«L’inquiétante étrangeté» de la voix ou la voix du loup

Michel Poizat [1]

Jean-Michel Vives

Résumé : L’auteur s’attache à étudier, à partir des mythes et des craintes ancestrales liés au loup, les caractéristiques de l’objet vocal ainsi que ses rapports avec le surmoi.

Mots clés : Inquiétante étrangeté ; voix ; loup ; regard ; surmoi.

Summary : The author endeavours to study, starting from the myths and of ancestral fears related to the wolf, the characteristics of the vocal object like his relationship with the super-ego.

Key-words : Gaze ; super ego ; voice ; wolf.

Les témoignages de tout temps et de toute culture sur la peur suscitée par la voix effrayante du loup sont légion. C’est justement Buffon, le naturaliste, qui dans sa description censée être scientifique parle de cette voix effrayante ; est bien sûr rattachée à cette peur, systématiquement qualifiée d’ancestrale, engendrée par le hurlement du loup toute la panoplie de l’étrange : la nuit, le silence, la mort, la sauvagerie. Cette peur n’est pas dénuée d’une certaine fascination. La description la plus remarquable que j’ai trouvée de l’effet produit sur l’humain par ce qu’il faut bien appeler le chant du loup, nous la devons au biologiste canadien spécialiste des loups Farlew Mowat. Voici comment il raconte sa première confrontation avec la voix du loup : « Les premières fois que les trois loups chantèrent, la vieille terreur enracinée sous ma peau fit se hérisser tous les poils de mon dos et je ne saurais dire que j’ai apprécié le concert. Néanmoins au bout de quelques temps, non seulement j’y trouvai de l’agrément, mais j’en vins à l’attendre avec une sorte de plaisir aigu. Je suis cependant incapable de le décrire car les seuls mots dont je dispose sont ceux qui traitent de la musique humaine. Ils sont inadéquats sinon trompeurs. Le mieux que je puisse dire est que ce chœur lancé à pleine gorge et de tout cœur m’émouvait comme il m’est arrivé d’être ému par les ronflements et les tonnerres des grandes orgues quand l’homme qui en jouait avait transcendé sa condition humaine »[2]. Certes, d’autres traits appartenant au loup ou à son comportement participent également de cette étrangeté terrifiante qu’il suscite, son regard phosphorescent dans la lumière, la nuit, qui le rend aussi particulièrement apte à présentifier l’objet regard, j’aurais à y faire allusion également, son rapport à la dévoration, bien entendu, non seulement des proies chassées mais aussi des cadavres y compris humains qu’il lui arrive de dévorer. Bien d’autres traits encore se conjoignent pour susciter cette peur suffisamment prégnante et généralisée dans la culture, même encore de nos jours, pour avoir justifié l’excellent livre publié chez Découvertes-Gallimard de l’ethno-zoologue Geneviève Carbone et intitulé La peur du loup. Mais je me limiterai ici à la question de la voix.

Avant de présenter la logique qui selon moi place les enjeux inconscients de la voix en tant qu’objet tels que le loup peut les activer au fondement même de la peur fantasmatique que l’homme éprouve à l’égard du loup, il convient de préciser les rapports que la voix en tant qu’objet entretient avec le concept d’Unheimliche, tel que Freud l’a défini. Ceci n’est pas évident car à son habitude, c’est essentiellement du côté du regard que Freud se tourne pour expliciter son analyse du vécu d’Unheimliche. Cela dit c’est très curieusement par l’analyse d’une œuvre où la question de la voix est par ailleurs centrale, au point d’avoir fourni le sujet à un opéra des plus célèbres, que Freud établit sa première hypothèse sur les fondements du sentiment d’Unheimliche, le conte d’Hoffmann intitulé "L’homme au sable" qui est aussi la source du livret de l’opéra d’Hoffenbach Les contes d’Hoffmann. On sait en effet qu’il y développe l’idée selon laquelle le fantasme de l’arrachement des yeux décrit dans ce conte renverrait à l’angoisse de castration, angoisse infantile réactivée par le conte qui y trouve là l’ancrage de l’affect qu’il suscite chez le lecteur. Ainsi que l’énonce Freud, « l’inquiétante étrangeté prend naissance dans la vie réelle lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par quelque impression extérieure ou bien lorsque de primitives convictions surmontées semblent de nouveau être confirmées »[3].

C’est encore par quelque chose qui est du registre du regard et de l’image que Freud décrit la deuxième série de phénomènes suscitant le sentiment de l’inquiétante étrangeté : tout ce qui mobilise le thème du double. Il pointe là un des aspects fondamentaux de l’Unheimlich : la contradiction entre un élément évidemment familier qui est (en l’occurrence) notre propre image, mais survenant dans des circonstances qui nous la font apparaître étrangère, définition même de l’inquiétante étrangeté selon Freud, caractérisée selon lui par « cette sorte de l’effrayant qui se rattache aux choses connues depuis longtemps et de tout temps familières »[4]. C’est dans le développement de son analyse du thème du double que Freud est amené à englober dans cette problématique la notion de « conscience morale », envisagée comme une sorte de double intériorisé du moi, chargé de surveiller le moi, ce qui deviendra quelques années plus tard le surmoi. Je cite : « Dans le moi, se développe peu à peu, une instance particulière qui peut s’opposer au restant du moi, qui sert à s’observer et à se critiquer soi-même, qui accomplit un travail de censure psychique et se révèle à notre conscient sous le nom de conscience morale. […] Le fait qu’une pareille instance existe et puisse traiter le restant du moi comme un objet, que l’homme par conséquent soit capable d’auto observation, permet à la vieille représentation du double d’acquérir un fond nouveau »[5].

Je m’en tiendrai à ces deux sources du sentiment de l’inquiétante étrangeté et laisserai de côté les autres sources examinées par Freud, car ces deux sources, bien que traitées par Freud sous l’angle du regard ou de l’image, se révèlent particulièrement pertinentes également pour ce qui relève de la voix. Car pour embrayer directement sur le deuxième thème abordé, celui du double, la voix se présentifie en effet de façon particulièrement étrange et inquiétante lorsqu’elle se présente comme le double de sa propre voix, à travers par exemple l’écoute de notre propre voix enregistrée ou bien lorsque la grosse voix mobilise toute l’inquiétante et terrible problématique du surmoi. C’est essentiellement l’apport de Lacan qui place aussi la voix et non plus seulement le regard sous le sceau de l’Unheimliche.

La voix et son double

C’est un effet bien connu de l’écoute de notre propre voix au magnétophone que de ne pas la reconnaître comme sienne, la plupart du temps dans un sentiment de malaise profond. On a l’habitude d’attribuer à ce phénomènes des causes physiologico-acoustiques banales : quand nous parlons, nous nous entendons davantage à travers les résonateurs internes de l’oreille que par le tympan et l’oreille externe. Alors que lorsque nous nous écoutons au magnétophone, seules les stimulations extérieures sont impliquées dans l’écoute. On pourrait à cet égard établir une analogie avec l’expérience rapportée par Freud à propos du reflet. Il raconte en effet dans Das Unheimilche que lors d’un voyage en train, un cahot fit s’ouvrir la porte du cabinet de toilette voisin. Il crut l’espace d’un instant que l’image de la personne qui lui apparut alors était celle d’une personne étrangère alors qu’il s’agissait en fait de son propre reflet dans la glace de la porte de communication. Ce qui, dit-il, lui déplut profondément. Mais si, pour en revenir à la voix, les explications exclusivement acoustiques peuvent certes rendre compte d’une différence des caractéristiques acoustiques de la voix perçue et donc d’une certaine étrangèreté de la voix entendue, cela n’explique en rien le malaise tout à fait profond que cela suscite, car au contraire de l’anecdote rapportée par Freud, il n’y a nul effet de surprise, nulle irruption inattendue du reflet : nous savons pertinemment quand nous l’entendons au magnétophone que c’est de notre voix qu’il s’agit. Dans son séminaire sur l’Angoisse, du 05 juin 1963, Lacan propose une interprétation beaucoup plus profonde faisant intervenir deux notions, celle de l’Autre avec un grand A et celle de séparation de la voix du sujet qui l’énonce, l’inscrivant de ce fait dans la série des objets a, articulés au concept d’objet partiel dégagé par Freud dans sa théorie des pulsions.

C’est qu’en effet dans cette expérience, c’est le paradigme même de l’inquiétante étrangeté qui se trouve mis à l’œuvre : la familiarité puisque c’est de notre voix qu’il s’agit, chose éminemment familière et, dans le même mouvement, « l’étrangèreté » puisque notre voix est brusquement aussi Autre, détachée de nous-même et altérée au sens où altérée signifie précisément devenue autre.

La conception de Freud de la conscience comme une sorte de double du moi, nous introduit directement à la deuxième remarque concernant l’Unheimliche de la voix. Même si Freud l’avait parfaitement repéré lorsqu’il établit le caractère vocal de la « voix de la conscience[6], ou bien lorsqu’il précise que le « surmoi ne peut dénier ses origines dans l’entendu »[7] la relation véritablement structurelle de la voix avec le surmoi, a été clairement explicitée par Lacan dans les Écrits[8] : « Le Surmoi en son intime impératif est bien “la voix de la conscience“. En effet, c’est à dire une voix d’abord et bien vocale, et sans plus d’autorité que d’être la grosse voix »[9], ou encore dans son séminaire sur L‘angoisse lorsqu’il énonce « qu’il ne saurait y avoir de conception analytique valable du Surmoi qui oublie que par sa phase la plus profonde la voix est une des formes de l’objet a »[10]. Il situe toutefois les origines du surmoi et de sa nature fondamentalement vocale dans un processus beaucoup plus archaïque que ne le faisait Freud. Pour ce dernier, le surmoi et la voix de la conscience, s’instaurent par intériorisation des interdits parentaux, tout particulièrement paternels, donc à une phase du développement de l’enfant caractérisée par l’œdipe, selon le schéma freudien classique. Lacan, pour ce qui le concerne, rejoignant en cela Mélanie Klein, va faire remonter l’inscription vocale du surmoi dans le sujet à la toute première période de l’enfance, celle où le nourrisson se trouve encore dans la plus totale dépendance de l’Autre, de la mère si l’on veut (Mélanie Klein parle ailleurs de surmoi maternel archaïque).

C’est lors de la séance du 22 mai 1963 de son séminaire sur l’angoisse, que Lacan aborde la question. Il prolonge en fait et affine une étude de Theodor Reik. Notons que c’est dans le cadre d’une interrogation sur les origines de la musique et sur les ressorts du trouble qu'elle suscite que cette étude prend place. Theodor Reik y développe une remarquable analyse du rôle du schofar, instrument primitif de la liturgie judaïque réalisé dans une corne de bélier ou de bouc sauvage et, ainsi qu’il l’indique, « un des plus anciens instruments à vent que l’on connaisse dans le monde ». Dans cette étude publiée en France dans le recueil Le Rituel : psychanalyse des rites religieux [11], il s'interroge sur l'émotion puissante qui ne manque jamais de saisir tout auditeur, même non juif, lorsque retentit, lors des cérémonies rituelles du Nouvel An et de celle qui clôt le Yom Kippour, la longue résonance du schofar. Au terme d'une analyse particulièrement serrée des textes bibliques, l'auteur en arrive à la conclusion que le son du schofar n'est autre que la voix de Dieu, de Yahvé lui-même, mais de la voix de Dieu lorsque, sous sa forme ancienne d'animal totémique, il était mis à mort lors de la cérémonie sacrificielle, conformément au schéma de Totem et tabou : « Les notes étrangement angoissées du schofar, gémissantes, éclatantes et longuement tenues, s'expliquent par le souvenir du mugissement du taureau. La profonde signification du schofar est donc de présenter à la vie psychique inconsciente de l'auditeur l'angoisse et l'ultime agonie du Père divin […] Lorsque l'image du père a été retrouvée dans l'animal totémique et vénérée comme divine, ceux qui le reconnurent imitèrent sa voix par des onomatopées. L'imitation du cri de l'animal signifiait à la fois la présence du Dieu parmi ses fidèles et leur identification à lui. La corne, marque la plus caractéristique du dieu totémique, donna naissance au cours des siècles à un instrument qui fut désormais utilisé comme moyen d’imitation acoustique »[12]. Pour résumer, selon une formule d'Alain Juranville, « Le son du schofar, c'est le beuglement du taureau assommé, voix qui est la voix même du Père, de ce dieu absent auquel il y a à se rappeler et dont le sacrifice répète le meurtre. La voix est celle du père interdicteur voué à la mort »[13].

Lacan poursuit alors l'analyse de Reik en faisant remarquer que cet objet vocal participait en fait de tout ce qui était fondateur à la fois du lien social hébraïque et du pacte d'alliance avec Dieu puisque les rituels judaïques font intervenir le schofar chaque fois qu'il s'agit de rappeler les commandements du pacte d'alliance entre Dieu et son peuple, ou bien, chaque fois qu'il s'agit de signifier une exclusion solennelle de la communauté juive comme, par exemple, pour l'excommunication de Spinoza. Cette pratique rituelle, appelée herem établit ainsi le schofar comme objet sonore de cristallisation de l’identité sociale juive.

Se trouve ainsi structurée la cohérence d'une configuration - mythique certes, mais singulièrement opératoire - dans laquelle un lien social primitif, de type clan ou masse, ainsi qu’un lien de souveraineté primitif se trouve scellé par un insigne vocal particulièrement puissant, cristallisé, soit par un élément vocal de type cri, soit par un substitut de type musical, vocal ou instrumental. Le pouvoir de sidération de cette vocalisation résiderait dans le rappel inconscient d'un meurtre fondateur, le meurtre d'un père primitif, interdicteur, féroce, figure d’une jouissance absolue mais pacifié et idéalisé dans l'après-coup sous la forme d'un substitut divin à la fois aimé et craint, selon le scénario décrit par Freud dans Totem et tabou. Cette élaboration, sur le mode du récit mythique, établit ainsi l’objet-voix comme fondement du lien constitutif de l’appartenance à une communauté dans une relation de sujétion avec la figure sacrée d’un grand Autre, dans laquelle on aura reconnu bien sûr tous les attributs du surmoi terrible primitif, lieu de jouissance et de souveraineté absolue, édictant une loi dont il s’excepte lui-même. Cette voix, ainsi que le souligne Lacan, est la voix des commandements du pacte d’alliance : « C’est une voix impérative, en tant qu’elle réclame obéissance ou conviction » et, ajouterai-je, une voix qui fascine. Écouter cette voix, c’est lui obéir, comme en atteste l’étymologie même du mot obéir : du latin obaudire, de ob devant et audire écouter. Obéir c’est « prêter l’oreille à », d’où « être soumis à »[14]. Tous les enfants le savent bien auxquels on ne cesse de répéter qu’il faut écouter ses parents ! On retrouve ici la « grosse voix » du surmoi évoquée ci-dessus, celle qui énonce, selon la formule de Lacan, des « impératifs interrompus » ; interrompus parce qu’édictés dans l’absolu, en terme de tu dois…, tu ne dois pas… sans complément. Cette voix du surmoi est donc inscrite aussi structurellement dans le social. La voix en tant qu’objet a, selon l’élaboration lacanienne du surmoi, se trouve donc dans la position éminemment paradoxale d’appartenir autant à l’intime le plus profond qu’à l’Altérité la plus absolue, elle est représentative même en cela de cette « extériorité intime » que Lacan appelle « extimité » et qu’il rapporte à la Chose[15]. En ce sens, la voix en tant qu’objet relève de l’Unheimliche., non pas seulement conjoncturellement, à l’occasion de telle ou telle situation, mais structurellement, en soi.

Le continu de la voix

Une fois posées ces considérations générales sur la voix en tant qu’objet particulièrement concerné par la problématique de l’inquiétante étrangeté, en quoi celles-ci sont-elles pertinentes pour nous aider à comprendre pourquoi le loup et sa voix, sont concernés eux aussi par cette problématique ? En quoi peuvent-elles rendre compte de la puissance de son effet d’effroi et de terreur ? Affect qu’il faut d‘ailleurs interroger : donné comme une évidence, il faut bien en effet se poser la question des fondements de cette peur. En quoi le cri du loup est-il effrayant, et non celui par exemple du mouton ou de la vache ? Il n’y a bien entendu aucune raison objective, seul le fantasme qu’il active peut rendre compte de ce caractère effrayant. La voix des sourds est elle aussi considérée d’évidence comme insupportable, laide, obscène et suscite de fortes réactions de rejet. J’ai étudié ailleurs comment cette évidence n’en était une qu’à raison des effets inconscients de la voix en tant qu’objet, tel que le sourd a la capacité et le malheur de les susciter chez les entendants. La situation est tout à fait analogue pour ce qui concerne le loup. Je crois également que bien des malheurs du loup trouvent leur racines dans les fantasmes inconscients qu’il a la faculté d’activer chez l’humain, en raison notamment de son regard et de sa voix comme par hasard les deux mamelles, si j’ose dire, du surmoi.

Je ne m’attarderai pas sur la question du regard bien davantage repéré et analysé (voir L’Homme aux loups de Freud, et justement la place que lui accorde Lacan dans l’élaboration du concept d’objet a. Rappelons en effet que c’est à partir de cette étude de Freud que Lacan élabore la position en pivot, si on peut dire, de l’objet, autour duquel le circuit de la pulsion se retourne et passe du faire en se faire, en l’occurrence du regarder en se faire regarder : les loups regardant dans son rêve l’homme aux loups comme lui-même avait regardé la scène primitive. Au passage cela amène logiquement à établir l’association loup et père, fondement du rapport entre loup et surmoi et sans doute fondement de quantités de mythes établissant le loup en position paternelle surmoïque (Wotan, Loup Bleu). Les croyances populaires avaient bien d’ailleurs repéré cette fonction surmoïque du regard du loup en considérant que le regard du loup sur vous avait le pouvoir de vous ôter la parole. Précisons bien : ce n’est pas à la vue du loup que la frayeur vous laisserait sans voix. Vous vous mettez à bégayer, à devenir muet ou votre voix s’enroue, seulement si le loup vous a vu le premier, autrement dit si vous êtes déjà capté dans le regard du loup lorsque vous vous apercevez de sa présence. Croyance qui ne date pas d’hier puisque déjà Platon y fait allusion dans La République.

Mais j’en viens à ce qui me paraît être la raison principale à l’origine du recours au loup comme figure imaginaire représentant le surmoi : sa voix en ce qu’elle me paraît avoir la capacité de présentifier l’objet voix, dans son ambivalence horreur/fascination, aux oreilles de l’être humain parlant, le parlêtre. La principale caractéristique du hurlement du loup en est en effet certainement la dimension du continu de l’objet-voix qu’il met tout particulièrement en évidence.

Tout signifiant est fondé sur une structure discontinue, discontinuité, dans un continuum sonore pour les signifiants du langage sonore habituel, dans un continuum spatial à deux dimensions pour l'écriture, dans un continuum spatio-gestuel, pourrait- on dire, pour les signifiants gestuels de la langue des signes des sourds, continuum électromagnétique pour le bit informatique… Or la voix, dans sa fonction d’objet doit être entendue comme le continuum, quelqu’en soit la modalité sensorielle, qui constitue en quelque sorte le fond sur lequel la discontinuité signifiante se détache. Tout ce qui dans le langagier tend à réintroduire le continuum tend donc à réintroduire la voix comme objet dans l’énonciation concernée. Et cela selon une modalité fondamentalement ambivalente : support de l’énonciation signifiante d’une part, et dissolution de la discontinuité signifiante d’autre part si le continu du fond s’impose à la discontinuité du signifiant, telles par exemple ces fresques qui se voient rongées par la remontée du fond. C’est exactement ce que fait la musique notamment dans l'art lyrique : réintroduire de la continuité sous diverses modalités dans le discontinu du langage. Autrement dit, l’art du chant est un compromis permanent entre deux exigences contradictoires, la continuité de la voix et de la ligne musicale, d’une part, la discontinuité structurelle du signifiant nécessaire à son intelligibilité, d’autre part. C’est par exemple ce qui dans l’art lyrique français l’amène à faire entendre le e muet, phénomène étrange et à proprement parler inouï. Or les hurlements du loup, repris en chœur par la meute en de longues modulations tenues très longuement, sont particulièrement aptes à présenter cette caractéristique du continu de la voix en tant qu’objet. Farley Mowat ne s’y était pas trompé lorsque décrivant l’effet que fit sur lui la première fois l’écoute du chœur de la meute, il évoquait la musique et tout spécialement l’orgue. Ni d’ailleurs Geneviève Carbone, parlant du plain-chant du loup dans son ouvrage La peur du loup. La référence à l’orgue est particulièrement significative car j’ai montré ailleurs, dans mon travail sur La voix du diable, comment l’orgue peut être considéré comme en quelque sorte produit du fantasme de donner à la voix position de transcendance absolue en lui conférant par la mécanisation du souffle la dimension de la continuité absolue.

Aucun autre animal confronté dans son écologie à l’être humain ne présente cette particularité vocale. Celle-ci est d’autant plus opératoire qu’elle s’apparente tout particulièrement à l’une des fonctions même de la voix comme objet chez l’homme : participer de la manifestation voire de la constitution de son appartenance au groupe, de son identité sociale. On pourrait ainsi risquer l’hypothèse que la voix du loup produirait un effet qui ne serait pas sans rapport avec celui du schofar, d’où d’ailleurs pour prolonger l’analyse du philosophe du politique Giorgio Agamben, le rapprochement qu’il fait entre le mythe du loup garou et le ban, c’est à dire cette forme primitive de la souveraineté qui consacre par une expression vocale ou musicale de substitution, l’appartenance ou l’exclusion du groupe social à l’espace ou s’exerce le pouvoir du suzerain. Le loup garou imageant ce qu’il en est d’une position très particulière où participant de deux natures, humaine et sauvage, il est cependant exclue des deux. Les mythologies sollicitant le loup le placent d’ailleurs très souvent en figure foncièrement ambivalente d’entre deux : entre deux mondes, entre deux natures, entre deux états, entre cri et langage, position proche de celle par exemple de Dionysos dans la Grèce antique. À l’appui de cette hypothèse Geneviève Carbone me faisait remarquer que la domestication du loup en chien avait pratiquement éradiqué le hurlement au profit de l’aboiement qui trend précisément à réintroduire du discontinu dans la vocalité canino-lupine, si je peux dire ; sauf en de circonstances très particulières et rares – le hurlement dit à la mort du chien – où il retrouve ses origines lupines avec les effets angoissants que l’on sait. Voilà très rapidement esquissées quelques pistes de réflexion destinées à articuler dans une même problématique, le loup, le surmoi et l’objet-voix, fondant peut-être ainsi un imaginaire dont aucun autre animal ne peut se prévaloir et cela dans toutes les cultures où écologiquement le loup et l’homme ont été en présence : des plaines de la Sibérie jusqu’aux prairies des Cheyennes de l’Amérique du Nord tout en passant par les plaines d’Asie Centrale, sans oublier les montagnes de la Grèce ni les collines de l’Italie ; imaginaire caractérisé par son ambivalence, tantôt fondateur et civilisateur (Loup Bleu des Mongols ou la louve de Romulus), tantôt destructeur (Fenrir le loup dévorateur du monde des mythologies germaniques) et selon une insistance et une importance sans rapport avec le rôle écologique réel – nuisible ou utile – de l’animal pour les sociétés humaines qui les côtoient. Est-ce la raison pour laquelle il fut un des animaux parmi les plus anciennement domestiqués, tant il est vrai que tenter de pacifier une figure « imaginarisant » le surmoi peut bien être considérée par une société d’humains comme une tâche prioritaire ?

Hommage à Michel Poizat

Michel Poizat est mort le 1er décembre 2003, il avait cinquante–trois ans. Le texte édité ici rend compte de la recherche qu’il menait lorsque la maladie que l’on qualifie habituellement de longue et qui, dans son cas fut fulgurante, le frappa. Michel Poizat était membre de l'équipe de recherche du CNRS Psychanalyse et pratiques sociales et développait des recherches sur l’articulation de l’objet voix et le champ social, et ce avec une armature conceptuelle clairement psychanalytique. Son premier ouvrage, l’Opéra ou le cri de l’ange, essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra (1986, éditions Métailié), trouva immédiatement un écho aussi bien dans la communauté scientifique, mais également, chose plus rare, dans les milieux non informés de psychanalyse, comme celui des musicologues ou des spécialistes de l’opéra. À cette occasion Michel Poizat réalisa de passionnantes séries d’émissions pour France-Musique et France-Culture. Ensuite, il étendit le champ de son questionnement et s’intéressa à la place de la voix dans le dispositif religieux, ce qui donna lieu à la publication de La voix du diable, la jouissance lyrique sacrée (1991, éditions Métailié). Puis le statut de l’objet voix et les discours tenus à son endroit seront approchés à partir de l’étude historique et social du monde des mal-entendants, étude qui sera publiée dans La voix sourde, la société face à la surdité (1996, éditions Métailié). En 1998, il fait paraître, aux éditions Anthropos, un important recueil d’articles devenus pour la plupart inaccessibles et qui témoignaient de l’extrême rigueur et de l’originalité de la pensée de leur auteur. En 2001, Michel Poizat publiait son dernier ouvrage, Vox populi, vox dei (Editions Métailié) où, une fois encore, il faisait preuve d’une érudition exceptionnelle qu’il réussissait à faire partager avec simplicité et enthousiasme. Son ouvrage prochain aurait porté sur les loups, leur « chant » et les mythes qui leur sont liés. Ainsi, de la passion dévorante pour la voix qui hante le « lyricomane » au chant du loup Michel Poizat a cerné une voix à laquelle les cliniciens ne sauraient désormais rester sourds.

[1] CNRS-Psychanalyse et pratiques sociales

[2] MOWAT Farley, Mes Amis les loups, Paris, Flammarion, Castor-Poche, 1984, p. 154-155. Signalons que le titre original anglais, Never Cry Wolf, pointe explicitement la dimension vocale.

[3] Freud S. « L’inquiétante étrangeté » trad. de Das Unheimilche » (1919) in Essai de psychanalyse appliquée Gallimard, 1933 p. 205.

[4] Idem p. 165.

[5] Id. p. 186.

[6] XXXI ème Nouvelle conférence d’introduction à la psychanalyse.

[7] Le moi et le ça

[8] Remarque sur le rapport de Daniel Lagache

[9] LACAN Jacques, Écrits, Le Seuil, Paris, 1966, p. 684.

[10] L ‘angoisse, séminaire du 19/06/1963

[11] REIK T. Le rituel. Psychanalyse des rites religieux. Denoël, 1974.

[12] Ibidem, p. 280.

[13]Juranville A. Lacan et la philosophie, PUF, 1984, p.186.

[14] Dictionnaire Historique de la Langue Française (Robert) . Notons que la langue allemande rend la parenté des deux mots encore plus manifeste : écouter /obéir : horchen/gehorchen

[15] Lacan, séminaire VII, L’éthique de la psychanalyse, p. 167.