La crainte des morts

Paul Valéry : Préface au livre de Sir James Frazer La crainte des morts, suivi de la préface de James Frazer

Présentation par Olivier Douville

James George Frazer, anthropologue britannique, est né en 1854 à Glasgow. Il découvre l’anthropologie en lisant le livre de E. B. Tylor, Primitive Culture (1871), où s’échafaude la théorie de l’animisme et se donne à lire les efforts de l’humain pour se concilier, par des pratiques rituelles adéquates, les forces obscures des esprits, des êtres surnaturels et des morts mal honorés. Frazer, respectant les conseils et les directives de son aîné et ami W. R. Roberton Smith, envisage les systèmes religieux pour eux-mêmes, sans se soucier de leur véracité, comme des faits sociaux et historiques. L’anthropologie classique va prendre appui sur les textes de Frazer, le plus souvent en les critiquant vertement, que ce soit par la réfutation de la théorie analogique et sympathique de la magie (cf. en particulier les critiques de Hubert et Mauss), ou encore par la condamnation – qu’exprime au mieux le texte de C. Lévi-Strauss, "L’illusion archaïque" (chapitre 7 des Structures élémentaires de la parenté) – de la perspective évolutionniste. Freud fit de Frazer une de ses principales sources d’information de son Totem et Tabou. La perspective psychanalytique se montre sensible à une analogie entre les représentations très dramatisées de la magie et de la hantise des morts avec la dimension du pulsionnel inconscient, des désirs refoulés et même avec la thématique de la cruauté et de la gourmandise féroce du Surmoi. En 1934, date de la première publication en français de La crainte des morts, l’essentiel de l’œuvre de Frazer est derrière lui. Il a donné à la Fondation William Wyse, à Trinity Collège de Cambridge, six conférences sur les effets de la crainte des morts sur les croyances, les conduites et les institutions de ces hommes du lointain que le voyageurs de l’époque chroniquaient, que les folkloristes triaient et que les anthropologues analysaient. James Frazer était membre associé de l’Institut de France

Paul Valéry préface donc la première édition française de ce texte. Les conférences de Frazer l’impressionnent. Elles font écho chez lui et nourrissent sa réflexion à propos de l’existence de ce qui ferait, sinon nature humaine, du moins condition humaine. Un premier constat, la peur des morts, et de façon plus ample et plus drastique, la peur de la mort distingue l’animal de l’humain. Le grand rêve humain d’échapper à la condition zoologique prend comme première marche le souvenir des morts et le respect de ces morts. En 1934, les contextes politiques nationaux et internationaux sensibilisent à la fragilité ontologique et politique de la condition humaine. Et les invectives des dieux obscurs et tueurs ne font pas que trembler les jungles, les forêts ou les banquises lointaines. Cette même année, on lit dans ses Éphémérides que Paul Valéry note le propos qu’il a tenu à Igor Stravinsky, au cours d’une conversation : “ Le dieu ne pouvait exiger que le développement de ce qui nous semble à nous l’accroissement de notre différence avec l’animal ”. On se plaît alors à penser que la belle préface du Maître pourrait nous permettre aussi de comprendre l’impact d’un certain romantisme frazérien sur Sigmund Freud lui-même, mieux, peut-être que la préface de Frazer lui-même.

Préface de Paul Valéry

L’animal, sans doute, ne rumine pas l’idée de la mort. Il ne craint que contraint de craindre. Le péril disparu, la puissance du pressentiment funeste s’évanouit : la mort n’a plus d’aiguillon et ne joue plus aucun rôle.

C’est que rien d’inutile, rien de disproportionné n’apparaît dans la conduite de l’animal. Il n’est à chaque instant que ce qu’il est. Il ne spécule pas sur des valeurs imaginaires, et il ne s’inquiète pas de questions auxquelles ses moyens ne lui permettent de répondre.

Il en résulte que le spectacle de la mort de ses semblables, qui peut, dans le moment même, l’émouvoir ou l’irriter quelquefois, ne lui cause pas de tourments illimités et ne modifie en rien son système tout positif d’existence. Il semble qu’il ne possède pas ce qu’il faut pour conserver, entretenir et approfondir cette impression.

Mais chez l’Homme, qui est doué de plus de mémoire, d’attention et de facultés de combinaison ou d’anticipation qu’il n’est nécessaire, l’idée de la mort, déduite d’une expérience constante et, d’autre part, absolument incompatible avec le sentiment de l’être et de l’acte de la conscience, joue un rôle remarquable dans la vie. Cette idée excite au plus haut degré l’imagination qu’elle défie. Si la puissance, le perpétuelle imminence, et en somme, la vitalité de l’idée de la mort, s’amoindrissaient, on ne sait pas ce qu’il adviendrait de l’humanité. Notre vie organisée a besoin des singulières propriétés de l’idée de la mort.

L’idée de la mort est le ressort des lois – la mère des religions, l’agent secret ou terriblement manifeste de la politique, l’excitant essentiel de la gloire et des grandes amours – l’origine d’une quantité de recherches et de méditations.

Parmi les produits les plus étranges de l’irritation de l’esprit humain par cette idée (ou plutôt par ce besoin d’idée que nous impose la constatation de la mort des autres) figure l’antique croyance que les morts ne sont pas morts, ou ne sont pas tout à fait morts.

Rechercher les formes primitives de cette conviction (qui ne peut guère s’exprimer, comme je viens de le faire, qu’en termes contradictoires) est l’objet du livre que l’on va lire : La crainte des morts, l’œuvre la plus récente de Sir James Frazer.

“ Les hommes, pour la plupart, croient que la mort n’abolit pas leur existence consciente ; mais que celle-ci se poursuit pendant une durée indéterminée ou infinie, après que la frêle enveloppe corporelle qui avait logé quelque temps cette conscience a été réduite en poussière ”.

Telle est la proposition initiale de laquelle procède le dessein de l’auteur, qui est de nous représenter, au moyen d’une quantité d’exemples, ce qu’on pourrait nommer la Politique des Primitifs dans leurs rapports avec les esprits des morts.

Sir James nous montre que les non-civilisés éprouvent à l’égard des esprits des morts presque tous les sentiments que l’homme peut éprouver à l’égard des créatures vivantes : chez les uns la crainte domine ; chez les autres, l’intérêt ; chez certains l’affection. On voit, chez ces derniers, une sorte de familiarité s’établir entre les morts et les vivants d’une famille. Les parents défunts ne sont pas redoutés ; mais leurs cadavres sont enterrés dans la maison, et l’on espère que leurs âmes quelque jour se réincarneront dans un enfant qui naîtra sous le toit familial.

D’autres peuplades essayent d’exploiter les esprits, d’obtenir leur assistance ou leur faveur dans les travaux agricoles ou bien dans les entreprises de chasse ou de pêche. On s’efforce parfois de leur tirer quelques oracles.

Il arrive assez souvent que les phénomènes accidentels et funestes leur soient imputés : famines, sécheresse, coups de foudre, tremblements de terre sont mis à leur compte – comme nous-mêmes mettons quelquefois ces redoutables évènements à la charge des taches de soleil.

Mais les maux dont on accuse le plus fréquemment les esprits sont la maladie ou la mort.

Toutes ces croyances engendrent une quantité correspondante de rites.

Quoique chargé et pénétré d’une prodigieuse érudition, et comme tissu de faits, ce livre est d’un grand artiste. Sa savante simplicité est le fruit d’un travail exquis. Rien de plus subtil que le passage presque insensible – analogue à une modulation – d’une croyance à une autre, à peine différente, mais qui s’observe à des milliers de milles de la première – comme si la distance et l’absence de toute communication permettaient de constater par la similitudes des productions psychologiques une certaine identité de la nature humaine.

Peu à peu, se dessine dans la pensée du lecteur de La Crainte des Morts, l’idée étrangement poétique d’une Ethnographie des âmes en peine – une science et une statistique démographique des fantômes flottant par millions ou milliards sur le globe, depuis tant de siècles que l’on meurt. De la Mélanésie à Madagascar, de la Nigeria à la Colombie, chaque peuplade redoute, évoque, nourrit, utilise ses défunts ; entretient un commerce avec eux : leur donne dans la vie un rôle positif, les subit comme des parasites, les accueille comme des hôtes plus ou moins désirables, leur prête des besoins, des intentions et des pouvoirs. Il en résulte cette quantité d’attributions, d’observances et de pratiques qui s’imposent aux vivants et que l’illustre auteur enchaîne et développe dans son ouvrage, selon leurs analogies et leurs contrastes – comme une frise intellectuelle où paraîtraient captifs de l’art et de la connaissance, des spécimens de toutes les races humaines, saisis dans les attitudes que leur inspire le sentiment de la présence et de la puissance des disparus ”.

Préface de Sir James George Frazer

“ Ces conférences ont été faites sous les auspices de la Fondation William Wyse à Trinity College de Cambridge, pendant le premier trimestre d’automne 1932 et le trimestre de printemps 1932. Elles sont imprimées presque exactement comme elles furent prononcées, à l’exception de quelques passages (un entre autres, assez long, à la fin de la sixième conférence dont il avait été détaché pour abréger le discours), mais qui sont ici rétablis dans le texte. Mon intention était de poursuivre ce sujet dans des conférences ultérieures, et d’embrasser, pour finir, dans un traité systématique la substance de toutes les conférences en y ajoutant bon nombre de matériaux. Mais les circonstances m’obligent à différer momentanément, peut-être définitivement, l’exécution de ce dessein. Cependant je publie ces conférences comme une introduction à cet ouvrage plus considérable dans l’espoir qu’elles pourraient attirer l’attention des lecteurs vers un aspect de la pensée primitive qui n’a pas, jusqu’ici, soulevé l’intérêt qu’il mérite, car on ne peut guère douter que la crainte des morts n’ait été une des sources premières de la religion primitive.

Quant à savoir dans quelle mesure on peut considérer que la croyance presque universelle à la survie de l’esprit humain, impliquée par la crainte des morts, comme une preuve de légitimité de cette croyance, sans aucun doute, les opinions seront toujours divisées. Étant donné la grossièreté, l’inconséquence et l’absurdité dont elle se revêt d’habitude, un observateur impartial peut être tenté de conclure que la croyance à l’esprit des morts n’existe que dans la portion la plus irréfléchie et la plus sotte de l’humanité ; mais il n’est pas vraisemblable que cette conclusion si peu en accord avec les désirs naturels et peut être les instincts de l’humanité devienne jamais populaire, et il semble probable que la grande majorité de nos semblables continueront d’adhérer à une croyance si flatteuse pour la vanité et si consolante pour la douleur des hommes. Et on ne peut nier que les champions de la vie éternelle ne se soient retranchés dans des positions fortes sinon inexpugnables ; car, si, dans l’état actuel de nos connaissance on ne peut prouver l’immortalité de l’âme il est également impossible de prouver le contraire. Mais si les armes de la science ont une portée bien plus grande, et peuvent, dans cet ordre d’idées, faire une brèche profonde dans les bastions de la foi.

Je ne veux pas achever cette préface sans remercier mon bien aimé Trinity College de l’honneur qu’il m’a fait en m’associant par ces conférences à la mémoire toujours chère et vénérée de mon ami William Wyle, qui, par sa noble fondation, a non seulement créé un instrument pour l’avancement de la science, mais s’est élevé un monument digne d’une vie indéfectiblement consacrée à la recherche de la vérité et de tout ce qui est beau et bien dans la vie. Je voudrais que mon apport à ce monument fût moins indigne de l’un et de l’autre ”.