La dimension morale chez Freud

Par Olivier Douville

La dimension morale chez Freud peut être comprise dans le rapport nouveau à la raison, radicalement nouveau, qu'invente la psychanalyse. Le travail analytique se distingue des entreprises qui préconisent l'apathie stoïque comme voie du bien. ( pour Cicéron, la libido est une passion à réfréner qui se porte vers ce que l'opinion fait espérer comme bien à venir, cf les Tusculanes L. III)

Cependant la règle fondamentale est-elle autre qu'une forme d'exercice stoïcien : se mettre devant ce qui advient à l'esprit dans l'égalité de valeur ? Prolongement de cette question, et tentative d'y répondre autrement que par l'affirmative : insister sur la différence entre ce qui opère dans l'analyse (la chute des idéaux et des densités moïques) et ce qui se décide : la découverte de l'assujettissement au désir (en tant qu'impossible) et le devoir de s'en démarquer. Différence entre la mélancolie dirigée et l'idéalité mélancolique (vanitas, vanitatis, haine du désir ...)

Quant aux liens entre les fins de l'analyse et l'idéalité morale stoïque, deux formes de réponse sont repérables, dans l'histoire.

- Celle stoïcienne du moi fort. But de l'analyse, acquérir un moi suffisamment solide pour supporter la perte sans tomber dans le chagrin (cf Bouvet ou Bergeret). Avec cette conséquence : confondre la psychogénèse avec le repérage du franchissement de lignes de constructions de ce moi fort. (Divided line pour Bergeret). Ou alors (Bouvet) distinction entre les Oraux et les Anaux d'un côté et les Génitaux de l'autre. Au risque d'une reproduction de l'idée qu'il y aurait une morale pour les maîtres et une autre pour les esclaves (de pulsions ?). Conséquences de ces idéologies de la libération stoïcienne sur la formation des analystes.

-Celle plus élaborée qui met en avant la dimension éthique. Ne pas céder sur son désir (air connu). "Etre celui qui peut impunément être trahi" (Lacan le 6 juillet 1960). Position stoïcienne ou kantienne (pour Kant l'homme de devoir est d'un flegme bienheureux)? A mettre en évidence alors que si il y a une exigence d'apathie analytique -être analysé est-ce ne plus tout miser sur l'amour et/ou sur la haine ?-ce n'est pas par haine du désir mais par reconnaissance de comment naît le désir du sujet. Cette autre dimension du sujet met à presque rien les schémas psychogénétiques. Le désir du sujet comme désir de l'Autre ("de" génitif). Passage de la dimension moïque à la dimension de la division subjective : le lieu de l'Autre et ses incidences sur la détermination subjective. Le sujet du désir est ce avec quoi la question morale trouve sa juste place. Qu'en est-il du désir en ce lieu de l'Autre ?

L'analyste est dépositaire d'un désir plus fort que ce que les affects liés aux joies ou aux déconvenues de la séduction peuvent cristalliser : le désir dit "de l'analyste". Il y a une mutation dans l'économie du désir.

Amour et intelligence sont-ils des ennemis logiques ? L'amour peut-il être vécu intelligemment ? Voilà pourquoi on peut travailler sur la série de problématiques morale-éthique / moi fort-désir de l'Autre / Parcours analytique en termes d'identifications et de deuils (ataraxie) ou en termes de rencontre avec le désir de l'analyste.

En même temps déplacement (parallèle avec la mutation du désir) de l'éthique : éthique de la vérité. Soit le rapport au mi-dire soutenu par l'articulation de ce désir qui pose le sujet face à l'Autre. Remarques : avant la formalisation puis la mise en topologie de l'objet a - du Séminaire Transfert au Séminaire d'un Autre à l' Autre- rapport duel entre être et langage entre existence et vérité. Ethique lacanienne passe du tout dire (idéal tragique de destinée S. 7) au mi-dire. Jeu du désir à l'amour. L'amour opère des passages : il constitue le lien du sujet au temps.

Freud et les anglo-saxons

Si pour Freud l'origine de la conscience morale est l'origine de la mauvaise conscience, c'est parce que l'origine de la culpabilité est située dans un acte primordial, en fonction de ce récit d'un meurtre et d'un cannibalisme mythique. La clinique de la culpabilité est clinique de la ressouvenance de l'acte. La dimension morale œuvre au sein des divisions topiques de psyché et au cœur des malaises collectifs. Elle se donne comme conscience en raison des traitements da la souvenance et de l'oubli de cette fondation de l'humain dans la verticalité de la dette. La clinique de la genèse du sentiment moral distingue deux couples ambivalentiels, par rapport aux sites et aux objets du père. Mouvements ambivalentiels envers l'ancêtre et mouvements ambivalentiels envers le spectre. Envers l'ancêtre : terreur sacré et sidération, envers le spectre : angoisse. Sidération devant le pur signifiant ("mana"), étonnement devant l'objet. Définition de Freud dans "Totem et Tabou" : " La conscience morale est la perception interne du rejet (Verwerfung) de certains désirs que nous éprouvons. "

Le champ anthropologique freudien connaît deux formes de pensée du lien psyché/collectif. Soit d'une part l'emboîtement où le collectif est le miroir du singulier, soit le principe de tension entre les fictions collectives et la solitude de chacun devant la limite de ses solutions fantasmatiques. Quant les fictions cèdent, le sujet est livré à la solitude. Litanies sur la fin des fictions, soit sur le déclin de la force paternelle. Comment fabriquer de l'incorporation du père ? vivre avec le deuil du père (de celui qui nous a si mal foutu, origine "mélancolico-persécutif" du Surmoi) puisque c'est le même père qui est à la fois à l'origine d Surmoi persécutif et du signifiant (signifiant du Nom du Père). La dimension morale est sise là, entre allégeance au bien et dévoilement de l'économie désirante singulière. Croyance collectives et fictions : leur fonction est d'objecter à la menace de la disparition de la force du père introjecté. (cf les litanies sur la défaillance, l'érosion, l'inconsistance etc... des figures du père). Positionnement moral : réaffirmer la religion du père, réclamer un surcroît d'incorporation avec, en contrepartie, les inflations persécutives (cf perspectives freudiennes sur le sacrifice dans Totem et tabou). Dimension éthique : consentir au deuil du père.

Dès la première guerre mondiale, Freud envisage progressivement l'hypothèse de la pulsion de mort. Il s'agit de résoudre l'énigme de cet "obscur sentiment de culpabilité qui écrase l'humanité depuis les origines et qui dans de nombreuses religions s'est condensée en l'hypothèse d'une faute originelle ". Mais les constructions phylogénétiques sont souvent à l'écart. Concernant, la morale et la culpabilité, deux sources cliniques pour la psychanalyse :

- la réaction thérapeutique négative

- les criminels par sentiment de culpabilité.

La question morale est prise souvent par ce que les manipulations de la seconde topique ouvrent comme pistes cliniques. Deux champs d'application de la psychanalyse : le thérapeutique (qui commence à rentrer en force dans les institutions) et le pénal ( Winnicott et la criminologie).

`Questions importantes :

- En quoi les exigences surmoïques sont elles des exigences morales ?

- Quelle est l'origine de la culpabilité ?

Le surmoi est classiquement posé comme l'héritier du complexe d'Oedipe. On le relie aux formations de l'idéal. En 1923, Freud explique que le Surmoi est un "réside des premiers choix d'objet du ça". Mais il est aussi une formation réactionnelle énergique contre eux. Deux visages du Surmoi attribué à deux facteurs "biologiques" (1923) : le long état de détresse et de dépendance infantile de l'être humain et le complexe d'Oedipe. En 1927, dans l'édition anglaise, il se reprend : le deuxième facteur n'est plus biologique, mais historique.

Comment le Surmoi peut-il à la fois être l'héritier du narcissisme originaire (ce sera le grand socle des thèses de M. Klein) et du complexe Oedipien ( socle des thèses d'A. Freud) ?

" Le surmoi doit sa position particulière dans le moi, ou par rapport au moi, à un facteur qui doit être apprécié de deux côtés : premièrement, il est la première identification qui se soit produite quant le moi était encore faible, et deuxièmement, il est l'héritier du complexe d'Oedipe et a donc introduit dans le moi des objets de la plus haute importance " ( Le moi et le ça" page 246)

Se référant à la clinique Freud utilisera les cas de réactions thérapeutiques négatives pour formaliser l'idée d'une culpabilité inconsciente (muette). Dans la névrose obsessionnelle ou dans la mélancolie la culpabilité est intensément consciente ou bruyante. C'est donc relier la culpabilité inconsciente à la dimension transférentielle, mai c'est aussi chercher les raisons du tourment moral que cause le Surmoi, de son inflexible dureté, dans la pulsion de mort. Le Surmoi naît par une identification avec le modèle paternel. Toute identification de ce genre a le caractère d'une désexualisation ou même d'une sublimation. Il se produit un "demélange" pulsionnel. La composante érotique n' a plus la force de lier la totalité de la destruction qui accompagnait la désexualisation. Cette dernière devient libre comme tendance à l’agression.

On trouve là des échos des modèles de S. Splieren sur la pulsion de destruction, mais Freud prend appui sur un autre aspect de Thanatos : la tendance à la déliaison, pour rendre compte de certains besoins de punitions . (cf 1924 : Le problème économique du masochisme).

La tradition anglo-saxonne ne va pas lier aussi fortement sadisme surmoïque et pulsion de mort, elle optera pour une perspective davantage maturative où les conflits autopunitifs entraînant des actes de destruction ou de délinquances par besoin de punition seront analysés avec l'idée de clivage. Une partie du moi fait rage contre l'autre. Pour l'idéal et le Surmoi c'est une solution sadique et pour le moi une solution masochiste. Le moi trouverait satisfaction dans la punition.

Divers points de vue :

- Groddeck : l'enfant est avide de sanction et de châtiment. Une fois son masochisme satisfait il se conforme sagement aux bons usages que préconise la morale sexuelle civilisée

- Jones et Reich : le sentiment de culpabilité symbolise une satisfaction libidinale et l'autopunition une réaction contre celle-ci

- Alexander : A Jones et Reich qui pensent que la conduite destructrice ou autodestructrice est issue du mécanisme de retournement contre soi d'une pulsion destructrice originellement dirigée vers l'extérieur, Alexander différencie une pulsion de mort primaire et des tendances destructrices secondairement retournées contre soi (article dans International Journal of Psychoanalysis, 1929)

- M. Klein, Dans le sillage de K. Abraham, elle met en place sa théorie de la culpabilité. Elle contre les idées de A. Freud qui attribuait aux enfants un Surmoi faible. Erreur qui, selon M. Klein, empêchait d'éclairer les fixations sadique de la prime enfance. Pour elle , le conflit oedipien intervient dès les phases les plus précoces du développement de l'enfant. Le sentiment de culpabilité est un produit de ce surmoi archaïque. Le surmoi devient quelque chose qui réclame une satisfaction pulsionnelle analogue à celle qu'il sanctionne. Face aux désirs de mutilation et de dévoration le surmoi devient cette chose psychique qui mord, dévore et mutile. Les troubles et les devenirs ultérieurs du Surmoi, sont liés aux destins des montages pulsionnels et à la psychogénèse des constructions du Moi. M. Klein reconnaît l'incorporation comme présidant à l'origine du Surmoi précoce. Processus énigmatique de l'incorporation : aussi bien incorporation de la parole (moignon de parole comme ancêtre du Surmoi injonctif) qu’incorporation de l'objet (sur ce point cf les idées de Lacan sur le regard.) Freud repère une incorporation préoedipienne (pour lui, pas pour M. Klein) dans le couple Bejahung/Austössung.

- T. Reik. Son rapport à l'anthropologie le mène à des modélisations très globales et souvent déterministes. Il n'y a pas de crime qui ne soit une façon de réclamer un châtiment. Sous la pression excessive d'un sentiment de culpabilité inconscient l'homme devient délinquant ou criminel. Le crime joue le rôle d'une activité de liaison il permet de relier la poussée pulsionnelle du sentiment de culpabilité à quelque chose de réel. Ces globalisations explicatives n'interrogent plus la dimension subjective face à l'énigme de l'acte. Le culturalisme est appelé en renfort lorsque s'appuyant sur Malinowski, Reik rappelle que la notion de culpabilité individuelle est très récente et que lorsqu'un individu commet un acte dangereux ou criminel c'est son groupe ou sa famille qui sont tenus comme responsables et coupables.

Caractéristiques transversales

La culpabilité est-elle un sentiment individuel ou collectif ( On ne se sort pas de cette aporie sans articuler la distinction entre fantasme singulier et fictions collectives, partagées) Pour les anthropologues la culpabilité dénoncée et gérée collectivement correspond à un ensemble de stratégies de définition du pur et de l'impur, du lien à la référence et à la communauté. La culpabilité est ainsi mise en récit et en rituels, au nom parfois de la morale (pas toujours).

Au plan singulier il y a une culpabilité essentielle correspondant à la division du sujet, dans sa référence à un signifiant manquant et à un objet hors symbolique. Rapport du Surmoi avec la férocité (plus en lien avec l'injonction qu'avec la Loi). Métaphore qu'a soutenue Lacan de l'aveugle et du paralytique où c'est effectivement l'aveugle le vrai maître surmoïque du paralytique. On évoquera ici le coinçage topologique Réel/Symbolique de l'injonction de jouir et de dire. Pour Lacan tournant à partir de la mise en lien des modes de réalisation de la pulsion de mort à partir de la jouissance Autre. D'où un repérage du mi-dire à la fois en terme topologique et au regard de la théorie des discours (mathème du discours analytique). La dimension du mi et du bien-dire nécessite qu'un terme absolu manque. "Il n'y a pas de ... métalangage" et "Il n'y a pas de rapport sexuel", deux formules par quoi se marquent l'incomplétude du symbolique. Manque symbolique analogue au rien que vise le désir, mais vertige aussi de l'acédia et du désêtre. De l'athée viable : quelqu'un enfin remis de la tentation mythique (mystique) du rien - il est permis d'espérer ! De là l'idée qu'il n'y a pas d'éthique sans esthétique. Renouveau du concept de sublimation: ouverture vers un autre imaginaire non-narcissique ? Les enjeux de l'éthique supposent pour être dépliés une scène à la fois événementielle et logique : celle du dénouement d'une analyse.

Olivier Douville