L’Inde de la psychanalyse. Sous la direction de Livio Boni

Le sous-continent de l’inconscient, Paris, éditions Campagne Première, 2011

Par Olivier Douville

Ce collectif rassemble dix contributions de psychanalystes et d’anthropologue qui explorent l’histoire de la psychanalyse dans le continent indien et les enjeux que peut représenter pour la doxa et la pratique pychanalytique l’immersion du freudisme dans la « jungle hindoue »[1].

Fait encore peu connu, la psychanalyse s’est diffusée rapidement dans le monde entier (à l’exception du continent africain où seule l’Afrique du Sud a été réceptive dès les années 1930 en la personne de l’anthropologue et psychanalyste W. Sachs [2]) et tout particulièrement en Asie. Ce sont surtout les éclosions de mouvements intellectuels voulant s’affranchir des tutelles coloniales ou des servitudes archaïques qui se tournèrent vers le freudisme, tenu pour un mouvement émancipateur du sujet individuel et social. Ce fut également le cas en Chine dès le début des années 20. Cette réception ne s’est pas toujours accompagnée en Inde d’une installation de la pratique psychanalytique ou de la fondation d’école, cependant, les principaux théoriciens et praticiens en Inde (et de même au Japon) ont réinterprété la notion freudienne du « complexe œdipien » en fonction de leur cultures, apportant à la controverse portant sur l’universalité de l’œdipe un matériel original et conséquent qui fut, c’est regrettable, tenu pour très peu par les psychanalystes européens. En croisant les informations contenues dans ce livre avec celles provenant de mes propres recherches il est possible de dater l’introduction de la psychanalyse en Inde remonte à la charnière des années 1910 et 1920. Antérieurement, peu de choses. Freud est mentionné dès les années 1905 dans des revues médicales et psychologiques en langue anglaise, dont le Psychological Bulletin.

En 1906 le mot « psychotherapy » pour la première fois dans une publication publiée en Inde, L’Index medicus. , et les première set médiocres traduction de Brill sont diffusées à Calcutta dès les années 1910. Ce n’est toutefois qu’au terme de la seconde guerre mondiale que l’on peut trouver à Calcutta la traduction anglaise L’index medicus. de certains textes majeurs de Freud dont Die Traumdeutung.. En Inde, comme en Chine ou en Perse, les circonstances qui permirent rapidement une diffusion et une transmission de la psychanalyse sont d’ordre intellectuels et politiques. Le Bengale rassemblait au début des années 20, de grandes figures intellectuelles et artistiques, opposées à la colonisation anglaise. L’expression « Renaissance bengalie » désigne un courant réformateur porté par des pionniers qui s’illustrent dans le champ des arts, des sciences et des théories politiques et sociales.

Une des particularités de la colonisation anglaise explique la situation très paradoxale du Bengale. L’administration britannique avait comme souci principal de maintenir sa mainmise sur cet immense pays qu’est l’Inde. A cette fin, il devint de plus en plus nécessaire non seulement de recruter des fonctionnaires dans les classes moyennes ou supérieures, mais aussi de les former dans des Universités aptes à donner un enseignement de haut niveau. Assez vite et surtout au Bengale ces centres universitaires délivrèrent un savoir fondamental qui en correspondait plus au besoin de l’administration et qui permit la naissance d’une élite intellectuelle très performante qui entrepris de faire dialoguer les savoirs les plus sophistiquées des traditions hindoues avec les grandes figures d’un rationalisme positiviste et tenu pour émancipateur venant de l’Occident. Le mouvement « Renaissance Bengalie » cristallise des mouvements de pensée novateurs dans le domaine des arts, des sciences et des réformes sociale. Jusqu’à l’indépendance de l’Inde, un intérêt pour la psychanalyse ne se montra que dans la région du Bengale, conséquence de l’émancipation intellectuelle de cette région et de sa ville phare, Calcutta.

C’est dans ce creuset que s’inscrit l’œuvre singulière de Girindrasekhar Bose (1887-1953) que l’on peut qualifier de « premier psychanalyste indien ». Certes avant lui il y eut Owen Berkeley-Hill, (1879-1944) médecin major qui est entré dans l’élite de l’Indian Medical Service au Bengale est un psychanalyste britannique analysé par Jones puis ultérieurement par Bose. Il commence des cures avec des patients indiens dès 1910. Il exercera par la suite à Bombay et, marié avec une Hindoue, il restera en Inde jusqu’à sa mort. Il assistait W. D. Sutherland (1866-1920) médecin d’état-major dans une académie de cavalerie à Sanghor Un autre médecin militaire qui a exercé à Calcutta, le général C.D. Daly, travaillera par la suite sur les problèmes des chiffres dans le rêve, sur les odeurs et sur le complexe psychique lié aux menstrues, dans la littérature. Les publications de ces médecins militaires Britanniques en Inde vont devenir le reflet grandissant des tensions et des peurs que connaissent les sujets britanniques en Inde à la veille de l’indépendance. Elles se situent nettement dans une idéologie coloniale où se lit un mélange de fascination et de répulsion pour le colonisé, elles seront toutefois assez bien acceptées par l’opinion intellectuelle bengali

Girindrasekhar Bose, donc, sort diplômé du Medical College de Calcutta en 1910. Dès le début de ses études il a découvert avec un très vif intérêt des textes médicaux et psychologiques exposant la doctrine et la méthode de Freud. Très vite installé comme médecin généraliste, il commença aussitôt à exercer comme médecin généraliste dans un cabinet privé. Fin connaisseur de l’œuvre fruedienne, mais n’ayant jamais fait pour son compte l’expérience du divan, va théoriser la psychanalyse en y adjoignant des techniques de soin traditionnelles qui, tel le yoga, avait une grande importance dans sa société dans le but d’aider ses compatriotes à supporter leur malaise dans leur civilisation. Il participe à la création, à Calcutta, de la Société indienne de psychanalyse (encore aujourd’hui siège de l’Indian Psychoanalytic Association) en 1922 qu’il présidera jusqu’à sa mort, en 1953. Sous l’influence de Bose et avec l’appui institutionnel de Asutosh Mukerjee, le vice doyen de l’Université de Calcutta entre 1906 et 1914, puis entre 1921 et 1924, la psychanalyse devient une discipline importante dans la culture indienne et il lui sera demandé, par Bose, de donner des outils pour définir en profondeur la personnalité indienne, sans doute en réaction aux essais de psychanalyse coloniale de Berkeley Hillet Daly. L’apport majeur de Bose paraît en 1929 dans l’International Journal of Psycho-Analysis. Dans cet article « The Genesis and Adjustment of the Œdipus Wish », Bose reprend la théorie du complexe d’Œdipe dans les termes de sa propre théorie du fonctionnement psychique. Ainsi les premiers soins maternels conduiraient l’enfant à vouloir prodiguer à sa mère exactement les mêmes soins avant qu’il s’identifie – peu importe qu’il soit fille ou garçon – à sa mère, et prendrait plaisir à faire « comme elle » avec des poupées, faisant siens ses centres d’intérêt. Son père deviendrait donc une importante source d’attention et de curiosité, mais envisagée du point de vue maternel. L’identification à sa mère entraînerait une nouvelle identification, l’identification au père. Alors, en introjectant les centres d’intérêt de ce dernier, sa mère viendrait de nouveau constituer une source d’attention, mais envisagée cette fois du point de vue du père.

Pour ce qu’il en est de la littérature il est à noter que si Tagore a reçu en 1926, à Vienne, la visite de Freud, ce ne sera qu’à la toute fin des années trente que le poète indien révisera son jugement en acceptant que sa poésie ait pu être influencée par la psychanalyse.

C’est bien plus tard, en 1970, avec l’installation à New Dehli du psychanalyste Sudhir Kakar que se prolongera l’idéal de Bose, interroger la doxa freudienne à l’épreuve des cultures de l’Inde.

Voilà bien tout un pan de l’histoire de la psychanalyse, notre histoire donc, que nous retrouvons en lisant ce collectif. C’est là son principal mérite car nous apprenons peu de choses sur la place de la clinique psychanalytique dans les instituions de soin en Inde aujourd’hui. Pour ce que l’on peut en apprendre, et ce que j’ai pu également observer lros de séjours à New Dehli et dans le fil de correspondances avec quelques praticiens du Rajasthan, l’offre psychanalytique reste timide, et la psychiatrie est dans son ensemble très inféodé aux critères diagnostics et aux modes de traitements anglo-saxons, en même temps que restent très vivaces, quand elles ne voient pas amplifiée leur audience, les pratiques des tradipraticiens.

Verrons-nous se produire en Inde ce qui s’est joué dans les mondes chinois les plus occidentalisés, soit une émergence de la demande d’écoute au singulier et, surtout, une mise sur le marché du soin d’une psychologisation de l’existence ? Ce sera à nos amis cliniciens de New Dehli et de Calcutta de nous le dire, un pont avait été tenté dans ce sens avec l’association « Psychiatres du Monde », il reste ténu.

En ce qui concerne la clinique avec des patients de milieux indiens et tout particulièrement tamouls en France on se reportera aux travaux de Yolande Govindama[3] qui constituent un complément solide et heureux à ce livre très historique et spéculatif mais très recommandé aux férus d’histoire de notre discipline si peu nombreux, hélas, parmi nous.

Olivier Douville

[1] Expression utilisée par Freud dans la lettre datée du 19 janvier 1930 et envoyée à R. Rolland

[2] cf. Le livre Black Hamlet, soit la relation d’une cure psychanalytique menée par Sachs avec un habitant des township, guérisseur, exilé à Johannesburg, John Chavafambira, tradipraticien rencontré en 1933 dans un slum de Johannesburg. Ce livre constitue la première relation d’une psychanalyse conduite avec un africain.

[3] Tout particulièrement Le corps dans le rituel, Paris ed. ESF, 2000