L’institution “has been” ?

Par Olivier Douville [1]

La “ désinstitutionnalisation ”… le mot est à la mode. Le “ désenfermement ” qui ne s’en soucierait pas ? Aujourd’hui, la psychiatrie va mal. La dilution de la clinique psychanalytique, la résorption des politiques de psychiatrie institutionnelle, la montée en puissance des idéologies comportementales, nous assistons à cela, quotidiennement ou presque. La destitution de la psychiatrie est à l’ordre du jour.

Un certain humanisme, nourri, mais dans le genre “ fast-food ”, de références à Foucault ou à Goffman, décide qu’il faut installer les psychotiques au dehors, au plus loin des murs de l’asile. Qu’il faille introduire des pratiques intermédiaires, peu en disconviendraient. On voit mal, cependant, comment l’institution soignante pourrait s’accommoder du remplacement les Appartements communautaires ou les Hôpitaux de jour par des C.A.T.T.P. comme cela se fait parfois (Natahi, 1999). C’est évidemment louable a priori, ce souci d’aller vers le dehors, mais croyez-vous que Foucault ait vraiment compris, non les logiques qui ont présidé à la mise en place des institutions soignantes de la folie, mais les logiques des processus qui s’y déroulaient ? Pouvons-nous, sans faire preuve de méconnaissance grave, assimiler la situation des asiles aux Etats-Unis (sujet du livre surévalué de Goffman) avec la situation institutionnelle de la psychiatrie en France ?

Les différentes tentatives qui placent comme idéal le désenfermement ou l’externement se payent trop souvent de l’illusion qui pose la folie comme une simple rupture du lien social. Dans le même temps, des folies se logent dans des trajets d’exclusion et dans des points d’errance qui semblent devenus inaccessibles aux institutions. Mais ces échecs, tout de même assez relatifs selon les diverses politiques de secteur [2], nous renseignent assez sur la façon dont la folie est soumise à l’extérieur, se projette et se trouve écartelée sur le dehors. Ils devraient nous interdire de positiver l’extérieur et nous encourager à penser la topologie de la folie en dehors des partitions simplificatrices dedans/dehors. Ces oppositions binaires, de “ bon sens ” ne servent que très peu à une pensée clinique des espaces de transferts que canalise et vectrosie la prise en charge institutionnelle de la psychose.

Il convient d’inventer davantage encore de dispositifs intermédiaires. Si on parle beaucoup de souffrance psychique, ce terme dont l’usage récitatif peut finir par masquer tant de choses, on oublie que le mot souffrance signifie non seulement douleur mais attente, et attente de point d’accueil, c’est-à-dire de présence. La souffrance psychique n’a pas besoin de compassion, mais elle réclame une mise en place de lieux “ hors-lieux ”, qui calment ce que le dehors peut aussi avoir de captateur et de persécutif. Ce n’est pas en faisant l’impasse sur les expériences innovantes qui se sont produites et se produisent en psychiatrie publique qu’on y verra clair. Comment maintenir une possibilité de questionnement ?

Ce qui présiderait alors au lien social dans un type de psychiatrie scientiste, serait l'aliénation au discours de la science, soit au discours du Maître que Lacan développe à partir de la célèbre dialectique hégélienne. L’enjeu de l'incise analytique en institution de soin est autre : revenir à retrouver le sens interne et transgénérationnel des souffrances et des discours (voire des délires). Une “ souffrance psychique ” dit aussi la souffrance d'un lien et d'une fondation du sujet.

Si l’abord phénoménologique et l’abord psychanalytique allaient à la recherche de la dimension subjective de la folie, diverses approches contemporaines évacuent cette dimension subjective que ce soit au nom de la science biologique ou au nom de cette forme d’humanisme commode et trop oublieux de la nature conflictuelle de toute existence. Nul clinicien ne saurait se montrer insensible, ou rassuré, devant cette conjonction objective et redoutable entre le discours humaniste et le discours scientiste. La victimologie effrénée, comme la solution technicienne la plus anonyme se rejoignent dans le déni de la vie conflictuelle du sujet.

Le récent rapport “ Piel et Roelandt ” préconise de mettre le patient au centre du dispositif de soin. Proposition séduisante, il est vrai. Qui objecterait ? Mais qu’est-ce à dire ? Ce qui fait le centre de l’institution est-ce le patient ? Aucune réponse ici ne doit être trop tranchée. Il me semblerait plus juste d’affirmer que s’il y a un centre dans l’institution, il n’est pas occupé par une seule personne ou par un seul groupe de personnes. Penser le centre de l’institution en une alternative qui vienne ici placer soit le patient soit le soignant au centre de l’institution peut nous égarer. Il me semble plus excat de poser que les cadres et les dispositifs institutionnels, et leurs histoires, créent des effets de transferts, des effets de mémoire et de fonction contenante. Ce sont bien des processus psychiques qui sont au centre des dispositifs institutionnels. Et ces processus ne vivent et ne se relaient qu’à être étayés sur une culture médicale, psychanalytique et anthropologique, engagée. D’où la nécessité de réunion d’élaboration des pratiques, réunions qui ne doivent pas nécessairement être animées par une présence expertale et extérieure.

Michelle Cadoret et Michel Audisio ont montré comment l’institution est lieu de mémoire, de mises en inscriptions de traces, ils ont pris appuis sur le fait qu’elle présente et articule des différences signifiantes, qu’elle permet d’entendre dans la souffrance psychique, la dimension du sujet aux prises avec l’Histoire (1996). Définir avec eux l’institution comme “ terrain anthropologique ” est alors, non pas une invitation à ethnologiser les conflits qui s’y passent, ou à verser dans une anthropologie appliquée, bien que cela reste à la mode, mais à entendre et à formaliser en quoi l’analyse d’une institution n’est pas de même nature que l’analyse d’un groupe ou d’une organisation. Une psychosociologie éloignée de toute référence aux notions freudiennes de fantasmes, de scènes, de transfert et de pulsion ne peut ici que confondre vie psychique institutionnelle et psychologie des groupes. Elle ne peut que réduire des pratiques sociales à des techniques de gestions des individus.

Or, en France du moins, la psychothérapie institutionnelle a ouvert à la compréhension de ce que les fonctions qui s’articulent dans une institution ne sont pas uniquement des fonctionnements mais aussi des fantasmatiques, des scènes où l’intérieur et l’extérieur communiquent, se superposent, se contaminent parfois. L’institution soignante, à la mesure où la politique d’écoute et de soin qui s’y mène est référée à la théorie du transfert et du fantasme, se voulait et se veut un espace où se dépliait la capacité de lien dont pouvait faire preuve le “ fou ”. Si elle ne devient plus rien d’autre qu’un dispositif d’observation, ou un lieu de transit, alors sera liquidé, évacué et tenu pour rien ce que nous enseigne la capacité transférentielle des psychotiques. Et j’enfonce le clou et précise encore, comme je l’avais fait au congrès organisé par F.Fabre et S. Wiener à la Fondation Européenne pour la Psychanalyse en 1996 [3] qu’avant de se bercer avec la lancinante question de l’aptitude au transfert des psychotiques, prenons en considération le don qu’ont nombre de patients psychotiques à expédier ceux qui tentent de les entendre et les soigner sur le divan d’un psychanalyste.

Okba Natahi soulignait, en 1999, qu’au couple “ raison-déraison ” se substituait le couple “ raison-gestion ”[4]. Jean Aymé prédisait, en 1993, que “ La cohorte des névrosés et des psychotiques irréductibles à cette psychiatrie scientifique sera confiée à un système néo-asilaire ”. Il est à redouter que, sous les coups de boutoirs de la psychiatrie scientifique et d’un humanisme politiquement correct, la psychiatrie régresse très rapidement. Qu’elle se fissure entre des institutions qui copient le monde du travail et sa cruauté, et des néo-asiles. Une telle partition se fera au détriment du maintien et du développement de lieux où s’expérimentent, dans des régressions nécessaires à des symbolisations, des rapports au temps et à l’espace, au corps et au nom, à la mémoire et à la trace.

Ni la référence à l’efficacité, ni, non plus, la centration sur une victimologie qui psychologisant tout, oublie de se confronter à l’énigme de la folie, ne nous permettront de “ tenir ” de tels lieux. Nous ne pouvons accueillir, entendre, accompagner, voire soigner la psychose si nous adhérons aux idéalités efficaces et gestionnaires de notre monde libéral dit “ post-moderne ”, monde dont l’idéologie comportementaliste est, dans les professions qui sont les nôtres, le bras armé. Nous avions déjà souligné, avec C. Wacjman[5], la régression considérable qu’avait entraîné dans les prises en charge des enfants dits “ autistes ” la réduction de l’autisme – il serait plus juste de dire : “ des autismes ”- au handicap.

Ce sur quoi il est impossible de revenir, à moins de dénier en bloc les bouleversements institutionnels de ces vingt dernières années, est de tenir pour peu ce qu'un travail en secteur amène avec comme possible lisibilité de la consistance anthropologique des liens Folie/Malaise. Que la folie est là comme un possible est ce qui ne peut légitimer la psychiatrie de n'être qu'un pur management scientiste et médical.

Aujourd’hui, il est fort à craindre que le déclin de la culture psychanalytique et l’effacement de son influence sur la mise en place des dispositifs institutionnels, mènent à une mise sacrificielle des enjeux psychiques et sociaux de la psychose. Il faut défendre l’Institution en tant que processus de lien, de contenance et de pensée. Il faut aussi la défendre en tant que lieu de transmission de la psychanalyse, loin des convenances doctrinales et des fidélités de circonstance aux surmois bureaucratiques et charismatiques.

Un dernier mot, pour relancer. L’actuel débat justement polémique contre le statut des psychothérapeutes ne peut plus se passer d’une prise de position militante en faveur de l’institution soignante comme un des lieux privilégiés d’exercice et d’invention de la clinique psychanalytique.

Olivier Douville

Références

Audisio M. La psychiatrie de secteur. Une psychiatrie militante pour la santé mentale. Toulouse, Privat, 1980

Audisio M. “ Violences en ces lieux ” Anthropologie et Cliniques : recherches et perspectives, Rennes, ARCP, 1996 :303-321

Aymé J. : “ Psychiatrie en danger ”, Insitutions, mars 1993

Cadoret M. “ Anthropologie et psychanalyse : Autour d’une institution de psychiatrrie pour l’enfant et pour l’adolescent. Traversées institutionnelles ” Anthropologie et Cliniques : recherches et perspectives, Rennes, ARCP, 1996 : 323-338

Foucalt M. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, Gallimard, 1972

Goffman E. Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Les éditions de Minuit, 1968

L’Information Psychiatrique, 3, vol 77, mars 2001 “ Les patients schizophrènes ”

L’Information Psychiatrique, 4, vol 77, 764, avril 2001 PMSI en psychiatire, oui ou non ?

Natahi O. “ La folie arraisonnée dans les impasses de la modernité ” Le Journal des Psychologues, “ La psychose dans tous ses états ”, 171, octobre 1999 : 42-44

Piel E., Roelandt J.-L. De la psychiatrie à la santé mentale, Rapport de Mission Juillet 2001

Psychologie Clinique, 2, hiver 1996, “ Enfants en Institution ”

Psychologie Clinique, 7, printemps 1999, “ Exclusions précarités, témoignages cliniques ”

[1] Psychanalyste, Maître de conférences en psychologie clinique, Université de Paris 10-Nanterre. Psychologue clinicien à l’E.P.S. de Ville-Evrard, 93332 Neuilly/marne cedex

[2] Psychologie Clinique, 7

[3] "Discours analytique et savoir psychiatrique. Essai de position des problèmes ". Colloque Européen "Quelle Psychanalyse pour quelle psychiatrie ? "Fondation Européenne de Psychanalyse, Paris Hôpital de la Salpêtrière, amphithéâtre Charcot, septembre 1996. (non publié)

[4] O. Natahi, 1999 page 44

[5] Psychologie Clinique, 2