D. –Il n’est pas toujours aisé de te répondre car, si les psychanalystes ne se règlent pas sur une opposition romantique entre individualité et groupe nous ne sommes pas pour autant des observateurs d'un supposé psychisme collectif. Certes il y a de grandes plaques d'évolution de la symbolique générale de l'argent et dy paiement, mais nous ne réduisons pas les analysants à être des informateurs sur les modes collectifs d'agencement des représentations attachés à ce dont nous parlons : avoir de l'argent, payer, contractualiser, être identifié dans les registres du don et de la dette.

M.S. – Comment, dans la cure, répercutez‑vous cette crise économique autour du nœud de l’argent ?

A.C. – Une remarque très simple. Les cures psychanalytiques à trois ou quatre séances par semaine ne sont pas aussi fréquentes qu’autrefois, parfois deux, même une séance hebdomadaire ont lieu.

O.D. – Je suis installé depuis 1988, j’ai travaillé en institution depuis 1981. Beaucoup de gens vont voir un psychanalyste pour être écouté, pour être accueilli, afin de trouver un lieu qui, peut‑être, pour un moment, les laisse un peu en paix. Le modèle de la cure‑type des années soixante n’est pas celui qu’ils ont en tête, ni même celui qui serait pertinent, d’une part parce que ce modèle n’est pas diffusé comme un idéal et, d’autre part, parce qu’il y avait de nouveaux modes d’adresse à la psychanalyse. La dimension de l’offre psychanalytique aujourd’hui est à interroger en fonction des demandes qui émergent. De plus en plus de gens viennent parler à des psychanalystes, sans doute pas pour entreprendre une cure, mais pour déposer, dans un lieu où ils sont accueillis et entendus, devant une présence, des impasses catastrophiques de leur exis­tence, des moments où je pourrais dire qu’ils se sont trouvés dans des impasses d’identification, car assignés à une seule chose, une seule figure de leur généalogie, voire un seul affect. Le paradoxe est là. Et il s’exprime chez ces sujets qui, se présentant a priori comme de vrais grands déprimés (leur consommation ritualisée de Prozax l’attestant presque à leur place), viennent consulter un psy­chanalyste non pour être identifié encore davantage à cet état affectif mais pour être un peu autre chose qu’un diagnostic ambu­lant. Il ne s’agit, le plus souvent, pas de contester de front ce diagnostic doublé immédiatement d’une médication, d’une prescription de produit qui donne de l’identité (l’antidépresseur donnant aussi une identité de déprimé), mais de trouver d’autres points de repères pour parler de soi. Or ici intervient sans doute la dimension du paiement comme tiers terme, dans la mesure où ceux qui se vivent comme étant d’un seul tenant identifiés et confondus avec leur souffrance psychique peuvent venir parler au nom de ce qu’on leur devrait : un droit au bien‑être, à la santé, à l’indolore d’une vie adaptée. Se dégager de tels mirages et d’une telle revendication a aussi comme effet que c’est pour lui, comme projet et comme énigme, que le sujet consulte et non pas pour lui comme victime de la cruauté des temps. Le lien du corps vécu à l’être du sujet peut alors, du moins est‑ce là une raison d’être de l’offre psychanalytique, son « pré carré », se décliner et se rêver, dans le rets des paroles singulières. Il est aisé de comprendre que la sortie de ce corps du monde des choses, que la sortie de ce sujet du monde des victimes – et donc des consommateurs – peut donner d’autres repères pour penser et dire l’argent qui circule du patient au psychanalyste que celui d’une dette qui ruine ou qui se dénie. Le paiement est alors un acte, au singulier.

M.S. – J’en reviens aux gens qui arrivent en disant « j’ai le droit »… Cela nous pose la question : effet de développement d’une société imaginairement assurancielle, ou émergence d’une nouvelle idéologie où chacun est détenteur d’un droit.

A.C. – Il ne s’agit pas d’un droit, il s’agit de « le droit à ».

M.S. – C’est au moment où l’Etat se rétracte dans l’assurance qu’émerge l’idéologie du droit.

A.C. – Il me semble qu’Olivier Douville vient de répondre sur ce point. Ceux qui, pris dans la confusion entre leur souffrance psychique et eux‑mêmes, adoubés au droit à la santé, peuvent considérer l’analyste… comme un médicament supplémentaire. C’est dans ce sens que l’image qui vient dans cette demande du « droit à » est que l’analyste peut se sentir pris pour un ordinateur : on rentre des données et on compte sur les réponses.

O.D. – Le paiement sur ses propres deniers pour le dire aussi trivialement crée un champ qui déplace le sujet et peut lui permettre de se porter en écart, voire au‑delà, des dimensions du droit à. Droit à la santé comme besoin socialement reconnu. On voit alors que des patients qui ont la certitude qu’ils ne doivent pas payer, sont aussi en attente du dommage (réel et imaginaire) qu’ils pensent avoir subi. Ce qui ne signifie pas que le psychanalyste puisse d’emblée considérer comme uniquement chimérique cette attente de réparation. Ni que nous puissions l’assimiler sans plus à une « résistance à la psychanalyse ». Mais il est vrai que le paiement ne peut non plus être uniquement déterminé par les seules conditions matérielles. Le paiement dans l’analyse met en jeu les fonctions réelles (matérielles), conventionnelles et symboliques de l’argent. La théorie du paiement est solidaire de la théorie du symptôme. Conception déficitaire du symptôme, le « droit à » c’est le droit à être dépourvu de tout questionnement sur le symptôme. Le droit à c’est le droit à être bien logé dans son corps, son image, alors que la psychanalyse est une pratique du délogement. Mais pour être délogé encore faut‑il que le sujet ait un logement. En vérité on a beaucoup de sujets qui ont été délogés de la possibilité d’articuler leur histoire. Des pans entiers de l’histoire commune sont mis sous séquestre. Des mots ont des effets de déflagration.

M.S. – Dans la mouvance des « alternatives », telle l’économie solidaire, le tiers secteur, etc., des « SEL » se mettent en place pour déplacer, modifier ou annuler les rapports marchands et réinstau­rer l’échange. En Argentine, où les « SEL » se sont développés, la psychanalyse peut y être insérée et donc rentrer dans des équiva­lences inventées sur des monnaies fictives (par exemple «unité de temps » en France, « credito » en Argentine). Pensez‑vous que vous pouvez fonctionner dans ce type de contestation des rapports domi­nants tout en conservant l’exigence d’un « prix à payer » pour sortir des bénéfices de la souffrance ? Ce n’est plus alors l’Etat comme tiers payant. Ou bien, de votre point de vue l’argent serait‑il consubstantiel à la psychanalyse, sur un mode donc ontologique, redupliquant les cadres de la production économique auquel le psychanalyste serait alors rivé et enchaîné ?

A.C. – Il ne faudrait pas que la situation psychanalytique s’inscrive dans un échange au niveau du besoin.

O.D. – Si tout est ramené à de l’objet, cet objet n’a aucun au‑delà fantasmatique. Il est objet visant à satisfaire un besoin. Il n’y pas alors d’espace d’interprétation possible. Or le psychanalyste travaille sur les entrelacs du registre de la pulsion et du registre du désir. Parce qu’il travaille sur de la pulsion, donc sur ce qui rate dans la pulsion – elle tourne autour de l’objet – et en tant qu’il travaille sur le désir inconscient, donc sur ce qui rate dans le désir en tant qu’il ne se satisfait pas de la possession d’un objet, il peut interpréter et mettre en lumière les écarts entre l’objet de la demande, l’objet du besoin et l’objet du désir. Il va alors presque de soi que le paiement va être référé à quelque chose qui a aussi une face abstraite et qui est l’argent. En d’autres termes la théorie de l’argent qui est ici justifiée est sans doute économiquement naïve, voire idéaliste. Mais elle suppose que payer avec de l’argent, c’est payer avec quelque chose qui n’est pas d’emblée interprétable comme un objet visant à répondre à un manque spécifié chez l’analyste.

M.S. – Ce que vous oubliez, c’est que dans les SEL il y aussi une face abstraite qui est l’unité de compte qui remplace la monnaie et qui est établie par le groupe qui décide de s’instituer dans l’échange.

O.D. – Se pose alors un autre problème qui est le suivant : le psychanalyste apparaît dans ce cas comme appartenant à la communauté. Si tu es psychanalyste dans le SEL comment peux-tu aussi représenter l’étranger ?

A.C. – Cela ne veut pas dire que le psychanalyste est forcément hors communauté. En outre la notion de communauté est elle‑même d’une grande complexité. Mais si les appartenances réelles ou imaginaires orientent le choix de tel analysant vers tel analyste c’est avec la « croyance » d’être mieux entendu. Cela est assez éloigné de la problématique de l’échange.

O.D. – Il faut jouer sur des variations.

M.S. – Si la monnaie fictive ne peut pas remplacer l’argent, serait donc posée une consubstantialité de la psychanalyse à l’argent et son déploiement dans un espace épistémologique très ontologisé en regard du capitalisme. Pour conclure revenons sur les théorisations de la fonction symbolique de l’argent dans la cure. Les symbolisations fonctionnelles de l’argent ne sont alors pas infiniment diverses et liées aux classes sociales et aux nouvelles divisions statutaires mouvantes. Ou, pour reprendre une suggestion de Ghislain Lévy, la congruence de l’argent à la fonction symbolique de la cure n’est‑elle pas un a priori de légitimation qui vole en éclats avec les bouleversements économiques ? L’argent ne serait‑il pas simplement un moyen de séparation et de distanciation restituant l’opérationnalité herméneutique du transfert ? Et quelle autre valeur d’échange pourrait en prendre la place dans un autre monde où les rapports marchands viseraient à s’estomper ?

A.C. – Il n’y a pas que la fonction symbolique à jouer, il y a aussi le réel. Qu’est‑ce qui inscrit aujourd’hui, dans la société, quelque chose de réel… De toute façon, la souffrance des sujets, la sexualité infantile et l’ancestralité sont des choses qui ne disparaîtront que quand les êtres humains auront disparu.

M.S. – Là on est tous d’accord.

O.D. – Parler ici de la dette m’amène à énoncer que dans une cure, c’est bien de sa réalité anthropologique au singulier dont s’occupe le patient, avec ceci qu’il prend une certaine distance, qu’il s’achemine dans une déconstruction dans les traductions de dettes névrotiques que donnent les inerties des symptômes et les violences des idéaux.

A.C. – Le rapport du sujet à l’argent ne peut pas s’universaliser. Il m’arrive de recevoir une personne, et ce qui compte ce n’est pas son niveau social, c’est son rapport de précarité à l’argent. Ce qui compte c’est d’avoir entendu, c’est de faire confiance dans le fait qu’elle ne peut pas me payer, un mois, deux mois, avec le sentiment que moi j’attends, je verrai bien. Ce peut être le cas d’une personne qui jusqu’à présent n’avait jamais pu s’inscrire dans la dette. Dans ce temps‑là quelque chose se met en place pour elle de l’organisation psychique de la dette.

Notes

1 Numéros 20 « Un patient est remboursé : psychanalyse et argent », juillet 1986 et 28 « L’argent à nouveau », octobre 1988.

Référence

Alice Cherki, Olivier Douville et Monique Selim, « La pratique analytique et l’argent », Journal des anthropologues [En ligne], 90-91 | 2002, mis en ligne le 01 décembre 2003