Jouissance, émotion, affects : quelques repérages

Par Olivier Douville[1], Laurent Ottavi[2]

Imaginons un peu la scène. C'est l'Homme aux rats qui se lève du fameux divan de la Bergasse et parcourt l'espace du cabinet de Freud de manière fort désordonnée. Il s'affole de ne pouvoir décrire une scène, particulièrement horrible, évoquée par un capitaine cruel. Et là où son récit se fige, Freud observe sur ses traits l'« horreur d'une jouissance par lui-même ignorée », tandis que l'analysant lui sert plusieurs fois un « oui, mon capitaine ». Une première lecture, au plus proche de la doxa, s'impose : la jouissance est horrible d'être jouissance inconsciente, et une première constatation s'en suit. Foin du dualisme corps-esprit, le débat qui s'instaure désormais avec cette cure de l'Homme aux rats est celui de l'articulation dissymétrique de l'affect au regard de la jouissance.

Nous ne ferons ici que poser les lignes de départ de cette question et qu'appeler ainsi à contribution : car nous souhaitons pour notre part reprendre ultérieurement les différents axes de développement qui s'imposent, en convoquant des repères plus dépliés. Cette dimension nous paraît façonner la pierre de touche de cette révolution copernicienne de Freud qui porte une nouvelle interrogation aux fondements mêmes de nos humanités occidentales. Car l'approche la plus simple, l'observation la moins informée du plus concret d'une cure psychanalytique établira d'abord une première constatation simple, et centrale. De toute évidence, l'hypothèse fondatrice de la psychanalyse – l'inconscient – ne peut se déplier qu'à partir du dire – l'association libre. C'est ce que chacun qui pénétrerait dans le cabinet d'un psychanalyste pour en observer l'effectuation concrète pourrait établir comme mode premier et irréfutable, de la pratique. Cette première constatation suffit alors à nouer immédiatement la parole et l'extrapolation conceptuelle princeps de la psychanalyse, c'est-à-dire l'inconscient ; notons qu'elle semble mettre de côté tout ce qui fait le sel de nos expériences communes c'est-à-dire l'émotion et le corps.

Si le patient en cure psychanalytique souffre, pleure ou rit l'occasion, ce n'est pas à chaque mot. Les pouvoirs de la parole, les effets, logiques, de l'interprétation touchent à un affect relégué dans l'inconscient et font surgir une émotion. S'il arrive donc que la cure psychanalytique fasse émerger une émotion, comme le signal d'un affect, elle s'éloigne des modes de traitements qui positivent les déterminations contrastées de l'affect et des émotions, de la jouissance. Les techniques des contentions raisonnées des émotions ou, à l'inverse, les techniques de leurs stimulations expérimentales ne peuvent pas relever des pratiques psychanalytiques. Réciproquement, la psychanalyse, en nouant un certain exercice de la parole à cette hypothèse de l'inconscient permet médiatement d'interroger plus avant le lien qui apparaît dès lors nettement plus complexe de l'émotion et de l'affect – et tout particulièrement leur nouage particulier avec l'angoisse et la jouissance. Ce nouage a, en effet, le corps comme terrain de déploiement et le symbolique comme mode de détermination, le réel est son point de butée.

Freud, et le corps médiatement appréhendé… Telle pourrait être la première thèse qui permettrait de dégager les axes constitutifs de la clinique freudienne lorsque celle-ci émerge. Corps hystérisé comme mémoire du trauma, corps neutralisé par l'obsessionnel comme célébration d'un « trop » de jouissance, corps « arraché » du psychotique parce que la logique phallique semble impuissante à le réguler, le corps freudien (et freudo-lacanien) est le lieu où se jouent les logiques de l'articulation de l'affect et de la représentation, au long des lignes fournies par le langage et ses possibilités de « liquidation de l'affect » lui-même. L'intense construction métapsychologique freudienne ne situe pas le corps comme le lieu de l'inconscient. Rien ne permet de prendre au sérieux, avec Freud, tout comme avec Lacan, la brumeuse notion d'un « inconscient corporel ». L'inconscient est « maillon intermédiaire » entre soma et psyché. Du coup, l'affect freudien sert à désigner non seulement ce qui « affecte » et qui met en émoi, mais il sert aussi et surtout à désigner ce qui mobilise et met en mouvement la vie psychique.

Il faudra considérer ce point, dans toute sa hardiesse dès 1895 : la vignette clinique Emma, est intercalée entre les deux grands exposés doctrinaux de l'Esquisse. S'ouvre ici, ce qui ne sera repris que plus tard, il faut attendre la Traumdeutung, une des plus formidables questions qui confèrent à la psychanalyse son urgence et son originalité. La question n'est pas seulement de savoir ce que la représentation représente mais de déterminer pour quelles topiques elle effectue ce travail. Dans ce chapitre intermédiaire "Psychopathologie" de l'Esquisse, se précisent les trois notions de contrainte psychique, de refoulement et de troubles de la pensée produits par des affects. S'ouvre un nouveau champ théorique, riche d'implications thérapeutiques, qui implique une nouvelle saisie de la vie affective des sujets.

La dimension clinique du champ de líactivitÉ perceptive implique dÉj‡ pour le sujet líouverture sur la perception interne du processus mental, ou perception endopsychique... Le moi est assiÉgÉ puis envahi par des ´†affects de dÉfense†ª. Ceux-ci síopposent ‡ une scËne díimageries mnÉsiques en rapport ‡ la sexualitÉ. La reprÉsentation hyper intense dont se plaint la patiente est la suivante : ne pas aller seule dans un magasin. Un souvenir-Écran en est tissÉ comme origine. La fonction de la mÉmoire y est donnÉe dans sa trame subjective. Ce symptôme (terme de Freud) poursuit la patiente, Emma (qui, en fait, est l'Irma du rêve de l'injection faite à Irma) depuis ce jour de sa treizième année où, étant entrée seule dans une boutique, elle entendit deux vendeurs se moquer de sa robe. Encore ne se souvient elle que de celui qui aurait exercé une attirance sur elle. Dans un effroi, elle prit la fuite. Émotion sexuelle et honte « enrobent » un souvenir où, sur le vêtement qui enveloppe et recouvre, se cristallisent l'affect et la représentation…

L'analyse avec Freud permet de retrouver un autre souvenir d'avant la puberté, où seule, dans l'échoppe d'un vieux vendeur où elle venait faire emplette de quelques friandises, ce dernier l'avait, grimaçant le sourire, pincée au sexe à travers l'étoffe de sa robe. Elle revint une fois dans la boutique, puis cessa de s'y rendre, s'étant sentie coupable d'y être retournée. Par le travail analytique, le sens sexuel se déplace du souvenir le plus récent vers le plus ancien. La scène la plus ancienne va prendre un sens nouveau dès lors que le sujet pubère s'y insère, car la puberté a pu rendre la « décharge sexuelle » possible. Cette possibilité aura déterminé la transmutation de la sexualisation en angoisse. Autrement dit, c'est comme signifiant que le souvenir est utilisé dans l'actuel.

On comprend alors que líaffect se saisit comme un événement, à partir du moment où il est devenu un état subjectif. L'affect a donc cette particularité de ne pas rester stable et de chercher à se transférer sur des réseaux de représentations. Au point que les deux affects qui posent le plus de difficultés à la psychanalyse, la honte et l'angoisse, se définissent par la modalité spécifique de leur lien à l'objet et à l'Autre. L'angoisse n'est pas sans objet, la honte saisit celui qui, au plus proche d'une mélancolisation et juste avant l'éhontement mélancolique, se vit et parfois se présente comme dépourvu de toute profondeur de champ, de toute invisibilité, de toute énigme. Nous pouvons avancer que l'intérêt récent de quelques psychanalystes pour les cliniques de la honte (Assoun, Hirt, Cherki…) est correllé aux nouvelles formes de malaises dans l'actuel de la civilisation dont les cliniciens sont témoins. De nouvelles donnes anthropologiques qui affectent le champ actuel des pouvoirs de la parole informent des modes de distribution de la vie affective pour lesquels bien des sujets en rupture ou aux prises avec les violences de l'histoire et leurs dénis

Avançons donc cette proposition que le transfert sera justement le point pivot où peuvent se décliner les modalités d'articulation entre l'émotion, dans toute la bigarrure de son ordonnancement spinozien (joie, tristesse, désir), et l'affect, lequel ne s'y oppose sans doute pas comme catégorie. L'affect, marque précisément ce en quoi l'émotion ne se fonde pas dans une sorte d'écho à la réalité externe, mais bien plus exactement se présente en tant que modes de distribution des points d'appel à la jouissance et aussi au désir.

Dès lors, on peut admettre que la clinique psychanalytique, entendue comme la clinique sous transfert est celle qui permet de pointer les distributions réactualisées pour le sujet de ces nouages entre émotion et affect.

Olivier Douville, Laurent Ottavi

[1] Maître de conférences en psychologie. Laboratoire de psychologie clinique des faits culturels. Université de Paris 10-Nanterre.

[2] Professeur des Universités. Laboratoire de cliniques psychologiques. Université de Rennes 2 Haute Bretagne.