Jalons pour une histoire de l’imaginaire non narcissique

Par Olivier Douville

Imaginer et creuser le visible …

Dans son excellente biographie croisée de Deleuze et Guattari[1], François Dosse rapporte l’anecdote suivante. Deleuze entre rapidement en amitié avec le peintre Fromanger. Ce compagnonnage étant assez rapproché de la période où le philosophe compose sur la peinture, et tout particulièrement sur l’œuvre de Bacon, Deleuze ne tarit pas de questions sur l’art de peindre, le dispositif et la manière dont s’élabore la création, questions qu’il adresse à son ami. La toile blanche, c’est un peu comme la page blanche pour Deleuze, c’est-à-dire un vide qui peut devenir un fond sur lequel, par les puissances de l’imagination et les milles grâces parfois déchirantes d’un style, se déposent et se suivent des traces. En psychologie on connaît ça depuis l’ami Rorschach qui présentait un matériel erratique et flou sur lequel il avait l’illusion que le patient surajoutait du plein, du trait, du contour et du vraisemblable. Fromanger se tient ailleurs. Dans une autre région où sont liées autrement perception et imagination. Lui ne voit pas devant la toile pourtant manifestement blanche, une « toile blanche ». Il n’y voir pas un vide en attente d’être empli. Son travail, presque sa mission, ne consiste pas à faire danser des lignes et des éclaboussures de pâtes colorées sur un abîme cadré. Il ne met pas des choses sur un fond neutre. Et à Deleuze, étonné, affect qu’en tant que philosophe il appréciait tout particulièrement [2], s’entend dire que pour le peintre « La toile, là tu la vois blanche, mais en fait elle est noire »[3]. « Elle est noire de tout ce que les autres peintres ont fait avant moi… alors il ne s’agit pas de noircir la toile mais de la blanchir » [4]. Deleuze donnera à cette position phénoménale un statut rhétorique dans son ouvrage Qu’est-ce que la philosophie ? [5] écrit avec Guattari : « le peintre ne peint pas sur une toile vierge, ni l’écrivain n’écrit sur une page blanche, mais la page ou la toile vierge sont déjà tellement couverts de clichés préexistants, préétablis, qu’il faut d’abord, nettoyer, laminer, même déchiqueter pour faire passer un courant d’air issu du chaos qui nous apporte la vision » [6].

Nous pouvons saluer l’intensité d’une telle phrase. Pourtant le mouvement qu’elle imprime au geste du créateur, celui d’une mise en pièce ou, tout du moins, d’un ravinement, en rajoute sans doute de trop dans l’évocation d’une physique en acte de l’imagination. On saisit évidemment que des termes comme déchiqueter ou laminer évoque un travail de la pulsion qui par de la destructivité tend à toucher puis à cerner le vide de la chose. Toutefois le couplage entre les deux expressions « laisser passer un courant d’air issu du chaos » et « apporter la vision » suggère autre chose qu’un travail de titan ruinant le lourd feuilletage de préjugés et de sous entendus qui encalminerait la page ou la toile d’apparence virginale. Y fait retour une ancienne conception de l’imaginaire où fonction est non pas une activité de remplissage ou de projection mais une position subjective qui laisse l’homme d’exception, soit depuis Aristote, l’artiste de génie, décanter le monde, accueillir ce que le vide central à toute chose crée exige de reconnaissance et d’hébergement dans l’œuvre. L’imaginaire alors jouerait le rôle d’une fonction de médiation non tant entre l’homme et le monde qu’entre la face insoupçonnée mutique et vide de la création et l’homme.

Cette théorie de l’imaginaire est bien loin de cette conception de l’imaginaire aliénant, ou de l’imaginaire comme dangereux grenier de nos doubles et de nos miroirs. Elle est bien loin donc de se retrouver enclose dans le dogme de la connaissance paranoïaque et de la passion de la méconnaissance qui escorte, immanquablement un tel régime de connaissance. Tentons de remonter quelques sources qui nous indiquerait d’où elle provient. ?

De l’âme et de la dignité de l’imagination

Un fil rouge qui traverse un certain nombre de thèses et de controverses de l’Antiquité à la Renaissance concernant les puissances de l’imaginaire est bien celui d’une discussion sur les qualités de l’âme singulière en son rapport avec l’Intellect du Monde, l’Intellect Unique ou « âme du Monde ».

Alexandre d’Aphrodise d’abord ; il futun des principaux commentateurs de l’œuvre d’Aristote. Naturaliste, il a vu dans l’âme une forme du corps, puissance résultant de la juste proportion et harmonie des parties et des humeurs dont le corps est composé, ne pouvant survivre à la décomposition dure à la mort. L’individu ne fait que participer temporairement à cet Intellect Unique et il ne saurait survivre à l’opération des sens ; il disparaît donc avec la mort biologique. Cette question de l’immortalité de l’âme est bien ce à quoi se confrontent Alexandre et après lui les principaux aristotéliciens arabes : comprendre comment un organisme nécessairement limité dans le temps et l’espace peut s’élever jusqu’à une connaissance abstraite, universelle et atemporelle.

Le commentaire que fit Alexandre du De Anima d’Aristote fit autorité au moment où le corpus aristotélicien – les œuvres et les commentaires successifs auxquelles elles donnèrent lieu- se répandent en Syrie, des moines le traduisant en syriaque.

Ultérieurement, Thomas d’Aquin essaye de concilier le ratiocentrisme grec et la théologie ; il fait souvent appel à l’autorité d’Averroès, mais se montre hostile à l’idée d’une mort de l’âme individuelle et, au-delà, à toute interprétation monopsychiste (âme individuelle mortelle reliée au principe éternel de l’intellect). Lorsqu’il définit les puissances spirituelles de l’âme, il distingue 3 niveaux ou structures biologiques fondamentales selon que les fonctions s’accomplissent ou non au moyen d’un organe corporel et selon qu’elles concernent ou non une qualité corporelle : âme végétative, âme sensitive, âme intellective. Dans le développement embryologique de l’homme, ces trois niveaux se succèdent. L’âme végétative et l’âme sensitive qui lui succède sont générées et corrompues lorsque, en l’homme, Dieu crée l’âme intellective qui les remplace l’une et l’autre.

Thomas d’Aquin met en place, en prenant appui sur l’aristotélicisme, une anthropologie selon laquelle l’unité de la condition humaine est une unité substantielle de l’âme et du corps. Telle est la définition de la nature humaine, dont Thomas d’Aquin trouve la juste définition dans la physique d’Aristote : « Étymologiquement, le mot nature vient d’un mot latin qui signifie : ce qui doit naître ; aussi l’emploie-t-on pour désigner la génération chez les vivants, que l’on appelle couramment naissance ou reproduction. De là, le mot a été pris pour signifier le principe de la génération. Puis, comme le principe de la génération dans les êtres vivants leur est intrinsèque, on en est venu à désigner par le mot nature tout principe intrinsèque du mouvement. C’est en ce sens que le prend Aristote lorsqu’il dit « La nature est principe du mouvement dans l’être qui le possède par soi et non accidentellement » » (Thomas d’Aquin, Somme théologique, III, 2 c, 1. La citation d’Aristote est dans Physique, I,2.).

L’intelligence humaine est capable d’abstraire les concepts intelligibles à partir du réel sensible, en ce processus intervient le jeu corrélatif de l’intellect possible et de l’intellect agent. Ce processus ne peut s’enclencher qu’à partir de l’imaginal, soit des fantasmes qui apparaissent à l’esprit humain durant le temps où celui-ci, à travers le corps, est en relation avec le sensible. La fonction de l’homme comme capteur du monde ne s’exerce qu’à travers la sensibilité.

La fonction de l’imagination est donc double. D’une part, et c’est toute la rémanence des thèses aristotéliciennes, la fantasmagorie aliène comme c’est le cas pour les mélancoliques que leur maladie mélancolique rend victime des illusions ; mais, d’autre part, le terrain se prépare pour reconnaître à l’imagination toute sa nécessité et toute sa dignité. On parlera alors plus d’imaginal que d’imagination pour célébrer cette faculté qui fait de l’homme un capteur du monde à travers une sensibilité qui peut atteindre un ordre de réalité plus délicat, plus sensible que celui que dispense les usages et le bon sens.

Cette tension était parfaitement sensible dans un des ouvrages philosophiques et spirituels les plus importants depuis le 12° siècle, une compilation qui est due au cistercien Alcher de Clairvaux De spiritu et anima et qui se fonde sur un rassemblent de textes des auteurs chrétiens St Augustin, Cassiodore, Isidore de Séville. Travaillant aussi sur les différentes formes et natures du rêve, dans ce qui est plus un démarcage de Macrobe qu’une réelle pensée originale des rapports de l’esprit et de l’âme, cet auteur cistercien distingue cinq types de rêves

- L’oraculum, rêve que Dieu envoie à ses émissaires

· La visio, rêve prophétique clair

· Le somnium, rêve nécessitant une interprétation

· L’insomnium, rêve commun et sans intérêt

· Le phantasma, apparitions fantomatiques, pendant les premières phases du sommeil, dont fait partie le cauchemar ou l’Éphialtès.

L’imagination est, selon lui, la première des puissances de l’âme : perception, imagination, raison, entendement, intelligence. Elle est en tension dans le somnium car si les visions qu’elle procure au rêveur nécessitent une interprétation, de telles visions ne pas les effets d’une âme enténébrée ou aliénée mais bien le don fait par un franchissement au-delà du sensible que donne à l’esprit du rêveur cette faculté imaginative. On dira alors que le modèle de la régression ne suffit pas plus à définir le rêve signe d’interprétation que le modèle du repliement narcissique du monde sur ses apparences en suffit à parler de l’imagination. Loin de n’être que ce qui enferme le monde subjectif dans le paysage limité de ses doubles, l’imaginaire est franchissement. Un tel franchissement, est presque comme l’acte créatif, dont Fromanger en confia le chiffre à Deleuze (cf supra), un évidemment du sensible et du commun pour atteindre à un nouveau rapport à un savoir du corps et du monde.

L’imagination conçoit les ressemblances des choses sensibles, la raison juge ce qui est séparé des choses corporelles, l’intellect contemple les intelligibles entièrement purifiés de tout ce qui soutient une ressemblance avec la nature. Des puissances de l’âme dont la définition est donnée par la suite : perception, imagination, raison, entendement, intelligence ; l’imagination conçoit les ressemblances des choses sensibles, la raison juge ce qui est séparé des choses corporelles, l’intellect contemple les intelligibles entièrement purifiés de tout ce qui soutient une ressemblance avec la nature.

Nul lisant de tels textes, dont la portée sur la philosophie occidentale est, nous le savons, impressionnante, n’irait trouver un quelconque conflit indépassable entre l’âme et l’intellect. Rien qui vienne exprimer ici une dualité d’opposition tranchée entre ce qu’il en serait du symbolique et ce qu’il en serait de l’imaginaire, façon de heurt avec quoi on a trop mal et trop vite rendu compte de l’enseignement. Si il y a sur tous les régimes de fonctionnement de l’âme une prééminence de l’intellect, la place est largement laissée à une célébration de la puissance imaginale en cela que l’imagination élève l’âme vers les semblances du corps ; elle sera, par exemple, pour François de Salle le premier degré qui permet de s’élever jusqu’à la contemplation de Dieu

C’est toutefois à la Renaissance que se préciseront diverses formes d’éloge à la fonction imaginaire. Nous trouvons là une figure majeure, celle de Pico della Mirandolla qui confia à son neveu quelques unes des ses thèses à propos de l’imagionation. Saisissons en le plus saillant.

A la Renaissance, le mouvement intellectuel et savant qui, depuis, Nicolas de Cues, va infinitiser l’univers change le statut de l’imaginaire. Tout ne se fera pas linéairement ni sans contradiction, et même un Pico restera fidèle à une conception aristotélicienne du cosmos, mais dans tout ce mouvement de franchissement des limites qu’est cette période, à la réorganisation du cosmos et de la physis, va correspondre une autre imagination de l’espace. La vraie cité de l’homme de la Renaissance semble être toujours au-delà de ce qu’offrent comme asiles et comme bien, comme scènes des pouvoirs aussi sinon davantage, les cités. Les utopies s’écrivent, et les artistes et intellectuels pérégrinent hardiment. Rencontres et exclusions se répondent en même temps que devient prégnante, sinon obsédante la méditation sur le politique et sur la guerre. L’imagination, toujours coincée entre sensation et raison, risque de tomber encore dans le mimésis, la capture du sujet par son double, la répétition sans accident, mais si elle surmonte cette pente (qui correspond donc à la thèse ultérieure, résumée par Hegel et reprise aux premiers temps de l’enseignement de Lacan de l’imaginaire comme capture narcissique) elle devient un agent actif de dépassement et de synthèse. Si elle s’affranchit du chatoiement immédiat du spectacle du monde.

C’est donc aussi avec Pico que le terme d’imagination se scinde en deux acceptions : d’une part, l’imagination mimésis et, de l’autre, l’imagination créatrice. Le première est liée à l’idée d’architecture et de temps cyclique, la seconde à celle d’un temps ouvert. Pico attribue à l’imagination ce qui était réservé au sens commun, l’imagination pour lui n’est plus alors limitée à conserver et reproduire les formes que lu transmet le sens commun. « j’entends par imagination toute la force interne de l’âme sensuelle ». l’imagination n’est plus un sens interne parmi d’autres, elle est le sens interne. Nullement limitée par des contradictions logiques, elle est liée à la saisie de l’impossible ; l’imagination n’est plus seulement la puissance de représenter ce qui n’est pas là, mais la puissance de représenter ce qui ne peut pas être. « Elle s’accorde avec le sentir puisque comme celui-ci, elle perçoit les choses particulières, corporelles et présentes, mais elle le surpasse, puisque, sans que rien d’extérieur la mette en mouvement, elle produit des images non seulement présentes, mais passées et futures, et même des images auxquelles la nature ne pourrait donner le jour ».

En d’autres termes, l’imagination n’est plus la mimésis elle s’attache à creuser un lieu inédit.

De l’ange …

S’il est bien une invention mythologique et théologique qui pourrait rendre compte de cette force, de cette nécessité et de cette dignité de l’imagination ce serait bien alors la figure de ‘lange qui viendrait jusque à nous, tant une des fonctions de l’ange est bien de servir d’intercesseur entre l’âme et le ce monde au-delà su sensible situé. Le lieu de la dignité imaginale et le lieu de l’ange serait-ce tout comme ? C’est en tous els cas ce que nous voudrions indiquer, pour conclure, au prix d’un petit retour en arrière.

Dès le Moyen Age en une très large inflation de l’angélisme, on compte les anges par myriades, ce dénombrement prendra au XVII° siècle avec Kircher, la forme de calculs délirants, par exemple 10 à la puissance 62. mais c’est avec l’ Apocalypse, donc au 1° siècle de notre ère que le nombre des anges est situé comme bien supérieur à ce que compte la population humaine. Oublions Kircher, et considérons, comme le répétait de nombreuses fois Michel de Certeau qu’il ne s’agit pas de recenser mais de rester comme frappé, ou impressionné, par ce que ces chiffres, d’apparence farfelue, évoque d’une tension qui est celle de l’infini et du singulier. C’est que les anges ne sont en rien des doubles ou des doublons de chaque singularité humaine. Ils ne sont pas notre version ectoplasmique et légère avec de jolies petites garnitures en plume poussant dans leur dos. Ce sont des évènements de parole, de voix, que caractérise leur évanescence, aussi bien lorsqu’ils font irruption qu’au moment où ils disparaissent. Cette expérience de l’ange est une expérience où un parole prime sur une consistance. Où le pur réel de la voix convoque une existence humaine, c’est par la suite que l’ange est devenu une façon de principe psychologique, un gardien à la fois surmoi et protecteur, un peu comme le criquet dans le conte de « Pinocchio ». Or ce n’est pas sous cette espèce psychologique et morale que les théologiens ont parlé de l’ange. Pas du tout.

. Chez Thomas d’Aquin, l’ange illumine, il ramène l’homme à la connaissance de soi, il est ce par quoi le sujet échappe à lui-même, ce qui d’insu naît en lui. La rencontre avec l’ange crée un état de fantastique, ouvrant une persienne sur un autre monde, il se fait rappel d’alitérité. La fonction poétique de l’ange, tout comme la fonction poétique de l’imagination ouvre à un rappel, plus encore, à une invention d’altérité.

L’ange parce qu’il est voix souffle et musique, rappelle sans relâche qu’il y a du dire dans le monde, que le monde désire se faire reconnaître comme dire. L’intuition de ce vœu primordial, de cet intellect créateur qui tient à se faire dire par sa créature est donné par l’ange, gardien non pas de la personne en tant qu’individu psychologique, mais de la fonction imaginaire.

Conclusion…

La question de l’existence d’un imaginaire non narcissique s’est posée durant de longs siècles dès qu’il s’est agit de modéliser la façon dont l’homme se présente le monde et se présente au monde. On espérera que ces quelques rappels nous donneront une plus grande liberté et joie dans notre façon de jouer et de manipuler la catégorie de l’imaginaire, trop vite selon nous, située dans la perspective d’une aliénation narcissique productrice d’un surcroît mortifère d’une production d’image.

Sans du tout s’encloisonner dans les postulats métaphysiques ou théologiques de tels textes ou de telles sources ne pouvons-nous pas leur reconnaître la possibilité d ‘émouvoir encore un peu notre imaginaire théorisant ? Telle l’ambition que j’ai voulu indiquer par la mention bien trop saccadée de ces quelques références.

Olivier Douville

[1] F. Dosse Gilles Deleuze Félix Guattari, biographie croisse, Paris, La Découverte, 2007

[2] on se souviendra que l’étonnement était l’excellence de l’attitude philosophique pour Arsitote

[3] F. Dosse, op. cit. p. 520

[4] ibid.

[5] Gilles Deleuze, Félix Guattari : Qu’est-ce que la philosophie ? Paris, Ed de Minuit, 1991

[6] op. cit ; p. 192