L’enfant réfugié. L’inscription psychique du statut politique

Par Chalva Maminachvili

Résumé : L’auteur travaille à la Maison Verte à Tbilissi, créée avec le soutien des psychanalystes d’Espace Analytique en 2005 et qui continue toujours à travailler avec les enfants ayant des problèmes psychiques. J’ai réalisé 6 entretiens approfondis avec des parents d’enfants réfugiés pour enrichir mes observations concernant la vie psychique et quotidienne des réfugiés juste après la guerre. L’objet de son étude n’était pas la guerre et le traumatisme en tant qu’événement mais la vie psychique et socioculturelle des enfants réfugiés et de leurs parents, particulièrement après la confirmation du statut du réfugié. Qu’est-ce que le statut du réfugié change au niveau de l’identité de l’enfant et de son parent ? Comment la famille continue-t-elle à exister comme un corps, un corps vivant, après que cette famille ait perdu sa maison, sa terre et la place qui est la place du père, également des ancêtres et de leurs tombeaux ? Je soulignerai quelques aspects importants de la vie psychique des réfugiés, liés à leur statut politique et à la représentation psychique de ce statut.

Mots clés : Ancêtre. Enfants de réfugiés. Guerre. Sépulture Traumatisme.

Selon la loi géorgienne, un réfugié est une personne habitant en permanence en Géorgie ayant été obligée de quitter son domicile fixe et de se déplacer dans les limites du territoire de la Géorgie, parce que sa vie, sa santé, sa liberté ou celles des membres de sa famille ont été mis en danger par l’agression d’un pays étranger, d’un conflit interne ou d’une violation massive des droits de l’hommes. Il est à noter qu’en France le réfugié est une personne qui quitte son pays et demande l’asile dans un autre pays. Depuis les années 1990, les conflits internes en Géorgie et la guerre avec la Russie ont entraîné le déplacement forcé d’environ 275 000 réfugiés, ce qui représente à peu près 6 % de la population. J’ai interrogé 3 familles qui ont fui l’Abkhazie il y a 20 ans. Leurs enfants sont aujourd’hui des adultes de 25-30 ans. J’ai également interrogé 3 familles d’Ossétie et de la région de Gori, réfugiées depuis août 2008, qui ont des enfants âgés de 2 à 8 ans.

Si nous traduisons le mot géorgien « réfugié » en français, il signifie « persécuté ». Ce terme juridique contient une dimension paranoïaque et sous-entend un Autre persécuteur puissant et destructif, qui est toujours un Autre politique dépersonnalisé. Il prend trois formes principales : l’Église, le gouvernement et l’armée. Le réfugié fuit la violence militaire politiquement autorisée (l’armée), vers le gouvernement de son pays à qui il demande refuge et le salut. La première le persécute et l’autre se présente comme un sauveur réel et imaginaire en même temps. Le fantasme du sauvetage est renversé de manière traumatisante, car le sujet et sa famille restent pendant toute leur vie dans la position de demandeurs de quelque chose déjà perdu, soumis et asservis à la puissance du gouvernement. Le sujet s’efface devant ces forces. La famille au sens traditionnel et structural de ce mot, gérée par le père symbolique s’effondre. À la place de cette famille qui porte son nom, avec ses propres racines et ses traditions, viennent le statut et le nom de réfugié. Il faut que ce nom tienne, et que le sujet puisse s’y accrocher, dans son impuissance provoquée par la déroute et la guerre. Ce statut politique, qui est conféré pour une durée indéterminée à la famille et aux enfants, suppose d’emblée des éléments destructifs et persécuteurs. Être réfugié signifie être toujours en train de fuir. Cette jouissance du mouvement infini vers quelque chose s’inscrit dans la vie psychique et réelle de ces familles, en tant que recherche perpétuelle de la place perdue. La définition juridique elle-même du statut du réfugié signifie : « personne déplacée par la force ». Cette définition suppose le signifiant de la place perdue, de la place qui s’inscrivait dans la chaîne générationnelle d’où le sujet a été arraché par la violence. Il est très intéressant qu’en Géorgie existe un autre mot qui remplace souvent le mot réfugié et qui est utilisé comme synonyme. Ce mot est ltolvili, qui signifie un être toujours en mouvement vers quelque chose, c’est-à-dire dans le mouvement pulsionnel, parce que le mot ltolvili vient du mot ltolva qui signifie la pulsion. Ce mot est à la fois le substantif et le verbe.

La famille d’un réfugié n’est plus organisée autour des traditions, des rites et des règles inhérentes à son lieu d’habitation, mais par la loi de l’Etat qui prend en charge sa vie culturelle et sociale quotidienne. Le nom réfugié les arrache de leur place symbolique et traditionnelle pour les inscrire dans le discours politique. Le réfugié n’est pas un habitant comme les autres, son nouveau lieu d’habitation (que le gouvernement lui propose) devient psychiquement invivable pour plusieurs raisons, mais surtout à cause de ce statut lui-même. Le statut du réfugié, comme le nom désindividualisant, est quelque chose de transitoire entre l’événement traumatique et le fantasme du retour à la place quittée. C’est le passage qui représente la rupture traumatisante entre deux temps. Il ne trouve aucune inscription psychique, il n’est pas historisé et reste toujours suspendu parce qu’un réfugié ne l’accepte pas comme le temps de la vie, mais comme le passage entre deux vies : celle du passé et celle du futur. La fonction du futur est de compenser le préjudice infligé par la guerre. Une refugiée de l’Abkhazie dit : « Nous n’avons pas vécu pendant ces 20 ans, nous ne vivons pas, ces 20 ans ne font pas partie de notre vie et je les considère absolument perdus ». Une autre personne, une femme de 50 ans, qui vit dans une habitation collective pour les refugiés et travaille à la crèche avec les enfants dit : « En 2008, quand on a quitté Kurta et on nous a placé ici. Je ne me suis pas changée de vêtements pendant une semaine et je n’enlevais pas mes chaussures non plus, je pensais toujours que cette maison était notre habitation temporaire. Plus de 2 ans se sont écoulés après la guerre et j’ai toujours le sentiment que nous nous sommes arrêtés ici juste pour une semaine. » Bien sûr, c’est en même temps une non acceptation de la réalité proposée par l’Etat. Ils ne se sont pas réfugiés pour vivre mais pour être toujours dans le mouvement pulsionnel vers le paradis perdu, vers leur maison perdue qui devient l’objet du désir, du fantasme et de la vie imaginaire.

La question assez simple et quotidienne « Vous habitez où ? » est une vraie impasse pour les enfants réfugiés. Ils n’habitent pas physiquement dans la région d’où ils ont été expulsés, et en même temps ils n’habitent pas psychiquement dans la place proposée par le gouvernement. C’est une place transitoire entre la vie réelle du passé et la vie fantasmatique dirigée vers le futur et liée au désir de retrouver le lieu perdu. Elle n’est jamais investie psychiquement. Mais où habitent-ils ? Quelle est la localisation psychique de leur lieu d’habitation ? Pour les enfants des réfugiés d’Abkhazie, ce lieu d’habitation est purement psychique parce qu’ils ne l’ont jamais vu. Ils ne connaissent leurs origines que par la transmission culturelle, par la parole et par les souvenirs des parents. Leurs origines ne sont donc pas enracinées dans leur expérience réelle de la vie en Abkhazie mais dans le fantasme de leurs parents qui est la compensation de leur expérience réelle de la perte de ces origines. L’enfant vit dans la région perdue et idéalisée par les parents.

Attitude de l’environnement

Il est important de décrire brièvement les attitudes de l’environnement, de la société par rapport aux refugiés. Les refugiés sont des personnes qui ont été obligées de se déplacer d’une région perdue de la Géorgie vers les autres régions du pays ou dans la capitale. En Géorgie, chaque région est très différente par sa culture, ses traditions, son histoire et son tempérament. Les réfugiés d’Abkhazie ressentent particulièrement douloureusement l’attitude de la société à leur égard. Ils sont des étrangers dans leur pays. Ils représentent l’altérité. Un réfugié est un être désirant, ou plutôt quelqu’un qui demande une aide à la société. Très souvent, leur demande est ressentie par les habitants des autres régions comme une agression contre leurs biens et leur tranquillité. L’aide, donc le don, ne porte pas de valeur symbolique, parce qu’elle n’est pas réciproque. Les réfugiés reçoivent quelque chose de l’autre sans jamais le rendre. Сe n’est pas tout à fait la dette primordiale et impayable, mais plutôt une aide qui exclut, ignore ou ne reconnait pas le sujet que l’on aide. Ainsi, le statut politique provoque la désubjectivisation des réfugiés et fait d’eux presque des parasites. Ils ne sont pas des participants égaux envers le don et la réception en tant qu’acte d’une importance structurante. La seule raison qui leur donne la possibilité d’être dans la seule position du receveur et jamais du donateur est le statut juridique et politique du refugié que, de ce point de vue, on peut dire qu’il contribue à leur désocialisation. D’être toujours dans la position de la dépendance par rapport à l’autre, invalide l’activité sociale et culturelle des réfugiés. Ils ne sont ni les travailleurs ni les chômeurs, ils sont des réfugiés vivant de manière temporaire sur le lieu d’accueil.

Dans les familles réfugiées, les jeunes évoquent souvent un sentiment de honte. Le nom de réfugié signifie une blessure narcissique liée à l’expérience traumatisante de la perte et de l’activité de moi idéal. La maison perdue et la vie familiale et sociale d’avant la guerre deviennent l’objet d’une idéalisation. Le passé avant le traumatisme se déplace vers un idéal et représente le bien-être perdu.

Le statut du refugié devient un corps étranger à l’identité de l’individu, qui n’arrive pas à s’en débarrasser. L’acte juridique de l’attribution du statut signifie être assujetti au discours social. Les refugiés réagissent douloureusement à l’expression de la compassion de la part de la population non refugiée. La compassion appartient non pas à l’individu mais au refugié. C’est-à-dire, l’objet de la compassion est le statut et non pas le sujet. La grande majorité des refugiés interrogés essaie de se débarrasser non pas de la représentation juridique de ce statut mais de la représentation socioculturelle à cause de laquelle ils sont souvent des individus hyper adaptés. Le mot réfugié est particulièrement agaçant pour ces jeunes. Ils réagissent avec hostilité à toute forme d’expression de la compassion, car la compassion leur attribue encore, malgré eux, le statut de réfugié, ce statut qu’ils essaient d’arracher de leur identité. Dans ce cas, on peut parler d’une violence de la compassion. Donc, les liens affectifs avec l’environnement et la population non réfugiée sont, eux aussi, marqués par le statut du réfugié. C’est l’engloutissement du sujet par son statut sociopolitique. Le statut de réfugié devient une prison psychique et identitaire.

Si le réfugié lutte pour l’amélioration de sa situation sociale et financière, il est obligé d’utiliser son statut qui lui donne une sorte de priorité dans ses relations avec la machinerie de l’État. C’est un cercle vicieux auquel le sujet n’arrive pas à échapper. Un des réfugiés d’Abkhazie dit : « Le statut de réfugié m’agace, parfois je me demande si je ne suis pas né réfugié. »

Le retour

Les réfugiés pensent que seul le retour dans leur région et dans leurs maisons peut les libérer de la malédiction de ce statut. L’idée du retour devient survalorisante. La vie fantasmatique et psychique des parents et des enfants des réfugiés se construit sur cette idée. Le retour se situe dans l’impossible, dans l’inaccessible, surtout pour les réfugiés d’Abkhazie. Il y a juste 20 ans qu’ils portent ce statut. En réalité, leur vrai retour dépend de la politique de deux pays en conflit et des gouvernements de ces pays. Même 20 après, les réfugiés sont dans la même position psychique et juridique par rapport au gouvernement, que juste après la guerre. Le retour est toujours soumis à des forces extérieures. C’est encore un Autre politique qui décidera du trajet de la vie du sujet dirigé par le désir du retour. L’événement traumatisant, le déplacement forcé, le départ, l’abandon du domicile sont entièrement compensés par le fantasme du retour qui appauvrit la relation du réfugié avec la nouvelle réalité et qui s’étend sur deux temps, le passé et le futur. Le lieu d’habitation, peut-être perdu pour toujours, devient le lieu du fantasme du retour. Ce fantasme remplit le vide traumatisant provoqué par l’expérience de la perte brutale. Le sujet s’accroche à ce fantasme et le travail psychique et l’élaboration du traumatisme devient possible. Je me souviens que, dans mon enfance, la population réfugiée d’Abkhazie parlait déjà du retour. 20 ans se sont écoulés et l’idée du retour est investie avec la même puissance qu’il y a 10, 15 et 20 ans. Ce qui ne se ternit jamais et ne perd jamais la valeur affective est non seulement l’événement traumatisant et la mémoire traumatique, mais également le fantasme concernant le retour. Si on enlève ce fantasme, il reste un vide. Le sujet peut se retrouver face au vide traumatisant.

Un homme réfugié d’Abkhazie, âgé de 51 ans, racontait son histoire et décrivait le cauchemar de la guerre et toute une chaîne d’événements traumatisants. Je lui ai posé la question de ce qu’il pensait du retour, ma question ayant été posée sous forme pessimiste : « Vous pensez, vous croyez toujours que vous retournerez ? » Cette question lui a donné envie de raconter son histoire en détails. Quand il a terminé son discours, il a répondu à ma question avec une question. J’étais complètement pris dans son discours, dans son récit qui avait comme but de me choquer pour demander ensuite quelque chose. Sa demande a été formulée à la fin de son récit. Pendant la guerre de l’Abkhazie on a brûlé la maison et tué son frère jumeau qu’il a enterré lui-même dans la cour de la maison brûlée. Sa mère, sa femme et ses enfants fuit avec le flot de la population géorgienne qui quittait en vitesse le territoire de l’Abkhazie. Ce monsieur n’avait aucune information sur ce qu’ils étaient devenus. Il ne savait pas s’ils étaient toujours vivants ou pas. Le chemin que sa famille a du faire était extrêmement dangereux, il passait par la région montagneuse en hiver. On appelle souvent ce chemin le chemin de la mort parce que pendant la guerre d’Abkhazie plusieurs personnes sont mortes sur ce chemin. Ils ont été obligés de quitter le territoire de l’Abkhazie le plus vite possible. L’homme qui me racontait longuement et en détails son histoire est resté en Abkhazie et pendant un mois a participé à des actions militaires, il a été gravement blessé au niveau du visage (la cicatrice profonde sur son visage en témoignait), il a eu un traumatisme crânien important mais il a survécu et a retrouvé avec difficulté sa famille à Tbilissi. Son père est resté en Abkhazie, pourtant les membres de la famille considèrent qu’il a été tué lors des actions militaires, car pendant 20 ans ils n’ont eu aucune nouvelle de lui. Durant 15 minutes, je ne lui ai rien demandé. Tout à coup, il arrête son discours et me dit : « Mais vous savez que nous allons retourner en Abkhazie, n’est-ce pas ? ». Ce n’était pas une question parce qu’elle excluait toute réponse négative. Une réponse négative de l’interlocuteur serait directement ou indirectement l’équivalent de l’effondrement du fantasme du retour. Toute son histoire, racontée sous forme dramatique, était une introduction à la question : « Mais vous savez que nous allons retourner, n’est-ce pas ? ». Sa demande était évidemment de m’entendre donner une réponse positive. Il avait raconté en détail les épisodes les plus durs des événements traumatisants pour que je devienne participant du traumatisme, mais aussi de l’espoir inébranlable du retour. Alors, j’ai répondu de manière impulsive : « Oui, bien sûr, je suis aussi certain que vous allez retourner ». Je ne sais pas si on peut dire que dans ce cas, et dans les autre aussi, le lieu même du trauma devient l’objet du désir enraciné dans le fantasme du retour. Je voudrais préciser que c’est le lieu perdu qui devient l’objet investi au niveau du fantasme et non pas l’événement traumatique vécu sur ce lieu. C’est la maison perdue qui devient l’objet du désir mais pas l’expérience de sa perte.

Le désir du retour est transmis des parents aux enfants. Ce sont les enfants qui portent sur leur dos le désir des parents de se retrouver sur le lieu perdu. Souvent, les enfants désirent même, encore plus que leurs parents, ce retour en Abkhazie ou en Ossétie, tandis que les parents peuvent avoir une position mélancolique par rapport à la réalité. Ce sont les enfants qui prennent en charge la réparation de la blessure narcissique de leurs parents. Si les parents n’arrivent pas à revenir ce sont leurs enfants qui reviendront. Une femme, réfugiée de la région de Gori depuis trois ans et mère d’un enfant de 5 ans, me dit : « Nous essayons de ne pas parler de la guerre avec notre fils, nous lui disons seulement qu’on vivait à Kurta [village de cette région], qu’on avait là-bas un veau, une exploitation etc. Nous essayons qu’il s’habitue bien à cet environnement, mais quand il est triste il dit “Allons à Kurta…”. S’il y a quelque chose qui ne nous plaît pas ici, il monte dans la voiture et dit “Allons à Kurta !”. S’il a peur, s’il pleure ou ne veut pas dormir il dit : “Allons à la maison !”. Nous ne lui avons rien dit, mais il nous demande lui-même de retourner ». Une jeune femme réfugiée d’Abkhazie, qui avait 12 ans au moment de la guerre, dit : « Je ne sais pas pourquoi, mais au fond de moi, je suis convaincue que nous retournerons en Abkhazie ». Un autre réfugié d’Abkhazie dit : « Dès leur enfance nos enfants ont dans la tête qu’ils doivent retourner en Abkhazie ». Quand je demande à une réfugiée d’Abkhazie âgée de 31 ans : « Qu’est-ce que cela signifie pour vous le retour ? », elle répond « Tout ».

Tout ce qui a été perdu devient objet d’idéalisation : la vie familiale, la géographie, le lieu d’habitation, les relations sociales, le travail et la vie affective en Abkhazie sont idéalisés. Les réfugiés disent très souvent : « En Abkhazie, nous avions tout et ici nous n’avons rien. » Par ces deux mots, ils idéalisent le passé et dévalorisent leur vie actuelle. Tout ce qui a été perdu devient un idéal, qui n’est accessible que dans le fantasme du retour. Ce fantasme a pour fonction de maquiller l’expérience traumatisante de la perte et de faire de l’objet perdu un idéal. En écoutant les réfugiés, on se demande, si la rencontre réelle avec le lieu perdu (un vrai retour en Abkhazie) peut provoquer une aggravation de leur état psychique ? Est-ce que des processus pathologiques, qui étaient arrêtés après le traumatisme grâce au désir du retour, frayeront leur chemin jusqu’au bout juste à cause du vrai retour ? De quoi leur vie psychique sera-t-elle affectée après la rencontre attendue pendant 20 ans, après le réel de la rencontre ? Qu’est-ce qui arrivera au fantasme et au désir du retour qui a persisté pendant 20 ans et qui donnait la possibilité du lien psychique des réfugiés avec les racines perdues ? Qu’adviendra-t-il du fantasme qui rendait possible l’érotisation du traumatisme et du cauchemar vécu il y a 20 ans ?

La place du père

Je veux aussi poser la question du père réfugié et de sa place dans la famille après la guerre. Pendant les entretiens avec les réfugiés, cette question était très investie dans leur discours. Ce qui m’a le plus étonné, c’est que le père était associé à la mort. Pour les pères, la perte de leur maison, de la communauté où ils vivaient, des relations sociales et de la place transmise d’une génération à l’autre, avaient un effet meurtrier. Ce n’est pas tout à fait la castration, même si cette castration pourrait être réelle et non pas symbolique. Le statut du réfugié endommage la fonction symbolique du père dans la famille traditionnelle. Une jeune fille réfugiée depuis 2008 disait : « Après la guerre, pendant les deux années et demie que nous avons vécues comme réfugiés, mon père disait chaque jour que pour lui vivre ici était égal à la mort. Il dit que vivre ici c’est la mort pour lui. » On peut se demander de quelle mort il s’agit. Cela peut être la mort psychique, la dépression du père, la mort de son objet interne, le désinvestissement massif de la réalité actuelle où il vit etc.

Les mères réfugiées racontent des histoires de la mort des hommes. Elles pensent que les hommes de la famille n’arrivent pas à supporter de vivre en tant que réfugiés dans la séparation et la nostalgie. Elles disent que c’est la maladie cardiaque, très souvent l’infarctus, qui cause leur mort physique. Elles disent par exemple : « Mon père ne supportait pas la vie dans cette maison préfabriquée. Même si le gouvernement nous a fourni tout de ce dont nous avions besoin, il ne supportait pas notre réalité actuelle. Il avait beaucoup de chagrin et beaucoup de nostalgie de sa maison et de sa région. Son cœur n’a pas pu résister et il est mort d’un infarctus ». Une femme qui travaille à la crèche destinée aux enfants réfugiés dit : « Mon mari est tombé malade d’apoplexie cérébrale, mais je sais que beaucoup d’hommes réfugiés meurent du cœur ». Je ne suis pas sûr que la mortalité des hommes soit beaucoup plus élevée que celle des femmes réfugiées, bien que les maladies cardiaques soient plus fréquentes chez les hommes. Dans le cas présent, il s’agit plutôt du cœur en tant que symbole de la vie affective et surtout de pulsion de vie et de l’amour de l’objet. Là, il s’agit de la représentation du père mort en tant que figure symbolique mais aussi de la figure dépressive du père, dont le cœur est mort. Ainsi, la représentation du père réfugié sous-entend celle du père qui meurt facilement psychiquement, ainsi que physiquement. Les réfugiés disent que les pères des familles meurent de chagrin et de nostalgie. La nostalgie ne signifie pas la représentation fantasmatique et le désir des objets perdus, mais une position mélancolique par rapport à la réalité. La nostalgie a un effet meurtrier, car elle est liée à la séparation réelle et à l’expérience traumatisante de la perte. La maison, sa propre région, le travail, la terre, les tombeaux des ancêtres ne représentent pas des objets interdits mais sont des objets détruits liés à la violence de la guerre. La pulsion de mort fait du ravage sur le terrain, sur le lieu psychique déserté par les objets d’amour perdu. Ce n’est plus le père qui peut être le support pour ses enfants mais au contraire ce sont les enfants qui l’encouragent. Si pour le père c’est la perte réelle de la maison et de la place qui est traumatisante, ce qui traumatise les enfants c’est la perte d’un père affectif. C’est-à-dire, le père qui a un cœur malade. L’état de réfugié est lié à la maladie physique.

Lors du traumatisme et de la séparation, le moment du passage entre le statut d’un habitant normal et celui du réfugié échappe à la symbolisation et se manifeste dans la souffrance corporelle. Une des réfugiées dit : « Moi personnellement, je suis démoralisée. Je suis souvent malade. Je n’ai pas le droit d’aller là où mon père, mon grand-père sont nés, ont vieilli et sont morts, on nous a arraché des racines, j’ai l’impression qu’un rideau a recouvert ma vie, je me suis retrouvée devant un mur et j’ai l’impression de vivre sur une autre planète ». Certains réfugiés perçoivent leur situation comme la fin de leur vie. L’investissement de la nouvelle réalité leur est impossible et ils ressentent une dépersonnalisation « J’ai l’impression d’être sur une autre planète ».

L’angoisse de la mère

Pendant la guerre, comme tous les membres de la famille la mère subit également une angoisse et la panique. Pourtant, si l’angoisse du père est liée à la guerre, en tant qu’événement auquel participent les hommes, au danger de la perte de la maison etc., l’angoisse de la mère est entièrement concentrée autour de l’enfant et s’exprime dans la peur de la perte de l’enfant. Les mères manifestent l’angoisse d’une éventuelle séparation d’avec les enfants. L’enfant en tant que l’objet du désir de la mère est menacé. La mère angoissée protège son enfant des attaques réelles et imaginaires de la guerre. Tout à coup, les liens affectifs entre la mère et son enfant deviennent fragiles, parce que la mère est dans la sidération. C’est elle qui doit sauver son enfant. Les mères disaient qu’au moment de la guerre elles pensaient seulement à leurs enfants. Après la guerre et après cette expérience de sidération et d’angoisse de la mère les liens affectifs et psychiques mère-enfant ne sont pas les mêmes qu’avant la guerre. Quelque chose change au niveau de l’état affectif de la mère. C’est l’angoisse de perdre l’enfant qui persiste même après les événements de la guerre. La mère exprime le fantasme destructif qu’on peut tuer son enfant. Elle déclenche la folie de cacher l’enfant de cette destructivité. Voici ce que dit la mère d’un enfant de 5 ans : « En 2006, j’ai eu mon premier enfant en Ossétie. J’ai grandi dans la zone du conflit et le bruit des balles était de la musique pour moi, je n’ai jamais eu peur. Mais en 2008, quand les tirs ont commencé j’ai failli devenir folle, je ne savais pas où cacher mon enfant. J’ai couvert les fenêtres avec des matelas, j’ai mis le lit de mon enfant dans le coin et je l’ai couvert aussi avec un matelas ». Les parents essaient de ne pas parler de guerre avec leurs enfants, ils évitent de discuter de ce sujet avec eux. Malgré cela, les enfants expriment souvent au niveau des jeux, rêves et symptômes ce dont la symbolisation n’a pas permis avec les parents. Le traumatisme causé par la séparation de la maison pousse un enfant refugié à dire à l’âge de 4 ans sa première phrase : « Je veux à la maison ». La mère de cet enfant nous raconte que l’enfant qui a grandi en Ossétie dans la zone du conflit, ne disait que des mots qui signifiaient de mauvais objets destructifs : bombes, explosion, mitraillette… Juste au moment où la famille a quitté le village où des actions militaires étaient en cours, l’enfant a dit sa première phrase : « Je veux à la maison ». L’enchainement des signifiants au niveau de la phrase est devenu possible après la séparation d’avec la maison, après le manque.

L’autre question qui concerne des mères, c’est la culpabilité. Elle pense qu’elles ont perdu un équilibre affectif, elles sont devenues très nerveuses et agressives par rapports à leurs enfants. Voilà la parole d’une mère qui se culpabilisait pendant tout le discours : « Je suis convaincue que mon angoisse a changé le psychisme de l’enfant, je sais que l’enfant est agacé à cause de moi. Je remarque que je ne suis plus la mère que j’étais. Les autres ne le remarquent pas, mais je sens qu’il s’est passé quelque chose, je m’inquiète beaucoup pour l’enfant. A cause de cela j’ai le sentiment du regret, j’ai peur que cela ait une influence négative sur l’enfant ». A part la perte de la maison, des lieux natals et des liens symboliques et réels, pour les mères la guerre signifie la perte des relations affectives normales avec les enfants ; la mère ne peut pas récupérer la position normale de « la mère suffisamment bonne » à l’égard de l’enfant. Une certaine partie importante de la maternité est perdue, l’enfant est investi non seulement comme un objet d’amour mais devient également l’objet de l’angoisse de la séparation. L’identité maternelle est endommagée chez les mères réfugiées.

L’enfant

La vie psychique d’un enfant refugié dépend non seulement de l’environnement et des conditions de vie mais en premier lieu des parents refugiés. La représentation du statut juridique du refugié chez l’enfant est conditionnée par ce que ce statut représente pour les parents. Le père qui a perdu la place, la maison et a perdu son nom qui a été remplacé par le statut du refugié, transmet à l’enfant la loi du père en tant qu’un idéal. Si l’enfant s’identifie au père, la structure de son surmoi sous-entend une relation conflictuelle avec l’environnement actuel, réel. La structure du surmoi rejette des aspects importants de la nouvelle réalité (où l’enfant vit) et freine la socialisation de l’enfant. L’éducation et la socialisation de l’enfant réfugié se font dans les habitations collectives des réfugiés, où se maintiennent les traditions, les règles et le système des interdictions caractéristiques de la région perdue. L’identification de l’enfant, ainsi que son surmoi se constituent au sein de l’habitation collective qui sépare l’enfant de manière brutale de la réalité où il vit après la guerre. Son surmoi est un miroir qui doit refléter non pas la réalité mais l’idéal de son père.

Les psychologues qui travaillent avec les enfants réfugiés leurs posent des questions : « Dites de quoi vous avez peur ». Ils répondent qu’ils ont peur des rêves, des chars, des Russes, des soldats, des avions, pourtant en même temps ils disent qu’ils veulent devenir pilotes ce qui évidemment signifie l’identification avec l’agresseur lors du traumatisme. La situation des parents, le traumatisme des parents, qu’ils essaient ne pas discuter avec leurs enfantss est un phénomène énigmatique pour les enfants. Les problèmes affectifs avec les parents, la dépression ou l’angoisse change la représentation du parent chez l’enfant, du parent que l’enfant connaissait avant la guerre.

La maison

Je voudrais aborder un sujet que je considère important chez les enfants réfugiés et leurs parents. Il s’agit de la maison. La maison comme symbole et la maison comme un lieu d’habitation réel. A part les 6 entretiens avec les réfugiés, j’avais un contact fréquent avec eux dans les situations de la vie quotidienne, car ces réfugiés vivent dans différentes régions de la Géorgie depuis déjà 20 ans. Ce dont ils parlent constamment est la maison perdue, souvent brûlée, le retour dans cette maison et sa conservation à tout prix avant le retour. Ceux dont les maisons ont été brûlées pendant la guerre essaient de conserver la terre sur laquelle était construite la maison. La maison est un symbole de grande importence pour la psychanalyse, surtout quand elle apparait en rêve. Freud associe la maison à la femme et à la mère. Pour la psychanalyse la maison a en effet plus d’aspects féminins et maternels que masculins. Mais on peut dire quand même que la maison est le royaume des parents. Sauf ses significations symboliques, la maison, surtout dans la société traditionnelle, a quelque chose purement paternel. Il s’agit bien sûr de la maison familiale. Le signifiant maison est souvent employé dans le sens de personnes et marque leurs origines. Par exemple, être originaire d’une maison noble. On dit aussi que l’église c’est la maison de Dieu. Dans trois régions géorgiennes le mot la famille et le mot maison sont synonymes. Par exemple, si quelqu’un décide de vendre sa maison familiale (ce qui est assez mal vu d’ailleurs) il écrit sur la porte « La famille à vendre ».

La maison pour les réfugiés a sa place dans la chaîne des signifiants. Ces signifiants sont associés l’un par rapport à l’autre inséparablement. Ce sont la maison familiale, les ancêtres (signifiant père), leurs tombeaux et la terre natale. Les trois premiers signifiants, maisons, ancêtres et tombeaux sont enracinés dans le signifiant de la terre natale perdue à cause de la guerre. Tous ces signifiants, sauf la terre, suivent la ligne du père et s’inscrivent dans la chaîne générationnelle. On a la maison, les ancêtres qui habitaient dans cette maison et leurs tombeaux. Sur la terre perdue des réfugiés est construite cette maison et dans cette terre sont les tombeaux des ancêtres qui ont laissé la maison comme un héritage à la nouvelle génération. La guerre, la maison très souvent brulée et perdue, la terre natale aussi perdue et l’expérience du déplacement de ce lieu sacré arrache le sujet de l’ordre symbolique et le place dans le discours politique pervers du gouvernement. Désormais la famille est nommée comme réfugiée. L’ordre symbolique est remplacé par un ordre de gestion sociale et économique. Chaque famille qui portait son nom et son histoire devient l’unité statistique à compter dans la gestion économique et sociale des problèmes des réfugiés. La maison familiale qui portait le sens symbolique se transforme en refuge qui n’a rien avoir avec la conception de la maison au sens traditionnel et symbolique de cet mot. Le refuge et surtout les habitations collectives des réfugiés ne portent aucune trace de l’individualité, de l’histoire ou de la culture d’où ils sont originaires. La perte de la maison familiale signifie la perte de lieu du père de la famille : c’est la perte de sa résidence et de sa place. La destruction, incendie et perte de la maison familiale, est égale à la dissolution de la famille et de son intégrité psychique. Les réfugiés sont des gens violement déracinés de la terre natale et placés dans la non différenciation psychotisante. Les habitations collectives sont de petites maisonnettes de trois pièces toutes identiques. C’est une vraie forêt de maisons blanches construites en urgence avec un toit rouge ou vert sans aucune trace de la différence et de la limite. Imaginez dix mille maisons identiques construites côte à côte sur le même lieu. Les réfugiés essaient de laisser leur trace sur ces maisons mais cela devient impossible, la trace est effacée par le statut même de ces maisons, nommées refuges temporaires. Si la maison est temporaire, alors son investissement psychique comme de sa propre famille et partie du corps devient impossible. Si on parle symboliquement, comme un refuge n’est pas une maison, le statut du réfugié ne signifie pas le sujet. Le réfugié vit dans un refuge, le sujet dans une maison. Le rapport entre le refuge et la maison est égal au rapport qui peut exister entre le statut de réfugié et le statut symbolique du sujet. La majorité des réfugiés d’Abkhazie et d’Ossétie essaient de conserver leurs maisons dans la zone du conflit. Une maison abandonnée, même si elle est brûlée et il est impossible de le savoir, joue un rôle psychique d’appui pour les réfugiés. La maison qui se trouve dans la zone du conflit et que le réfugié ne peut pas visiter, est une condition nécessaire, elle rend possible l’existence du fantasme et du désir du retour. La conception du futur est construite justement sur la maison abandonnée et inaccessible, sur la maison ou la terre sur laquelle il y a une maison brûlée. Lors de l’interview une jeune fille dit : « Dans ma maison, je vivais avec ma famille sans douleur. Ma maison me manque beaucoup. A cause de la guerre nous avons perdu la maison, notre vie là-bas est devenue impossible. Le chagrin a tué mon père. Je vois souvent mon père dans mes rêves. Dans mes rêves mon père est toujours dans la cour de sa maison et je suis à son côté. La maison et mon père me manquent beaucoup et je pense que c’est à cause de cela que je vois ces rêves ».

Chalva Maminachvili